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Mortelles Chansons

A G.S.

Ainsi donc il était parti, Grader dit le Sage, sur le frêle esquif prêté par Talas le marin, parti droit devant sur la mer de l'Ouest pour échapper à l'impossible choix et voir clair en son coeur. Depuis une éternité de lunes, je marchais sur la plage d'où il était parti, comme si l'océan pouvait me porter un improbable message. Puis j'escaladais à pied la colline d'Istardol (1) pour scruter l'horizon jusqu'à ce que mes yeux brûlants se remplissent de larmes trop amères.

J'avais eu tort sans doute ; tort de revenir à Chiswarta (2) avec à ma ceinture le scalp fluorescent du Géant Vert; tort de le lui offrir devant toute la population, en clamant haut et fort qu'à la gloire d'Oromë Narwa Roquen continuerait à protéger les Terres du Milieu ; tort de ne pas tenir compte du regard furieux d'Abëlian dans l'ombre de Grader.

Pendant le bal qu'il donna en mon honneur, il évita sans cesse mon regard et ne me fit pas danser une seule fois, ce qui selon l'étiquette interdisait à quiconque de le faire.

Au matin je le trouvai endormi à sa table de travail. Le parfum des fleurs que j'avais posées près de lui l'éveilla. " Narwa Roquen, tu es toujours là quand j'ai besoin de toi...
- Comment sais-tu que je suis là ?
- Visible ou invisible, tu es la seule à m'offrir des fleurs ! J'ai laissé Chiswarta te chasser et te maudire, et pendant toutes ces années tu venais sans bruit m'offrir des fleurs ...

Je vais partir, Narwa Roquen. J'en rêve depuis tout enfant. Aujourd'hui je peux le faire parce que je sais que tu m'attends. Je reviendrai pour te donner la réponse qui te préoccupe. J'entends monter la marée du destin ...
- Je t'attendrai. Anar caluva tielyanna (3)"

***

Tout Chiswarta était venu le voir partir, sauf moi. Je n'étais pas à ma place. Sur cette Terre, je n'étais jamais à ma place. Je préférais dormir à la belle étoile, je communiquais mieux avec les animaux qu'avec les Successeurs (4), je ne désirais ni la gloire ni la puissance. Je tuais, dépeçais, quelquefois même dévorais (5), sur ordre, pour la gloire d'Oromë et la sauvegarde des Terres du Milieu. Tout ce qui me revenait était crainte, rejet et haine. Je veux seulement vivre en paix, respectée simplement comme tout être vivant . Et voilà que le seul qui m'ait jamais témoigné de l'affection partait la voile au vent à la fantaisie d'Ossë. Je l'avais mis en garde :
" Ne va pas trop loin, n'accoste pas, prends garde...
- Je veux vivre la haute mer !
- Et au delà tu sais, tu sais ce qui t'attend ? Jamais il ne te sera permis ... "

Je ne pouvais pas trop en dire. Et lui ne voulait rien savoir ...

***

Je marchais sur le rivage, jusqu'à tomber d'épuisement. Je me reprochais d'avoir attisé le feu, de m'être comportée comme une enfant gâtée.

Le soir du bal, Abëlian rayonnait dans les bras de Grader et m'adressait des sourires meurtriers. J'avais le pouvoir de la réduire en cendres d'un claquement de doigts et elle me narguait comme une petite fille. Et moi j'avais riposté comme une petite fille ! Je me montrai à elle seule sous l'apparence d'une toute jeune fille, resplendissante dans une robe de soie verte qui mettait en valeur la blancheur éclatante du teint, la splendeur des boucles flamboyantes et le regard d'un vert si lumineux qu'Abëlian recula de trois pas et se cacha les yeux, éblouie... C'était stupide.

Je priais, je priais qu'il revienne, même si je ne devais plus jamais le revoir, même s'il devait être heureux sans moi, qu'il revienne sain sauf et entier... Les lunes s'ajoutaient aux lunes, j'errais dans une nuit sans fin qui me vieillissait de plusieurs siècles et je me répétais :
"Aure entuluva (6), aure entuluva !"

Frère Loup passait des heures à me couver des yeux comme une grande malade ; Rolanya venait plusieurs fois par jour me proposer des chevauchées fantastiques. Kyo s'égosillait au-dessus de moi pour me sortir de ma torpeur, et les trois échangeaient des pensées désespérées.

Ce fut Kyo qui le vit le premier. Nous étions au sommet d'Istardol. Rolanya descendit la colline au triple galop, au risque de nous rompre le cou, mais je n'avais pas peur. Savait-il que j'étais là ? Il aborda sur la plage où je l'avais tant attendu, et me serra fort dans ses bras.
" La musique, Narwa Roquen, la musique ! "

Je m'attendais à autre chose, je l'avoue, mais il était comme possédé par d'étranges mélodies, qu'il avait d'abord entendues dans le vent. Puis, faisant fi de toutes mes recommandations, il avait accosté sur une petite île, à dix-sept jours à l'ouest, où tous les habitants étaient musiciens " Ils ont des instruments dans lesquels ils soufflent, mais ce ne sont pas des flûtes de bois ; ils ont un métal brillant qui n'est pas de l'or, ils le chauffent et lui donnent toutes sortes de formes et de courbures, d'élargissements et de rétrécissements, et les sons qu'ils produisent sont d'une force, d'une pureté... Leurs accords sont différents, nuancés, subtils, à la limite de la dissonance... Et leurs rythmes ! Sauvages, incongrus, endiablés, pleins de syncopes et de contre temps, ils donnent le rythme avec de grandes caisses et des plaques de métal, quelquefois c'est si violent que ça te porte au coeur, mais c'est vivant, c'est comme une espèce de balancement, ça donne envie de danser.. " Il était tout excité. Il sortit la viole qu'il avait emportée avec lui et commença à chanter :


" Comment tu mets ta cape
Comment tu bois ton thé
Tous ces souvenirs-là
Non non personne ne peut m'les enlever ...
Et puis celle-là, tellement tendre...
Au ciel
Je suis au ciel
Mon coeur bat si fort que je ne peux plus parler
J'ai trouvé le bonheur que j'ai tant cherché
Quand nous dansons ensemble joue contre joue...

Ah tu sais ils ont une berceuse là-bas pour leurs bébés, c'est une pure merveille... Ah et
puis, je ne te l'ai pas dit... Leur peau est brune, presque noire, et leurs dents si
blanches, et leur rire ! Oh écoute cette douceur...


C'est l'été
Et la vie est facile
Les poissons dansent
Le coton a poussé
Ton père est riche
Et ta maman est si jolie
Alors chut, petit bébé
Oh non ne pleure pas ...

Attends ! Il y en a une dont le rythme est tellement prenant, viens... "
Et tout en me faisant passer et virevolter sur le sable blond de la plage, il chantait :


" Be bop a lula, c'est elle que j'aime
Be bop a lula, et j'en suis certain
Be bop a lula c'est elle que j'aime c'est elle que j'aime c'est elle que j'aime
C'est la femme aux cheveux rouges
De toutes les femmes c'est la reine
Je la connais vraiment par coeur
Et je sais bien qu'elle m'aime oh oui oh
Be bop a lula.... "

Son regard était mon horizon, j'avais la tête qui tournait, nous étions enfin...
Abëlian cria. Elle se précipita sur Grader, leva le poignard sur lui. Il ne bougea pas une main pour se défendre. Elle me fit face, le regard fou, retourna l'arme contre elle et s'écroula sur lui.

Trop longtemps sidérée, je m'entendis hurler : " Non ! "

Extrapolant ma force physique, je soulevai comme un fétu de paille le corps sans vie de Grader et le jetai en travers du dos de Rolanya, l'enfourchant aussitôt. Au milieu des grondements des habitants de Chiswarta qui avaient assisté à la scène, je m'enfuis à la vitesse de la magie loin de ce lieu de malheur.
C'était la seule chose au monde que je ne pouvais pas supporter, elle venait de se produire sous mes yeux, et je n'avais pas su l'empêcher.

Sin simen, inye quentale equen, ar atanyaruvar elye enyare (7).


N.d.A.

(1) : La colline de la Sorcière
(2) : cf. "Retour à Chiswarta" in "Participations libres"
(3) : Que le soleil brille sur ta route
(4) : les humains
(5) : cf. "Justice fauve" in "Rencontre sous la lune"
(6) : Le jour va revenir
(7) : Ici et maintenant je vous ai conté ce récit, et vous le raconterez à votre tour


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© Narwa Roquen



Publication : Concours "Par delà la Mer de l'Ouest" (Juillet 2001)
Dernière modification : 09 novembre 2006


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