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De : Narwa Roquen  Ecrire à Narwa Roquen
Date : Mercredi 29 aout 2007 à 19:30:38
L’Eau et le Feu




Autour de ces souvenirs, j’ai érigé les plus fortes murailles qu’un esprit humain ait pu jamais concevoir. Et je les ai maintenues en place tout au long de ma vie, sachant l’énergie qu’il m’en coûtait. J’étais promise à une brillante carrière mais, utilisées ailleurs, mes forces incomplètes m’amenèrent à me contenter d’une position subalterne dans l’Ordre des Chamanes, à la grande déception de mon Maître Thyrion, qui voyait en moi celle qui devait lui succéder à la tête de la Grande Maison. Cela ne m’a jamais peinée.
Le temps a passé. Je sens la vieillesse arriver à grands pas, et les tissus nobles de mon cerveau, soumis à de trop fortes contraintes, se détériorent de jour en jour. J’ai souvent des pertes de mémoire, un manque du mot, je confonds les lieux et les visages... Il me suffirait de baisser légèrement mes défenses pour retrouver un peu de vigueur. Je ne le ferai pas. Je n’ai plus à rougir de ce qui fut. Ma vie d’ascétisme et de discipline a racheté ma honte, et je n’ai pas de regret. Je pourrais garder le front haut et le coeur léger devant le regard de celui qui me découvrirait. Mais je ne puis me résoudre à ce que ce sanctuaire inviolé reçoive la visite d’un intrus profanateur. Pendant toutes ces années, la petite lumière qui a brillé dans ce temple secret, logé au fond de ma mémoire, a été mon seul guide et ma seule étoile. J’ai connu quelques malheurs, mon mari m’a quittée, mes enfants sont partis dans l’indifférence, mes amis, méprisant mon faible statut social, se sont éloignés de moi, et j’ai souvent été en butte au dédain de ceux qui, fiers de leur pouvoir, moquaient mon incompétence. Plus encore, mon incapacité à manifester une quelconque émotion m’a empêchée de tisser le moindre lien, même de camaraderie. Mais dans la pauvreté et la solitude je pouvais traverser le quotidien terne de mes jours sans ambition et sans souffrance. Qu’aurais-je pu souhaiter de plus ? J’ai aimé.
Si je dois être appelée dans la mort à l’âge où d’autres encore se délectent ou se déchirent dans la puissance et la gloire, que cela soit : la mort comme la vie peut être un acte d’amour.


La Grande Epidémie de 06 fit des ravages effroyables parmi la population de la Colonie. Il s’agissait vraisemblablement d’un germe autochtone, de nature virale, excessivement contagieux et mortel dans la plupart des cas. Les chercheurs ne réussirent pas à l’identifier, et tous les traitements qui furent tentés, antiviraux, antibactériens, corticoïdes et même antimitotiques, restèrent sans résultat.
Dans le but de limiter la contagion, des mesures préventives drastiques furent instaurées, comme le port permanent de masques et de gants filtrants, et l’interdiction absolue de tout contact cutané direct. L’épidémie cessa, mais dans la crainte d’un nouveau fléau similaire, les Gouvernants promulguèrent une loi prohibant tout contact physique entre humains, exception faite pour les couples dans leur intimité, les mères et leurs enfants de moins de sept ans, et pour les Soignants en cas de force majeure. Conséquence ou coïncidence, les générations qui suivirent développèrent plus souvent des pouvoirs télépathiques, et l’on vit l’émergence d’une nouvelle médecine de type chamanique, basée sur une profonde empathie et sur la mobilisation positive des énergies corporelles, à travers l’imposition de mains gantées, dans un état de méditation proche de la transe. Cette médecine fonctionnarisée par l’Etat et gratuite pour tous permit de développer une politique de prévention de haut niveau, et beaucoup des pathologies habituelles disparurent. De moins en moins de remèdes furent nécessaires, et l’on ne garda en usage que certains breuvages à base de plantes. Petit à petit la médecine traditionnelle perdit de son audience, jusqu’à disparaître, puisque même les interventions chirurgicales pouvaient être effectuées par les remaniements énergétiques, et ceci sans besoin d’anesthésie et sans perte de sang.


Parallèlement deux modifications importantes changèrent les habitudes de la population. D’une part les livres furent cantonnés dans quelques grandes bibliothèques, où des rayonnements désinfectants étaient diffusés toutes les nuits. Par manque de place, ou par une volonté délibérée de restreindre les activités subversives ou émotionnellement agressives, seuls les ouvrages didactiques récents furent conservés ; les oeuvres artistiques, philosophiques et ludiques furent détruites.
De plus les moeurs devinrent extrêmement rigides, privilégiant un modèle où l’homme se consacrait essentiellement au travail, la notion même de loisir devenant absconse. L’alcool, le tabac et toutes les substances qui pouvaient occasionner une addiction ne furent plus ni produits ni importés. La peinture, la littérature, le théâtre disparurent ; l’activité sportive, individuelle et hors compétition, fut prônée comme un élément d’équilibre et de bonne santé. La musique et la danse gardèrent un droit de cité limité, d’autant mieux tolérées qu’elles revêtaient un caractère sacré.
En effet, si dans un souci de pacification les premiers Colons avaient été choisis parmi les agnostiques, la peur qui accompagna la Grande Epidémie fit surgir une nouvelle religion, où étaient vénérés les quatre éléments : le Vent, la Terre, l’Eau et le Feu.
En ce qui concerne la faune et la flore, l’utilitaire ici encore prima sur le superflu ; quelques animaux sauvages subsistèrent dans les montagnes, mais les seuls animaux tolérés près de l’homme étaient d’usage alimentaire. De même, la flore d’agrément ne fut pas entretenue.
Il va sans dire que dans un semblable contexte la plus grande sévérité régissait les échanges sociaux ; les jeunes gens devaient se présenter vierges à leur mariage, et toute forme de libertinage voire de déviance était considérée comme un crime et comme tel passible de sanctions pénales lourdes.
Il faut bien voir que cette population, n’ayant pas accès aux archives, avait perdu le souvenir du mode de vie de sa planète d’origine, en l’occurrence Terra; et comme toute contestation était étouffée dans l’oeuf, la Colonie vivait des jours paisibles et de ce fait, prospérait.


Extrait de « Histoire de Segovia IV », in « Carnets de voyage », tome II, de Hans Vermeer.



C’était il y a vingt ans – un jour ordinaire, ou qui aurait dû l’être. En ce temps-là, ma vie était régulière comme les battements de mon coeur. Tout était en ordre, et j’en étais fière. Après une nuit calme de sommeil sans rêve, je m’étais arrachée aux bras aimants de mon mari Gilferth pour aller réveiller mes enfants, Vic et Tom, et préparer le petit déjeuner : lait de soja, galettes de blé dur et compote de pommes. Laissant Gilferth se hâter de rejoindre son collègue Alfin qui passait le prendre chaque matin dans son glisseur, j’avais accompagné les garçons à l’hydronavette : leur école était sur la rive opposée du lac. Enfin je partis à pied comme presque tous les jours, vers la Maison des Chamanes. C’était un trajet de trois quarts d’heure si on marchait bien – cinq minutes en glisseur. Mais une activité physique régulière était souhaitable, et mon Maître Thyrion recommandait de garder le contact avec la population. Je traversai donc une partie de la ville, saluant d’un signe de tête et d’un sourire mes voisins et mes patients. Ce temps me permettait également de faire le vide en moi et de me recentrer avant d’aller exercer la médecine chamanique.
Cette journée-là fut chargée. Beaucoup d’enfants souffraient d’une vilaine toux ; les personnes âgées se plaignaient de rhumatismes depuis les fortes pluies de la semaine précédente ; une femme enceinte était folle d’inquiétude après un cauchemar où elle avait vu son enfant mort-né ; un chanteur de la Chorale d’Ollian, le Dieu de l’Eau, s’était enroué, et enfin l’éternelle Manaude s’était encore trouvé depuis la veille une demi-douzaine de maladies imaginaires.
Le soir commençait à tomber ; les jours raccourcissaient, en ce début d’automne, et je n’aimais pas trop rentrer à la nuit : Gilferth me reprochait toujours de délaisser ma famille. Dans la Salle d’Accueil il restait encore une personne. Je soupirai. C’était une grande jeune fille blonde, qui se leva maladroitement de son siège et vint vers moi en boitillant. Sa voix était chantante et ses gestes gracieux malgré sa boiterie.
« Pardonnez-moi, Mère Chamane, je sais qu’il est tard... Je me suis tordue la cheville et... Je suis Danseuse, j’ai un spectacle dans trois jours... Auriez-vous un moment à m’accorder ? »
C’était encore une enfant, et elle me sembla désarmante d’innocence.
« Bien entendu. »
Assise sur le lit de Soins elle me montra une cheville gauche gonflée et violacée.
« Comment avez-vous fait ça ?
- Bêtement », me sourit-elle en secouant sa longue chevelure. « Ce matin, après la répétition, je chahutais avec mes amis. J’ai couru dans les escaliers et je suis tombée. Sur le moment je n’ai pas eu très mal. Mais j’ai marché un peu cet après-midi et la douleur n’a fait qu’augmenter. Vous pensez que je serai remise dans trois jours ?
- Je vais faire mon possible. Allongez-vous, fermez les yeux, détendez-vous. »
Mes mains gantées au dessus d’elle captaient une énergie bouillonnante, un peu anarchique, une soif de vivre démesurée, et je pressentais qu’elle avait tout le jour négligé sa douleur et de ce fait aggravé son état. Le désordre était encore plus grand au niveau de la cheville, où l’entorse pourtant minime avait déjà entraîné des tensions importantes aussi bien dans les fascias que dans les muscles voisins, sidérant la circulation. Il n’y avait pas de lésion majeure, mais le corps surmené aspirait au repos.
« Vous semblez mener une vie trépidante...
- Oh non... Je suis active, c’est vrai, mais c’est ma nature... »
Autour de son cou je remarquai le pendentif de verre renfermant la petite flamme rouge des natifs du Feu. Comme tous ceux de son Signe, elle devait être ardente, passionnée... et épuisante, pour elle comme pour les autres. Et je n’arrivais pas à mettre ses flux au repos.
« Parlez-moi de votre Danse ; mais parlez lentement, en vous concentrant sur ce qui vous apaise et vous apporte de la joie. »
Alors elle parla.
Je n’écoutais jamais ce que les gens disaient à ce moment-là. Je les faisais parler pour qu’ils relâchent leurs tensions, ce qui facilitait mon travail. Je me concentrais sur leur corps, sur mes flux dans leur corps, ce qui était la seule chose importante.
Mais sa voix... si mélodieuse, si riche d’intonations variées, si limpide... Fraîcheur cristalline, source inattendue au milieu du désert... Des images courent sur mes flux... J’ai si longtemps marché... J’ai tellement soif... Comment peut-elle... Si feu, si flamme, et cette voix d’eau bienfaisante, écho à ma structure, reconnaissance inouïe... Je me laisse porter par ce flot paisible, calquant mon énergie sur son rythme, et ma puissance devient profonde et pure. J’absorbe la chaleur de l’inflammation, et je restitue l’ordre et le sens. La circulation se rétablit, la peau redevient rose. La guérison est presque acquise.
A regret je rompis le contact, doucement, et je me plaçai à sa tête. Elle se tut. Le silence était encore rempli d’elle, et jamais silence ne m’avait paru aussi lumineux. Je travaillai sur les centres supérieurs ; il fallait qu’elle ressente sa fatigue pour offrir enfin à son corps le repos qu’il réclamait. C’était comme d’essayer de garder dans ses bras un jeune enfant qui ne voulait que courir. Je la tenais, elle glissait, s’échappait, se laissait reprendre, se débattait en riant... Enfin, à ma contenance douce et insistante elle céda, en poussant un long soupir.
« Voilà. Vous allez vous lever lentement, rentrer chez vous calmement, et prendre deux jours de repos – aucun geste brusque, pas d’activité physique, ne courez pas. Mangez des fruits, des légumes, pas de viande. Je vous verrai après-demain soir, en fin de journée, et si vous êtes raisonnable le jour d’après vous pourrez danser. »
Elle s’assit d’un bond en s’écriant « C’est vrai ? », et aussitôt porta la main à sa tête.
« Ca tourne ! »
Je souris.
« Je vous avais dit : lentement...
- Je ne saurai jamais !
- Il vous suffit d’essayer... »
Elle leva les yeux vers moi, deux grands lacs plus clairs que l’azur où je lis à la fois de la confiance et de l’admiration...
Je la laissai partir. La fatigue de ma journée s’était totalement évaporée. Je humai l’air de la nuit avec bonheur. Les lumières de la ville me semblaient chaudes et joyeuses, j’éprouvais un bien-être parfait à marcher, mon pas résonnait fièrement sur le bitume. Relevant mes dignes jupes, je me lançai dans une course folle, juste pour la joie de sentir mon corps en mouvement ; je m’arrêtai dans un éclat de rire. J’étais jeune, j’étais libre, j’étais moi !
Sa voix. Sa voix qui revenait chanter dans ma tête. Ainsi malgré son air juvénile elle avait vingt-deux ans. Elle était Danseuse. Elle préférait le profane au sacré, mais si elle voulait vivre de son art, elle n’avait pas le choix... Oh ce ton boudeur qui sentait la grimace... Elle parlait de la musique comme d’une seconde peau. Elle parlait de son corps comme de quelqu’un d’autre. Elle le ressentait, et elle le jugeait sévèrement dans le miroir. Quand elle dansait, elle se sentait en apesanteur, elle fusionnait avec le monde... et en même temps, elle avait l’esprit en hyper-éveil, et le contrôle absolu de toutes les énergies de son corps. Je n’avais rien répondu à cela, mais c’était exactement la sensation que j’éprouvais chaque jour en soignant, ce que j’appelais le Contrôle Détaché. Comment pouvait-elle, si jeune... Ce que j’avais appris par le travail et l’expérience, avec la patience d’une fourmi, elle semblait le connaître d’instinct – ou peut-être l’avait-elle découvert en se jetant sans retenue dans la passion de son art, chose dont j’étais, dont nous étions tous, nous autres Chamanes, totalement incapables...
Le souvenir de ses paroles enchantait mon pas, j’esquissai une pirouette, quelques entrechats, j’avais envie de chanter, la vie était merveilleuse... Je rentrai chez moi euphorique, riant pour un rien, chahutant avec mes garçons, me découvrant cinquante projets pour la maison, pour les enfants... Gilferth était silencieux et me regardait comme si j’avais perdu la raison. Il avait préparé un ragoût de mouton, sûrement avec beaucoup d’amour, mais je n’avais pas faim, trop d’idées se bousculaient dans ma tête. Il alla se coucher juste après le repas, me laissant jouer avec mes fils à une partie de cache-cache endiablée. Sa désertion me déçut : je le trouvai vieilli et terne, ne ressemblant plus au jeune officier fringant que j’avais épousé sept ans plus tôt.
Ce soir-là, après avoir rangé mille choses qui auraient pu attendre, j’eus du mal à trouver le sommeil. Il y avait tant à faire ! Et dormir me semblait une perte de temps...



Le lendemain j’étais plus calme, mais toujours d’excellente humeur. Je m’appliquai à mon travail, donnant le meilleur de moi-même, débordant d’attentions bienveillantes et de sourires chaleureux. Sur le chemin du retour, je pensai que j’allais revoir cette jeune fille, et je m’aperçus alors que je ne savais même pas son nom : j’avais oublié de le noter dans le registre, et cette négligence me surprit.
Le jour d’après je m’éveillai inquiète. Je me demandais si mon traitement avait été efficace, si elle avait encore mal, si elle boitait, j’imaginais ma grande honte si j’avais dû lui dire qu ‘elle ne pourrait pas danser le lendemain, j’imaginais que peut-être, mécontente de mes soins elle était allée consulter quelqu’un d’autre, ou au contraire, se sentant trop bien, elle n’allait pas revenir. Au fur et à mesure que la journée avançait, j’étais agacée, énervée, impatiente. Les gens me semblaient stupides, bavards, gênants, j’avais hâte de les voir repartir. Chaque fois je la cherchais dans la Salle d’Accueil, en vain.
Il était sept heures du soir. La Salle d’Accueil était vide ; le ciel s’était voilé de lourds nuages noirs, et elle n’était pas là. Je m’assis à mon bureau et me pris la tête entre les mains. Il n’était pas possible qu’elle ne vienne pas. Cela n’aurait pas eu de sens. Je l’avais soignée de mon mieux, elle ne pouvait pas ne pas revenir. Il n’y avait ni raison ni excuse possible. Il fallait absolument qu’elle vienne.
Un pas régulier retentit sur le dallage. Je sautai sur mes pieds, le coeur battant, m’arrêtai, me forçai à prendre une contenance anodine. Je passai le seuil de la porte. Mon coeur s’arrêta, mon ventre se tordit. Elle était là.
« Pardon, Mère Chamane. »
Son sourire aurait arrêté une guerre.
« Je suis sans doute un peu en retard. Je ne fais que dormir depuis deux jours... Je n’ai plus mal, vous savez, ma cheville est guérie. Mais je suis épuisée...
- Ne vous inquiétez pas. Demain vous aurez retrouvé vos forces. »
Pendant qu’elle s’installait sur le lit de Soins, je sortis le grand registre.
« J’ai oublié de vous inscrire, l’autre soir. Quel est votre nom ?
- Ambre Mellorn. »
Ambre. Je me chantais ce nom tout bas, je le trouvais étonnant, distingué, rayonnant. Ambre. Sa cheville était guérie. J’inspectai minutieusement tous ses centres d’énergie, ce qui n’était pas vraiment indispensable, mais j’éprouvais un plaisir intense à entrer en contact avec son corps, contact lointain et professionnel, mais contact intime et secret... Ses canaux génitaux étaient ouverts, donc... Je faillis rougir, je me contrôlai. Je ne la trahirais pas. Je libérai les atténuations que j’avais installées deux jours plus tôt, et le flot de son énergie se remit à couler librement, vaguelettes joyeuses courant sur ses méridiens... Je puisai dans mes réserves pour compenser la fatigue qu’elle portait encore. Je n’y étais pas tenue, mais ce don de moi qu’elle ne saurait pas m’enivrait de bonheur. Le lendemain, quand elle danserait, il y aurait au fond d’elle un petit morceau de moi ...
J’avais presque fini quand j’entendis gronder le tonnerre. L’orage éclata aussitôt, lumière crue d’éclairs en rafale, explosions assourdissantes, salves de gouttes violentes assaillant les carreaux.
Elle se redressa lentement, jeta un regard contrarié vers la fenêtre.
« Vous avez peur de l’orage ?
- Non, le feu est mon élément. Mais j’ai horreur d’être mouillée ! »
J’eus un rire bref.
« Vous pouvez attendre ici, si vous voulez. J’ai encore des dossiers à remplir, ma journée n’est pas finie.
- Oh, c’est gentil à vous ! »
Je commençai distraitement à taper sur le clavier, en la regardant lacer ses sandales. Elle releva sa jupe longue, découvrant la peau dorée de deux jambes fines et musclées. Mon esprit était totalement tendu vers elle, et sans réfléchir je demandai :
« Vous avez soif ?
- Oh oui », soupira-t-elle.
Je lui tendis un verre d’eau qu’elle vida d’un trait.
Devant moi elle se mit debout, puis sur la pointe des pieds, pirouetta sur deux tours en souriant.
« C’est merveilleux ! Je me sens toute neuve, toute légère ! Vous exercez un métier fabuleux !
- J’essaie d’apporter du bien-être. Mais c’est ce que vous faites vous aussi, je suppose. »
Ses yeux s’allumèrent d’un éclat presque sauvage.
« A la vérité... Aucun d’entre nous n’a choisi de danser. Nous dansons parce que nous ne pouvons pas faire autrement, c’est plus fort que nous ! La Danse nous a pris... Oui, peut-être que nous apportons une part de rêve... à ceux qui ne nous considèrent pas comme des parias parce que nous faisons étalage de notre corps... La Danse leur semble tolérable quand elle a l’excuse du sacré... Alors que ce n’est que le prolongement de la musique, et toute musique est divine... »
Elle parlait. Je buvais ses paroles. Dehors l’orage se déchaînait et je priais qu’il ne s’arrête jamais. Une partie de moi savait qu’il était tard, que j’aurais dû rentrer, mais j’étais près d’elle et je me moquais du reste. Je me chauffais à sa flamme, j’étais portée par sa musique, hypnotisée, subjuguée, ensorcelée...
« ... Nous avons une tradition orale, chez les Danseurs. Les Anciens nous transmettent ce qu’ils ont appris de leurs Anciens, et même si les livres ont été détruits, nous sommes instruits des coutumes des Temps d’Avant. Savez-vous qu’autrefois les gens se serraient la main pour se dire bonjour ? Non seulement ils se touchaient librement, de peau à peau, mais quand vous rencontriez un inconnu, la plus élémentaire politesse était de lui serrer la main en vous présentant... »
J’ouvris des yeux éberlués, presque effrayés.
« En public nous portons des gants, mais entre nous, nous nous touchons les mains, le visage. Ce n’est pas pour autant que nous nous vautrons dans la luxure, ni que nous tombons malades... Comment un corps pourrait-il exprimer des émotions s’il est toujours enfermé dans une carapace de tissu ? Comment danser au rythme de l’autre, des autres, si nous sommes toujours séparés ? »
Elle ôta ses gants.
« Vous voulez essayer ? »
En tremblant, je l’imitai. Elle me tendit les mains, de longues mains fines, mobiles, élégantes. Je lui confiai les miennes, maladroitement.
Elle, l’audace. Sa peau chaude, vibrante. Moi, la honte. Mes mains froides et sèches. Le choc ! Séisme extrême, raz de marée, bouleversement, soleil, chute, envolée, frissons brûlants, tempête de sable, trembler, s’ouvrir, naître ! Au delà de la peur. Au delà des mots. Je cours dans son corps, elle traverse le mien. Elle est ma Vie...
« Je m’appelle Livia », murmurai-je.
« Eh bien, Livia, vous voilà initiée au Secret des Danseurs. Est-ce que vous trouvez ça sale, dégradant ? »
Je secouai la tête en riant.
« Non ! Je ne me suis jamais sentie aussi vivante, aussi humaine... »
Elle rompit le contact, effleura ma joue d’un doigt mutin.
« C’est bien. Il est tard, il faut que je me sauve. Merci de m’avoir guérie.
- C’est moi qui vous remercie... »
Déjà elle disparaissait, flamme libre et bondissante, vers la sortie.
« Ambre ! Où dansez-vous demain ? »
Elle avait ouvert la porte sur la rue, un courant d’air glacé me figea.
« Sur l’esplanade des Trois Saules, c’est vers la sortie nord, pas loin de l’astroport... A bientôt... »
Le silence retomba. La pluie avait cessé. Je fermai mes yeux brûlants. Un torrent de larmes montait en moi, rompant les digues de la discipline et de la bienséance. J’étais reconnue. J’avais le droit de vivre. C’étaient des larmes du passé, que je n’avais pas versées. Unifiée. Je n’étais plus séparée. Je les laissai couler librement. C’était un soulagement infini, un baume apaisant sur une cicatrice toujours douloureuse. Pas de la joie, pas de la peine. Plus que ça. Autrement. J’étais profondément moi et plus la même. J’avais déchiré le voile qui cachait le miroir. Je n’avais plus peur.
Je rentrai en marchant posément, découvrant pas à pas un nouveau monde, des odeurs mouillées plus intenses, des lumières plus sereines ; une lune complice me fit un clin d’oeil entre deux nuages. J’étais le monde ; comme lui, l’orage qui avait éclaté m’avait fait trembler, m’avait abreuvée, avait réparé ma sécheresse et sauvegardé ma fertilité.
La maison était silencieuse et obscure. Les enfants dormaient paisiblement. Je me couchai sans bruit dans le lit où Gilferth ronflait doucement. Sans s’éveiller tout à fait, il se tourna vers moi, grommela « tard... », et se rendormit. Sa main moite se posa machinalement sur mon bras nu. Ce toucher me sembla visqueux et froid, et j’en frissonnai de dégoût. Lentement je glissai hors de sa portée. Il n’aurait pas pu comprendre.



Je désertai le lit conjugal bien avant la sonnerie du réveil : j’avais un rendez-vous immanquable en début de soirée. Prétextant une longue journée, je pris le glisseur. Je travaillai dans l’urgence tout le jour, mon urgence, ma nécessité. Les heures ne passaient pas assez vite à mon gré. Je rangeais le bureau avant de m’échapper enfin, le coeur fébrile, quand se présenta une fois de plus Manaude la boulangère, se plaignant de douleurs au ventre. Je fronçai les sourcils.
« Je n’ai pas le temps ce soir. Revenez demain matin.
- Mais j’ai mal ! »
Je sortis de l’armoire un flacon d’élixir d’aneth.
« Prenez-en vingt gouttes ce soir, et vingt gouttes dans la nuit si vous souffrez encore. A demain. »
Je démarrai le glisseur en trombe, joyeuse comme un gamin qui a séché l’école, et quelques minutes plus tard, j’étais assise au dernier rang d’une petite assemblée de spectateurs placides, souhaitant que personne ne me reconnaisse, mais trop heureuse pour redouter quoi que ce soit.
Toute de rouge vêtue, elle apparut enfin sous les projecteurs, au milieu d’une troupe de Danseurs jeunes et beaux comme elle. C’est peu de dire que j’étais éblouie ! Tant de grâce et tant de passion... Sa combinaison à longues manches, à peine agrémentée de quelques voiles courts aux épaules et aux hanches, mettait en valeur son corps de liane fluide, souple et félin dans les cambrés, aérien dans les sauts, innocent dans les portés... Elle enchaînait équilibres parfaits, déboulés, pirouettes, elle s’envolait dans les bras de ses partenaires, libre, légère, étincelante... Et moi dans l’ombre je retenais mon souffle, d’émerveillement et de crainte mêlés... Et debout au milieu du public enthousiaste, j’applaudissais à tout rompre...
Vite, vite, repartir, se faufiler parmi les spectateurs nonchalants, ne pas regarder en arrière, enfermer ce trésor dans ma mémoire, plus le temps de s’émouvoir, rentrer... J’eus le temps d’embrasser les garçons avant leur coucher ; je réalisai alors avec terreur que Vic allait avoir sept ans dans quelques mois. Ces lois de non-contact étaient absurdes ! Je ne pourrais plus embrasser mon propre fils !
« Tu as mangé ? », me proposa Gilferth.
Je l’ai vue danser, reine parmi les hommes.
« Non, laisse, je n’ai pas faim.
- Tu as l’air fatigué. Tu devrais prendre soin de toi. Tu as un regard complètement halluciné. »
Elle danse dans mes yeux, elle danse dans mes veines, elle est toute ma vie...
Je sentis son esprit effleurer le mien, et je montai d’un coup de féroces barrières, si brutalement qu’il en sursauta.
« Je ne cherchais pas à être indiscret. Je sais respecter le secret du travail.
- Excuse-moi », lui souris-je faiblement. « Je suis peut-être plus fatiguée que je ne pense. »
J’allai me coucher quelques instants après, et il eut la délicatesse de ne rien me demander.


Le lendemain matin vers dix heures, mon Maître Thyrion me fit convoquer.
« Tu as vu une certaine Manaude Dex, hier soir ?
- Elle est arrivée tard. Je lui ai donné de l’élixir d’aneth, et je dois la recevoir ce matin.
- Elle ne viendra pas. Elle est morte cette nuit. Son mari a appelé la Brigade Volante. Elle a vomi un flot de sang et a succombé malgré les protocoles d’usage. Ulcère perforé ou varices oesophagiennes, j’attends l’autopsie. »
Je restai sidérée, muette. C’était injuste. J’avais toujours travaillé sans compter mes heures... et Manaude passait son temps à se plaindre pour un rien. J’essayai de me remémorer la dernière fois que je l’avais examinée... Elle avait des vertiges, et je n’avais rien trouvé. Est-ce que j’avais scruté son estomac ? Ma mémoire était un gouffre sans fond. Je ne me souvenais plus de rien.
« Ecoute, Livia, ça nous est arrivé à tous. Tu sembles épuisée. Si tu t’arrêtais quelques jours ?
- Non... Je ne sais pas... Ca va aller... »
Je revins à la salle de Soins, me raidissant contre la honte, tentant en vain de rejeter la faute qui était la mienne. Pendant la pause du déjeuner, je m’enfermai à double tour. Personne ne devait savoir. Pas tellement pour moi, mais pour elle. Je devais verrouiller cette partie de ma mémoire afin que nul sondeur ne puisse mettre à jour ce que je savais sur elle ; et puis, notre secret... Je pensai à Dennit, ce collègue de mon mari à la tête de fouine, à qui l’on confiait les interrogatoires des criminels les plus pervers, et qui s’était vanté un soir devant moi de pouvoir lever les défenses les plus sophistiquées... Je songeai aussi à Thyrion, mon Maître si compatissant dont la puissance mentale avait guéri, devant une cour d’étudiants extasiés, le mutisme d’un homme survenu vingt ans plus tôt après un traumatisme... Personne, qu’il fut tendre ou cruel, agressif ou gentil, ne devait pouvoir passer cette frontière. Pièce après pièce, recourant à mes forces les plus vives et les plus profondes, sans crainte de mettre pour cela en péril l’essence même de ma structure, je tricotai un barrage serré qui devait rester érigé en permanence. Mais, par un artifice qui me vint alors spontanément et que je serais incapable de reproduire aujourd’hui, ce noyau serait perçu non comme une zone opaque et dense, mais comme une lacune transparente, un petit morceau de rien totalement anodin. Je l’insérai au milieu de mes souvenirs d’enfance, les journées solitaires à attendre le retour d’un père qui ne reviendrait pas, les longues soirées à écouter soupirer ma mère... Si le sondeur réussissait à sentir que ce vide apparent contenait un souvenir, il penserait que ce n’était qu’un moment pénible de plus dans un passé ennuyeux et solitaire, que j’aurais verrouillé pour ne plus en souffrir. De plus, comme je renforçai l’intensité du mal-être environnant, l’observateur, qui ne pouvait travailler que barrières baissées, serait contaminé par un sentiment de tristesse nauséabonde confinant au désespoir, ce qui pourrait également le dissuader de poursuivre sa recherche...
Quand je repris le travail, j’étais exténuée mais rassurée. Ambre était en sécurité grâce à moi, et personne ne pourrait m’utiliser pour lui nuire.



Les jours suivants je traînai une fatigue maussade, me réfugiant dans mon secret quand j’étais sûre de ne pas être dérangée, et y puisant un réconfort fugace.
Puis un matin je m’éveillai avec le désir impérieux de la revoir – un instant, une seconde, de loin, sans qu’elle le sache, m’assurer qu’elle existait, qu’elle allait bien, que rien ne la tourmentait... Par coïncidence, Gilferth devait partir huit jours en mission excentrée. Je l’embrassai négligemment et aussitôt je me mis à réfléchir : comment la retrouver sans que personne n’en sache rien ? Ayant pris le glisseur, je passai devant l’esplanade des Trois Saules ; les chaises et les projecteurs avaient été retirés. Je ne connaissais que son nom ; les soins étant gratuits, nous ne relevions pas l’adresse des patients. Je compulsai sans y croire l’annuaire des vidéocom, mais elle n’y figurait pas ; peu de célibataires avaient les moyens de s’équiper. Il ne me restait que la patience : matin midi et soir, entre mes temps de soins, je parcourus les rues de la ville, les yeux fixes, le coeur défait, sursautant à la moindre chevelure blonde, m’affolant devant une démarche, un port de tête, un rire clair. Tout ce qui me la rappelait me déchirait et m’illuminait. Je la cherchais, dans les silhouettes et les visages, asphyxiée par un désir qui n’avait pas de nom, me débattant comme un nageur dans un courant sauvage pour respirer coûte que coûte. Et plus je la cherchais en vain plus l’obsession de la revoir devenait envahissante.
La nuit je rêvais d’elle, dansant sous les étoiles devant mes yeux hagards, se noyant dans les eaux boueuses du lac en plein hiver malgré tous mes efforts pour l’atteindre, dénouant le chignon strict qui retenait mes cheveux avec un sourire engageant, puis emportée soudain par une lame de fond haute comme une montagne... Je me réveillais en sueur, haletante, terrifiée. Elle était peut-être en danger, abandonnée de tous, et moi ici, loin, trop loin... Une fois j’essayai de la contacter par l’esprit mais ma tentative trop timide n’aboutit pas. Elle dormait, sans doute, et je ne voulais pas la réveiller...



Gilferth rentra, manifestant un empressement envers moi dont je me serais passée. Sa présence me retardait, le matin, et m’obligeait à rentrer plus tôt le soir. Ma voisine Léonta s’occupait volontiers des enfants quand j’étais en retard, mais Gilferth n’aurait pas compris que je déserte trop souvent la table familiale ; de plus, je n’avais pas envie de lui mentir. Il ne me restait que la pause de midi, et je sautais volontiers le repas pour profiter de cette heure entière ; de toute façon je n’avais pas faim. Je voyais bien à mes vêtements que j’avais maigri, à mes cernes noirs sous les yeux que je manquais de sommeil, à mes crises d’angoisse au milieu d’un soin facile que ma concentration s’en ressentait, mais le feu qui me dévorait était trop intense pour que je me préoccupe d’autre chose.



Un jour enfin, après un mois d’errements infructueux, les Dieux eurent pitié de moi : je retins de justesse un cri en la voyant marcher sur un trottoir entre deux jeunes gens. Je garai le glisseur un peu plus loin et je revins à pied dans sa direction, m’obligeant à garder un pas calme et régulier quand mes jambes hurlaient de l’envie de courir vers elle, mobilisant toutes mes forces de contrôle pour que mon coeur ne bondisse pas hors de ma poitrine et que mon souffle paniqué me permettre d’émettre quelques sons humains. En la croisant je lui souris, et elle m’interpella joyeusement :
« Mère Livia ! Que je suis contente de vous voir ! Je vous présente mes deux partenaires, Skell et Reus ! »
Les deux Danseurs s’inclinèrent poliment.
« Vous savez », ajouta-t-elle à leur intention, « c’est grâce à Mère Livia que j’ai pu danser avec vous aux Trois Saules ! C’est la meilleure Chamane que je connaisse ! »
J’esquissai un geste de déni, incapable malgré toute ma science de prononcer un mot. D’un signe de tête je pris congé avant que mon trouble croissant ne me fasse commettre un irréparable impair. Après quelques pas nonchalants, je fis demi tour et je les suivis discrètement de loin, jusqu’à ce qu’ils entrent dans une vieille maison. Il n’y avait pas de nom sur la porte, mais une étiquette collée sur la boîte aux lettres indiquait « Compagnie de l’Etincelle ». C’était là qu’elle répétait, et probablement tous les jours ! Enfin j’avais une piste, et la certitude de la revoir.


La période qui suivit fut étrange. Mon Maître Thyrion m’avait confié un travail administratif qui me déchargeait des Soins. Il s’agissait de rédiger le rapport annuel d’activité de la Grande Maison, tâche qui lui incombait mais qu’il avait souhaité me confier pour cette année. Cela pouvait être interprété comme un privilège, ou bien comme une sanction à la suite de mon manquement récent. C’était en tout cas l’occasion de me retrouver un peu seule, avec des horaires fixes, d’échapper à la dépense d’énergie que représentaient les Soins, et de fréquenter un peu plus mes collègues, à qui j’allais demander des précisions sur leurs annotations dans les registres. Cependant cette occupation répétitive et peu créative me lassa très vite et m’attira un ennui profond, rapidement teinté de tristesse. Malgré l’approche de l’hiver, je cessai de prendre le glisseur. Gilferth penserait ainsi que tout était normal, et un peu plus d’exercice physique me permettrait sans doute de mieux dormir – quand je ne faisais pas de cauchemars, je restais des heures éveillée à l’entourer de mes pensées comme un cocon protecteur, m’imaginant que j’avais le pouvoir d’éloigner d’elle toutes les forces du Mal. Je consacrais tout mon temps libre à faire le guet non loin de la maison de la rue des Moissons. J’arrivais ainsi à l’apercevoir une à deux fois par semaine, seule ou en compagnie d’autres Danseurs, le plus souvent avec le grand blond qu’elle avait nommé Skell. Jamais elle ne me vit, et cela m’allait très bien. Je n’aurais pas su quoi lui dire, et elle aurait probablement trouvée ridicule cette addiction insensée ; mais je n’étais en paix que si je l’avais vue. De jour en jour je me persuadais que je veillais sur elle, que j’étais là pour empêcher quiconque de lui nuire, et que ses rires insouciants étaient la conséquence de mon attention sans faille – et son juste salaire. Plusieurs fois je rêvai que je lui sauvais la vie, l’arrachant aux flammes d’un incendie, ou arrêtant d’un geste solennel la vague géante d’un raz de marée qui allait la submerger.



Ce jour-là, je m’en souviens, j’allai à ce simulacre de rendez-vous le coeur léger. J’avais bien travaillé dans la matinée, mon rapport avançait, il était clair, précis, concis, les chiffres étaient justes et les commentaires avisés. Je la vis sortir de la maison, et au lieu de m’en repartir aussitôt comme à mon habitude par un autre chemin, dans un élan euphorique je décidai de la suivre. Son pas alerte était une danse joyeuse dont il me semblait entendre la musique. Elle se dirigea vers le bord du lac, où sur la berge avait été aménagé un espace ombragé pour le jeu et le repos des enfants en bas âge. A l’heure du déjeuner, ce lieu était le plus souvent désert. Je me disais que peut-être, si elle s’asseyait sur un banc, j’oserais l’approcher, échanger avec elle quelques phrases banales, ou qui sait ? tenter un mot d’esprit qui l’aurait fait rire. Elle aurait peut-être besoin de quelque chose, d’un conseil, d’un soutien, d’une aide que je serais la seule à pouvoir lui offrir... Mais elle traversa le parc en regardant alentour comme si elle cherchait quelqu’un. Je me cachai derrière un tronc d’arbre. Et je vis s’avancer dans l’allée, à sa rencontre, le grand échalas blond. Elle courut vers lui, sauta dans ses bras, et il la souleva pour la faire tourner... Quand il la reposa, leurs lèvres se joignirent. Je restai là, pétrifiée, sidérée, anéantie. Je ne pouvais pas détacher mes yeux... Ces deux corps... Pas le droit ! Ils n’ont pas le droit, ils ne sont pas mariés, ils n’ont... Douleur féroce, pulsion de mort, elle est heureuse, elle l’aime, et moi ? Je ne suis rien, je n’existe pas, je ne sers à rien, je peux mourir ! Elle ne sait même pas que je... Pensée arrêtée, informulable. Que je quoi ? J’étouffe de honte. Je l’aime ? Moi, Livia Delbosc, Mère Chamane, future Directrice de la Maison, je l’aime, elle, Ambre, une Danseuse... une femme !!
L’arbre me soutient. Je ferme les yeux. Je suffoque. Douleurs emmêlées, jalousie, honte, amour inutile. Je glisse au sol la tête dans les genoux, amas informe de souffrance. Une solitude déchirante lacère mes entrailles. Le sentiment de mon indignité scelle mes yeux – disparaître ! Puis tout se mélange, la dispute de mes parents, une porte claquée, moi enfant lâchant le verre que je tiens à la main, le cri de ma mère « Méchante, Livia ! », et cette même sensation de solitude, d’abandon, de faute... Je sursaute, regarde l’heure à ma montre. Ne pas penser, rentrer, vite. Etendre un masque impassible sur ce visage défait. Marcher, vite. Eviter le regard des passants. Toute la vilenie de ma conduite m’entoure d’un halo maudit. Je sens leur mépris peser sur mes épaules comme une chape de plomb.
M’enfermer dans le bureau. Epuisées, mes défenses s’effondrent. Je grelotte, je claque des dents. Mon pouls s’affole, je transpire, j’ai la fièvre. En tremblant je me prépare une tisane d’écorce de saule et je me remets à ma tâche. Les mots et les chiffres grouillent devant mes yeux. Falaises, précipices, montagnes qui s’élèvent et redescendent comme d’immenses vagues de pierre, fondent sur moi pour m’engloutir, se tordent en spirales terrifiantes comme des noeuds de serpents gigantesques – mal au ventre, nausée, vertige... Et ce rythme obsédant des montagnes qui dansent, peur primale, terre qui vibre, terre qui tremble...
Dans un moment d’accalmie je me lève, vacillante, je vais boire un peu d’élixir de quinine. Dormir... Je me réveille en sursaut, trempée de sueur. La fièvre va remonter, c’est sûr. Vite. Rien n’est plus urgent. Je m’assieds sur le sol, en position de méditation. Mon corps est raide, douloureux, exténué, courbatu. J’invoque Ollian, mon Dieu, le Dieu de l’Eau, accorde-moi ta miséricorde, il me faut juste un peu plus de forces... J’invoque Ardell, son Dieu, le Dieu du Feu, c’est pour elle, ce n’est que pour Elle... J’enferme tous mes souvenirs récents avec les autres, dans mon temple secret. Et je renforce encore mes barrières. Même si je délire, aucun son ne sortira de ma bouche qui puisse trahir. Oui, je l’aime. Eperdument, à la folie, je suis possédée et je revendique comme mienne cette possession, cet amour absurde, anormal, injuste, dévoyé, c’est ma Chose et mon Bien et je le garderai au fond de moi jusqu’à la mort. Comment y renoncer ? Autant renier ma propre existence, renier la Beauté, l’Harmonie, renier Ambre... Jamais.
Résolue et apaisée, je me lève. J’ouvre la porte du bureau. Je vais rentrer chez moi, à pied, au milieu de cette foule ignorante qui ne pourra jamais comprendre. Je regarde tous ces gens qui attendent dans la Salle d’Accueil. D’un sourire narquois, je les défie. Je fais un pas en avant. Et puis tout devient noir, la terre s’ouvre sous mes pieds, et je tombe, je tombe sans fin...


Pendant trois jours, à ce que me raconta Gilferth à mon réveil, je fus la proie d’une forte fièvre. Je délirais la plupart du temps, je me débattais en criant « non ! », quand je ne sombrais pas dans l’inconscience. Mon Maître Thyrion m’avait ramenée lui-même à la maison, et il était venu tous les jours à mon chevet. Il avait semblé à Gilferth qu’il était perplexe et démuni devant mon état, et tous ses soins étaient restés sans effet. Ce qui l’intriguait le plus, c’était que je gardais les mâchoires serrées, ce qui m’empêchait de boire.
« C’est un mal très profond », avait-il dit ; « une de ses patientes est décédée récemment, et cela a peut-être réactivé les souvenirs douloureux de la perte de son père. Son esprit hurle à la mort comme un loup en cage, et elle rejette violemment tout contact. Elle est forte, elle devrait se remettre. Mais je crains qu’elle ne garde des séquelles. Quelques petits vaisseaux situés dans la substance grise du cerveau sont complètement spasmés, et je redoute qu’il ne s’ensuive une nécrose. J’ai essayé de les dilater, mais je n’ai pas réussi. »
Je guéris. Mon corps guérit. Je restai prostrée une dizaine de jours, indifférente à tout, même à mes enfants qui faisaient de leur mieux pour cacher leurs larmes. Quand je commençai à bouger, je me rendis compte que mon bras et ma jambe gauches manquaient de force. Comme l’avait craint Thyrion, j’étais hémiplégique, partiellement, et la récupération ne serait jamais complète. Ma voix était devenue plus lente, plus grave, mes pensées étaient comme engourdies. La vivacité des enfants m’était pénible, le bruit et le mouvement m’agressaient.
Je pus retourner en boitillant à la Maison des Chamanes, je pus même recommencer à soigner des pathologies légères qui ne requéraient pas trop de puissance. Parler représentait cependant un effort gigantesque, dont je m’abstenais le plus souvent.
Au bout de deux ans il m’arriva de pouvoir sourire du bout des lèvres.
Je ne pus par contre plus jamais accepter le contact de Gilferth, qui après des années de patience et d’abnégation obtint sans peine une séparation légale et la garde des enfants. Je quittai la maison pour aller vivre dans un petit appartement au deuxième étage de la Maison. Je n’avais plus de trajet à faire, c’était une bonne chose.
Quand Thyrion mourut, son successeur, beaucoup moins compatissant à mon égard, m’attribua le rangement et l’entretien de la Bibliothèque, et je dus déménager dans une petite chambre au dernier étage. Je voyais tout cela se produire dans une indifférence totale. J’étais incapable d’éprouver la moindre émotion, et cela est encore vrai aujourd’hui. Il m’arrive parfois de croiser de jeunes étudiantes, pâles et soupirantes, et de deviner la cause de leur tourment. Je voudrais leur dire que je les comprends, que j’ai ressenti autrefois le même mal d’amour. Mais avant que je puisse émettre un son, mes mâchoires se crispent douloureusement, et cela peut durer des heures.
Parfois, dans mes rêves, je vois Ambre qui danse et qui me sourit. Je ne l’ai jamais revue. Je sais que je ne lui ai pas fait de mal, et c’est la seule chose qui compte.
Un jour, en faisant le ménage dans une des petites réserves reculées de la Bibliothèque, j’ai trouvé un livre dont le titre m’a intriguée. « Les tolérances sexuelles sur Erydien III ». L’auteur parlait d’une planète où les gens avaient le droit de se toucher, où le mariage n’existait pas, où l’homosexualité était banalisée. Cela me choqua d’abord, puis me fit rêver. Quelle aurait été ma vie sur cette planète ? Cela n’aurait peut-être rien changé. Je n’ai pas aimé Ambre parce que c’était une femme, mais parce que c’était Ambre. Cette révélation a bouleversé ma vie, essentiellement en raison des moeurs en usage dans notre Colonie. J’ai fini par me rendre compte avec le recul que je n’étais pas responsable de cette attirance. Pourquoi tombe-t-on amoureux ? Personne n’a jamais su répondre à cette question. Parfois les Dieux prennent un malin plaisir à brouiller les pistes, et les pauvres humains se perdent en chemin.
J’avais autrefois une puissance hors du commun, supérieure même à celle de Thyrion. En toute lucidité, je le savais. Une grimace du destin m’a transformée en déficiente mentale et physique, rejetée par tous. Je n’ai pas de rancoeur. J’ai choisi de suivre cette voie. Ce que je garde au fond de moi surpasse en beauté tout ce que j’ai pu voir dans la réalité des autres. J’ai aimé. Elle s’appelait Ambre. Elle était Danseuse. Elle m’a fait naître, et je lui ai donné ma vie.

Narwa Roquen


  
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Réponses à ce message :
3 Exercice 20 : Narwa Roquen => Commentaire - Estellanara (Jeu 13 sep 2007 à 13:22)
3 superbe - z653z (Lun 3 sep 2007 à 11:55)
3 Two for the one - Maedhros (Ven 31 aou 2007 à 20:46)
       4 Quelle chance... - Narwa Roquen (Lun 3 sep 2007 à 18:59)
3 Sans voix. - Elemmirë (Mer 29 aou 2007 à 20:40)
3 ... (désolée, jamais aucune idée pour les titres...) - Clémence (Mer 29 aou 2007 à 19:46)
       4 Rainer Maria Rilke - Clémence (Mer 29 aou 2007 à 20:14)
              5 avis "tadam" - Clémence (Jeu 30 aou 2007 à 09:08)


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