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De : Maedhros Date : Dimanche 8 juin 2008 à 22:11:33 | ||
Adyton Elle pénètre dans le naos. Je la regarde sans mot dire. Sans maudire. Il n’est pas temps. J’essaie simplement de garder mon calme. Elle est comme au premier jour. Aussi séduisante que lorsque je l’ai rencontrée. Il y a toujours cette magie en elle et là où elle se tient, la réalité est plus vive, plus contrastée, la lumière plus belle. Les temps ont changé, les ombres ont envahi notre quotidien. Un peu plus chaque matin. Je sais parfaitement que nous sommes différents à présent. Elle aussi. Nous avons choisi des chemins compliqués, ne ralentissant notre course que pour mieux mesurer la distance qui nous séparait. Comme deux patineurs de vitesse qui s’essoufflent côte à côte sans jamais se jeter un regard. Mûs par la même volonté de ne pas abandonner avant l’autre. Les temps nous ont changé. Elle s’assied dans l’autre fauteuil. Il y a un parfum d’amande amère qui flotte dans l’air. Elle est dans le contre-jour et je suis bêtement pris à mon propre piège. La lumière oblique du crépuscule embrase ses cheveux fauves. Elle est prête à la confrontation. Elle a toujours aimé ça. Cela fait partie du jeu. De l’autre côté des colonnes, les nuages dérivent vers l’occident en quête d’un nouvel orage à couver. Elle est vêtue de blanc, une broche de rubis est une larme de sang sur son épaule droite. Elle saisit délicatement une grappe de raisin dans la coupe d’or posée sur la table tripode. Elle choisit le grain le plus lisse et le plus charnu. Quand elle porte le fruit à sa bouche, elle me jette un regard pénétrant en ouvrant légèrement ses lèvres. Il n’y a que quelques dalles de marbre qui nous séparent et pourtant elle semble si loin de moi aujourd’hui. Après toutes ces années. Il faut en finir. Les cieux sont immenses au-dessus de nous mais ils ne sont pas assez vastes pour cacher une quelconque fuite. Ni pour elle, ni pour moi. Les bruits de la vallée de montent pas jusqu’ici. Dans l’azur infini du ciel se mirent les accents bleus de la mer. Je ne regarde jamais vers la mer, toujours vers le ciel. Je suis d’un calme mortel. «Tu es venue.» Le timbre de ma voix est glacial. J’articule avec soin chaque syllabe pour lisser toute inflexion émotionnelle. Je l’aime encore. C’est une évidence que je dois combattre. Le sait-elle? «Comment résister à un si pressant rendez-vous?» me répond-elle avant d’écraser le grain de raisin entre ses dents. Une perle de jus scintille au coin de sa lèvre où elle passe une langue nonchalante pour happer l’éclat de lumière. « Cela fait longtemps, n’est-ce pas ? Tu n’as pas changé.» «Ce monde est jeune. Bien plus que nous. Toi non plus, le temps n’a pas égratigné ta beauté. J’ai envie de toi, là, juste maintenant. Les os ne mentent jamais n’est-ce pas. Ils n’ont jamais menti. Même lorsque tu es partie. J’ai ressenti un froid s’insinuer à mes côtés dans la couche après que tu l'aies désertée. J’ai tendu la main et tu n’étais plus là. J’ai appelé mais tu n’as pas répondu.» «L’horizon est si grand. J’ai voulu voir ce qu’il y avait derrière. Il m’a murmuré qu’il me montrerait. Il m’a écouté quand j’ai désiré repousser les limites que tu avais fixées. Il m’a regardée d’une façon différente. Au début, je t’aimais tant que jamais je n’aurais imaginé pouvoir être loin de toi. Et puis...» Une boule chaude se forme tout près de mon coeur. Elle joue avec l'une de ses boucles, l’entortillant entre ses doigts. Tout autour de nous, la lumière s’est fait sombre et profonde tandis que le soleil meurt dans son dos, s’abattant avec majesté derrière la ligne d’horizon liquide.Les anneaux elliptiques ceinturant la planète resplendissent une dernière fois, balafrant le ciel au-dessus des flots. Nul ne viendra nous déranger ce soir. Je compterai demain ceux qui seront restés. Mais cette nuit est consacrée à la déesse froide de la colère. Ses bras nous enserrent étroitement, étreinte de glace et de feu. «En n’en faisant qu’à ta tête, tu as bien failli rompre le fragile équilibre que nous avions trouvé. Ce monde est jeune ai-je dit, jeune et impulsif. Les forces primitives ont dangereusement réagi à ton initiative. Nous avons dû nous employer longtemps pour calmer leur inquiétude. Nous avons gaspillé inutilement nos réserves et nos ressources si précieuses.» «Tu n’as pas changé. Physiquement bien sûr, dit-elle en souriant, mais aussi dans ta tête. Toujours la même tentation dominatrice. Tu te prends pour Jupiter sur son Olympe, c’est ça ? Au début je trouvais amusant de raviver d’anciennes légendes si loin de chez nous. Mais je n’ai jamais ressenti ton attachement romantique à ces vieilles lunes. Qui sommes-nous sinon l’équipage d’un vaisseau naufragé au beau milieu de nulle part. Personne ne viendra à notre secours et nous ne partirons plus. Ce monde ne nous attendait pas. Il n’a pas besoin de pseudo-Dieux venus des profondeurs de l’univers!» «Tu ne disais pas ça quand il a fallu décider de notre futur. Je ne suis pas d’accord avec toi. Rien n’est écrit. Nous repartirons quand... » « ...cela fait quatre siècles que nous sommes là. » me coupe-t-elle « Quatre cents ans. Une éternité. Ai-je remarqué le moindre astronef sur une orbite d’approche? Aucun. Rien. Nada Est-ce que le nôtre se dresse fièrement sur ses patins? Non. Alors arrête de rêver. Notre vie est ici, que tu le veuilles ou non. Et pas la peine de nous cacher ou tenter de paraître divin à leurs yeux. Ils sont de notre race. Ils sont comme nous.» «NON !» Je hurle en me redressant presque. «NON ! Ils ne sont pas comme nous. Tu ne veux pas comprendre. Tu n’as jamais voulu comprendre. Ils sont de souche humaine sans doute mais ils ne sont pas comme nous. Un abîme d’évolution nous sépare d’eux. Ils naissent et meurent entre deux de nos respirations. Ils ne sont pas comme nous. Ils ne le seront jamais.» «Tu es resté tel que tu étais quand je t’ai quitté !» soupire-t-elle en passant une main sur sa joue. Dieux, je donnerais ce monde et tout l’univers pour me jeter à ses pieds et lui dire que tout est oublié. Que je n’ai jamais cessé de l’aimer. Que tout le reste importe peu. Mais dans l’air nocturne qui s’installe, elle est plus déesse que ce qu’elle peut en penser. Ma douce Héra. Mais elle poursuit : «Nous avons tant à leur apporter. Les soutes de la carcasse que tu baptises vaisseau sont pleines de caisses d’équipements. Nous étions affrétés par une compagnie de colonisation rappelle-toi. Nous avons de quoi vaincre leurs épidémies dans les kits médicaux. Oui, nous avons tant à leur offrir!» «C’est lui qui t’a persuadé que c’était la meilleure solution. Je me trompe? Ses idées émancipatrices et son fatras philosophique de pacotille. Il aurait dilapidé nos ressources, notre seul viatique pour espérer un jour repartir. Nous travaillons dur et nous avons déjà obtenu quelques résultats encourageants. Si nous voulons regagner l’espace, nous avons besoin de la moindre rondelle de caoutchouc. Et ce ne sont pas les fadaises d’un psychoterrapeute qui vont ruiner nos chances. Je ne le permettrai pas!» Au-dessus de nous, les étoiles brillent d’un pâle éclat, formant des constellations qu’aucune carte ne mentionne. L’avarie des propulseurs d’hypersaut nous a fait valdinguer dans un coin reculé de l’univers. Reculé et inconnu. «Tu ne le permettras pas? Mais qui es-tu pour donner des ordres? Le commandant? Non. Le second? Pas plus. L’un des officiers de la passerelle? Même pas. Alors de quel droit tires-tu ta position?» «Qui vous a indiqué le chemin sinon moi? Qui vous a montré ce qu’il fallait faire sinon moi? Car même si nous vivons longtemps, nous ne sommes pas immortels. Sans moi, vous seriez sans doute des légendes pour ces primitifs. Des légendes mortes. Pas des dieux! Oui, je dis bien des dieux, bienveillants et discrets. » «Ah oui!» rétorque-t-elle. «Ton sacro-saint principe de non ingérence. Il a bon dos. Rappelle-moi ce que tu as fait quand certains d'entre eux ont voulu voir les dieux en escaladant les flancs de la montagne? Les éclairs étaient magnifiques. Zeus foudroyant les téméraires du haut de l’Olympe. Cela ne répond pas à ma question. Je vais répondre à ta place. Tu n’étais qu’un comptable, le commissaire du vaisseau.» «Il fut un temps où tu ne disais pas ça. Rappelle-toi aussi. Amoureuse d’un comptable. Je devais bien avoir quelques qualités à tes yeux, non? Tu es partie avec lui, avec ceux qu’il avait convaincus. Votre aveuglement a bien failli réduire à néant tous nos efforts. Vous avez agi impulsivement et de façon inappropriée. Nous ne connaissons pas tous les secrets de ce monde. Comment ces humains se sont retrouvés ici. Un transport de colons ayant connu la même avarie que nous? Cela serait une coïncidence surprenante non? Il y a des forces qui nous dépassent sur cette planète géante. Comme celles que vous avez réveillées là-bas.» «Il est mort!» Je mets une seconde avant de comprendre ce qu’elle me dit. Oui. Je sais qu’il a perdu la vie dans l’ultime bataille, celle que nous avons presque perdue. Je la vois encore le tenant dans ses bras, entourée de sombres nuées et fouettée par une pluie noire et chaude. Il avait l’air de s’être juste endormi. Elle pleurait doucement quand je l’ai soulevée et portée jusqu’au char d’Apollon. Nous nous sommes enfuis en laissant derrière nous les silhouettes confuses qui se contorsionnaient près des fleuves de lave. Plusieurs compagnons ont péri également sur les flancs de ce volcan en éruption. Ils ont succombé sous les bombes hurlantes et brûlantes lancées par les démons vomis des entrailles même de ce monde. «Il est mort!» répète-t-elle doucement, comme pour exorciser son souvenir. Puis elle rugit à nouveau, se dressant et avançant d’un pas : «Tout ce que tu diras ne servira à rien. Tu as bien pu me sauver, cela ne changera rien. Tu aurais mieux fait de me laisser là-bas avec lui. Je te vois comme une créature étrange et malfaisante. Tu as oublié tout ce qui faisait de toi un être humain. Tous tes espoirs de quitter ce monde sont vains, tu le sais au fond de toi. En bas, il y a des humains comme toi et moi qui meurent sans espoir sur un monde hostile. Et toi, tu restes là, perché sur ta montagne. Tu veux être un dieu alors conduis-toi comme tel. Les dieux se mêlaient des affaires des hommes, ils faisaient même des enfants aux mortelles. Ils étaient à l’image de l’homme. Toi et les autres, vous ne comprenez rien. Je suis certaine que mes paroles ne pourront changer ce que tu penses mais n’espère rien de moi. Je suis morte quand il est mort.» La nuit s’épaissit encore. Les torches brûlent d’un éclat roux qui accentue celui de sa chevelure. Elle est si désirable que cela en devient douloureux. Elle est trop loin à présent. Je pourrais m’approcher d’elle et la gifler. Mais elle ne pleurera pas. Ne pleurera plus. Je suis également debout, à une toise d’elle mais tout l’univers pourrait largement se glisser entre nous. M Ce message a été lu 6492 fois | ||
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