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De : Narwa Roquen Date : Jeudi 28 juin 2007 à 17:29:20 | ||
Pour la petite histoire: sachant qu'il y aurait une suite, et laquelle, je n'ai pas voulu que le choix de mes personnages soit influencé, même malgré moi, par l'histoire à venir. J'ai donc demandé à notre Mage à l'envers de choisir pour moi la profession des quatre personnages. Il a eu la gentilllesse de me faire plusieurs propositions, dont j'ai retenu la première. Mon esprit d'équité a été fort mal récompensé, puisque je me suis longtemps sentie mal à l'aise avec ces gens-là, que je ne connaissais pas, et à qui franchement je n'avais rien à dire... Il fait ci, il dit ça, ça tournait en rond. Et puis il y a deux jours, j'ai recommencé, en prenant la parole à la première personne... Et ouf! Tout s'est débloqué... Je me présente : je m’appelle Longfellow, Oscar Longfellow. Je suis Agent du Trésor, membre de l’Inspection des Finances. J’ai trente ans, et je suis au début d’une brillante carrière. Mon père était un gentleman, et j’ai hérité de son flegme et de sa distinction naturelle. De ma mère, je tiens un physique à la Farrisson Hord, grand et mince, avec des yeux pervenche qui me valent bien des succès. Pour l’instant je suis chargé d’inspecter à leur domicile les sujets dont le train de vie semble incompatible avec leurs revenus ; mais ce n’est qu’une étape, je ne compte pas faire ça toute ma vie. Un jour je volerai pour moi – je veux dire : de mes propres ailes. Lundi 19, à 18 h 02, ayant montré patte blanche à l’agent de sécurité dans sa cahute à la grille de la propriété, je fus introduit dans la somptueuse demeure du sieur Edouard de Lignon par une jeune naïade décolorée ruisselante d’eau dans son bikini symbolique. Cet homme possède cinq sociétés d’import-export, et paie moins d’impôts que vous et moi . Planté dans l’entrée de soixante mètres carrés par un « mon époux est sous la douche », j’exerçai mon oeil de lynx sur le mobilier de l’entrée, puis du salon où je m’aventurai sans vergogne. Dans cette villa d’architecte avec piscine couverte, entourée d’un immense parc arboré aux chênes centenaires ( probablement transplantés), je recensai les bibelots précieux, pour la plupart exotiques, les tableaux pompeux et abstraits, les meubles blancs hyper-contemporains et le billard chauffant ; sur le carrelage blanc s’imprimaient de savantes arabesques dorées,et le tout était presque entièrement masqué par une superposition de tapis orientaux où le pied s’enfonçait comme sur une plage. Une sorte d’incompréhensible sculpture métallique trônait dans un coin de la pièce – ça aussi, ça devait chiffrer. Je ne comptais pas moins de trois ordinateurs portables, un écran de télévision comme je n’en avais encore jamais vu, encastré dans le mur, et un véritable catalogue de matériel hi-fi. Dans chaque coin, l’oeil torve d’une caméra mobile suivait chacun de mes pas. A 18 h 22, le propriétaire fit son apparition, portant la soixantaine replète et méprisante, une bedaine molle saillant par dessus la ceinture lâche de son peignoir de soie rouge. Avant même de me saluer, il lança en direction de la piscine : « Chérie, une coupe, je te prie ! » Puis, s’adressant enfin à moi en me montrant le divan et toujours sans le moindre mot d’accueil, il grinça : « Je rentre à l’instant des Amériques. C’est à cause de la Séditec ? Toujours en déficit, je vais la revendre, non, la brader... - La Séditec est bénéficiaire depuis cinq ans. Mais... -Vraiment ? Mon nouveau chef comptable est un Barbare du Sud, je ne comprends rien à ce qu’il raconte. Il est bardé de diplômes, mais il m’insupporte, il sent mauvais. Il faut que je m’en débarrasse. Merci, chérie. » D’une main distraite il flatta la longue cuisse mouillée. La jeune femme me lança un regard langoureux, que je reçus avec l’impassibilité d’un véritable gentleman. Tandis que je mouillais à peine mes lèvres, de Lignon vida sa coupe d’un trait et se resservit aussitôt. Dom Sérignon millésimé, esbrouffe ostentatoire. Cet homme manquait de goût et le savait, ce qui dénotait malgré tout une certaine délicatesse. Peur de manquer, vieux relents d’une jeunesse misérable et humiliée... Je souris à l’idée que sa fortune en milliards ne suffisait pas à le rassurer. Tout le monde n’a pas la chance d’avoir reçu une éducation. « Vous avez un dossier sur le bahut », me montra-t-il d’un geste de colère fatiguée. « Je paie bien assez. Si les Finances me cherchent des noises, vous pouvez dire à votre Empereur que je délocalise illico, ça fera quelques milliers de chômeurs en plus, et je m’en bats les... - Chouchou, tu veux grignoter quelque chose ? » La naïade était revenue avec un plateau de petites bouchées décongelées – tièdes, grasses, chères. La main de Chouchou fondit sur le plat telle une pie voleuse, alors que son visage restait totalement inexpressif. Je me demandai ce qui le faisait encore sourire. « Vous avez une jolie voiture », hasardai-je. - « Quoi ? La Torsche ? C’est la voiture de ma femme. Moi je roule avec le veau, l’autre, l’espèce de char tout terrain, mais mon chauffeur préfère la Bentley. L’avantage c’est que même à contre sens dans un rond point, ce sont les autres qui se poussent. J’ai la paix. » Il était resté de marbre. Etait-il dépressif ? Je jubilai d’autant plus d’avoir trente ans, un physique avantageux, une intelligence hors du commun et une ambition justifiée. Mardi 20, 19 h . Banlieue proprette d’une ville de province. C’était une de ces maisons de poupée où les murs sont épais comme du papier à cigarette ( c’est une expression, je n’ai jamais fumé, bien entendu), les pièces larges comme des placards, toute en hauteur et mitoyenne des deux côtés. La plupart datent des années 80 – 90, vestiges des programmes « logements sociaux » des municipalités qui étaient à l’époque d’un rose bien-pensant. Et c’est à dessein que je dis vestiges. Du linge séchait au milieu du carré de gazon en façade, que des rosiers fraîchement plantés séparaient de la rue. Assise sur le seuil devant la porte ouverte par où s’échappait une forte odeur de friture ( travaillaient-ils au black pour un restaurant ?) , sur le seuil, donc, une petite fille brune toute menue, typée comme une Barbare du Grand Est, surveillait un bambin qui empilait des cubes. « Papa, papa ! Il y a un monsieur ! » Le bruit d’une scie sauteuse venant du garage s’arrêta aussitôt, et un homme de mon âge, vêtu d’un T shirt blanc et d’un bermuda à fleurs, s’avança en souriant. Comme sa fille, il portait des tongs. « Monsieur N’Guyen ? » L’intéressé opina du chef et tendit une main encore blanche de sciure malgré un essuyage rapide sur le bermuda. « Excusez-moi, nous avons aménagé il y a un mois, c’est encore le chantier. Entrez, je vous en prie. » Il me fit asseoir sur un canapé propre mais usé jusqu’à la trame, après m’avoir présenté sa femme, aussi menue que la ribambelle d’enfants qui se cachaient derrière elle ( quatre ? cinq ?). Lui, à côté, faisait figure de colosse, trapu, les épaules carrées, presque aussi grand que moi. « Vous avez une grande famille ! » Il se mit à rire. « Seulement trois sont à moi. J’héberge deux neveux, les autres sont des voisins... Vous prendrez bien un pastis ? On dirait que l’été va être chaud. » Pendant qu’il allait chercher des glaçons, j’inspectai la pièce. Peinture blanche récente aux murs, carrelage bon marché, meubles en kit et étagères réduites à leur plus simple expression, qu’il avait dû faire lui-même. Un salon de jardin en PVC blanc occupait le coin salle à manger. L’odeur de friture était vraiment épouvantable... Et en face du canapé, un écran plat grande largeur... L’homme était fin. En me tendant mon verre, il m’expliqua que son cousin travaillait chez Farty, et qu’il lui avait refait le moteur de sa voiture en échange. « J’ai lu dans votre dossier que vous boursicotiez... » Nullement gêné, il me sourit. « Je débute ! J’ai un autre cousin qui travaille à la Poste, il me conseille... C’est un jeu... Je compte davantage sur mes heures supplémentaires, surtout qu’on a pris un crédit sur trente ans... » Un portable sonna. « Veuillez m’excuser... Oui, Karim... Je serai là, oui. Je suis Conciliateur, mais je ne sais pas si je pourrai faire grand chose... Ce n’est plus comme au temps des syndicats... Mais je serai là, oui. Bye. - Vous faites de la politique ? - J’aide les gars à se défendre, quand je peux. J’ai eu la chance d’aller jusqu’au bac, et je m’exprime facilement. Je ne pense pas que ce soit de la politique. » Un ombre passa sur son front. « Je suis bénévole à la MJC, aussi, je donne des cours de karaté aux jeunes, ça les occupe... Et je sers d’interprète, à l’occasion, quand quelqu’un de ma communauté a besoin de faire une démarche. Nous sommes une minorité, on se serre les coudes... Mais il m’arrive aussi d’aider les Empiriens, qui ne savent pas tous bien écrire ! », conclut-il avec un sourire joyeux, où je ne décelai cependant ni orgueil ni esprit de revanche. Une voix venue de la cuisine, comme un pépiement d’oiseau intarissable, le fit taire un instant. « Ma mère veut savoir si vous restez dîner. Elle a fait des beignets de crevettes, les enfants adorent ça ! - C’est très aimable à vous, mais j’ai d’autres engagements.» Il traduisit ma réponse dans la même langue d’oiseau, puis but une gorgée de pastis. « Vous faites beaucoup d’heures supplémentaires ? - Autant que je peux. Je sais que j’aurai une retraite de misère, donc il faut que je travaille le plus possible maintenant. Le patron du Grand Garage me fait confiance, j’ai de la chance. Ma femme est nourrice agréée, et le week-end elle fait des extra dans les restaurants. Ma mère nous aide bien et les enfants font leur part. Tout cela est complètement légal. Nous, du Grand Est, on travaille beaucoup, et on est honnête. On essaie d’apprendre ça à nos enfants, avec le respect des aînés, l’entraide et le contrôle de soi. » Je me sentis un peu mal à l’aise dans mon costume sur mesure. Ce gars mentait peut-être, mais alors il mentait remarquablement bien. Je me levai. « Je suppose que vous vous couchez tôt... - Pas en ce moment... J’ai promis à ma femme de finir notre lit cette semaine... Je viens de finir les lits superposés pour les enfants, avec l’aide de mon voisin... Ce n’est pas essentiel, vous me direz... Ma mère a dormi par terre presque toute sa vie, et souvent dans un pays en guerre... » Mercredi 21, 15 h. C’était un immeuble vieillot de deux étages, près du fleuve. L’escalier, mal éclairé, grinçait à chaque marche. Au deuxième, la porte de droite n’avait pas de sonnette. Je frappai, une fois. Deux fois. Trois fois, plus fort. Je me remémorai ma fiche : Séraphin Villemagne, 72 ans, écrivain et poète, jamais marié, trois enfants de trois unions différentes, politiquement incorrect. Enfin il ouvrit, en se frottant les yeux. « Pardonnez-moi, je faisais la sieste... Heureusement que vous m’avez réveillé ! Vous partagez mon café ? » Il me précéda dans la minuscule cuisine presque propre où les objets avaient fui les éléments en formica du siècle dernier pour s’étaler et se chevaucher sur tout ce qui était à peu près plat. Les assiettes flirtaient avec les paquets de pâtes et de biscuits, la tasse du dessus de la pile contenait des cailloux et des boutons, des livres en pyramide instable portaient un paquet de tabac à pipe, des pêches et des pommes se cachaient au milieu des pots d’épices, avec la complicité d’un trousseau de clefs et d’un téléphone portable. « Je vis seul », précisa-t-il devant mon air perplexe. « Dans ce monde trop régenté à mon goût, cette enclave est une terre libre. Et puis, j’ai horreur de ranger... » L’homme respirait l’intelligence. De taille moyenne, mince, il avait des mains longues et soignées, un visage ouvert et des yeux bleus vifs, pénétrants, pétillants... Je tombai sous le charme instantanément, non pas en proie à l’hypnose du serpent, mais plutôt à l’émerveillement d’un explorateur devant un monde inconnu... Un miaulement plaintif annonça l’entrée d’un chatte blanche au poil soyeux qui vint s’enrouler sur ses jambes. « Que dis-tu, Pénélope ? Que je devrais recevoir monsieur au salon ? Tu as parfaitement raison ! » Il posa sur un petit plateau en bois d’olivier les tasses, les cuillers, le sucrier, et une cafetière napolitaine en aluminium comme on n’en trouve plus même dans le plus arriéré des vide-greniers, et nous suivîmes la chatte au salon. Ce qui frappait en premier, c’était la quantité ahurissante de livres qui débordaient de la jolie bibliothèque en merisier pour envahir impunément le buffet, la table basse, les deux fauteuils et tout un coin de la pièce, du sol presque jusqu’au plafond. Seul le petit bureau, en face de la fenêtre, n’avait accepté que quelques feuilles de papier couvertes d’une écriture agile, un stylo à plume et un dictionnaire de rimes dont les feuillets ne restaient ensemble que par habitude. Quelques aquarelles lumineuses ornaient les murs défraîchis. Pas de télévision mais un tourne disque qui avait dû être haut de gamme, flanqué d’une rangée de 33 tours dont je me demandai s’ils produisaient encore du son. L’ordinateur , posé sur une tablette bon marché près du bureau, devait avoir plus de vingt ans, et un écran mammouthesque digne de figurer dans un musée de l’informatique. « Alors vous êtes poète », commençai-je platement. L’oeil bleu s’alluma. « Je suis de la race des dinosaures, vous savez. Les gens ne lisent plus de poésie, et pour ainsi dire plus de livres non plus... Par chance j’arrive encore à caser quelques textes de chansons à des adolescents attardés qui ne connaissent rien à la musique, mais ça se vend... Pour moi je n’ai plus besoin de grand chose, je vis au ralenti. Mais j’aime bien pouvoir gâter encore mes petits-enfants, quelquefois... La fumée ne vous dérange pas ? » Comme je souriais poliment, il alluma sa pipe. « C’est du tabac. Il y a cinquante ans de ça, si on nous avait dit qu’on interdirait le tabac et qu’on mettrait le cannabis en vente libre... Mais les vieux ne renoncent pas facilement à leurs habitudes. Et puis j’ai toujours été considéré comme un marginal et un provocateur. J’ai soutenu la gauche tant qu’il y a eu une gauche. Maintenant... » Il fit un geste vague comme pour dire « il n’y a plus rien à faire ». « Ma foi, être hors-la-loi à mon âge, c’est amusant, non ? » Comme je gardais le silence, totalement subjugué par la majesté de ce vieil homme, il me sourit encore. « J’ai été dénoncé, n’est-ce pas ? Cet éternel agitateur fraude forcément le fisc... Aurais-je encore la chance d’avoir des envieux, voire des ennemis ? Ca, voyez-vous, c’est vraiment le stigmate de la gloire... « La haine est un carcan, mais c’est une auréole... » On ne vous apprend plus tout ça, bien sûr... » Je sortis de chez lui la tête dans les étoiles, cachant sous ma veste, tout contre mon coeur, un recueil de poèmes qu’il m’avait offert comme on donne à boire à l’assoiffé. Et ambition ou pas, carrière ou pas, je me jurai que Séraphin Villemagne ne verrait pas l’ombre d’un redressement tant qu’il serait en vie... Narwa Roquen,qui a bien failli être en retard cette fois-ci! Ce message a été lu 6904 fois | ||
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3 WA-Commentaire 18 - Narwa Roquen - Onirian (Mer 3 jun 2009 à 14:03) 3 Exercice 18 : Narwa Roquen => Commentaire - Estellanara (Lun 9 jul 2007 à 15:22) 3 Miroir, mon beau miroir.... - Maedhros (Jeu 28 jun 2007 à 18:31) |