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De : Estellanara  Ecrire à <a class=sign href=\'../faeriens/?ID=69\'>Estellanara</a>
Page web : http://estellanara.deviantart.com/
Date : Mercredi 26 decembre 2007 à 12:52:49
Commencé en septembre, fini en décembre...

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Remords posthume




Je contemple les étoiles à travers la baie vitrée. J’ai éteint les luminaires et ils grésillent imperceptiblement. Mes yeux errent le long du ruban neigeux de la voie lactée, contemplent les astronefs qui virevoltent le long de la station comme des essaims de lucioles. Cette beauté tranquille devrait me réconforter. Mais mon esprit ne connaît pas le repos. "J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans... " Il me semble que ce poème a été écrit pour moi... Je pense à elle. J’ai si souvent admiré le ciel nocturne en sa compagnie, autrefois. Mais elle n’est pas là. La nuit est pleine de son absence. Elle ne me reviendra jamais. Penser à elle est une exquise torture, une jouissance masochiste. Parfois, la douleur est si grande que je voudrais l’oublier, mais ce serait renier notre amour. La souffrance serait-elle moindre de ne l’avoir jamais connue, plutôt que de l’avoir perdue ? Elle était ma vie. Ce bonheur enfui, il ne m’en reste que ces précieux souvenirs. Je les évoque et le chagrin me brûle les paupières.

Mon adorée. Ma ténébreuse. Isis. Pourquoi m’as-tu quitté ? Pourquoi t’ont-ils enlevée à mes bras ? Une larme de sang roule sur ma joue pâle. Les siècles n’ont pas dissous mon chagrin ni éteint les feux de ma haine. Aurais-je pu te sauver ? J’aurais donné mon immortalité pour toi. Existait-il un moyen de t’arracher à leurs griffes ? Chaque nuit, je me pose ces questions. Les regrets ont le goût de la cendre... Je ne puis enterrer le passé. Je ne puis m’y résoudre. Accepter que ces heures ne reviendront jamais. La vengeance apaiserait-elle mon âme ? Serait-elle une catharsis ? La colère m’a aidé à survivre au désespoir. Une fois le sang de mes ennemis répandu, que me resterait-il comme but en ce monde ? Peut-on vivre de ses souvenirs ?

Isis, je te revois sur un pont de pierre à Paris, à un bal de la cour, rayonnante dans tes atours de soie, au carnaval de la Nouvelle-Orléans sous un masque de tigre blanc. Je revois ton sourire, tes bras qui se tendent vers moi, ton regard si dur parfois... Je me revois les années qui suivirent ta disparition, errant de par le monde, veuf et orphelin à la fois. Isis, tout cela est si loin. Je peux encore t’imaginer à mes côtés. Il me suffit de fermer les yeux pour évoquer ton image. Je peux presque sentir ton parfum. Entendre le froissement du velours de ta robe... Mon coeur se serre et mes poumons se vident en un profond soupir. Je sombre dans les eaux noires de la mémoire. Je me rappelle... Je me rappelle cette soirée de 1783. Nous étions heureux alors, dans l’insouciance d’une passion naissante...



Je congédiai le domestique pour la nuit et pénétrai dans la chambre à la suite d'Isis. J'embrassai la pièce du regard en dégrafant ma cape. J'appréciais le confort et la sobriété de l'hôtel particulier de mon amante, à des lieues de la mode tapageuse qui avait cours chez les nobles de notre connaissance. J'y avais emménagé quelques mois auparavant. La pièce était vaste et haute de plafond, entièrement parquetée. De lourds rideaux noirs complétaient les volets : la lumière assassine ne devait sous aucun prétexte pénétrer la chambre. Dans un coin, se trouvaient une coiffeuse couverte de flacons de parfums et un paravent, au centre, sur un tapis gris perle, un canapé et un fauteuil aux pieds sculptés. Le lit était immense et surmonté d'un baldaquin de velours sombre. Les draps étaient de soie écarlate, de la facture la plus fine. Un cadeau que j'avais fait à ma belle. Etant né riche, dans une famille de la vieille noblesse de France, j'avais toujours eu le goût du luxe. Sur un guéridon, s'épanouissait un bouquet de roses noires, aux senteurs capiteuses : ses préférées.

Mes doigts caressèrent un coffret d'ébène sur la console de la cheminée. J'avais pris depuis peu l'habitude d'y déposer un souvenir de chacune de mes victimes; une bague, une boucle de cheveux, un simple ruban parfois... Isis s'amusait fort de ce mysticisme. Ce soir-là, c’est une épingle de nacre qui rejoignit les reliques. Le miroir d'argent poli me renvoya l'image d'un gentilhomme de belle prestance, vêtu d'une culotte vert sombre, de bas blancs et d'une chemise à jabot, les cheveux noirs, retenus en catogan et légèrement poudrés, les prunelles violettes et la bouche sensuelle. Je m'approchai et fis au miroir mon plus beau sourire, celui qui avait fait chavirer tant de coeurs, puis j'éclatai de rire. Aucune ride ne viendrait jamais ternir l'éclat de mon visage. Mon corps demeurerait à jamais souple et musclé, comme aujourd'hui. Ah, que la vie était donc belle une fois passé le cap de la damnation ! Une fois écartée l'ombre de la mort, le monde apparaissait dans toutes ses couleurs.

Mon reflet m'adressait toujours un sourire radieux et légèrement flou. Mon image s'estomperait d'année en année et finirait par disparaître. Isis n'avait pas vu la sienne depuis des éternités. Penser que je serais encore là dans plusieurs siècles était grisant. Je n'avais plus désormais à me soucier du temps. Tout m'était devenu possible. Que le caprice me prît de passer une décennie à courir le monde, à apprendre le clavecin... je le pouvais. Comme j'aurais aimé que ma soeur connût cette sensation... Mais elle n'avait pas survécu à l'attaque du monstre. Ma petite colombe. Je fermai les yeux et la revis, étendue sur le tapis, serrant encore sa poupée de porcelaine, une fleur écarlate s'épanouissant lentement sur la dentelle déchirée de son col. Je revis le monstre, la nuque brisée après mon attaque, tandis que je buvais sa vie pour sauver la mienne. Il écarquillait les yeux. Des yeux pareils à deux améthystes, qui seraient bientôt les miens. Je revis les premières heures de cette seconde vie, dérobée aux veines même de la Mort. Heures de terreur. Souffrances de mon corps transmutant le fluide surnaturel, brûlure du soleil avant que l'instinct ne me poussât à me terrer, affres de la faim avant que je ne compris comment me sustenter... Je ne savais rien de l'engeance de nuit à laquelle désormais j'appartenais.

Mais Isis était venue à moi. Elle m'avait enseigné et protégé des autres, pour qui les jeunes étaient une proie facile. Isis, ma déesse obscure. Mon regard se posa sur le paravent derrière lequel elle se changeait. Ses effets reposaient pêle-mêle tout autour, flots de taffetas noir et de dentelle prune, bustier de satin, jupons innombrables, fleurs de velours sombre qu'elle venait d'ôter de son chignon. Sa présence emplit mon esprit et son nom glissa de mes lèvres dans un souffle chaud. Sa voix, grave avec une touche d'accent exotique, s'éleva dans la chambre :
- Je suis bientôt prête, mon ami. Prenez patience.
- Madame, ce serait un privilège que de passer l'éternité à vous attendre.

Elle rit, de cet exquis rire de gorge qui promettait des voluptés indicibles. Je tournai et retournai son nom dans ma bouche comme un bonbon suave. Isis était un pseudonyme. Je ne connaissais pas sa véritable identité et elle ne devait jamais me la révéler. Son vrai nom était, disait-elle, le vestige de sa mortalité, d'une époque vieille de plus de cinq siècles, une époque funeste qu'elle voulait oublier. Il évoquait pour elle la famine, la solitude dans les ruelles des souks, les oeillades lubriques des clients tandis qu'elle dansait sur les tables dans la fumée des narguilés. Tout cela était révolu, dissous dans le faste des soirées parisiennes, englouti sous le luxe d'une vie de libertine, noyé dans les honneurs et les excès de Versailles. Effacé à jamais.

Elle chantonnait derrière le paravent, reprenant un air de ce charmant castrat italien entendu au bal de Me de Montignac. Je murmurai :
- Quelle exquise soirée...
- Et quelle merveilleuse nuit.
- La marquise a toujours su s'entourer de gens de si bel esprit ! Et sa fille est délicieuse...
- Le jouvenceau que j'ai dégusté sur le parvis ne l'était pas moins. Quelle fraîcheur, quelle grâce, quelle aimable figure...
Je souris. En matière de victime, sa préférence allait immanquablement à de séduisants jeunes hommes. Je devais par la suite prendre moi aussi l’habitude de choisir d’innocents tendrons. Leur beauté était-elle le moyen d’exorciser la laideur du meurtre ?
- Vous êtes, madame, une chasseresse d'une sauvagerie incroyable. Quel contraste avec la délicatesse de vos traits !
- Mon doux prince, vous apprendrez qu'il est dangereux de se fier aux apparences...
- Je désapprouve, toutefois, la frayeur que vous lui fîtes à dessein. A trente pas, j'entendais battre son coeur !
- Me déniez-vous le droit de m'amuser avec mes proies ?
Je sentis dans sa voix l'ombre infime d'une menace. Aimer l'ombrageuse Isis était comme jouer avec une lame tranchante, excitant mais dangereux. Mes mots se firent velours. Je la ménageai mais je n'en tenais pas moins à exprimer mon opinion :
- Non pas, mais je vous saurais grés de ne point trop les faire souffrir. Ne vous souvient-il plus que nous fûmes des leurs ?
- Gardez-vous d'éprouver de la pitié pour eux, Dorian. Ils ne sont pour nous que du bétail.
- Je vous entends mais ne puis vous rejoindre là-dessus. L'espèce humaine mérite à mes yeux quelque respect.

Je me tus un instant. Je n’ai jamais eu de goût pour la chasse mais Isis, dans sa danse de mort, était d’une pureté si animale qu’elle en oblitérait presque la violence. Elle susurra :
- Comme votre coeur est tendre, mon ami ! Je ne vous en aime que d'avantage.
A ces mots, elle parut et mon coeur en oublia de battre. Elle était si belle que j'en étais à chaque fois surpris. La première fois qu'elle m'était apparue, six mois auparavant, émergeant de l'ombre des arbres de Versailles comme une déesse antique du brouillard des limbes, j'avais cru à un rêve. Je vivais ce rêve désormais puisqu'elle était mienne.

Elle avait dénoué ses longues boucles rousses et elles cascadaient dans son dos jusqu'à frôler ses reins. Ses grands yeux verts, aux cils épais, étaient soulignés d'un trait de khol. Sa bouche large, à l'ourlé arrogant, était peinte dans un carmin qui tranchait sur la pâleur de marbre de sa peau. Elle me fixait de ses prunelles incandescentes, curieuse de connaître l'effet qu'elle produisait sur moi. Mon trouble ne dut pas la décevoir. Elle avait revêtu une simarre noire dont la transparence ne voilait rien de ses charmes. Elle la porterait également la nuit terrible où on viendrait l'arracher à moi; où ces hommes en longues robes envahiraient notre maison, armés de torches et de magie. Pour l'heure, elle était là et le feu se déversa dans mes veines tandis que mes regards s'attardaient sur ses hanches larges, sa taille déliée, sa poitrine ronde. Son parfum psychique, de sensualité et de danger, envahit mon esprit.

Elle se pencha lentement et prit une rose noire dans le vase. N'y tenant plus, je m'avançai et la prit dans mes bras. La rose atterrit sur le tapis tandis que nous échangions un baiser ardent. Nous tombâmes sur le lit, enlacés, et Isis, dominatrice, me fit rouler sur le dos. Elle m'embrassa les lèvres, le menton et descendit vers le cou. Ma chemise la gênait : lâchant un feulement sourd, elle la lacéra de ses ongles. La soie se déchira en crissant et Isis éparpilla les lambeaux en souriant. Puis, elle se blottit contre mon torse, le visage dans mes cheveux. Je l'enveloppai de mes bras et la tint étroitement serrée.

Nous restâmes immobiles, soupirant de bien-être, jouissant simplement de la présence de l'autre, de la douceur de la peau nue. Je me sentais parfaitement heureux. A ses côtés, j’étais complet pour la première fois de ma vie. Le monde autour de nous n'existait plus. Je souhaitai que le temps s'arrêta car le futur ne pouvait rien m'apporter de plus parfait que cet instant. Isis était le centre de mon univers : mon amante, mon amie, mon initiatrice. J'étais né pour l'aimer, mes bras n'existaient que pour l'enlacer. Mes mains remontèrent le long de son dos et se glissèrent dans sa chevelure. Je pressai ma joue contre sa chaleur, cette chaleur volée à un beau jeune homme sur le parvis d'une église déserte. Je murmurai dans son cou :
- Je t'aime. Tous mes sens en sont troublés... Je suis éperdu d'amour pour toi. Tu m'es si proche et pourtant si lointaine. Pourrais-je un jour te comprendre ?
- Tu le pourras, Dorian. Ce soir même.

Je ne cherchai pas à saisir le sens de sa déclaration. Ma confiance était totale. Elle m'ordonna de me dévêtir et je fus trop heureux de lui obéir. Elle m'observait. Son maintien était celui d'une reine, ses yeux ceux d'une lionne. Je sentais la gangue de glace dont elle avait protégé son coeur depuis si longtemps sur le point de se rompre. Je laissai tomber bas et culotte sur le sol et revint vers elle. Mutin, j'effleurai sa cheville et remontai vers son genou. Elle m'arrêta d'un regard et soudain de nouveau formelle :
- Accordez-moi toute votre attention, mon ami.
Elle me dévisagea un moment puis reprit d'une voix douce :
- J'ai longtemps cherché un homme tel que vous. Notre destin était de nous rencontrer. Vous êtes, tout comme moi, un être exceptionnel. Nous nous distinguons de la populace comme les pépites d'or de leur gangue de boue.
- Pourtant, j'étais humain encore tout récemment...
- Seul votre corps l'était, mon aimé. Votre âme était de ténèbres. Le Sang n'a fait que la révéler. Je vous aurais reconnu même dans votre cocon d'humanité.
- Vous devez dire vrai...
- M'aimez-vous, Dorian ?
- Plus que ma vie, madame.
- Me désirez-vous ?
- Ah, comment résisterais-je à vos appâts ?
- Me suivrez-vous ?
- Aux confins du monde.
Isis eut le sourire le plus tendre. Tendant la main, elle me caressa les cheveux. Elle murmura :
- Je sais que tout cela est vrai car je puis le lire dans votre esprit.
- Comment ?!
- Aucune de vos pensées n'est secrète pour moi. Je vous l'ai celé jusqu'alors et je vous en demande pardon.

J'étais choqué et un peu effrayé. Mon âme était aussi nue devant elle que mon corps. Tressaillant, je me détournai et tentai de reprendre mon contrôle. Plus je réfléchissais et plus cette révélation me déstabilisait. Elle savait donc ce que j'allais dire avant que les mots ne franchissent mes lèvres. Nul mensonge possible, nulle dissimulation. Elle pouvait s'emparer de mes songeries les plus intimes. Je réalisai que cette perspective ne me gênait nullement. Je ne souhaitais rien lui cacher. J'étais en colère cependant et c'est sur un ton acide que je répliquai :
- Madame, c'est bien volontiers que je vous ouvre mon âme. Mais je m'afflige de votre peu de confiance.
Isis s'approcha de moi et me prit les mains :
- Je comprends que vous ayez de l'humeur mais je vous supplie de ne pas me haïr. Souffrez un instant que je me justifie de cela. Je me devais de vous connaître avant de vous remettre mes secrets et mes pouvoirs. Nous sommes dangereux les uns pour les autres. Vous aimer, c'est risquer ma vie...
Sa voix tremblait. Elle gardait la tête baissée, n'osant croiser mon regard et je vis une larme écarlate rouler sur sa joue. Je ne l'avais jamais connue aussi fragile. Cela eut raison de ma rancoeur et je lui pris le menton pour baiser sa bouche :
- Mon adorée, cette querelle entre nous m'est intolérable. Je ne saurais consentir à vous causer le moindre déplaisir. Je vous pardonne tout si vous daignez me sourire.

A ses mots, elle vint se blottir dans mon giron et je caressai ses boucles couleur de flamme. Elle murmura :
- Puissé-je conserver pour toujours ton coeur. La perte de ce que l'on aime est la plus cruelle...
Elle poussa un profond soupir.
- Il est des périls contre lesquels je puis te prémunir, cependant. Celui que tu as bu était un faible. Il n'a pu te transmettre une grande force. Tu t'ébaudis de tes sens affinés, de ta vigueur accrue ? Ma "mère" pouvait de ses mains nues briser le roc, elle arpentait le désert changée en chacal, elle pouvait en plein vol saisir un carreau d'arbalète. Elle m'a fait don d'une part de cette puissance. Je veux qu'elle soit tienne à présent.

Je l'avais écoutée en silence. Je compris qu'elle avait peur de me perdre et cela m'effraya. Que pouvions-nous donc redouter ? Quel ténébreux pouvoir pouvait s'opposer au notre ? Isis me fixait :
- Acceptes-tu ?
- Oui.
Un souffle d'air et elle fut derrière moi. Je ne l'avais pas vue bouger. Elle plongea ses crocs dans ma gorge et je poussai un cri de surprise et de douleur mêlées. La souffrance était aiguë, déchirante. Ma vie s'enfuyait par ces deux minuscules blessures. Une angoisse primitive étreignit mon âme, faisant fi de la raison. Soudain, je n'étais plus ce gentilhomme faraud mais un lièvre chétif entre les mâchoires d'un loup, un enfant sans défense contre les horreurs de l’obscurité. Aussi vite qu'elle était apparue, la sensation se dissipa. Isis s'était éloignée de moi. Elle s'étendit, toute entière à la volupté de l'instant, les yeux clos. Sa poitrine se soulevait à un rythme rapide :
- Ton sang coule en moi, Dorian. Ah... le plus capiteux des nectars... Ton cou était vierge de toute morsure. Chaste encore sous mon baiser...
Elle s'étira languissamment avant de s'asseoir. Elle me fit signe d'approcher et je rampai sur le lit. La tête me tournait un peu. Elle se dévêtit totalement, rejetant sa simarre et exposant les courbes arrogantes de sa poitrine. Mes regards s'attardèrent sur sa chair tendre et, malgré la faiblesse qui m'habitait, je sentis une partie de moi rendre un vibrant hommage à sa beauté.

D'un geste gracieux, Isis leva une main et, de son ongle, s'entailla le sein gauche. Un filet vermillon glissa sur son buste d'ivoire. Elle me prit délicatement la nuque et approcha ma bouche de son sein. Soudain troublé, j'hésitai, mais Isis me tenait fermement et mes lèvres effleurèrent sa peau. L'odeur du sang me monta à la tête et je perdis brusquement tout contrôle. Je léchai le liquide chaud, m'enivrant de sa saveur de sel et de cuivre. Je remontai vers la coupure et, quand j'y plantai mes crocs, mon amante émit un léger cri. Le fluide jaillit dans ma gorge, riche et épais, brûlant comme de la lave. Il s'engouffra dans mes artères et se répandit dans tout mon corps, mettant mes nerfs à vif, arrachant un cri d'agonie à chacune de mes cellules. Cela n'avait rien à voir avec le sang d'un mortel. Incapable de m'arrêter, je continuai d'aspirer le feu surnaturel, l'eucharistie impie.

J'entendais battre follement le coeur de ma compagne, nous haletions au même rythme sauvage, je sentais son essence me pénétrer. Nous étions plus intimement unis que nous ne l'avions jamais été à travers le sexe. La douleur alternait si bien avec le plaisir que je ne pus bientôt plus les distinguer. Une extase étincelante me remplissait comme un flot d'or en fusion, menaçant de submerger ma conscience. Des fleurs lumineuses éclataient devant mes yeux et mes muscles se contractaient de manière incontrôlable. Je hurlai, une fois, deux fois, mille fois. Le temps était aboli, l'espace distordu.

Puis, lentement, je naquis de nouveau à la réalité. Un à un, mes sens me revinrent. Je flottais dans un bien-être ouaté. Je reposais entre les bras d'Isis et elle se penchait sur moi comme la pietà sur le corps de son fils. Je lui souris. Une bulle de contentement éclata sous mon crâne, puis le tintement d'un rire. Le rire de ma belle. Je clignai plusieurs fois des paupières, trop égaré encore pour comprendre. Elle parla et ses mots s'imprimèrent sur la toile de mon esprit sans avoir franchi ses lèvres :
- Comment te sens-tu, mon aimé ?
Ce n'était pas vraiment une phrase mais une idée, une impression diffuse de douce sollicitude. Un instant, je me vis à travers ses yeux. Puis ce furent des paysages de sable et de roche, un immense édifice au corps de lion, des palmiers chargés de fruits. Isis soufflait toutes ces images sur ma conscience. Je m'y essayai à mon tour et nous échangeâmes des tendresses psychiques. Elle m'incita à pousser plus avant, à pénétrer sa psyché mais je ne savais comment faire. Je ressentis une infime pression mentale et je compris qu'elle me tendait la main pour me guider.

L'image de la chambre acheva de se dissoudre et je me retrouvai sur une étendue de sable noir. Ca et là reposaient des débris de colonnes et des visages de pierre brisés, noirs également. Le ciel était pâle, sans étoiles ni soleil. Surgissant du néant, l'image d'Isis m'apparut. Elle semblait bien plus jeune que celle que je connaissais, pas plus de treize ou quatorze ans, et portait une longue robe de lin blanc, serrée sous sa poitrine naissante. Ses cheveux roux étaient tressés en fines nattes et ses yeux étaient d'un noir d'onyx. Elle me détailla en souriant :
- Ton avatar ne me surprend guère, Dorian...
- Mon avatar ?
- L'image de ton moi interne. Ce que tu vois est la mienne.
Je me penchai et vis que je portais une redingote de velours bleu nuit galonnée d'argent, une culotte assortie et des souliers à boucles.
- Je n'ai pas changé... murmurai-je.
- Quel besoin quand ton esprit est en harmonie avec ton corps ?

Elle étendit un bras gracile et des portes se matérialisèrent autour de nous dans le désert bleuté. Chacune portait gravé dans le bois un symbole différent. Isis me désigna la plus proche :
- Mes souvenirs d'enfance... Et derrière celle-ci une autre vision de mon passé. Tu pourras les voir s’il te sied. Cela t'aidera à me comprendre comme tu en fis le voeu. Certaines images qui doivent demeurer dans l'oubli te seront refusées. Je t'apprendrai à clore ainsi les pans de ta mémoire à ton grès.
- Quelle incongruité que tout cela...
- Désormais, nous seront reliés en permanence, mon bel amour. Et nos pensées nous affranchissent de l'imprécision des mots.
Ses petits pieds chaussés de sandales quittèrent lentement le sol et elle flotta vers moi :
- Le sang de ma mère te permettra bien d'autres prodiges. Mais tu devras demeurer sur tes gardes car le pouvoir ne saurait te préserver de tout danger. Le soleil et le feu te seront toujours fatals. Et nous avons d'autres ennemis, infiniment plus pervers...
- Ceux qui tuèrent lady Rowan ?
La figure d'Isis s'assombrit. Ses yeux étaient deux puits d'ombre. Nous abordions ce sujet pour la première fois.
- Oui. Cela fait plus de quatre siècles à présent que ma mère a péri mais je sais qu'ils sont là, tapis dans l'ombre.
D'un geste, elle évoqua une troupe de fantômes, vêtus de longues robes marquées de croix sanglantes. Ils portaient des flambeaux et derrière eux, avançait un mur de flammes. Je hasardai :
- Ne pourrions-nous les affronter ?
- Je te conjure de n'en rien faire ! Leur magie a sur nous le plus grand empire. Nous sommes sans défense devant la Croix.
- Pourquoi nous poursuivent-ils ?
- Qui sait ? Il se peut qu'ils jalousent notre puissance, notre immortalité, notre liberté. Nous vivons par delà la grâce de leur dieu et ne nous soumettons point à sa loi. Et puis, ce ne sont que des mortels et les mortels haïssent ce qu'ils ne comprennent pas.
Sa voix était amère. Elle reprit en me souriant de nouveau :
- Le jour se lève. Viens.

Sa petite main se glissa dans la mienne. Autour de nous, le désert se fissura, se délita en lambeaux obscurs puis disparut, laissant place au lit tendu de rouge et à l'hôtel particulier. Le parfum suave des roses noires flottait dans la pièce. Nous étions étendus, nus l'un contre l'autre. Sur le sein gauche d'Isis, la marque de ma morsure achevait de cicatriser. Sa main glissa le long de ma cuisse et elle darda sur moi ses prunelles d'émeraude :
- Je te montrerai bientôt d'autres façons de partager le sang.
- En est-il de plus plaisante encore que celle-ci ? demandai-je et mon incrédulité devait être cocasse.
- Certainement.
- Quel dommage que la nuit s'achève.
- Toutes les nuits nous appartiennent, mon amour...



Les astronefs continuent leur ballet dans l'infini glacial et silencieux de l'espace. J'émerge à regret de ma songerie, la bouche encore pleine de son goût, mes mains du velours de ses cheveux. Que ne puis-je passer l'éternité à rêver d'elle ? Isis, il y avait tant de douceur en toi... et tant de rage. Pour continuer à vivre, pour cesser de souffrir, je devrais tenter d’accepter ta mort. Mais je ne puis m’y résoudre. Ma douleur est tout ce qui me reste de toi. Depuis que tu n'es plus, mes yeux ont oublié ce qu’était la beauté, mes lèvres comment sourire. Sans l’écho de ton rire, la musique n’existe plus. Et je suis à jamais prisonnier d’un brouillard de larmes.

Oh Isis, ta puissance n'eut-elle pas du te préserver de cet odieux trépas ? Quand ils sont venus te chercher, je n'ai rien pu faire. Je me le reprocherai jusqu'à mon dernier souffle. La maison brûlait. Il m'a abattu d'un seul geste. Mon sang a éclaboussé l'escalier et coulé le long des moulures. Il a rejeté sa capuche et m'a fixé de ses yeux d'acier. Si froids. J’ai sombré dans le néant. La souffrance m'a réveillé. Je voulus hurler mais ma gorge était pleine de poussière. Bien que je n’eus nul besoin de respirer, je suffoquais. J'étais enseveli sous des tonnes de pierre, les décombres fumants de notre maison. Une douleur insupportable me fouaillait l'âme. Mais ce n'était pas la mienne.

Tu étais entre leurs mains et ils te torturaient. Des visions délirantes débordaient de ton esprit jusque dans le mien. Souterrains obscurs où s'amoncelaient des ossements, cellules où croupissaient des êtres plus morts que vivants, prêtres décharnés brandissant des croix de feu. Et le supplice, encore et encore. De mes ongles, j'ai creusé, cherchant à rejoindre la surface. Et je t'ai envoyé toute ma force, tout mon amour à travers notre lien mental. Tiens bon, mon adorée, te disais-je. Mais tu ne comprenais déjà plus. Ton esprit tourmenté menaçait de se briser. Comme j'aurais voulu échanger nos deux corps ! Mourir à ta place !

Des éternités se sont écoulées tandis que tu endurais l'horreur. Sur ma rétine défilaient flamboiement des fers, giclées de sang vermillon, rictus haineux des tortionnaires... Chaque fibre de mon corps martyrisé appelant la mort. Et je creusais, mes doigts dénudés jusqu'à l'os dans cet effort désespéré. Ma raison vacillait. Je ne savais plus où j'étais. Seul existait notre lien, ta présence ténue, si ténue... Et le flot de la souffrance qui s'enflait et s'enflait encore. La folie dévora mon âme. Je ne sais ce qui se passa.

Quand je repris mes esprits, j'errais dans un bois, couvert de terre, les vêtements en lambeaux. Le lien était rompu. J'étais seul. Avec les années je m'étais habitué à cet échange permanent, rassurant, à cette intimité partagée. Le silence soudain était insupportable, la solitude m'écrasait. Je me laissai choir sur l'humus et hurlai mon chagrin et ma frustration. Sans doute avais-je été incapable de supporter la douleur et avais-je rompu le contact. Je l'avais abandonnée et cette idée m'était intolérable. Des siècles plus tard, je me reproche toujours cette lâcheté abjecte. J'étais impuissant à la sauver mais j'aurais voulu être avec elle jusqu'à la fin. Isis, mon coeur est mort avec toi cette funeste nuit. Pourquoi a-t-il fallu que je te survive, ma belle ténébreuse ? Je voudrais en finir mais je n'ai même pas ce courage. "O Satan, prends pitié de ma longue misère ! "

Ils m'ont traqué moi aussi. Et j'ai fui d'un bout à l'autre de la terre. Tu me hantais; sans cesse, je croyais t'apercevoir. Et le parfum des roses me déchirait l'âme. Ils accumulèrent patiemment des indices contre moi et finirent par obtenir ma condamnation pour meurtres en série. Ils avaient abandonné la magie pour la technologie et troqué leurs robes de bourreaux pour celles de juges. On fit mon procès. Quelle ironie ! Le lion qui perce la carotide de la gazelle commet-il un crime ? La cryogénie perpétuelle fut votée et un long sommeil commença pour moi. Que ne suis-je demeuré dans mon sarcophage !

Elle m'a éveillé. Ses cheveux ont la couleur de la flamme et parfois, elle te ressemble tant que je me mets à rêver à la métempsycose. Je suis si seul. Et cette époque me restera à jamais étrangère. J'erre dans des coursives de métal et de verre, entouré d'êtres étranges. Je ne suis plus l'unique monstre au milieu des humains mais nul n'est semblable à moi. Serais-je le dernier de ma race ?

Aujourd'hui, je planais sans but dans le paysage virtuel du Réseau quand j'ai vu leur symbole. Ils existent encore. Tout à coup, mon chemin est clair. Je vais les trouver et les détruire. Isis, je te vengerai.



Est', FDEER power !

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