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Hielna

L'histoire que je vais vous conter s'est passée il y a bien longtemps, alors que j'étais moi-même une petite fille d'une douzaine d'années. A cette époque, vos grands-pères et vos grands-mères parcouraient encore glaciers et banquises en quête de terres plus avenantes, d'horizons ensoleillés et d'anciennes cités maintenant légendaires... En ces temps lointains, les lieues succédaient aux lieues sous les semelles tressées de laine d'aurochs de vos ancêtres et ils marchaient, infatigables, en mince caravanes, si vulnérables aux tempêtes de neige et aux attaques des prédateurs.

Mon histoire commence au milieu d'un glacier, que notre clan traversait en marche forcée depuis deux jours déjà, dans le but d'atteindre les contreforts des Monts Areleth. Nous étions au coeur de l'hiver et le mois des neiges n'en était qu'à ses prémices. La caravane comptait cinquante et deux personnes, dont moi. Cinquante-deux de vos ancêtres dont l'une allait connaître une histoire digne d'être contée...Mais rapprochez-vous du feu les enfants, car mes vieux os se glacent toujours à l'évocation de cette triste histoire...

I. Neige et brouillard

La caravane avançait lentement depuis l'aurore ce matin-là. Le soleil s'était montré brièvement, réchauffant pendant quelques minutes les hommes et les femmes transis et à moitié engourdis par la nuit, puis il avait à nouveau disparu derrière les épaisses et immuables couches de nuages gris, roulant sur l'horizon. On avait démonté le campement rapidement, craignant une attaque des loups qui avaient rôdé aux limites des feux de camp toute la nuit durant. Les larges armatures des tentes avaient été entassées sur les traîneaux, les épaisses fourrures et peaux de mammouths et d'aurochs, roulées et disposées en protections rudimentaires pour les plus jeunes. Puis le convoi s'était ébranlé, dans un concert d'aboiement et de grincements de bois surchargé.

Chacun marchait silencieusement et l'on n'entendait que quelques rires d'enfants provenant des entassements de couvertures qui surmontaient les traîneaux. Les regards étaient froids et concentrés. De ci, de là, un ordre sec, un sifflement bref pour rappeler à l'ordre un chien s'écartant de la route ; et toujours le crissement des patins des traîneaux sur la neige dure et glacée.

Hielna avançait, frêle silhouette au milieu des autres, plus larges et trapues, de ses frères et parents. Elle était malade depuis la veille mais ne disait rien. Un mauvais coup de froid, rien de plus. Elle ne voulait pas être renvoyée sous les couvertures poisseuses et puantes des traîneaux et se forçait à marcher, malgré les pointes glacées qui lacéraient ses poumons à chaque aspiration. Les larmes qui avaient coulé sur ses joues ce matin au départ étaient maintenant gelées en une croûte mince et salée et elle s'était forcé à ne penser qu'à deux choses : mettre un pied devant l'autre et retenir ses plaintes afin que personne ne s'aperçoive de son état. Son frère aîné, Kethl, marchait devant elle et de temps à autre lui lançait un regard en coin. Il s'était aperçu de quelque chose, mais ne semblait pas pour l'instant vouloir alerter le patriarche.
Les minutes passaient, longues et mordantes, alors que le vent s'était levé et commençait à balayer les congères tout autour de la caravane. Une légère poudre blanche dansait sous leurs pas, ralentissant leur marche, et seuls les chiens ne semblaient pas incommodés.
Hielna frissonnait. Le froid s'insinuait sous ses chauds vêtements ; et ses pieds, pourtant protégés dans les épaisses chausses de fourrure confectionnées par sa mère, commençaient à la faire souffrir. Son sang semblait les avoir abandonnés et mille morsures la forçaient à raccourcir ses pas, sautillant d'une jambe sur l'autre pour éviter l'engourdissement.
Et la caravane avançait, lentement, à travers le dédale de crevasses et de congères, petite ligne d'écriture chancelante au milieu d'une gigantesque étendue, vierge et immaculée.

A l'heure de midi, la troupe s'arrêta quelques instants. Quelques ordres claquèrent et deux jeunes gens, dont Kethl, furent envoyés en éclaireurs. A quelques centaines de mètres, un mur de neige irrégulier se dressait, rimaye de glace annonçant la première difficulté de la journée. On en profita pour faire cuire un rapide déjeuner et administrer quelques soins aux vieillards et aux malades, emmitouflés sous les couvertures de voyages et engourdis dans les traîneaux.
Hielna s'accroupit près de l'un des feux et commença à délacer maladroitement ses chausses. Ses doigts, rendus gourds par le froid, s'emmêlaient sans cesse et l'opération lui prit une éternité, mais une fois chausses et chaussettes ôtées, elle put enfin réchauffer ses pieds devant quelques flammes maladives. Grignotant distraitement un morceau de rochsent, elle laissa ses yeux vaquer, observant la vie qui semblait grouiller autour d'elle alors que la sienne reprenait possession de chaque parcelle de son corps, accompagnée de frissons et de picotements agréables. Sa respiration était devenue sifflante, et elle craignait qu'une quinte de toux subite ne la démasque, mais la chaleur du feu semblait faire son oeuvre et elle commença à espérer que l'on allait établir le campement ici-même.
Un hurlement animal, à quelques mètres du campement, réduisit ses minces espoirs à néant et l'on se remit debout à la hâte, sur un ordre du patriarche. Voici deux jours déjà que la marche forcée avait commencé, et ces loups n'avaient pas lâché la caravane d'une semelle. Dès que le camp était dressé, ils se montraient, à bonne distance, semblant ignorer les menaces des guerriers du clan et se contentant d'observer.
Hielna remit ses chausses rapidement, et ses pieds se figèrent en pénétrant le linceul glacé et poisseux de la fourrure humide. Mais il fallait reprendre la route. Kethl était de retour, et après avoir échangé quelques mots avec le patriarche, il revint se placer aux côtés de la jeune fille. Des gouttes de sueurs perlaient à présent sur les tempes de celle-ci. Kethl, avisant le regard implorant de sa soeur, essuya son front d'un revers de manche nonchalant et se pencha vers son oreille :
" Tempête arrive, trouves-toi un traîneau et caches-toi petite soeur "
Celle-ci, le regard embué par le froid et la fatigue, hocha la tête lentement, en signe de dénégation et, passant devant lui, se remit en route alors que la caravane s'ébranlait.

Les éclaireurs avaient trouvé un moyen de traverser la rimaye : un petit pont de glace montant, de quelques pieds de large seulement, mais assez épais pour supporter le passage des traîneaux. Des hommes y jetèrent une peau d'aurochs, afin que les hommes et les femmes à pieds puissent escalader le passage sans risque de glisser. Les traîneaux passeraient en dernier, hâlés par les attelages de chiens. La traversée se fit sans aucun incident. On décida de détruire le pont, afin de couper le passage pour les loups. Ceux-ci auraient probablement un grand détour à faire pour trouver une autre passe et ils abandonneraient probablement la poursuite. Les hommes, redoublant d'énergie, ne mirent que quelques instants à abattre le pont à grand coup de pics, et celui-ci s'effondra dans la crevasse, les fragments de glace résonnant dans leur chute contre les mortelles parois bleutées. Le haut de la rimaye marquait la fin du glacier où la caravane avait passé les deux derniers jours et la colonne s'enfonçait à présent dans une épaisse couche de neige fraîche. Chacun chaussa ses raquettes en bois et en laine tressée et des hommes, munis de lourds bâtons, filèrent à l'avant de la caravane afin de sonder la neige. Et la progression reprit, plus lente qu'auparavant.
On entendait de ci, de là, quelques paroles, quelques rires, le passage de la rimaye et l'éloignement des loups semblaient avoir eu un effet bénéfique sur les esprits et les langues se déliaient. Dans quelques heures tout aux plus on atteindrait les contreforts des Monts et l'on pourrait peut-être même passer la nuit à l'abri rassurant des cavernes.

Le silence se fit de nouveau lorsqu'un traîneau se renversa, patin cassé net par un rail de glace. Les chiens, énervés commencèrent à hurler et à s'agiter tandis que l'on tentait de réparer. Le vent s'était de nouveau levé... Les visages disparurent à nouveau sous les fourrures, les mains dans les épaisses mitaines de marche et l'on finit la réparation sommairement.

A l'horizon, le temps se gâtait... Les montagnes de l'ancien pays d'Areleth s'ourlaient d'une dentelle de brouillard, annonciatrice de neige. Hielna, se protégeant les yeux derrière ses mains gantées, se força à contempler le spectacle, toujours aussi majestueux. Les nappes blanches semblaient s'écouler d'amont en aval, telles les nants roulant à la brève fonte printanière le long des versants sombres des monts escarpés. De ça, de là, les fûts sombres de pins ancestraux crevaient les limbes, formes spectrales apparaissant et s'estompant au détour d'une volute de brume.
Une pression sur son épaule la sortit de sa rêverie, elle s'aperçut qu'elle était à quelques pas derrière la colonne. Elle avait du s'arrêter de marcher sans s'en apercevoir... Son frère, l'air préoccupé, la regardait de ses yeux noirs et perçants. Sans rien dire, il se détourna et partit à grandes enjambées en direction du dernier traîneau.

Cela ramena la jeune fille à la réalité... Elle s'était forcé à ne pas écouter son corps depuis l'arrêt de midi et celui-ci revint douloureusement à sa mémoire. Ses poumons semblaient brûler et elle tremblait des pieds à la tête, ses dents s'entrechoquant doucement, et le cliquetis assourdi par sa capuche l'effraya l'espace d'un instant.
Elle avait froid, elle souffrait, mais il ne lui restait que quelques heures, cinq tout au plus à tenir, et puis elle pourrait se reposer à volonté pendant les quelques jours que durerait l'étape, largement assez pour se soigner et pour être en parfait état pour le retour. Serrant les dents, enfonçant ses mains plus profondément dans les fourrures de sa tunique, elle se remit en marche, titubant sous les coups de boutoirs des bourrasques.

Le mauvais temps nous rejoignit plus tôt que prévu. Les nappes de brume avaient grossi rapidement au cours de la dernière heure, et le vent avait commencé à rugir sur les pentes du névé. Les montagnes semblaient s'éloigner au fur et à mesure que la caravane progressait dans les premières volutes de brouillard et pour couronner le tout, un homme du flanc droit jura avoir aperçu une silhouette canine à quelques distances de la colonne. Bientôt, la preuve en fut faite, les poursuivants n'avaient eu aucun mal à traverser la rimaye et ils apparaissaient, fantomatiques, dans les recoins les plus sombres, entre les buttes de neige entourant la progression de la caravane.
On entendit alors résonner la voix du patriarche, qui commença à parcourir la colonne de long en large, encourageant chacun à ne pas faiblir. Le vieil Olveg cachait superbement ses quatre-vingt hivers et, à le voir ainsi arpenter l'épaisse couche de neige à grandes enjambées, chacun reprit courage et se jeta de plus belle dans la dernière montée. " Tout au plus une heure d'effort et vous serez autour d'un bon feu ! " tonnait-il de plus belle. Au fil des minutes, sa voix s'atténua, couverte par les cris du vent qui tournait à présent à la tempête.
La neige s'était mise à tomber, et se mêlait en un rideau blanc et opaque à la neige soufflée en surface du névé.

Hielna avançait toujours. Son frère s'était placé juste devant elle, faisant la trace pour elle et la protégeant du mieux qu'il pouvait des bourrasques et du froid mordant. Le vieil Olveg était venu plusieurs fois à leur hauteur, les haranguant à continuer, mais la jeune fille l'entendait à peine. Son esprit était ailleurs, dans ce petit désert blanc et ouaté où elle avait appris à se réfugier quand elle souffrait. Elle était bien, et l'effort pour avancer était minime. Plongée dans cet état d'ataraxie si réconfortant, elle n'entendit pas la tempête redoubler. Elle ne sentit pas ses pieds qui, maintenant à moitié gelés dans ses chausses, n'étaient presque plus capables de la porter. Elle ne se vit pas tomber de tout son long, à maintes reprises dans la neige glaciale, ni Kethl qui la relevait et la dégageait de la gangue de neige croûtée qui l'enveloppait à chaque chute.

Elle errait dans un désert froid, sans cieux ni limites. C'est dans cet univers gris qu'elle l'avait aperçu une fois... petit point noir à la limite de son champ de vision, elle l'avait suivi, puisqu'il n'y avait rien d'autre que elle et lui en ces lieux. Elle ne savait ce que c'était, mais elle savait où il l'avait menée. Des montagnes grises, des pentes abruptes et millénaires. Dans une caverne il avait disparu. Elle n'avait osé entrer...
Ces pierres grises et sans âges, elle les connaissait toutes. C'était sa mémoire, son âme. Ce mortier primordial, gris et terne, qui hantait les âmes de son peuple. Depuis que les glaces régnaient, depuis que ce monde était mort, ne laissant survivre à sa surface que quelques hordes de prédateurs, tous plus féroces les uns que les autres mais tous en fin de compte condamnés à une mort commune et glacée.

II. Feux et profondeurs

La chaleur d'un feu l'éveilla. Elle était allongée, ramassée en boule sur elle-même. Des reflets jaunes et rouges dansaient devant ses yeux, et ceux-ci s'emplirent de larmes sous l'effet du sel qui les dévorait et de la fumée qui flottait autour d'elle. Ses joues et son front la brûlaient.
Un sifflement étrange l'éveilla totalement... Ah !.. c'était le bruit de sa propre respiration. Elle avisa qu'elle était nue et enveloppée dans une épaisse couverture étendue près d'un feu. Un plafond gris et humide la surplombait et autour d'elle résonnaient quelques ronflements. Libérant l'une de ses mains de l'entrave de la couverture, elle se frotta les yeux, ôtant la mince pellicule de sel qui craquelait ses paupières, et essuyant les larmes qui humidifiaient ses joues. Puis, se relevant sur un coude, elle jeta un regard circulaire sur la grotte.
Le grand feu auprès duquel elle se trouvait avait été établi près d'une cheminée naturelle par laquelle les fumées s'échappaient en volutes noirâtres. De l'autre côté de la flambée, un mur de pierres de taille humaine avait été élevé, probablement pour protéger le feu du vent de l'extérieur. Tout autour d'elle, une trentaine de corps enroulés dans des couvertures s'abandonnaient à un sommeil réparateur.
Nulle trace des traîneaux ni des chiens, ils devaient être à l'extérieur...
Le sol était en pierre, une pierre douce au toucher et légèrement chaude. S'extrayant de la couverture, Hielna se releva sur son séant. Ses pieds étaient emmaillotés dans d'épaisses bandelettes poisseuses de graisse, mais elle ne les sentait pas. Son corps était recouvert d'hématomes, mais elle l'ignora. Rejetant en arrière une mèche blonde qui l'aveuglait, elle avisa un tas de vêtements, posés près de sa couverture, et commença à s'en revêtir. Elle avait quelque chose à faire, elle le savait.

J'étais allongée à quelques pas d'elle et ses mouvements m'éveillèrent. J'avais passé tout le voyage dans un traîneau, avec les autres enfants, et quand il avait fallu marcher sur la fin, j'étais encore en forme et surtout ignorante de l'affolement dans lequel étaient plongés les adultes. L'ascension s'était faite rapidement, malgré la tempête et les attaques des loups qui prélevaient leur manne sur les plus fatigués d'entre nous, et j'étais arrivée saine et sauve à la grotte, où nous nous étions retranchés. Kethl était arrivé en dernier, portant sur son dos le corps à moitié gelé de sa soeur, et lui-même s'était effondré en atteignant le refuge.
On m'avait confié Hielna car j'étais la moins occupée et surtout la moins utile. Je lui avais ôté ses vêtements, rigides et glacés, tandis que les hommes installaient le grand feu. Sa respiration était sifflante et saccadée, et j'avais détaché quelques cristaux de givres qui s'étaient formés dans ses sourcils et sur ses paupières closes. Ses mains étaient à moitié gelées sous ses gants, mais j'avais pu les réchauffer entre les miennes... Quant à ses pieds, ils étaient perdus : complètement bleus et presque nécrosés, toute vie semblait en être partie ; je les avais enveloppés dans des bandelettes enduites de graisse d'aurochs, espérant l'impossible. Je l'avais tirée près du feu et emmaillotée dans une épaisse couverture, puis, après l'avoir forcé à avaler quelques gorgées d'une décoction bouillante censée apaiser la respiration, je l'avais abandonnée à un sommeil réparateur et m'y étais moi-même réfugiée.

Combien d'heures s'étaient écoulées ? Je n'aurais pu le dire. Mais elle était à présent debout à quelques pas de moi, chancelante, tentant de trouver un équilibre sur l'amas de bandelettes informe qu'étaient ses pieds. Son visage paraissait calme et reposé, et une lueur étrange flottait dans le bleu de ses yeux. La caverne était silencieuse, hormis quelques ronflements épars. Le crépitement du feu, répercuté par les murailles primordiales, nous baignait dans une atmosphère irréelle, et ses lueurs dansantes projetaient en ombres chinoises mille formes mystérieuses au plafond et sur les murs.
Des racines de la montagne semblaient monter des rumeurs, répercutées par les roches, artefacts auditifs du fonctionnement des monstrueux mécanismes du monde, secrets aux hommes et aux créatures qui y vivent...

Je fus arrachée à mon émerveillement de petite fille par un étrange sentiment de manque... Regardant autour de moi, je m'aperçus qu'Hielna avait disparu de mon champ de vision. Me tortillant hors de ma couverture, je sautai sur mes pieds et jetai un rapide coup d'oeil au garde, posté devant l'entrée de la grotte. Il me tournait le dos, et jetais de temps à autre un regard à travers la grande tenture de fourrure qui avait été fixée aux murs et au plafond afin de barrer l'entrée. Un furtif mouvement au fond de la grotte attira alors mon attention, et j'eus juste le temps d'apercevoir une ombre, disparaissant derrière un pan de roche. Sur la pointe des pieds, je me lançai sur ses traces.

Hielna mit quelques minutes à s'accoutumer aux épais bandages qui entravaient sa marche. Au moins ne souffrait-elle pas et elle finit par trouver un équilibre suffisant qui lui permettait de se déplacer sans risque de tomber à chaque pas. Elle avait vu l'imposante silhouette de son frère, allongé à quelques distances non loin d'elle. Enjambant deux autres dormeurs, elle s'agenouilla à ses côtés. Il gémissait dans son sommeil. Délicatement, la jeune fille déposa un baiser sur le front dégoulinant de sueur du jeune homme, puis elle se releva et se retourna après avoir encore une fois détaillé des yeux le visage du dormeur.
Son regard se tourna de nouveau vers le fond de la caverne, où elle savait qu'il l'attendait. Elle l'avait vu dès son réveil, silhouette sombre et immobile se fondant dans l'obscurité d'un pan de roche. Elle se sentait attirée, comme si son univers en une seconde s'était contracté en un point unique, occultant tout le reste. L'instant d'après il avait disparu.

Hielna embrassa du regard la grotte, le feu, les dormeurs. Puis elle se retourna et parcourut rapidement la dizaine de mètres qui la séparait de l'endroit où elle l'avait vu pour la dernière fois, marchant d'un pas ferme malgré ses bandages.
Quand elle atteignit le pan de roche où il l'avait attendue, elle découvrit l'escalier. Semblant sortir du sol, à peine dissimulée derrière quelques stalagmites, telle une bouche s'ouvrant sur les tréfonds du monde, une volée de marches étroites s'enfonçaient dans des ténèbres insondables. Il ne fallut que quelques secondes à ses yeux pour s'adapter à l'obscurité, puis elle entama la descente. Se tenant aux parois, ses doigts effleuraient les pierres chaudes et irrégulières. Un pied devant l'autre, une marche après l'autre, son esprit ne faisait plus qu'effleurer la réalité. Sa respiration emplissait le sombre couloir, râles entrecoupés et rauques.

Je la vis s'engager dans l'escalier ténébreux, et il me fallut quelques minutes pour me décider à la suivre. Cette chose n'aurait pas du être là et je craignais rencontrer l'une des infernales machineries dont j'avais entendu le souffle à travers la roche quelques minutes auparavant. En dessous de moi, le bruit de ses pas s'éloignait, petits frôlements étouffés par les étoffes. Hielna... Remonte ... ! Mais je ne pus crier, et je me lançai à sa poursuite dans le sombre escalier. L'air ici était plus chaud et plus sec et j'entendais mes pas résonner comme dans un tombeau. C'est alors que mes yeux, s'habituant à l'obscurité, commencèrent à distinguer les runes dont étaient recouverts les murs. Des caractères incompréhensibles, mais gravés dans la roche avec une dextérité et une netteté qui avaient défié les siècles. Ceux qui avaient bâti ce passage étaient-ils encore quelque part en bas, dans les profondeurs, ou bien s'agissait-il de l'un des nombreux peuples éteints depuis la mort de notre monde ?
Le bruit de sa respiration avait envahi le couloir, mais il semblait s'éloigner à son tour. Je me mis à courir. J'avais envie de crier, de remonter. Je poursuivis la descente, longue et exténuante. Celle-ci dura ce qui me parut être dix heures. Je pensais qu'en haut, on devait s'être réveillé et s'être étonnés de notre disparition... Peut-être même enverraient-ils des hommes à notre recherche...

Elle était arrivée en bas de l'escalier. Elle ne ressentait aucune fatigue et ses pieds, réchauffés par la descente, semblaient aller beaucoup mieux. Elle traversa d'une enjambée la grande caverne qui s'ouvrait devant elle, il était de l'autre côté et l'attendait.
Il resta avec elle pour finir la descente, petite forme noire trottinant à quelques distances devant elle, ses deux yeux luisant dans le noir quand il se retournait pour l'attendre. Cela avait toujours été, ils se connaissaient.
Enfin, les ténèbres semblèrent se dissiper.

Je m'effondrai, épuisée, sur les derniers degrés de l'escalier. Je dus reprendre mon souffle et étendre mes jambes quelques minutes afin de les soulager des crampes qui m'avaient assaillie.
Il n'était pas possible que Hielna puisse être arrivée ici et déjà repartie, surtout dans son état... Et pourtant j'entendais son souffle, au loin, de l'autre côté de cette salle gigantesque. Etendue sur le dos, j'observai ces monolithes de pierre noire, colonnades grandioses supportant la haute voûte de la caverne. Je me demandai quels géants avaient pu creuser et tailler ceci...Tout autour des colonnes, montant en spirales vertigineuses, les runes s'élevaient jusqu'aux ténèbres impénétrables de la voûte.
Au loin, les bruits s'étaient tus.
Me relevant finalement, je repris ma route... Je n'avais plus besoin du bruit pour me guider, ses blessures s'étaient probablement rouvertes, et de petites traces humides m'indiquaient le chemin.
Au fil des heures, je manquais la perdre une bonne dizaine de fois, car maintenant, le passage était traversé de mille autres, parfois titanesques avenues souterraines ou simples sentes où un homme ne pourrait que difficilement se faufiler... Mais il était écrit que je devais la retrouver.

Hielna foulait l'herbe verte et épaisse, qui s'enfonçait légèrement sous ses pieds blessés. Un rayon de soleil jouait avec ses boucles dorées. Son âme était là, en cet endroit où elle venait toujours quand elle souffrait. Les neiges et les glaces, ici, n'avaient jamais existé.

Le loup noir la regardait, sa tête légèrement inclinée. Ses yeux semblaient la contempler, à la lueur de ce soleil nouveau. Il s'était allongé dans l'herbe, à côté d'un ruisseau et semblait attendre.

Une lueur grandissante éblouissait Hielna depuis quelques minutes déjà, elle laissa courir ses doigts dans les épines d'un cyprès, à quelques pas de la sortie des cavernes. Le contact était doux et piquant à la fois, tout comme l'était le soleil sur sa peau. Soudain prise d'une grande lassitude, elle s'allongea à l'ombre de l'arbre et laissa errer ses sens.

La fin de la descente dura une éternité. Je ne saurais refaire le chemin à l'envers aujourd'hui et je doute même que quiconque veuille retrouver les glaces du dehors, mais je suis encore imprégnée de la beauté immortelle des choses que j'ai entr'aperçues dans les cavernes. Enfin, au bout d'un couloir qui devait faire la largeur d'un des fleuves d'antan, je vis grandir une vive lumière, au fil de mes pas chancelants. Je débouchai à l'air libre, dans la vallée que nous habitons aujourd'hui. Mes yeux ne comprirent pas tout ce qu'ils virent en cet instant... L'herbe épaisse recouvrant le sol d'un tapis vert clair parsemé de fleurs aux couleurs vives, l'éclat cristallin d'un ruisseau proche, serpentant entre les arbres... Les arbres... Jeunes et vivaces, ils s'élevaient vers un soleil éclatant dans un concerto de couleurs et de senteurs. C'était comme un songe, et pourtant tout semblait si vrai. Merci Hielna...
Et c'est secouée de profonds sanglots que je la cherchai des yeux...

Je la retrouvai morte, allongée dans l'herbe sous un cyprès, ses cheveux caressant l'écorce de l'arbre et ses mains jointes sur sa poitrine, serrant encore un bouquet de fleurs blanches. Quelques gouttes de sang avaient rougi l'herbe sous ses pieds.
Les autres me rejoignirent au bout de quelques heures. Ils avaient suivi nos traces, s'inquiétant de notre disparition. Il me retrouvèrent, endormie contre un corps désormais froid comme la glace du dehors.
Ils l'enterrèrent au pied du cyprès, à côté de la rivière qui borde les cavernes. Le corps de son frère fut disposé à son côté, lui non plus n'avait pas passé la nuit.
Ainsi disparut la douce Hielna. C'est elle qui conduisit les pas de vos ancêtres hors de l'hiver éternel et qui fut guidée en ces lieux... Du loup, nulle trace n'a jamais été relevée, mais certains affirment avoir vu une petite silhouette noire rôder près de la tombe d'Hielna, par les plus profondes nuits sans lune.
Après notre arrivée ici, le royaume de Eecebehon fut créé par mon père, mais ceci est une autre histoire...

Ecrire à Amberle
© Amberle, le 27 décembre 2002



Publication : 27 décembre 2002
Dernière modification : 07 novembre 2006


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