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La malédiction du chat

Résumé des épisodes précédents :

Mélamine Courtepointe vit en dimension V (le violet est la couleur officielle des sorciers) ; les deux principales puissances sont le Territoire de l'Est et le Territoire de l'Ouest, que dirige d'une main de fer Maîtresse Orchidée Hautecour.

Dans le même Monde se trouvent trois autres dimensions importantes : la dimension H (Humains), la dimension T (Turquoise), regroupant les Anges sous la houlette du Grand T, et la dimension R (Rouge) pour les Démons, commandés par le Grand R.

La Mort s'appelle Thanata ; c'est une grande coquette avec plusieurs cheveux sur la langue, qui tranche le fil de Vie de ses ciseaux dorés (quand ils coupent). Elle a trouvé un compagnon en la personne d'Esprit-des-Saules.

Mélamine a été élevée par Alyane Courtepointe et son mari Tilsitt Purchaudron (les filles prennent le nom de la mère, les garçons celui du père), qui la croient leur fille aînée, alors qu'en réalité ses parents biologiques sont Corinanthe Courtepointe (la mère d'Alyane) et Aztarek Phanigann, célébrissime sorcier venu du passé. Les autres enfants du couple Alyane/Tilsitt sont Deliria, Walkyria, et Balthazar.

Mélamine s'est mariée avec Iriador Kersigatt, vaillant sorcier de l'Est ; ils habitent la chaumière de Mélamine, non loin de Calidysme, la capitale du Territoire de l'Ouest. Ils ont eu une petite fille, Emeraude, qui, profitant de ses pouvoirs de Pur Esprit pendant la grossesse, a réalisé un des rêves de Mélamine : avoir enfin des chats verts à la naissance, et non par un sortilège post-natal, comme c'était le cas jusque là. Emeraude s'est révélée être une enfant particulièrement précoce, et très douée pour la magie.

Au cours d'une escapade en amoureux où ils ont encore partagé une aventure, Mélamine et Iriador ont décidé de mettre en route un deuxième enfant...

" Allons, Iriador, cessez de tourner en rond ! Vous me donnez la migraine ! Si c'était le moment, elle m'appellerait, je suis sa mère ! "
Dans le canapé du salon, Alyane Courtepointe feuilletait le magazine illustré posé près d'elle, tandis que sur ses genoux une petite brassière violet pâle se tricotait magiquement. Dans le fauteuil en vis-à-vis, Aztarek Phanigann la fixait avec une hostilité manifeste. Iriador, tout en faisant les cent pas, lui envoyait des exhortations mentales ciblées.
" Restez calme, Aztarek, je vous en supplie. Pensez à Mélamine. Cela ne l'aiderait pas que vous sautiez à la gorge de ... d'Alyane. Restez calme, ce sera bientôt fini... "
Emeraude jouait à la poupée sur le tapis. Un frisson la secoua, et sans rien dire, elle contacta mentalement son père.
" Papa...Regarde... Les chats ! "
Venus du fond du jardin et de toutes les pièces de la maison, les dix-huit chats verts de Mélamine s'étaient regroupés dans le salon. Le bahut, l'armoire, le dossier du canapé, les deux petites consoles d'angle, tous les meubles étaient recouverts d'une marée verte de félins, le dos arqué, le poil hérissé, la gueule entrouverte sur un feulement muet.
Et tous regardaient Alyane.
Puis tout s'enchaîna très vite. De la pièce voisine parvint un petit cri, un son étouffé par une main terrifiée, mais qui s'accompagnait d'un tel hurlement télépathique, d'un appel viscéral contenant une détresse tellement innommable que même Alyane, d'habitude peu réceptive, capta la vision de deux yeux verts écarquillés d'horreur et d'impuissance.
Dans la fraction de seconde qui suivit, tous les chats bondirent. La cohorte sauvage, griffes sorties et dents en avant, se jeta à l'unisson sur Alyane qui, sidérée, n'esquissa pas un geste de défense. Iriador fut le plus rapide à intervenir. D'un sort puissant et instantané, il projeta sa belle-mère à l'extérieur de la maison, la suivit en traversant le mur, et la téléporta chez elle en la soulevant dans ses bras. Alyane en était encore à se demander pourquoi elle était effondrée dans son propre salon, le corps couvert de griffures et de morsures, qu'Iriador et Phanigann se précipitaient déjà dans la chambre.
Ils virent d'abord Mélamine, les mains sur le visage, secouée par des sanglots convulsifs ; puis Corinanthe, les yeux rivés sur le nouveau-né enveloppé dans une couverture, qu'elle berçait doucement. Walkyria était debout contre le mur, figée dans un mouvement de recul épouvanté.
" Chérie... " Iriador s'approcha de sa femme, le coeur débordant de stupeur et d'angoisse. Elle se jeta dans ses bras, ses larmes inondant son épaule, et il se sentit un peu soulagé. Elle était vivante, et c'était ce qui lui importait le plus. Phanigann, lui, s'était dirigé vers Corinanthe dont les yeux se levèrent vers lui avec une expression muette de désespoir. Il regarda alors le nourrisson et ne put retenir un haut-le-corps.
Mélamine s'écarta d'Iriador et hoqueta.
" Je... suis désolée... Je ne... comprends pas... "
Corinanthe s'avança, présentant l'enfant à son père. Il respirait calmement, les yeux fermés. Ses petites mains potelées avaient une jolie couleur rose, de même que le bout de son nez. Il était manifestement en bonne santé.
Mais il avait une tête de chat.
" C'est une malédiction ", murmura Iriador, le coeur déchiré. " Qui a pu... "
Sa voix, en brisant le silence, ramena tout le monde à la vie. Walkyria se rapprocha, Phanigann s'assit sur le bord du lit, et Mélamine, dont l'humour insolent n'était plus à prouver, déclara en reniflant :
" Heureusement il n'est pas vert... C'est plus discret... "
Et tendant les bras vers Corinanthe, elle ajouta :
" Donne-le moi, ce pauvre petit a le droit de manger, malgré tout. "
L'enfant se mit à téter aussitôt et un certain apaisement s'installa dans la pièce. Mélamine caressa la petite tête au pelage soyeux, blanc taché de roux, illuminée par deux immenses yeux verts qui la contemplaient avec adoration. Profondément émue, elle lui murmura :
" Je t'aime, mon tout petit. Quoi qu'il arrive, je t'aime. "
Personne ne remarqua le petit visage aux yeux bleus qui observait la scène en silence derrière la porte entrebâillée.

Le nouveau-né repu couché dans son berceau, Corinanthe distribua tisane, eau de vie et madeleines au chocolat à la famille réunie en conseil de guerre autour d'une Mélamine soucieuse et fatiguée.
" Je vais aller me renseigner là-haut ", déclara Phanigann.
" A la bibliothèque je trouverai peut-être un contre sort ", proposa Corinanthe.
" Personne ne t'a menacée récemment ? " interrogea Walkyria.
" Je jure que si je trouve celui qui a fait ça... "menaça Iriador.
Mélamine soupira, l'air distant, et regarda par la fenêtre. Le soleil était haut dans le ciel, le printemps était magnifique, une légère brise agitait les feuilles des arbres, les oiseaux...
" Où sont mes chats ? "demanda-t-elle.
Walkyria se leva, et ils l'entendirent leur commenter d'une voix forte :
" Personne dans le salon...Ils ne sont pas dans la cuisine...Le bureau est désert... "
La porte d'entrée fut ouverte.
" Sapin... Prairie... Bégonia, Abysse...Venez, mes tout beaux... "
Elle revint dans la chambre, l'air désolé.
" Ils doivent chasser, non ?
- C'est étrange. Pour Emeraude ils étaient tous là... "
Iriador s'éclaircit la voix et jeta un regard à Phanigann.
" Il y a peut-être un rapport avec... Voilà, c'est-à-dire que...
- Tes chats ont agressé Alyane, tous ensemble ", le coupa Phanigann, " et Iriador l'a ramenée chez elle. Elle n'a pas grand-chose.
- Mes chats ont... "
Mélamine se redressa, éberluée.
Iriador projeta dans son esprit les images de la scène et celles de son voyage éclair. En même temps, il se concentra sur l'image d'Alyane et émit un sort de guérison, sédatif et amnésiant.
Mélamine pâlit, les larmes remontant à ses yeux.
" Je n'y comprends rien ! Qu'est-ce qu'on va faire ? "
Phanigann se dressa devant elle.
" Tu n'es pas seule, ma petite fille. Tu as une famille, composée de sorciers intelligents et puissants. Toi, tu vas nourrir ton fils et te reposer. Et nous, nous allons nous battre pour que tout rentre dans l'ordre, et foi de Phanigann, dussè-je mourir une seconde fois, nous y arriverons ! "
Corinanthe soupira.
" Bon, en attendant, je vais préparer le repas. Walky, tu veux bien aller voir ce que fait Emeraude ? J'aimerais qu'elle aille se laver les mains avant de passer à table. "
" Emeraude !... Emeraude ? ... Emeraude ! "
" Mélamine ! Iriador ! Emeraude a disparu ! "

De l'autre côté de la porte entrouverte, Emeraude avait assisté, horrifiée, au désarroi et au chagrin de sa famille. Quand le bébé commença à téter, elle courut se cacher dans le jardin. La pauvre enfant était bouleversée.
" C'est ma faute ! " répétait-elle. " J'avais peur que papa et maman ne m'aiment plus, et j'ai souhaité qu'il soit très laid... C'est moi qui ai fait ça, et maintenant tout le monde est malheureux ! Et le pauvre bébé, il ne méritait pas ça... Il me faisait bien rire, quand il était Pur Esprit (1), et je l'aimais bien... "
Une chatte verte se glissa sur ses genoux, et à travers le rideau de cheveux blonds mouillés de larmes, se mit à lui lécher les joues en ronronnant.
" Oh, Poivrée, ma petite chérie, si tu savais...
- Je sais ", répondit la chatte qui comme ses frères et soeur de la même portée avait un lien particulier avec Emeraude. Avant de naître, profitant de son Savoir de Pur Esprit, elle leur avait jeté un sort (2) pour qu'ils soient verts dès leur naissance - et transmettent donc ce caractère à leur descendance. De plus, ils étaient nés presque au même moment qu'elle, et dans le même lit.
" Ils ne me pardonneront jamais !
- Tu n'y es pour rien. C'est bien de la sorcellerie, mais tu n'en es pas responsable.
- Tu veux dire que... tu sais quelque chose ?
- Pourquoi crois-tu que nous ayons tous sauté sur Alyane ? C'est une mégère mal léchée, mais nous ne sommes pas intolérants à ce point. Si nous n'avions rien fait, ton frère aurait eu aussi un corps de chat, et pas seulement la tête ! Remarque, ça ne nous aurait pas dérangés, mais je ne suis pas sûre que Mélamine aurait apprécié...
- Mais... Comment...
- Ah ! Vous les sorciers, vous avez certains pouvoirs, mais pour reconnaître un démon, rien ne vaut un chat ! Le démon se cachait dans le tricot, sur les genoux d'Alyane... Nous ne savions pas ce qu'il voulait faire, mais quand Mélamine a crié nous savions qu'il fallait à tout prix l'interrompre. Et la meilleure preuve, c'est que le tricot a disparu... "
Emeraude caressa la petite tête verte.
" C'est merveilleux ce que vous avez fait... Mais je l'ai peut-être appelé de mes voeux, ce démon... Il faut absolument que le bébé retrouve une tête de bébé, je ne veux pas que mes parents soient malheureux. Est-ce que tu peux m'aider ?
- Tu es jeune et tu n'as pas beaucoup de pouvoir...
- Mais il faut que je le fasse ! "
Poivrée lança un miaulement particulier, et les dix-sept autres chats accoururent à son appel. Après une conversation télépathique qu'Emeraude eut du mal à suivre, Sapin, l'un des plus vieux et le chef reconnu de la troupe, s'avança vers elle.
" Nous t'aiderons. Mais il va falloir nous transporter.
- Les balais ! Je peux conduire un balai, papa m'a montré, et...Mais comment porter dix-huit chats ? Vite, à la remise, je vais trouver une idée... "

Mélamine s'était levée, affolée, et appelait sa fille dans toute la maison, suivie par Corinanthe et Aztarek qui l'exhortaient à aller se recoucher.
" Je ne sens sa présence nulle part ! Je n'arrive même pas à la contacter par l'esprit ! Pourtant la semaine dernière encore elle n'arrivait pas à dresser ses barrières correctement...
- Oui, et tu lui en as fait la remarque.
- Oh... J'aurais mieux fait de me taire !
- Regardez ", intervint Walkyria, " la porte de la remise est ouverte ! Et le balai d'Iriador n'est plus là !
- Il manque aussi la grande bâche bleue...
- Mais elle ne sait pas conduire un balai !
- C'est à dire que... "
Iriador ne put cacher sa confusion.
" Je... lui ai montré... juste un peu, sur mon balai, elle ... y arrivait bien... Je ne pensais pas...
- Et pourquoi il n'y a plus un chat dans cette maison ? Sapin ! Menthe ! Jungle ! Mais où sont-ils passés ? Iriador, je vais devenir folle, qu'est-ce qui nous arrive ? "

Alyane se réveilla avec une forte migraine. Combien de temps avait-elle dormi ? Elle se souvenait d'une immense fatigue, de griffures et de morsures sur le visage, les bras et les jambes... Mais elle n'avait pas de chat. Et puis d'abord pourquoi était-elle chez elle ? Est-ce que Mélamine ne devait pas accoucher aujourd'hui ? Et elle avait décidé d'assister à la naissance... Elle était percluse de courbatures, mais sa peau était intacte. Est-ce qu'elle avait rêvé ? Le plus simple était d'appeler Mélamine sur la boule. Oui mais d'abord une décoction pour le mal de tête, sinon elle ne pourrait pas articuler deux mots... Et puis se remettre un peu au chaud sous la couette, dans son lit douillet. Le soleil était radieux, mais elle grelottait de froid...

Un curieux équipage se posa tant bien que mal dans un grand pré aux abords de Calidysme, tout près de la Potame. Emeraude avait confectionné un grand sac avec la bâche et l'avait attaché au balai. Elle avait à peu près réussi à contrôler le vol stationnaire pour déposer son paquet en douceur avant d'atterrir verticalement. Un peu étourdie par le vol, elle était tombée à la réception, mais le balai était pourvu de toutes les options de sécurité modernes, et il s'arrêta aussitôt.
A peine libérés, les chats se regroupèrent autour de Sapin, tandis qu'Emeraude cachait son véhicule dans les buissons.
" Jungle, Lagon, Feuille, quartier nord. Chou, Marine, rive droite du centre. Batavia, Sauge et Lagune, rive gauche...
- Où vont-ils ?
- Aux nouvelles. Nous autres chats savons toujours où trouver les démons. Si un collègue en a repéré un, il nous le dira. Toi, tu viens avec moi, on fait semblant de se promener en ville. Poivrée, avec nous. "
Emeraude flâna donc dans les ruelles du centre ville, flanquée des deux chats, tandis que Sapin recevait régulièrement des messages télépathiques de ses différentes équipes. Emeraude ne captait pas tout, mais Poivrée lui servait de relais par l'esprit.
" Bien reçu, Bégonia. Continuez jusqu'à la route de Croquembouche. Menthe, Menthe, tu me reçois ? D'accord. Oui, Batavia, je t'écoute... Beau travail, ma fille ! Appel à toutes les unités ! Cible repérée, regroupement rue des Fileurs, devant une boutique de laine à devanture rouge... Et alors, moi non plus je ne sais pas lire ! Demandez votre chemin, bande de rats ! Et au galop ! "
Batavia les attendait devant la porte de l'échoppe.
" D'après mes informateurs, le démon a envahi le corps du commerçant il y a une semaine. Il jette des sorts aux pelotes de laine, et parfois même il se cache dedans.
- Merci, Batavia. Tout le monde est là ? On entre. Après toi, Emeraude. "
Le coeur battant, la petite fille poussa la lourde porte qui chanta son message d'accueil.
" Soyez les bienvenus à la " Pelote aimée "
De merveilleuses laines ici vous trouverez... "
" Vous désirez, mademoiselle ? "
Sur une étagère près du comptoir, Emeraude remarqua une pile de pelotes de la même laine violet pâle que celle du tricot Alyane. Le doute n'était plus permis. Le marchand cachait ses yeux derrière de grosses lunettes noires.
Emeraude lança un appel à Poivrée, et celle-ci bondit aussitôt, arrachant les lunettes d'une patte experte - et dévoilant les yeux rouges du démon.
" C'est vous que je cherche ", commença bravement la jeune sorcière. " Vous avez lancé un sort à mon petit frère. Vous allez le retirer immédiatement. "
Le démon éclata d'un rire sardonique mais sincère, et oubliant ses défenses, reprit son apparence originelle de diable ordinaire, avec la cape rouge et le pantalon rentré dans les bottes, tandis que le corps épuisé du commerçant s'affalait à ses pieds.
" Trop mignonne ! Un bébé sorcière qui réclame et qui exige !
- Je ne suis pas un bébé !
- Ah non ? "
Le diable marcha sur elle, ses yeux lançant des éclairs.
" Et je devrais avoir peur de toi, peut-être ? Ou de ta tripotée de jolis minous ? J'adore le chat en ragoût, avec des épices... "
A ces mots les dix-huit chats se jetèrent sur le démon qui se para instantanément d'un bouclier magique sur lequel ils vinrent se cogner. Alors, feulant de rage, les félins se ruèrent dans une sarabande vengeresse, renversant les étagères, griffant, mordant, déchiquetant toutes les pelotes de laine de la boutique. Vert, jaune, bleu, mauve, rouge vermillon, gris perle et rose bonbon, le magasin ne fut plus qu'un tourbillon de fils de laine de toutes les couleurs, comme si un arc en ciel facétieux avait explosé en un feu d'artifice multicolore...
Le démon projeta quelques boules de feu qui manquèrent leurs buts mais firent voler la vitrine en éclats. Furieux, il saisit Emeraude au collet et hurla :
" Arrêtez ! Ou je la désintègre ! "
Déjà son autre main s'élevait, projetant autour d'elle des étincelles rouge feu... Emeraude n'avait jamais appris à se battre par la magie. Alors elle gigota comme une petite fille, essayant en vain d'échapper à la poigne de fer qui la clouait sur place, lançant de toutes ses petites forces coups de poing et coups de pied... Impuissante, elle cria :
" Sauvez-vous ! "
Les chats s'échappèrent par la vitrine fracassée. Le démon claqua des doigts, ce qui ferma aussitôt le lourd rideau de fer de la boutique.
" Et maintenant, chère enfant, tu vas être bien sage. Voyons ce que je vais bien pouvoir faire faire à tes parents dans l'espoir, absurde d'ailleurs, de te récupérer... "

Aztarek Phanigann était entré en trombe dans le bureau du G.I.D. (Grand Ingénieur des Destinées) en hurlant :
" J'exige des explications ! Et tout de suite ! "
Son interlocuteur, assis devant un écran géant, tentait vainement de trouver une erreur sur un listing de quatre-vingt deux humains destinés à périr dans un accident d'avion - or ils auraient dû être quatre-vingt un... Jetant un regard marri au grand sorcier roux, il rentra la tête dans les épaules en se disant que c'était encore une journée pourrie.
Quand Phanigann eut fini son récit, le G.I.D. tapota sur un autre clavier.
" Ecoutez, cher ami, non... Je n'ai aucune trace... Ce n'était pas prévu du tout... Un sort, vous me dites ?
- Oui, un sort, un sortilège, un enchantement, une malédiction... Je dois vous le dire comment ? Et en plus ma petite fille a disparu !
- Votre petite fille... Voyons... Ah oui, c'est vrai, je n'arrive pas à la localiser... C'est sans doute un démon qui fait écran... Mais là, voyez-vous, nous ne pouvons pas intervenir... Essayez la voie diplomatique... Le service des RBR (3)... C'est le cinquième nuage à droite, un étage en dessous...
- Nom de Dieu ! " explosa Phanigann à qui le seul mot de diplomatie donnait des envies de meurtre. " Vous allez voir si je vais négocier, moi ! "

" File, Lagon, tu es le plus rapide. Va prévenir Mélamine. Nous t'attendons ici. "
Le chat avait couru de toutes ses pattes, mais le chemin était long. Quand il arriva, épuisé et hors d'haleine, le soleil déclinait déjà à l'horizon. Il se glissa par la chatière et trouva Mélamine qui somnolait dans la chambre, tandis qu'Iriador et Corinanthe parlaient à voix basse au salon.
Mélamine fut réveillée par une petite langue sèche qui lui râpait la joue.
" Venez vite ! "
Lagon était dans les bras de Mélamine, encore haletant de sa course effrénée. Celle-ci raconta ce qu'elle venait d'apprendre, et sa voix tremblait à chaque phrase.
" J'y vais ", déclara Iriador. " Corinanthe, dis à Phanigann de me rejoindre. Nous la retrouverons, ma chérie. Et nous détruirons ce démon. "

Les chats faisaient le guet devant la boutique quand Iriador et Phanigann arrivèrent. Sans une hésitation, ils traversèrent le mur du magasin, et après avoir enjambé une scène de bataille laineuse, pulvérisèrent la porte de l'arrière-boutique et se plantèrent devant le démon. Celui-ci, à la lumière d'une petite lampe, écrivait une demande de rançon - non sans peine, car l'orthographe n'avait jamais été son fort, mais il s'appliquait pour ne pas paraître ridicule. Emeraude était assise sur une chaise à côté de lui, raide comme un bout de bois et le visage figé, visiblement victime d'un sort paralysant.
" Rends-moi ma fille, démon ".
Iriador lança un éclair bleu qui se brisa sur le bouclier du ravisseur. Celui-ci fit un pas en arrière et riposta par plusieurs boules de feu. Phanigann dégaina du néant une grande épée étincelante, et tel un joueur de base-ball de grande classe renvoya habilement tous les projectiles qui s'écrasèrent sur le mur du fond en laissant de grosses taches noires. Alors le démon, profitant de son jeune âge et de sa faiblesse, se glissa dans le corps d'Emeraude en poussant un cri de triomphe.
" Ah ah ! Et maintenant ? Tu vas tuer cette enfant innocente ? "
Les deux sorciers firent un pas en avant.
" Je ne suis pas si méchant que ça... Je fais mon boulot, quoi... Je vous demande juste d'incendier la ville... Vous détruisez Calidysme et je vous rends la petite, parole de diable ! "
Devant les visages fermés et résolus il ajouta dans un murmure :
" ...Et allez, je suis bon prince... J'annulerai le sort sur le petit frère... Il ne gardera que les moustaches. Non, non, je rigole... même pas les moustaches ! "
Il y eut comme un courant d'air et dans l'instant se matérialisèrent près des deux sorciers Walkyria, Corinanthe, et Mélamine portant son enfant endormi. Cette dernière tendit le bras vers le démon en prononçant :
" Exaïresis ! "
Cinq bras tendus concentrèrent leur force magique dans un sortilège d'extraction qui aurait arraché une baleine à l'océan - ou un diamant à un avare...
" Non ! Non ! A cinq contre un, bande de lâches, y a pas jeu... "
Le démon bondit hors du corps de l'enfant, déploya sa cape rouge et virevolta sur lui-même. Puis il lança sur Phanigann une boule de feu d'un vert resplendissant en ricanant :
" Tiens ! Ca c'est pour toi ! "
Il eût suffi au sorcier de faire un pas de côté pour esquiver le tir. Mais il ne bougea pas. Au contraire, il ouvrit les bras et bloqua le projectile contre sa poitrine. Il y eut un éclair de lumière blanche d'une intensité si démoniaque que chacun dut fermer les yeux. Quand il fut possible aux sorciers de les rouvrir, un léger brouillard vert flottait dans la pièce. Emeraude, terrifiée mais bien vivante, s'accrochait au cou de son grand-père. Et la magnifique chevelure rousse et bouclée d'Aztarek Phanigann était devenue lisse et d'une blancheur de neige.
" Quoi de plus pervers pour un démon que de dire la vérité ? ", commenta-t-il en embrassant tendrement le front de l'enfant. " Mais je m'appelle Phanigann, Aztarek Phanigann, et ta dernière heure est venue !
- Ah ah ah... ", grinça le démon d'un rire malgré tout un peu orange, " mais je suis immortel ! Vous ne pouvez pas... Et puis d'ailleurs ça ferait un incident diplomatique de la plus haute gravité... "
Il souleva d'une main le corps du pauvre marchand qui gisait dans un coin comme un vieux tas de chiffons, et s'en fit un rempart.
" J'ai encore un otage ! Vous ne pouvez rien contre moi ! Vous n'oserez pas... "
" Bon alors maintenant ssa ssuffit, sse ssirque ! Ze ne couperai aucun fil auzourd'hui, ss'est mon zour de conzé ! Lasse sset homme, retire sse ssort sstupide et retourne en enfer avant que je me désside à me fasser pour de bon ! "
Dans sa grande robe blanche, Thanata était encore plus livide que d'habitude, en proie à une colère mortelle.
Le démon rougit violemment, laissa tomber le marchand à ses pieds, bredouilla quelques mots inaudibles et s'évapora dans la même fraction de seconde.
Un petit rire argentin salua cet heureux dénouement. Tout le monde se tourna vers Mélamine, qui portait un bébé au visage rose et joufflu riant aux éclats...

Le retour s'organisa. Thanata proposa de raccompagner Emeraude, épuisée par cette longue journée, mais la petite ne voulait pas quitter les chats.
" Armaguédon ", ordonna-t-elle à son gnome cocher, " ramène le tilbury et reviens avec le carrossse - le grand. Et prends ausssi la bisse qui est dans la sambre froide. Ssa ne t'embête pas, séri ?
- Bien sûr que non, ma douce ", lui sourit Esprit-des-Saules, qui ne la quittait plus. " J'avais peur de devoir manger du gibier pendant toute une semaine...
- Comme ssa ze ramènerai ausssi les sats. Mais attention, hein, le premier qui fait sses griffes ssur mes zolis cousssins ze le passse par desssus bord !
- Je vous laisse ", l'interrompit Iriador. " Il faut que j'aille récupérer mon balai et la nuit va bientôt tomber...
- Qu'à ssela ne tienne ! "
Thanata claqua des doigts en direction du soleil... et le temps s'arrêta.
" Z'ai lu dans une revue qu'un de mes collègues faizait ça sur un autre monde alors ze me ssuis dit... Ss'est ssympa, non ? Ah, voilà le carrossse ! Après vous, mademoizelle !
- Tatie, je t'adore ! "
Emeraude était radieuse et Thanata la suivit en cachant mal son émotion.

Mélamine arriva la première, en se téléportant, et après elle Walkyria, Phanigann et Corinanthe, qui avait tout remis en ordre dans la boutique avant de partir. Ils trouvèrent Alyane au salon, qui avait allumé les lampes, rangé les coussins et sorti les verres pour l'apéritif. Sur la table basse, près du flacon de liqueur de salsepareille qu'elle avait apporté, était posée une paire de petits chaussons violet pâle.
" Ah te voilà, ma chérie ! Mais c'est lui ! Qu'il est mignon ! Et tu le sors déjà ? J'aurais tant voulu être là ! Je ne comprends pas ce qui m'est arrivé, une grosse fatigue... Et j'ai perdu la brassière que j'avais tricotée pour lui...Heureusement, il me restait de cette laine que j'avais trouvée dans cette petite boutique du centre, la Pelote Dorée... Ambrée... Adorée... je ne sais plus. Le commerçant était charmant, nous avons beaucoup sympathisé, nous avons parlé de toi, de tes chats, justement il adore les chats... Et donc... Où en étais-je ? Ah oui, j'ai pu faire des petits chaussons ! Mais que de monde ! Où étiez-vous tous ? Vous avez tous l'air fatigué ! Ma petite Emeraude... Euh... Monsieur ? "
Emeraude sauta des bras d'Esprit-des-Saules et courut vers elle.
" Tout va bien, grand-mère, regarde, j'ai retrouvé ton tricot, il avait dû glisser... Oups ! C'est-à-dire que... "
La petite fille regarda sa mère avec une expression de désespoir.
" C'est très bien, ma chérie. Asseyons-nous, mère, je vais tout t'expliquer.
- Je m'occupe du repas ", décida Corinanthe.
- Ze viens t'aider. Les zhommes, vous mettez le couvert ! "
Tout le monde s'affaira, trop content d'échapper à l'inévitable furie d'Alyane. Les chats reprirent possession des positions en hauteur, prêts à secourir la maîtresse des lieux en cas de besoin. Celle-ci fronça le sourcil à leur intention, puis commença.
" Voilà... Tu étais bien ici au moment de la naissance, avec ton tricot. Mais nous... avons eu un souci avec un démon et... Iriador a préféré te mettre en sécurité chez toi pendant que nous...réglions le problème...
- Ah, c'est ça ! ", soupira Alyane avec un grand sourire soulagé. " J'avais vraiment l'impression d'avoir perdu la tête ! Eh bien mais... C'est vraiment gentil à vous d'avoir pris soin de moi... C'est sûr que je ne vous aurais pas été d'un grand secours, je n'ai jamais su me battre... Oh mais je regrette, quand même... Je sais bien que je ne me suis pas toujours bien occupée de toi, je voulais me rattraper un peu avec mes petits enfants...
- Mais je sais que tu m'aimes beaucoup, grand-mère ", intervint Emeraude.
- Tu le sais ? Ah ? Ah bon ? Ah oui... ais je... Mais oui... "
Alyane ravala une larme ou deux.
" Mais qu'il est mignon, ce petit ! Il a tes yeux, ah oui, il a tes yeux ! Mais oh... on dirait qu'il tire sur le roux... Il va être vraiment comme toi... Oh... Du violet pour un roux, ça ne va pas du tout ! Il faut que je change cette couleur... Comment c'est, déjà ? "
La brassière et les chaussons passèrent par toutes les couleurs avant de se stabiliser sur un vert amande très doux. Emeraude fit un clin d'oeil à Mélamine, qui enchaîna :
" Ah oui, c'est vraiment très joli comme ça ! Merci, mère. Ca lui ira à ravir. Et puis c'est ma couleur préférée...
- Ca, je le sais ", sourit Alyane, et Mélamine ne put s'empêcher de se demander qui avait pu lui jeter un sort de gentillesse...
" Ss'est presque prêt ! " annonça Thanata. " Iriador, tu nous sert l'apéritif ? Et puis ze ne ssais touzours pas comment ss'appelle sse petit !
- Ouin ! ", déclara l'intéressé.
- Je crois qu'il a soif, lui aussi. Tiens, mon garçon, tête. Le problème, c'est que ce jeune homme n'a pas voulu être nommé avant sa naissance... et que depuis, je n'ai pas eu trop le temps d'y penser...Iriador, tu as une idée ?
- Que dirais-tu de Félinor ?
- Oh oui, papa, oui !
- Eh bien ", conclut Phanigann, "je lève mon verre au jeune Félinor ! Puisse-t-il être doux et puissant et entouré toute sa vie d'autant d'amour que ce soir ! "
Tout le monde applaudit, et le bébé, sans lâcher le téton, pédala tant et plus pour marquer son approbation. Mélamine glissa à l'oreille d'Emeraude :
" Nous aurons à parler toutes les deux, un peu plus tard.
- Oui, maman. Je suis désolée, maman. Je croyais vous faire plaisir et je n'ai fait que tout compliquer.
- Ce n'est pas ça, ma chérie. Je veux que tu saches que jamais, tu m'entends, jamais, je ne t'aimerai moins que ce que je t'ai aimée depuis ton premier jour...
- Eh, les filles, on sse raconte des ssecrets ? Ss'est pas zuste ! On aimerait bien ssavoir... "
Emeraude s'éclaircit la voix.
" Je disais à maman que cette année à mon anniversaire je devais avoir une marraine, puisque je vais avoir l'âge. Thanata, est-ce que tu veux bien être ma marraine ? "
Alyane faillit s'étouffer avec sa liqueur, Esprit-des-Saules s'illumina de joie, et Thanata se mit à hoqueter.
" Mais...ze...Ss'est les pa... rents... qui... Oh Mélamine ! Ss'il te plaît...
- Mais bien sûr, Thanata ! Si tu es d'accord, c'est un très grand honneur pour nous ! "
Emeraude battit des mains, puis s'adressant à son petit frère d'un ton condescendant et espiègle à la fois :
" T'entends ça, bébé ? Ma marraine, c'est la Mort ! Essaie de faire mieux, pour voir ! "

N.d.A.

(1) : En dimension V, le foetus d'une sorcière est un Pur Esprit, c'est-à-dire qu'il a accès au Savoir, et que ses pouvoirs sont infinis. Néanmoins, il est tenu de ne pas s'en servir pour modifier le monde autour de lui, sous peine de punitions infligées par le Conseil des Créateurs. A la naissance, le nouveau-né oublie tout, et il doit réapprendre la magie...
(2) : cf "Le dix-huitième Arcane", in Concours "Poussière de lune"
(3) : Relations Bleu/Rouge

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© Narwa Roquen



Publication : 16 mars 2008
Dernière modification : 16 mars 2008


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signifie que la participation contient un Dessin.


3 Commentaires :

Narwa Roquen Ecrire à Narwa Roquen 
le 04-04-2008 à 16h49
A Liette: Merci!
Bien sûr que la série "Mélamine" est un hommage à Pratchett! Mais depuis le temps, tu es la seule à l'avoir reconnu, et ça me réconforte vraiment... Je suis contente aussi que tu aies aimé "Esprit-des-Saules", j'ai une grande tendresse pour cette histoire, où, pour une fois, Mélamine n'a pas le premier rôle.
Liette Ecrire à Liette 
le 03-04-2008 à 23h47
La série Mélamine
Du fait de ma récente arrivée dans le cercle des Faëries, je viens de découvrir toute la série des aventures de Mélamine Courtepointe... J'adore !
C'est en effet très drôle, et toujours bien écrit ^^

Je me suis faite toute la série entre hier et aujourd'hui, allant même jusqu'à louper le début d'un cours, prise que j'étais dans ma lecture !!

Une chose me frappe d'ailleurs au fil des épisode...

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Elemmirë Ecrire à Elemmirë 
le 21-03-2008 à 13h13
Sympa :)
Ce n'est pas le meilleur de Mélamine, mais c'est toujours aussi sympa, aussi agréable, aussi mignon :)
On sent que ça a été écrit un peu vite (il me semble même avoir repéré une faute d'orthographe à la première lecture, mais je ne l'ai pas retrouvée!), mais je suppose que toute l'énergie a été mise chez 'Roquen pour ce concours! Enfin, ça reste quand-même du Narwa, et donc de l'excellent texte....

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