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Dons Amers

Note au lecteur : ce n'est qu'une coïncidence fortuite si les regards peuvent se tourner vers l'Ouest dans cette nouvelle, sans tricher avec la géographie des Terres Médianes. Que ceux qui veulent cependant lui substituer l'Est ou tout autre point cardinal le fassent sans gêne : après tout, ce n'est qu'une question d'orientation, et aucun cartographe de ce monde imaginaire ne viendra vous en tenir rigueur. L'histoire se déroule pendant la neuvième guerre cyclique, tout comme ma précédente nouvelle publiée sur ce site, Dans le secret d'un bois. On ne s'étonnera donc pas d'y retrouver quelques personnages communs. Les deux textes, cependant, peuvent être lus indépendamment.

Lorsque sa femme, la douce Veleth, mourut en couches après une grossesse gémellaire difficile, Ethan haussa les épaules et ne prononça qu'une seule phrase, d'une voix sans ton : " Bah, l'Espoir réside encore dans l'Ouest, par-delà les mers ". Des deux nourrissons, la seconde-née ne survécut pas plus de quelques jours. Après avoir confié l'enfant restant, une jolie fillette dont les yeux bleus rappelaient trait pour trait ceux de sa mère, il retourna travailler, sans autre commentaire. La nourrice ne le connaissait pas, aussi s'étonna-t-elle de sa réaction, qu'elle prit pour de l'indifférence. Mais ses proches amis, ses rethegis ainsi qu'on les appelle ici, savaient combien il était affecté par la disparition soudaine de son épouse. Moins d'un an plus tard, Barnon, son jeune garçon de dix ans, un gamin au regard espiègle que tous appréciaient, se noya accidentellement aux abords du port. Si Ethan en ressentit cruellement la perte, il ne le laissa pas transparaître. Ses larges épaules s'affaissèrent peut-être un peu plus, mais aucune larme ne roula sur ses joues. D'autres, en pareille situation, se seraient écroulés en sanglots, accablés de désespoir par tant de fatalité soudaine, ou auraient invectivé les Dieux de leur colère, incapables d'accepter le sort funeste qui s'abattait implacablement sur leur famille. Sans quitter le chantier des yeux, Ethan se contenta de répéter la même phrase, avec un vague geste de la main vers les bateaux amarrés dans la digue. Ses amis, une nouvelle fois, s'inquiétèrent de sa santé, mais il mettait tant d'ardeur dans son travail qu'ils n'osèrent pas le déranger. " S'il peut se consoler ainsi, " pensèrent-ils, " tout va pour le mieux. La vie doit continuer, comme dit le proverbe ". Les événements semblaient couler sur Ethan comme la pluie sur un rocher : sans y trouver prise. Et sa réaction ne fut guère différente quand sa fille fut emportée par une maladie étrange, lors d'un hiver particulièrement rigoureux. Pendant une brève seconde, il foudroya du regard l'ouvrier qui lui avait apporté la nouvelle jusque dans son hangar au pied de la ville. La nourrice, éplorée, attendait à l'entrée du chantier naval. Ethan n'esquissa pas même un geste dans sa direction, il se baissa simplement pour ramasser un marteau à ses pieds. Quand il se releva, dévisageant calmement l'homme qui tremblait légèrement devant lui, incertain de la réaction qu'il pourrait avoir face à ce nouveau malheur, ses yeux étaient de nouveau secs et froids. " L'Ouest par-delà les mers ", marmonna-t-il simplement dans sa barbe.

Nuits et jours, inlassablement, il découpait, martelait, ajustait au millimètre près, ponçait et enduisait les coques des grandes nefs d'Almaq, lui, le meilleur charpentier de navires que la Cité eut connu. Il dormait dans l'entrepôt, sur un pont en construction ou à même le sol, et s'acharnait déjà à la tâche quand ses ouvriers arrivaient, à peine l'aube levée. Le soir, il jouait silencieusement aux cartes dans la taverne du port, empochant ses gains ou acceptant ses pertes sans un mot : à Almaq, vous avez deux sortes de " voisins ", ceux qui habitent le même quartier que vous et qui vous invitent chez eux à tour de rôle, selon la coutume, et ceux qui fréquentent les mêmes lieux publics et avec qui vous partagez vos loisirs, entre parties de tarot et promenades dans les jardins de la ville. L'activité de la Cité, aux heures où les gens quittent leur travail, s'organise généralement autour des habitants d'un même seved ou des habitués d'un même retheg. Les premiers, Ethan ne les voyait plus beaucoup : sa maisonnette bâtie à flanc de muraille gardait les volets clos presque toute l'année, sauf quand la neige recouvrait les toits d'ardoises de la Cité, et que les hangars ouverts au vent étaient trop froids pour qu'on puisse y passer la nuit sans risquer une pneumonie.

Au bout de deux années à ce rythme, et en dépit des efforts attentionnés de ses compagnons, Ethan ne semblait pas recouvrer la joie de vivre. Chaque jour qui passait le rendait plus taciturne et avare de paroles : ses ordres sur le chantier, ses compliments comme ses réprimandes, étaient toujours prononcés du même ton monotone, sans passion. Lorsqu'il arrivait que l'un de ses ouvriers se confiât à lui, après la perte d'un être cher ou une quelconque déconvenue personnelle, du chagrin d'amour à la dette de jeu, Ethan l'encourageait d'un simple " Bah, l'Espoir réside encore dans l'Ouest ", puis l'incitait à reprendre la tâche qui lui incombait, sans s'épancher sur les événements.

Evidemment, un tel comportement n'était pas très bien vu par ses concitoyens. Il faut vous dire qu'à cette époque, les batailles faisaient rage, une nouvelle fois, dans tout le monde connu : dans les terres septentrionales, les sept provinces siléennes s'affrontaient impitoyablement entre elles, pour une obscure histoire de succession - Cughes contre Traghes, Traghes contre Nogres, Nogres contre Lérans, et ainsi de suite. Dans les îles du Sud, le puissant empire des Edrases s'étendait impitoyablement, archipel après archipel, sous la férule tyrannique de Cartamène III. Tous pensaient fermement que ses prochaines cibles, en remontant vers le continent siléen, seraient les cités ennemies d'Almaq et de Sitar, avec en leur milieu la petite Angrove dont l'autonomie n'avait que le nom. Jusque-là, elles avaient été épargnées par les conflits armés - la guerre larvée qu'Almaq et Sitar se menaient depuis des siècles, et dont Angrove faisait régulièrement les frais, ne comptait pas vraiment, tenant davantage de la querelle de clocher (quant à savoir qui aurait l'hégémonie sur les mers, qui accueillerait le plus de caravanes des steppes, etc.), que de la crise ouverte. Prise entre deux feus, Almaq - comme sans doute ses soeurs voisines - vivait dans l'angoisse d'un affrontement, qu'il s'agît d'une menace venant du Nord (" Et si les Siléens passent les montagnes et poussent le conflit jusqu'en Almacie ? ") ou d'une invasion par le Sud (" Et si la flotte édrasienne parvient à franchir la Mer Excentrique ? ").

L'Orient était tout aussi fermé, depuis l'entrée en guerre des Baronnies Îliennes. Au demeurant, Almaq et Sitar avaient une lourde responsabilité dans cette situation : les armées du Ptoliporthe, le terrible chef de guerre qui avait rallié les barons sous sa bannière, étaient toutes constituées de troupes dont elles avaient elles-mêmes fourni l'effectif, afin d'endiguer la progression des édrasiens. Qui aurait pu prédire que les affrontements visant à reprendre le contrôle de l'archipel Nortin déboucheraient sur un tel retournement de situation ? Dorénavant, seul le Ptoliporthe faisait encore barrage aux vues belliqueuses de Cartamène. D'aucuns prédisaient sa perte, en dépit des récents revers de fortune de la marine édrasienne. Depuis quelque temps, la situation tendait cependant à un status quo précaire, les divers protagonistes en présence s'embourbant dans de longues guerres de tranchées dont chacune des îles constituait l'enjeu.
Almaq, la Cité aux Mille Tours, la glorieuse " wêd a ganad sîn " ainsi que l'appelaient jadis les anciens empereurs siléens dans leur langue aux sonorités brutales, ne manquait pas de ressources pour résister à un tel assaut, de quelque côté qu'il vînt. Quelques sages, cependant, mettaient le Conseil en garde, arguant que le Ptoliporthe gagnait en assurance et en audace au fil des victoires, et que son surnom même, " Destructeur de Cités ", sonnait comme un avertissement : il pourrait bien, en fin de compte, se retourner contre ses anciens maîtres. Certains, au demeurant, rappelaient que de vieilles prophéties annonçaient la venue d'un tel homme, unifiant derrière lui tous les peuples des Terres Médianes. Dans ces conditions, la Paix du Ptoliporthe, imposée par les armes, pourrait tout aussi bien marquer la chute d'Almaq et la fin de son indépendance. Mais cela, on ne l'évoquait qu'à voix basse, sans oser le répéter à tout un chacun : il n'est jamais bon de mentionner un événement que l'on ne saurait accepter, de peur de le voir se réaliser.

Qu'un homme comme Ethan, un modeste constructeur de bateaux, vint à proférer à voix haute, même à mots couverts, de telles choses, et tous détournaient le regard, gênés par ce manquement à l'étiquette. Les gens d'Almaq, à force de vivre les uns au milieu des autres, avaient aussi développé, voyez-vous, cette sorte d'empathie qui fait qu'un seul mot vaut parfois autant qu'une phrase. Certes, nous pouvons nous étonner de l'effet qu'une simple sentence comme " L'Espoir réside encore dans l'Ouest " pouvait avoir sur les esprits de ce temps, alors que les régions occidentales étaient encore inexplorées, et que les cartes officielles n'indiquaient qu'une vaste étendue d'océan vierge. En un sens, cela revenait à admettre d'une formule que tout espoir était perdu, que cette énième guerre ne pourrait avoir d'autre fin qu'un cataclysme. Un tel comportement, décidément, était inconcevable : les traditions n'admettaient pas la critique, et douter de la puissance de la Cité, de sa capacité à faire face à toutes les crises, relevait du crime de lèse-majesté. En émettant implicitement l'hypothèse, ô combien absurde, d'une défaite contraignant le peuple almacien à un exil peu glorieux, Ethan ne pouvait se faire que des ennemis. Mais les choses sont ainsi à Almaq : nul n'ira jamais vous reprocher un comportement qu'il juge malséant. Quand vos détracteurs ne vous regarderont pas, avec apitoiement, comme un enfant mal éduqué, ils préféreront vous ignorer de leur dédain.

Néanmoins, Ethan finit par recevoir une convocation de la Princesse. Un coursier lui remit un matin une lettre scellée, en lui précisant qu'il était attendu aux tevenis, les grands jardins de la Cité Médiane. On ne prenait pas à la légère un rendez-vous avec la souveraine d'Almaq, aussi Ethan s'y rendit-il toute affaire cessante. Un soldat gardait l'entrée des jardins, colichemarde ouvragée au côté. Il arborait fièrement le canth, un petit chapeau conique de couleur bleue, indiquant ainsi qu'il appartenait à l'ordre des Azuréens, l'une des plus ancienne lignée de la ville.

- " Mon seigneur, il m'a été mandé de vous prévenir que ioHessevel vous trouverait près du rempart. " annonça-t-il avec emphase, en usant du titre de la Princesse dans la vieille langue. Au ton courtois mais solennel du soldat, Ethan se dit que les ennuis ne faisaient que commencer... Tout en se préparant à subir les reproches qui ne manqueraient pas de lui être adressés, il traversa un sous-bois, grimpa les marches menant au chemin de ronde et s'accouda au parapet. La Dame n'était pas encore arrivée, mais une musique aux inflexions mélancoliques provenait d'une clairière proche. Prenant son mal en patience, le charpentier de navires se força à respirer profondément, pour calmer les battements effrénés de son coeur. Une corneille poussa un croassement sinistre et vint se percher sur un arbre voisin. Sans y prêter attention, Ethan se tourna vers l'extérieur et contempla un moment la foule bigarrée qui s'agitait dans la Basse Ville. Les jardins surplombaient le quartier des échoppes où se côtoyaient, dans le plus grand désordre qui fût, des marchands enturbannés proposant d'étranges fruits de toutes sortes, des femmes à la peau foncée vantant des épices précieuses, des étrangers au teint pâle et des garnements chapardeurs... Des gothonis, ces petites fleurs d'un gris pâle dont certains disent qu'elles pourraient être l'emblème de la Cité, poussaient à même la chaux, entre les pierres de la muraille intérieure. Dans d'autres parties de la ville, elles tendaient vers le bleu, et il arrivait qu'on en trouvât aussi sur le pavement des rues. Songeur, Ethan se fit la réflexion qu'il ne devait pas y avoir beaucoup de terre sous le ciment, même à proximité des jardins. En dépit du manque d'eau, on les avait toujours vues pousser à cet endroit depuis que la ville existait, même lors des périodes de sécheresse. Du reste, la précédente princesse avait interdit qu'on les arrache, par sentimentalisme ou pour quelque autre raison imprécise.

Au bout d'un temps qui avait semblé une éternité à Ethan, une servante fit son apparition et l'invita à la suivre. Elle était d'une très grande beauté, délicatement maquillée et vêtue d'une robe tissée d'or. Sa chevelure noire tombait sur son dos en une longue natte entrelacée de perle. Par contraste, la Princesse sembla presque terne aux yeux de notre homme : patiemment accroupie dans une clairière aménagée de coussins, elle ne portait qu'une robe simple aux manches amples, sans autre ornement qu'un fin collier d'argent. Les traits de son visage étaient parfaits, mais sans grande originalité, et au contraire de ses suivantes, des jeunes filles toutes plus remarquables les unes que les autres, elle n'était ni fardée, ni coiffée. Elle semblait aussi beaucoup plus âgée... Ethan s'était marié sur le tard et il avait actuellement trente-cinq ans. Selon ses premières impressions, elle avait probablement la quarantaine passée.
- " ioNyesem ", salua-t-il avec déférence, comme la coutume l'exigeait. Et de même, elle lui sourit en retour et l'invita d'un geste à s'asseoir près d'elle.
- " Comment s'appelait ton fils, ce doux garçon qui riait sans cesse ? " demanda-t-elle doucement après un long silence.
- " Barnon ", s'entendit-il répondre, étonné qu'elle ne le sache pas, elle dont on disait qu'elle connaissait les noms de tous ses sujets.
- " Barnothon, " rectifia-t-elle en usant du nom cérémoniel au lieu du diminutif affectueux, " le Bouclier de la Cité ".
- " C'est cela, ma dame... ", fit-il, savourant chaque syllabe de ce nom tant chéri.
- " Et ta fille, celle que la fièvre t'a prise ? ". Précision inutile, puisque la seconde n'avait jamais reçu de nom... mais l'attention particulière que la Princesse portait à son malheur toucha notre homme.
- " Je l'avais nommée comme vous, ma dame ", balbutia Ethan sans pouvoir s'empêcher de rougir. " Ernithé. "
- " Ou Barnithir... " lui glissa-t-elle encore, utilisant à nouveau le nom complet. " Le Coeur de la Ville ".
- " Elle aurait eu les yeux de ma femme - les mêmes que vous, sauf votre respect. " se crut-il bon de justifier, intimidé par le ton calme de la Princesse et les inflexions musicales de sa voix.
- " Et son visage aussi. " rappela-t-elle, ignorant la fin de sa phrase.

Ethan acquiesça silencieusement : Veleth était le diminutif de Nyesvelith, " Le Visage Aimé ". Par son insistance délicate sur le sens de ces noms, la Princesse venait de lui remémorer comment il avait choisi ceux de ses enfants.
- " Et tu crois que je ne connais pas ton attachement passé à la ville, ta dévotion entière à sa cause ? " finit-elle, le laissant pantois par tant de perspicacité.
- " J'aurais tant espéré qu'ils puissent la servir... " reconnut-il.
- " Et pourtant, la Cité n'est plus dans ton coeur, aujourd'hui. " termina-t-elle.

Encore une fois, il dut admettre qu'elle lisait en lui à livre ouvert, qu'aucun de ses sentiments ne pourrait lui être caché. " Elle m'a tout pris, ma dame. Mes vieux jours ne verront pas de petits-enfants, ni ne connaîtront leurs rires. "
- " Si tes filles jumelles avaient vécu, elles auraient été ioHesterigis. Qui sait, l'aînée m'aurait peut-être succédée, ainsi que le prévoient nos lois. Cela tisse un lien supplémentaire entre nous, Ethan, et je t'aime bien. Crois-moi, je m'afflige du destin que les Tisseuses ont réservé aux tiens. "

Elle soupira, pleine d'une compassion qui n'était pas feinte. " Mais il existe des choses plus graves encore que l'infortune d'un seul homme, si tragique soit-elle. Des choses pour lesquelles j'ai besoin de toi... Il viendra un temps où Almaq devra plier devant les armées ennemies, Ethan. Un temps où nous devrons quitter ses murs ancestraux et ses flèches qui touchent les nuages, si nous ne voulons pas périr et sombrer dans l'oubli. "
- " ioMathan ! " s'écria-t-il, " La Dispersion ". Car il comprit immédiatement qu'elle ne venait pas de mentionner une quelconque prophétie, mais qu'elle faisait allusion à la plus ancienne et la plus terrible d'entre elles : la perspective terrifiante de la Diaspora, l'éventualité d'une fuite forcée du peuple d'Almaq si la ville venait à être détruite. La Princesse cilla, et détourna son regard. Était-ce une larme, qui coulait sur sa joue gauche, ou juste le reflet d'un rayon lumière ?
- " Tu as déjà songé à la dispersion, charpentier. Ne l'as-tu pas appelée de tout ton être, à chaque fois que la douleur te terrassait ? "
Ethan rougit de honte : ainsi, elle savait même cela.
- " L'espoir m'a quitté, ma dame. " s'excusa-t-il avec maladresse.
- " Avant de construire des navires, tu étais aussi un bon marin... Je vais te faire un don, Ethan, celui de ma confiance. Je vais te nommer Intendant aux Affaires Portuaires. Et ce n'est pas une armada de guerre que je te commande, ni une flottille de bateaux de plaisance. Je veux que tu bâtisses les plus grandes nefs qui aient jamais existé depuis la création du monde. Si Almaq doit tomber, alors il faut que tous sachent que l'on peut abattre une ville, mais que l'on ne peut écraser un peuple. Tu devras mener tous ceux qui peuvent partir loin des conflits, en quelque contrée accueillante où la prospérité pourra renaître. Aux voiles noires de nos ennemis, nous répondrons par autant de voiles chamarrées. "
- " Je peux faire cela. " admit-il.
- " C'est un don amer, mon ami. Dès que tu t'y attelleras, tous comprendront le rôle qui t'a été assigné, et ils se détourneront de toi. Même après l'Exode, tu resteras dans les mémoires celui par lequel Almaq, la Cité mille fois assiégée et mille fois invaincue, a finalement plié. Ton nom incarnera l'aveu de notre échec, à jamais gravé dans l'Histoire. "

Ethan fit néanmoins ce que l'on attendait de lui : il n'était pas homme à marchander avec le devoir. De longs mois durant, tandis que les rumeurs de guerre allaient en s'amplifiant, il mit à flots d'imposants bateaux de transport dont la finalité ne faisait aucun doute. Et la prédiction de la Princesse s'avéra juste : il n'était pas même jusqu'à ces anciens compagnons de jeu pour lui adresser la parole. Quant à ceux qui le maudissait de tous les fléaux, il les ignorait sans sourciller, lançant parfois un " Clabauderies que tout cela ! " joyeux à la cantonade. La solitude, qu'il avait recherchée avec tant d'ardeur aux heures de sa désespérance en la destinée, lui pesait néanmoins plus lourdement qu'il ne l'aurait cru. Les bâtiments, pourtant, continuèrent à sortir de ses hangars jusqu'à ce que le bois vînt à manquer. Alors, seulement, la Princesse et sa suite vinrent inspecter son ouvrage. Il s'était attendu à quelques compliments, ne serait-ce qu'un mot de satisfaction, mais elle garda les lèvres pincées pendant toute la visite. Enfin, quand ils furent seuls sur la rade, elle se détendit et lui accorda un sourire.
- " Si l'horizon se couvre de voiles noires, Ethan, seule sur l'Esplanade, je les regarderai arriver. Mais toi, quel cap prendras-tu ? "
Elle avait adopté le ton de la confidence comme s'il s'imposait de lui-même. Sous le coup de l'évidence, il éclata d'un rire franc. " Vers l'Ouest par-delà les océans, au-delà de la Mer Noueuse où les navires se perdent, et jusqu'aux confins du monde s'il le faut ! "

Elle lui retourna un nouveau sourire, qu'il ne sut pas davantage interpréter que le précédent. Sans doute se demandait-elle aussi de quelle étoffe il était fait. Aurait-il la force d'endurer les sinistres événements auxquels il serait confronté ? De braver océans et tempêtes pour conduire son peuple en terre promise ? Lui-même en doutait parfois. L'espoir ne faisait pas encore partie des sentiments qu'il se sentait prêt à assumer. Il la contempla longuement, réalisant qu'il s'était mépris sur son âge lors de leur première rencontre. La sévérité apparente de ses traits n'était due qu'aux lourdes responsabilités dont elle avait la charge, qu'à l'inquiétude d'avoir à répondre de ses actes devant une population entière. C'est à peine si elle était plus âgée que lui, en réalité. Que de soucis, pour de si frêles épaules !
- " Et si, par bonheur, nous parvenons à maintenir la paix et à préserver la Cité, qu'adviendra-t-il de nous, Ernithé ? " demanda-t-il enfin, devinant le fil de ses pensées. - " Me donneras-tu un enfant ? " glissa-t-elle dans un murmure.

Dans sa bouche, cela sonnait comme un poème, sans qu'il eût à s'en offusquer. La Princesse n'avait pas à s'embarrasser de formules alambiquées, elle pouvait dire la vérité sans détour, sans fard. Ethan plongea son regard dans le sien, y découvrant l'incertitude, et, par-dessus tout, la solitude terrible que le pouvoir engendre à la longue. Elle a le même regard que Veleth, se surprit-il à penser. Mais il se reprit immédiatement : Pas exactement... dans le sien brille une crainte indicible, contre toute attente une sorte de désespoir latent... un désir inassouvi d'amour et de compréhension. De tout temps, les Princesses avaient pu prendre les amants qu'elles voulaient, hommes du commun comme seigneurs de guerre. Combien d'hommes, cependant, ne s'étaient livrés à elle que par calcul, y cherchant l'avantage qu'ils pourraient y trouver pour leur carrière ou leurs affaires ? Il ne devait pas manquer de vautours en quête de promotion sociale, dans l'entourage de la cour. L'obséquiosité y était de règle. Au demeurant, Ethan ne devinait que trop bien pourquoi, du simple titre évoquant un bouclier, le nom des gardes privés de la Principauté avait pris, au fil des âges, le sens de " courtisan " dans son acceptation la plus péjorative.

Il ne répondit pas, cependant, car la question n'attendait pas de réponse. Tendrement, il l'enlaça dans ses bras et la serra contre lui. Le soleil, lentement, déclinait à l'horizon, embrasant les vagues qui venaient se briser sur la côte. Elle poussa un soupir, il lui sourit béatement : l'expression partagée d'un même sentiment profond. Au-dessus du port, les mouettes tournoyaient autour des bateaux de pèche, en poussant des cris aigus. C'est un don amer, songea-t-il, car si les événements que nous craignons se réalisent, alors je serai condamné à l'exil ; et de notre amour, je n'emporterai que les regrets. Dans le même temps, cependant, son coeur était plein d'allégresse, car il savait désormais que l'espoir était comme ces petites fleurs bleues ou grises qui poussent telles de la mauvaise herbe sur les murailles d'Almaq : fragiles, clairsemées, mais profondément enracinées dans les interstices du roc aride.

ANNEXE

Petit glossaire dont les lecteurs peuvent probablement faire l'économie, à moins qu'ils ne prévoient de faire un peu de tourisme dans la région d'Almaq.

tyesed : une " langue ", par extension celle d'Almaq, lorsqu'aucune autre précision n'est apportée. La langue siléenne est parlée partout à l'époque où se déroule ce récit, et fait office de lingua franca. Ce texte est donc traduit du siléen au français, à l'exception des expressions almaciennes qui ont été conservées comme telles. Au quotidien, le vernaculaire d'Almaq n'est plus guère employé par la jeune génération, qui n'en conserve que quelques termes courtois. Son usage se maintient cependant assez fortement dans la Ville Haute - et, évidemment, à la cour comme dans les textes juridiques ou religieux.

retheg : désigne aussi bien le lieu de rencontre régulier d'un groupe d'amis, que l'un de ces amis. À l'origine, s'appliquait exclusivement aux partenaires d'un jeu de carte très prisé à Almaq, une variante du Tarot Siléen hérité de l'ère impériale. Les tavernes forment l'essentiel des points de rassemblement, la plus célèbre d'entre elles, par son nombre d'habitués, étant sans nul doute La Reine de Sitarie (ioNarg an Sitarei).

rethegis : pluriel analogique de retheg. Le pluriel étymologique de ce nom, hors d'usage à l'époque du récit, aurait dû être rethegas. Lors de la Grande Réforme, le conseil de la Cité, promouvant la langue noble (tyesed anevethrin), tenta vainement de rétablir l'orthographe correcte, mais la langue populaire (tyesed anahalrin) perdura en dépit des décrets officiels en interdisant l'usage.

seved : une division de la ville d'Almaq, allant du quartier à l'ensemble des maisons situées entre deux murailles, selon les usages du locuteur. Dans ce dernier cas, la coutume découpe la Cité en trois sevedis : la Basse Ville, la Cité Médiane et la Ville Haute. L'Esplanade où demeure la princesse est comptée à part, ainsi que les Grands Jardins (tevenis) qui appartiennent géographiquement à la Cité Médiane, mais dont la jouissance est réservée, hors des périodes de fêtes, à la Princesse et à sa suite. Si l'on peut accéder d'un niveau à l'autre de la ville par des escaliers et tout un système d'ascenseurs à contrepoids, l'Esplanade n'est accessible que par la voie des airs - par dirigeable ou par ballon.

ioHessevel : littéralement, " La Haute Dame ", désignation commune de la Princesse d'Almaq. En période de paix, cette dernière est choisie par tirage au sort, parmi les Gesterigis (" Nobles Jumelles "). Almaq connaît effectivement plus de naissances gémellaires que le reste du monde, pour des raisons encore inexpliquées. La société almacienne, à l'époque qui nous concerne, est matriarcale. La particule i, que les étrangers prennent souvent pour un article indéfini féminin, était en fait, initialement, une marque de respect dont l'équivalent masculin a disparu, exception faite de quelques formules figées. Les habitants d'Almaq l'utilisent aujourd'hui devant tous les noms féminins (iodyochan, une prêtresse), ainsi que devant les concepts qu'ils craignent ou respectent (iodavr, la mort ; ioAlmaq, la Cité, etc.). Elle entraîne souvent une mutation adoucissante de la consonne qui la suit.

wêd a ganad sîn : dans la vieille langue siléenne, la traduction de " Cité aux Mille Tours ". L'ambiguïté de la langue siléenne permet aussi d'interpréter le nom comme " Cité aux Tours Millénaires ", ce qui revient pratiquement au même, les tours d'Almaq étant aussi anciennes que nombreuses.

Ptoliporthe : traduction du siléen Hurvedan, " Destructeur de Cités ". Le nom n'a pas d'équivalent moderne, et vient directement du vieux siléen Hûr-Wêdna. Nous avons donc calqué notre traduction sur le grec ancien. De tels surnoms de guerre étaient cependant assez fréquents à l'ère classique se retrouvent sous diverses variantes dans les récits de cette époque : ainsi Hurfæst (vieux siléen Hûr-Feset) " Destructeur de Foyers ", etc.

Nous citerons enfin dans son intégralité le passage de l'Herchallas éoVeiris (l'Encyclopédie des Mondes) consacré aux noms des jumeaux :

Les grossesses gémellaires sont tenues pour être d'une fréquence plus élevée que dans le reste de la contrée, et les jumeaux font l'objet d'une vénération particulière. Quand les deux enfants sont de sexe différent, un nom possédant à la fois un diminutif féminin et un diminutif masculin est choisi (par exemple, Velith et Nyeved pour Nyesvelith). La fille est considérée comme étant l'aînée [ioHestirig] même si elle est venue au monde en second. Elle deviendra prêtresse ou nonne. Étrangement, les vrais jumeaux sont assez rares. Dans le cas de soeurs jumelles, la première-née est l'aînée. La princesse [ioHessevel] est choisie parmi ces filles dès le plus jeune age, et leurs soeurs deviennent des prêtresse de haut rang. Les autres premières-nées forment la garde particulière de la princesse. Pour les frères jumeaux, l'aîné [Gastirig] est destiné à devenir prêtre ou moine, tandis que le second sera soldat ou garde. Néanmoins, il arrive parfois qu'ils échangent leurs rôles, selon leurs préférences personnelles, et, dans ce cas, ils échangent aussi leurs noms.


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© Didier



Publication : Concours "Par delà la Mer de l'Ouest" (Juillet 2001)
Dernière modification : 07 novembre 2006


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