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La geste de l'Elfe

I. DECLENCHEMENT

Des yeux me regardent...

Vague impression d'insécurité. Etrange sensation courant à fleur de peau... Autour, la scène n'est perceptible qu'à un niveau purement émotionnel. Rien ne la rattache à tout ce qui se passe normalement à cet endroit. Cela fait si longtemps que je reste seul à l'est du temps. Tous sont partis, silhouettes indistinctes dans la lumière grise du matin, fuyant, vers les rivages de l'ouest, loin d'ici, loin de ce monde qui m'entoure, loin de ces hommes qui ont oublié !

L'oeil du cyclone pèse sur le réel fatigué. Une stase lourde, moite...immobilité trompeuse. Car au bord, au-delà de la périphérie, le chaos défigure l'image du concret, révélant son existence. Autour, les terrasses des cafés sont toujours aussi animées, se nimbent d'une lumière feutrée, palettes multicolores.

Les yeux magiques magnifient dangereusement le décor. Gommant l'énervement latent, dissimulant les indices de la tension croissante. Le reste de son visage est dans l'ombre. En bordure de ce champ ondoie la menace.

Rien de précis, juste un malaise passager, une forme de perception inférieure. Une sorte de vol impalpable. Ambiguïté formelle. Comme un papillon aime sa lanterne. Comme un lemming aime l'océan. Trop d'amour côtoie trop de mort. Situation paradoxale de mon univers qui s'effondre par pans entiers. Nulle douleur. Nulle impression de dérive, d'inconnu hostile. Et pourtant, ma vision lointaine vacille.

Je devrais sans doute extérioriser davantage. Mon peuple est loin de moi...depuis si longtemps, les forêts ont reculé. Mes jours sont comptés : mon sang charrie des toxines trop humaines à présent. Ma maison et mes couleurs ont disparu, dans le flot du temps. Les murailles de Gondolin sont oubliées. Là, je tenais la garde, portant mes regards vers les plaines allongées devant les montagnes protectrices.

Je devrais sans doute permettre à ce qui se tord en moi de s'échapper, retourner aux havres gris. Mais cela reste piégé à l'intérieur, derrière mon masque d'impassibilité. Sorte de rituel urbain, chaos insoluble de l'insecte posé sur le miroir de lait. Il va mourir, il le sent. Vois ses pattes tenter de se défaire de la glue appétissante.

Un souvenir remonte vers la surface de ma mémoire gelée. Vainement, il tente de jaillir, de briser l'obstacle. Et je contemple son effort inutile. Debout au-dessus de lui, je le reconnais...peut-être ! En ai-je réellement envie ? La forme en est brouillée, déformée par l'épaisseur de la glace. Mais son contour m'est familier, vieille connaissance. Je demeure sans réaction, assistant en spectateur. Détachement. Rien ne m'atteint dans ces moments-là, et malgré son importance, je le laisse prisonnier.

Des yeux verts, émeraude, pailletés d'argent ciselé où combattent des soleils mourants. Elle avance. Je reconnais la majesté de son pas... le port altier de ses épaules... cet indéfinissable sentiment de distance des premiers nés ! Chaque pas désintègre un peu plus mon indépendance. Son regard se pose sur moi. Reconnu et attendu, je suis piégé.

Mes certitudes entrent en contradiction. Toutes mes théories rassurantes, bâties depuis des millénaires, se volatilisent sous son regard. Je suis à côté de moi. Bien qu'il y ait toujours cette pensée autonome qui s'efforce de rendre une objectivité périlleuse à la situation.

Mon réel s'affole.

Mon existence entière est drainée par le magnétisme étranger. Je ne suis plus qu'un ornement pour ces deux tueurs. Brusque envie de lui crier dans le haut langage familier. De construire un pont et se rapprocher un peu plus. Brusque réminiscence d'un comportement moribond. Tout cela se passe tandis que je suis assis, je le sais, confortablement à la terrasse de ce café. Silencieux et immobile. Un désordre intérieur d'une ampleur inquiétante.

Brise le miroir, que je puisse m'échapper de ce piège merveilleux. Brise le miroir qui me retient prisonnier. Je suis au fond d'un puits.... au fond de ces yeux... une silhouette illuminée par un feu de Saint-Elme... rien qu'une image sur ses iris... un faisceau de points lumineux... au fond de ses yeux !

Je sombre, coque brisée d'un grand vaisseau blanc, je m'enfonce lentement dans les eaux vertes et douces, sentant l'océan se refermer sur moi. Je vois diminuer la clarté du ciel tout en haut, des cheveux d'argent plongent vers moi. Puis la lumière elle-même se disperse pour ne devenir qu'un reflet lointain au-dessus.

Les profondeurs s'ouvrent toujours, le vert se fait plus profond, plus sombre, froid et cruel. M'oppressant, m'opprimant, me compressant. Le poids des atmosphères écrase mes poumons. Je suffoque sous l'eau noire.

Elle est passée !

Je me retrouve sans transition sur le siège du café. Un froid marin dans ma poitrine, baigné par un soleil de printemps. Je la cherche du regard de toutes parts mais elle a disparu. Elle est sortie de mon existence après y avoir semé la confusion. Etrangement, je sens un vide dans ma mémoire, au fond de mon âme. Un vide immense qui éveille des échos douloureux. Seule demeure une pensée. Il faut que je la retrouve, héritière de mon peuple évanoui, princesse égarée sur des chemins oubliés.

Il faut que je la retrouve, elle qui a enfermé ce que je suis dans une image de sa mémoire, dans un souvenir, comme les traces que nous avons laissés dans les âmes des Edains. Mais elle a fait de moi un pantin creux et sans signification. Pour recouvrer ce que j'ai perdu, je dois la retrouver.

Le soleil dans le ciel baisse sur les toits...demain !

II. CADRAGE

La fatigue du voyage noie mon énergie, la dissolvant dans une apathie singulière. Bien des paysages ont défilés mais aucun n'a retenu mon attention ou impressionné mon sens esthétique. Ombre du petit matin, je suis passé parmi les hommes endormis comme un rêve impalpable. Des mains se sont tendues vers moi, sans me voir, des têtes se sont baissées, reconnaissant l'étoile sur mon front. Les anciennes traditions déploient leurs ailes sous la protection des plus profonds des rêves des Edains qui me reconnaissent ainsi derrière leurs paupières fermées.

Le temps lui-même s'est décomposé en suites répétitives. Milliers de secondes identiques. Jusqu'à ce que la confusion temporelle coïncide avec une apparente immobilité. Sorte de voyage relatif. A travers les brumes quantiques, seul existe le but du voyage. Là où elle vit !

Le ciel m'est familier. Le soleil brille peut-être un peu plus. Plus jeune ? Où n'est-ce qu'une illusion ? Je marche depuis longtemps. Bien après être descendu d'un train. La gare était déserte, pas de contrôleur, personne, juste cette sensation particulière d'être arrivé au bout de la ligne.

Les heures ont passé. Il y a une musique dans l'air. Un chant de cristal, des voix célestes, une complainte envoûtante, formant des dessins graciles à la limite du rêve éveillé. Elle s'élève majestueusement vers la cime des grands arbres et plonge ensuite vers le sol, ample et profonde.

A travers la lumière oblique, le sentier forestier a défié les âges et les siècles. Il s'élance entre les grands fûts et s'évanouit dans les pénombres vertes. Dans ma tête, tout s'ordonne ainsi qu'une photographie, réglant la vitesse et contrôlant l'ouverture du diaphragme. Je marche dans une photographie !

Les scènes citadines sont loin. Juste une autre photo dans l'album. Les couleurs ont un peu perdu de leur éclat. Mais elles ont gagné une dimension onirique, légèrement décalée par rapport à l'échelle traditionnelle. La forêt semble plus profonde, épaisse et infinie. En me retournant, je crois que je ne verrais plus mes empreintes sur le sol.

Le voyage relatif continue, effaçant les traces de mon passage pour mieux annuler les influences extérieures. J'ai l'impression fugitive de revenir vers Gondolin, la cité au-delà du cercle des montagnes. Je me rappelle de toi Glorfindel et j'ai pleuré sur ton tertre. A travers mes larmes, l'incendie faisait rage au coeur de la ville dévastée. Non je ne veux plus me souvenir de ces jours maudits !

C'est une impression d'ivresse topographique. Pas vraiment inquiétante puisque seul importe le but. Les points cardinaux se rejoignent pour n'en former qu'un. Le chant de cristal s'est tu. Le silence emplit la forêt.

Les ombres se rapprochent du sentier, au-dessus le ciel n'est plus qu'un autre sentier, bleu et parallèle à celui que je suis. Juste inversé. Les contre-jours font mal aux yeux. C'est si difficile d'atteindre un rêve. Je n'ai aucune notion de l'heure. La montre s'est éteinte, son cristal s'est tu avec le chant.

Sur le chemin céleste progresse le crépuscule. Progressant à mon rythme. Attendant mon pas. Suis-je dans un bain révélateur ? L'image de la photo me hante encore ! A quel stade du processus suis-je parvenu ?

Je m'enfonce dans une forêt primitive qui plonge ses racines plus loin que le plus lointain souvenir des hommes. Je reviens chez moi en quelque sorte. J'ai trop aimé les Edains et j'ai suivi leur lente évolution, me dissimulant à la lisière de leur histoire, toujours en retrait, observateur attentif et effrayé, m'efforçant de comprendre ce que je ne pouvais admettre ! J'ai laissé mes frères rejoindre Tirion au-delà des rivages enchantés, pour accompagner les mortels vers leurs étoiles.

En ville, dans le monde des hommes, personne ne m'attend.. Libre de me perdre, prisonnier de ma liberté. Le crépuscule a transformé les perspectives latérales. Les ombres bordent le sentier, noires et chaudes. Dans le ciel, il y a un autre chemin étoilé. Une voie lactée. La nuit amplifie le sentiment de n'être plus sur Terre. La fatigue pèse sur mes paupières. Mon sang procède à des échanges saturés. Les toxines s'accumulent. Mon coeur bat plus vite, rythmant mon mal de tête. Je peux modifier cela.

Grâce aux vieilles techniques de relaxation mentale, juste une transe psychique, forçant chaque fibre nerveuse à éteindre ses récepteurs externes, imprimant à mes artères des décélérations progressives...

Elle n'est plus très loin!

III. FIXATION

Au matin, les arbres se sont écartés. La clairière est apparue, baignée d'une clarté diffuse, chaude et épaisse, tombant en oblique, découpée par les chevelures verdoyantes. Il ne fait plus froid. Pas encore bon, une atmosphère légèrement humide, odorante. Les doigts roses de la déesse déchirent le ciel encore sombre.

Les feuilles s'agitent doucement.

C'est curieux ! Je ne m'imaginais pas une telle scène auparavant, lorsque les murs des hommes me tenaient lieu d'horizon. Je peux aimer la terre sous mes pieds, sentir sa fraîcheur. Je peux ouvrir les yeux dans la lumière matinale, permettre à mes sens surchargés d'informations, un repos agréable.

Et par-dessus, comme une nappe de mellotron, une impression de calme angélique, de divine sérénité. Un silence éternel. Comme un lac dans un désert infernal. Cela étend des paraboles d'instants inédits, une forme de tranquillité oscillante.

Et je reste en déséquilibre une fraction de seconde. J'ai besoin de cela pour assimiler cette ambiance. Je cherche vainement dans mes expériences une telle sensation.

Puis l'irrésistible appel brise les cristaux de ténèbres, les reflets magiques s'éteignent un à un. Il ne reste que moi. Comprends-tu ? Moi, dans cette clairière. Je vais me rappeler son nom, je le connais, je suis déjà venu... il y a si longtemps... Melian !!

Mais cette clairière n'est pas seulement un repère géographique. Un simple lieu de magie et de pouvoir. Elle embrasse le monde, le temps et les voyageurs qui ont suivi l'étoile du matin. Elle est tout ce qui me reste. J'ai pénétré un lieu qui s'est refermé autour de moi. Comment définir le temps dans un décor bidimensionnel ?

Le choix n'en est plus un.

Avancer pour ne pas être rejeté.

Des guetteurs invisibles ont laissé leurs signes, je peux deviner leurs traits, alors qu'ils bandaient leurs arcs en silence, prêts à défendre la cité cachée, Doriath ! Maintenant, ils sont morts ou ils sont loin, fidèles serviteurs de la Maia.

Avancer pour avoir le droit de vivre ensuite.

A moitié dissimulée par un flou peu naturel, s'élève alors la construction de bois, élégante et anachronique. Bois tendre et bois précieux, teintes chaudes et teintes profondes. Un chalet singulier dans ce décor démentiel.

C'est ici qu'elle vit. Là qu'elle dépose son corps. J'imagine sa couche, son miroir d'argent, le feu mourant dans l'âtre. Dans l'air flotte un subtil parfum de bromure. Cela me fait soudain penser à un tableau d'Hiroshiga. Ces couleurs si tranchées et pourtant participant à un ensemble intensément poétique. Transcendant le quotidien pour atteindre une perfection chatoyante.

Elle évolue dans cette dimension. Donnant une touche sensuelle au moindre détail. Chacun doit renfermer une empreinte de sa personnalité. Curieusement, la paix de l'instant est étrange, comme déplacée. De même que ce sentiment de plénitude, de bonheur. Du retour chez soi après une trop longue absence dans les espaces extérieurs. Le vieux et pourtant si jeune à mon échelle, mythe grec réapparaît.

La fatigue, à l'arrière-plan, disparaît complètement, léger malaise : ma technique devient inutile à présent et le contrôle douloureux.

Je suis immobile mais je sais que j'ai franchi une limite, violé un territoire interdit. Je connais les risques mais je ne peux m'évader de l'orbite actuelle. Je suis comme un satellite qui amorce sa descente. Rester immobile, ne devant pas rompre un équilibre extérieur, je dérive en périphérie, prisonnier d'une chaîne de pensées vagabondes.

Comme une figurine de plomb posée sur son terrain de carton-pâte. Tout est dressé autour de moi et le décor est parfait. Je ne connais ni mon nom, ni mon rôle dans cette bataille. Ma place m'est attribuée et ma posture prédéterminée.

Juste une photo dans un cadre doré. Qui regarde le vide. Ni passé ni futur. Mais qui doit à tout prix préserver sa cohérence. La caméra hésite. Travelling et plan rapproché : au centre de la scène, je considère ma position, remettant en question mes motivations.

Que recherche ce soldat de plomb ? Je me rappelle les murailles de Gondolin et les combats des défenseurs de l'Aile, de l'Hirondelle. J'ai vu tombé Penlod et Ecthelion. J'ai vu la colère de Turgon et la fuite dans la nuit... j'ai vu les flammes embrasser la place du Roi et la Tour Blanche...

Une fine goutte de transpiration glisse sur ma peau. Je peux sentir sa trace sur mon visage mais je demeure impassible et silencieux. Me souvenant de ce jour lointain où j'ai regardé le soleil du matin croître au-dessus du Dimbar, les cris et les cors s'étaient tus à tout jamais. La fatigue du temps rongeait notre sang et beaucoup partirent vers la Mer.

Goutte salée qui caresse l'arête de mon nez....

Ces flots aux reflets ondoyants, je les ai également vus mais je suis resté sourd à leur appel et n'ai pas tenté de dissuader mes frères de quitter les rivages de la terre du milieu. Mais je n'ai pas emprunté le chemin de lumière qui s'étirait droit vers l'ouest, par-delà les colonnes de ce monde.

Il ne reste que des ombres dans le contre-jour, des ombres qui dessinent à mon attention des gestes si vieux...le vent du large pousse vers moi les parfums de ma patrie inaccessible, là où reposent mon épée et mon bouclier, emportés par mon plus fidèle lieutenant, le jour suivant la dernière bataille. Je sais que Mandos n'a pas levé sa malédiction.

...longeant la commissure de mes lèvres...

Un soleil plonge son dernier rayon pourpre dans un si douloureux souvenir, éclaboussant ses contours, je ferme les yeux mais il demeure derrière mes paupières. Je n'ai pas reconnu l'ombre qui se cachait sous les traits d'Annatar et l'Eregion fut plus tard perdu alors que je tenais l'Ennemi à ma merci, la lame de mon épée sur sa gorge et mes gens se tenant tout autour. Mais ses paroles furent douces et je ne pus que lui céder le passage, mon épée abaissée... j'avais laissé entré le Mal...

Malgré la situation, je suis encore en mesure de prendre du recul. De me voir agir. Et entendre cet oiseau solitaire qui semble m'avertir. Caché à mes regards. Sa trille est infiniment triste, un chant sombre qui tisse une cathédrale d'émotions douloureuses, un épicentre de sensations désolées.

Une bulle de gaz qui remonte une veine...je la vois qui bloque un flux, qui étouffe mon cerveau. Mais ce n'est qu'une perversion de mon esprit, je la sens exploser sous l'impact d'une contraction...

Les statues.

Elles sont là, m'observant de leur oeil de pierre. Elles tendent les bras vers ailleurs, évoluant dans un monde parallèle où elles se meuvent gracieusement. Mais ici, elles demeurent figées dans leur mouvement de circonstance. La blancheur de l'albâtre étincelle dans la lumière, chacune semble si différente des autres. Et pourtant, toutes ont quelque chose qui les unit. Etrangement semblables. Nées de la main du même artiste ?

Leur expression n'est ni gaie ni triste. Au-delà de ces sentiments. Leurs traits sont fins et sont ceux de ma race...La pierre enlève toute possibilité de lire leur regard. Elles fixent un point bien loin d'ici, vers l'ouest...ou bien loin en elles-mêmes. Rêvant dans leur sommeil de pierre. On dit que les statues ont une âme parfois. Je me demande à quoi elles peuvent rêver.

Silhouettes sur une plage déserte. Les quais ont disparu. Je suis là et autre part, debout dans un soleil étranger, je guette la pluie. Comme si j'étais un peu parti avec elles dans leur voyage immobile, partageant leurs jeux de pierre.

Un curieux sentiment fraternel. Je n'arrive pas à concevoir que je suis vraiment ici. Une autre photo dans mon album. Un autre carton glacé, une autre prison pour instants vécus. Les évènements vont trop vite. A peine le temps de raccrocher mon attention.. Le rire qui cascade me renvoie dans un passé si loin et si proche, les pages tournées se soulèvent à nouveau. Hypermnésie. Les photos défilent en une confusion de couleurs, de silhouettes, d'impressions fugaces.

C'était lors d'une des dernières fêtes organisées à Imladris, pour célébrer le retour du printemps, alors que le temps des Elfes parvenait à son terme. Les seigneurs et leurs dames riaient autour du grand feu, près des chutes d'eau...Le porteur de l'Anneau était encore caché sous le flanc de la montagne et les rumeurs de guerre encore loin au nord. Elle était là, parmi les invités d'Elrond, légèrement en retrait, trop peu de lumière pour discerner ses traits.

Je cherche dans mon souvenir mais je n'entends que son rire clair et mélodieux.

Enfin tout se calme et s'ordonne. Cela se précise. Je suis face à la plage où s'est couché le soleil. Voyant ma propre silhouette dans l'angle inférieur, tournée vers l'ouest, vers l'horizon. Je reconnais la photographie, prise il y a si longtemps. Tout un passé revient à la surface, des mots échangés et des mots murmurés. L'émotion se déploie lentement, comme la corolle d'une fleur dans une aurore délicate. Stabilisant finalement toute une symphonie de sons et d'images.

Le charme de cette plage. Tous les fantômes des vaisseaux disparus sur la voie droite ont laissé derrière eux l'écho affaibli d'un dernier adieu. Ils ne reviendront plus et me laissent là, contemplant la route désormais fermée. J'ai trop attendu, parcourant les chemins tracés par les hommes mais perdant irrémédiablement le chemin du retour. Parmi les hommes, je suis un dieu caché, une créature reliée à la nature par des liens invisibles, observant en silence. Ils naissent, passent et meurent, et je suis comme un fantôme qui glisse dans les allées des cimetières, essayant de deviner où vont leurs âmes. Mais cela m'est à jamais interdit. Mandos le sait mais ne dit rien.

Cette plage est quelque part entre les ors des sables et les argents des reflets lunaires. Un goût salé. Il y a des phrases qui se forment mais leur sens m'en est inconnu. Décontenancé, mon esprit hésite. Je dois être debout dans le soleil. Songeur et silencieux. Le flot de souvenirs doit naître de cette atmosphère particulière.

Mais une autre photographie se superpose. Durant un fragile instant, toutes deux sont subtilement mêlées. Association surréaliste de couleurs et de formes. De parfums et de sons. Gardant chacune leur propre signification.

Puis la plage s'évanouit dans un dernier scintillement. La place est ensoleillée. Je suis assis, dans l'angle inférieur. Je perçois aussi mes sentiments, même s'ils sont loin dans le temps. La silhouette se précise. C'est elle. Elle me sourit.

Comprenez-moi. Elle sourit non pas à celui qui est assis mais à celui qui se rappelle. Comme si elle avait deviné que je reviendrais un jour sur cette place. Elle m'a reconnu malgré mes vêtements, mes maquillages subtils qui offrent aux humains le reflet rassurant de la normalité. Elle a reconnu le seigneur Elfe qui est resté à l'Est. Un sourire vagabond, une promesse muette ourle ses lèvres.

Puis l'angle de vision change. Je suis face à face avec moi-même. Je vois mon visage, l'expression de panique à peine contrôlée. Des peurs ailées tournent dans mes yeux. Cependant, je ne ressens rien. Mes boucles mémorielles sont malades ou abîmées.

Puis le champ se rétrécit. Rien que mes yeux. Immenses. Ils renvoient l'image de son corps, réfléchissant son approche, décomposant la lumière du soleil autour d'elle. Ils divisent son sourire en multitudes. Des ombres se terrent dans les périphéries.

Un malaise naît. Je suis aspiré par l'iris tournoyant. Le malaise grandit. Je veux sortir de ce rêve. Quitter cette fantaisie. Une migraine comprime mes tempes. Le sang cogne contre la paroi d'une veine au-dessus de mon nez. Des élancements douloureux se propagent tout autour.

Je sens l'effort que fournit mon corps. Les cellules s'assemblent en noeuds de résistance. Les nerfs transmettent des informations. Quelque chose me dit que je tombe. Pas de certitude. Une rupture dans mon équilibre. Une sensation de perte de poids. Le vide au-dessous. Si présent.

La douleur devient telle que mes souvenirs se crispent, se déchirent, se consument. Le feu et cette chaleur embrasent mes cellules rétiniennes, je sombre en un tourbillon de larmes.

Une force invisible m'entraîne vers le néant. Elle essaie de fermer mes paupières. Elle alourdit mon sang et comprime ma carotide. J'ai encore la vision de l'herbe juste devant mes yeux. Correction nécessaire. Je tente de me redresser, réflexe reptilien, mais je ne peux bouger le moindre muscle.

Une vague forme se penche sur moi. Le poids du néant se fait si lourd... je glisse parmi les fleuves de l'oubli.... A l'instant où je perds connaissance, une main si fraîche caresse mon front...

IV. REVELATION.

Je vois la surface, très loin au-dessus. Il faut que je l'atteigne, tendre les bras et pousser avec les pieds. La compression brûle mes poumons. Il faut que je monte, plus haut... un mètre... deux... monter pour briser ce mur liquide. Pour jaillir à l'air libre. Dans le ciel, puisque au-dessus de l'eau, c'est pareil. Boire l'oxygène, ouvrir la bouche et aspirer. Inspirer, sentir l'oxygène remplir mes poumons.

La surface est proche maintenant.

En même temps, toute ma mémoire se recompose. Les morceaux déchirés se rassemblent. Mauvais tour de prestidigitateur. Et je suis toujours dans le collimateur.

Plus que quelques brasses et j'émergerai de cette inconscience moite et liquide. Je veux sortir de ce cauchemar insensé. Me redresser dans la clairière. Plus besoin de quête. Nul but à convoiter.

Mandos, rappelle-toi ! Je suis si fatigué maintenant... Les jours ont succédé aux jours, les siècles aux siècles. J'ai vu les légions envahir mon pays et j'ai dû m'enfoncer loin dans les grandes forêts. Je suis le créateur de légendes et j'ai insufflé la vie en prenant l'apparence d'Uther. J'ai vu les anciennes traditions s'effacer devant une croix et mes enfants alors ont détourné les yeux de mon projet. Mandos ! Je veux rentrer et m'allonger sur les herbes éternelles, contempler les tours de Tirion et revenir parmi les miens !

Les derniers feux s'éteignent. Les étoiles sont immobiles dans leur course. Les situations évoluent trop rapidement pour un rêveur. Trop de bouleversements viennent accrocher mes rêves. Ils les émaillent de reflets pourpres et mauves.

Les vents de cette quête soufflent un froid polaire. Dans les profondeurs vertes où je m'étais enfoncé, je cherche toujours l'autre face de la lune. Le côté sombre des choses. Je veux abandonner. Comprends-tu Mandos ?

Quitter ce jeu ensommeillé. J'observe trop lentement. Les règles s'embrouillent. Je veux rejoindre les miens, revoir les rivages éternels.

Je n'ai plus rien à dire à cette Dame Silencieuse qui se promenait dans ma mémoire. Le feu de printemps s'est éteint. Imladris est loin derrière. J'ai fini par déchirer sa photographie tandis que la pression écrasait ma poitrine.

Elle n'est plus rien pour moi. Juste une image qui se dissout rapidement. Le bain d'acide ronge les couleurs et les formes. Un curieux phénomène se produit. Plus la surface semble proche, plus j'ai des difficultés à l'atteindre.

La lumière explose en milliers de sphères gazeuses. Sans doute le début du mal des caissons, excès d'azote dans le sang. L'eau devient solide, écrasant mes globes oculaires.

Béton et acier.
Cercueil de fer.

Soudainement, ma mémoire se trouve libérée. Un simple effort, et mes souvenirs défilent devant moi. La clairière est autour de moi. Le rêve est passé, enfui...

Je revois encore, au seuil extrême de la conscience, son regard dans les soleils. Là-bas, sur une place d'un autre monde, où les ombres s'allongent dans le soir. Au-delà de la voie droite, près des rivages enchantés, à l'ombre de la ville éternellement blanche. A l'autre bout du sentier forestier.

J'ouvre les yeux, les arbres sont silencieux. Je ne fais aucun mouvement. L'instant se fait cristallin, tournoyant pour jeter mille flammes géométriques.

Les statues sont là. Elles ont pourtant quelque chose de différent. Un air familier. Une compassion muette pour ma triste désillusion. Leurs attitudes altières ne sont plus aussi distantes. J'ai la vague impression qu'il y a une tristesse dans leurs yeux de pierre.

Se détachant sur le fond azur, une silhouette est debout contre la lumière, m'empêchant de poursuivre mon observation. C'est elle. Enfin. Admiration. La coordination de mes mouvements n'est pas encore parfaite et me condamne à l'immobilité. Elle s'approche, me sourit comme elle l'a fait chez Elrond. Je regarde au plus profond de mon être. Nulle trace d'amour, nul désir. Simplement une admiration pour sa beauté.

Au coeur d'un vent glacé, ses longs cheveux dansent autour d'elle, comme le voile de la déesse. Gestes doux et déliés. Courbes harmonieuses. Je sors complètement de ma torpeur. Cette défaillance m'a surpris : Seigneur Elfe, je me targue de posséder une endurance surnaturelle.

Elle n'est plus qu'à deux pas de moi.

Je garde le silence, impatient de dévoiler ma nouvelle condition, mon désir de revoir l'Ile Solitaire, de fouler à nouveau les jardins du Roi de Tirion, parmi mes frères et mes soeurs. Mais je dois jouer les noirs, c'est ma seule chance.

Elle sourit toujours. Ses lèvres dessinent des mots silencieux. Un oiseau chante tristement, caché. Cela me rappelle quelque chose, un vieux souvenir, une griffe du passé, une froideur désolée.

Un oiseau pleure une rose.

Je vois une fleur rouge qui saigne. Et un oiseau multicolore qui s'envole. Le sang de cette fleur est mon sang et l'oiseau file vers le soleil. Il faut faire un effort pour détacher ma pensée de ce tableau. Je vais devoir parler, briser cette prison muette, tendre mon bras vers son épaule pour lui dire que je vais partir. Tourner le dos à cet endroit magique.

Ma bouche ne s'ouvre pas, mon bras ne tressaille pas.

Elle sourit encore, ses dents sont si blanches. Elle tient dans sa main un outil de métal.
Certains collectionnent des photographies, protégeant ainsi un instant dans lequel ils ont abrité un sentiment.

Elle caresse mon torse d'albâtre, si blanc sous le soleil....

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© Maedhros



Publication : 22 janvier 2006
Dernière modification : 07 novembre 2006


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2 Commentaires :

Elemmirë Ecrire à Elemmirë 
le 11-02-2006 à 13h49
Etrange...
C'est à la fois plein de réalisme et parfaitement imperceptible, à la fois très proche de sensations palpables et complètement insensé, c'est bizarre! On a l'impression d'être dans un rêve sans fil conducteur, où l'on passe de l'infiniment grand à l'infiniment petit, zooms extrêmes constants, avec juste en toile de fond ce personnage féminin omniprésent. C'est une drôle de sensation, oui, j'aime b...

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Estellanara Ecrire à Estellanara 
le 04-02-2006 à 12h25
Douce langueur
Texte mélancolique, aux images parfois très belles (« Comme un lemming aime l'océan. »). C’est joli et ça se lit comme une complainte ou un poème en prose, même si c’est un peu long.


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