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Il le regarda avec un pincement au coeur. Il était là, devant lui, au soir de sa vie. Ils s'étaient toujours retrouvés à un moment ou à un autre, et l'approche de la mort ne changeait rien à la règle. Il le regardait, affalé sur son fauteuil, la tête tombant vers l'avant sous le poids de la somnolence ou peut-être du passé. Tant de choses partagées, tant de combats et de douleurs communes, tant d'espoirs et de bonheurs semblables. Les souvenirs remontaient dans sa mémoire comme un bouquet final de feux d'artifice s'élançant vers le ciel.

Le hasard avait voulu qu'ils naissent ensemble dans cette petite maternité, chacun d'un côté de la vitre. Ils venaient tous les deux d'entrer dans le monde et ils ne comprenaient pas bien ce qui leur arrivait. Les premiers instants avaient été fugaces ; c'est à peine s'ils s'étaient entr'aperçus à travers la vitre. Pourtant ils avaient sans doute déjà su à l'époque qu'ils ne se quitteraient plus. Il est souvent difficile de se rappeler le moment exact où naît une grande amitié. Eux avaient le privilège de savoir précisément quand tout avait commencé.

Le reste avait suivi. Les premiers pas, les premiers gargouillis suivis des premières paroles. La première fois qu'ils étaient allés à l'école, dans la même classe évidemment. Il était arrivé qu'ils ne se voient pas pendant de longs moments, mais ils s'arrangeaient toujours pour se retrouver. Ils fréquentaient les mêmes endroits, ils avaient les mêmes copains. Ils étaient aussi tombés amoureux des mêmes filles, avaient éprouvé les mêmes chagrins d'amour.

Les années avaient passé, ils avaient tous les deux étudié dans la même université, raté ensemble leur deuxième année et achevé leur cursus côte-à-côte. Ils avaient trouvé du travail, dans la même boîte forcément. Ils étaient tombés tous les deux nez-à-nez avec la femme de leurs rêves alors qu'ils flânaient devant une vitrine de magasin. Un double coup de foudre, qui plus est réciproque, c'était un vrai miracle.

Le reste avait suivi. Ils avaient fini par se marier et avaient bien sûr choisi la même date et le même lieu pour leur mariage. Chacun d'eux pouvait voir l'émotion de l'autre se reflétant fugitivement dans les dorures de l'église. Un pur moment de bonheur. Par la suite il y avait eu des ombres au tableau. Ils s'étaient retrouvés tous les deux, au milieu de la nuit dans cette maison qu'ils avaient construite ensemble, pour confier leurs doutes et leurs difficultés dans la salle de bains où ils venaient se réfugier quand ils se sentaient perdus. Ils s'étaient écoutés, compris, consolés, harangués et chaque fois ils étaient repartis. L'amour finissait toujours par gagner.

Ils avaient eu des enfants qui jouaient entre eux et partageaient leurs secrets comme leurs pères. Ce jour-là ils s'étaient regardés longuement et s'étaient souris, fiers de ce qu'ils avaient fait et d'avoir toujours été là l'un pour l'autre. Puis ils s'étaient tourné le dos et chacun était parti de son côté. Pas longtemps : déjà le lendemain ils se retrouvaient pour le rituel du rasage matinal, plaisantant et se charriant, partageant leurs projets pour la journée.

Le reste avait suivi. Les années s'étaient égrainées le long du chapelet de vies ordinaires semblables à toutes autres. Et maintenant ils se retrouvaient de nouveau face à face.

Il se réveilla et redressa la tête. Leurs regards se croisèrent, sans doute pour la dernière fois. Il aurait aimé s'approcher de lui, le prendre dans ses bras, lui raconter une vie qu'il connaissait si bien. Ils savaient tout l'un de l'autre, et pourtant ils ne s'étaient jamais serrés la main. Rien de ce qu'éprouvait l'un n'échappait à l'autre. Et pourtant, maintenant que l'un des deux s'en allait doucement, l'autre se révélait impuissant à le retenir. Venu en même temps que lui, il était condamné à partir avec lui. Il ne pouvait rien contre cela parce qu'il n'était rien sans lui ; après tout, il n'était qu'un reflet dans le miroir.

© Telglin

A Vincent, dont la vie s'est arrêtée quelque part entre le deuxième et le troisième paragraphe.
Et à Yin, que je n'ai pas eu la chance de connaître.




Publication : Concours "Reflet dans un miroir" (Novembre 2001)
Dernière modification : 07 novembre 2006


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