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De : Narwa Roquen Date : Jeudi 10 juillet 2008 à 17:25:44 | ||
Il était tard quand le taxi mauve d’Orion Express déposa Mrs Blackmore devant la grille de son jardin. Il était tard, elle était fatiguée, et elle avait une migraine épouvantable. Heureusement les Orionais étaient des chauffeurs taciturnes... Le voyage depuis Londres avait été épuisant : deux heures de retard sur le vol pour Périgueux, deux heures à supporter le bavardage effréné d’un Zotriaque qui parlait le Standard comme un casoar hydrocéphale ; et pendant les trente minutes de vol, une mère Vasniote juste derrière elle, qui n’avait pas réussi à calmer les hurlements stridents de son nourrisson, probablement un terroriste en herbe... Elle avait failli s’endormir dans le taxi. Petites routes calmes, villas bien alignées au gazon proprement tondu, éclairages doux régulièrement espacés, ce petit coin de Périgord ressemblait délicieusement à son Angleterre d’origine. D’ailleurs son avis était partagé puisque sur trente miles à la ronde neuf habitants sur dix avaient émigré de la blanche Albion, où la terre était rare et chère, et leur petite colonie s’était elle-même baptisée « Little England ». Ca ne voulait plus dire grand-chose depuis que la Confédération terrestre avait, telle un Beltaïrien vorace, englouti toutes les anciennes nations, de l’empire de Sa Très Gracieuse Majesté à cet état français peuplé de braillards vaniteux et sales; mais au moins ici Mrs Blackmore pouvait trouver de la véritable confiture de roses, des pickles mangeables et des partenaires de bridge qui n’empestaient pas l’alcool. En descendant du taxi elle remarqua bien une flaque d’eau devant le garage, mais pensa qu’il avait dû pleuvoir dans la journée. Ses trois chattes étaient roulées en boule, flanc contre flanc, au pied de son lit, donc tout allait bien. Dix minutes plus tard, elle dormait à poings fermés. Le réveil sonna à sept heures comme tous les matins. Ce n’est pas parce qu’on est retraité qu’il faut sombrer dans la paresse et la négligence, et Mrs Blackmore avait gardé les saines habitudes d’une vie active. Elle se doucha, se maquilla avec tact, et passa dans la cuisine préparer le petit déjeuner : deux oeufs au bacon, une théière d’Earl Grey, des toasts et de la marmelade d’orange qu’elle faisait elle-même. Elle posa son plateau sur la table du living-room, tira les rideaux, actionna le volet électrique et ouvrit la véranda pour déjeuner au soleil avant d’aller faire son jogging puis son demi mile habituel dans sa piscine chauffée. Elle était donc debout, devant la porte-fenêtre ouverte, le soleil brillait, le gazon était impeccable. Elle n’eut que le temps de s’exclamer à mi voix « Goodness gracious ! » avant de recevoir en pleine figure un jet puissant de liquide tiède, rouge et visqueux qui l’aveugla et la fit hoqueter de surprise et de dégoût. Elle s’essuya le visage avec la manche de sa veste, hélas trempée elle aussi, puis avec la serviette du petit déjeuner. Enfin, les yeux grands ouverts, elle vérifia qu’elle n’était pas victime d’une hallucination morbide. Dans sa piscine, dans sa piscine, quatre créatures monstrueuses et vraisemblablement extraterrestres nageaient et chahutaient dans ce qui ressemblait, il faut bien le dire, à un bain de sang. Mrs Blackmore ne manquait pas de sang-froid. Elle détailla les créatures d’un oeil expert : c’étaient des Venturiens, sans nul doute possible : un corps en forme d’oeuf de deux mètres de diamètre, des pattes petites mais extensibles, une tête ronde et chauve avec des yeux sans paupières et une bouche dépourvue de dents mais ourlée de lèvres épaisses et excessivement musclées. Les Venturiens aspiraient leurs proies ; ils pouvaient engloutir à peu près n’importe quoi, mais leur préférence allait cependant aux liquides, et le sang en particulier, quelle qu’en fût l’origine. Leur aspect inspirait plus la répulsion que la crainte, et le plus répugnant chez eux était la texture de leur peau, recouverte d’un enduit poisseux qui les rendait glissants comme des savonnettes. De plus ils n’avaient pas la décence de se vêtir, et leurs couleurs naturelles allaient du kaki clair au marron foncé, avec parfois des zones plus jaunes ou plus vertes. En bref on aurait dit un ramassis d’algues pas fraîches. Mais ils étaient dans son jardin et dans sa piscine ! Ils avaient dû la vider la veille, profitant de son absence, et la remplir de sang probablement volé aux abattoirs. Ils étaient quatre. Et alors ? Mrs Blackmore avait fait partie pendant trente ans de la Brigade d’Intervention Spéciale Contre les Opérations Terroristes Extraterrestres, et elle n’avait pas l’intention de quémander le secours de ces froggies ridicules dans leurs uniformes bleu canard, à qui il faudrait trois liasses de formulaires signés et tamponnés avant de commencer à se demander ce qu’il aurait convenu de faire, dans le respect de la Convention de Véga, et compte tenu des accords de Glénor III... Elle n’avait besoin de personne. Elle pianota sur son ordinateur pour se rafraîchir la mémoire. Elle avait judicieusement conservé toutes ses bases de données... En quelques clics elle savait tout des Venturiens, leurs goûts, leurs habitudes et leurs faiblesses... Elle les aurait volontiers explosés avec son désintégrateur méga ionique, subtilisé à l’armurerie de la Brigade bien des années auparavant, mais nom d’un pétaflop, cela aurait risqué d’entraîner une enquête, et elle avait horreur des procédures administratives. Le thé allait refroidir mais tant pis, elle déjeunerait plus tard. Elle passa deux coups de fil et retourna sous la douche, lavant plusieurs fois ses cheveux pour les débarrasser de tout le sang qui les imprégnait. Puis elle s’habilla en bleu des pieds à la tête pour passer inaperçue et se faufila jusqu’à la grille, sur le devant de la maison. Alan Moore fut le plus rapide. Il avait racheté une boucherie charcuterie à l’entrée de Périgueux. Mrs Blackmore était une de ses fidèles clientes et qui plus est, une excellente partenaire au club de bridge. Il déposa à ses pieds trois gros sacs poubelle. « C’est très lourd, Agatha. Vous ne voulez pas que je les rentre ? - Merci, Alan, c’est très aimable à vous, mais je ne voudrais pas vous retarder. Je passerai vous régler demain - Oh je vous en prie, ne vous donnez pas cette peine, c’est de grand coeur... » Quelques instants plus tard la camionnette de Percy Scott se garait à son tour devant elle. Percy tenait une quincaillerie, et Mrs Blackmore était une bricoleuse expérimentée. « Je vous ai amené tout ce qui me restait : vingt kilos. Vos chattes ont eu des petits ? - Pas tout à fait... Mais je vous suis très reconnaissante. - Et vous avez dix litres de bleu océan. Vous repeignez le living ? - Je ne sais pas encore... Je passerai demain, Percy, merci de vous être dérangé - C’est toujours un plaisir, Mrs Blackmore. Je le mettrai sur votre note, ne vous pressez pas. » Elle rampa dans l’herbe pour se rapprocher de la piscine et parvenue à cinq mètres éventra les sacs poubelle avec un couteau de cuisine. Les Venturiens étaient aveugles à la couleur bleue, ce qui réduisait les risques qu’elle se fasse surprendre. Sans un regard vers les créatures immondes qui continuaient à jouer et à glousser sans vergogne, elle rebroussa chemin aussi discrètement et se posta à l’angle du garage, contre lequel elle avait installé tout son attirail. Quand elle fut prête, elle ramassa quelques cailloux de l’allée et ajusta son tir. Deux Venturiens furent touchés à la tête. Ils s’arrêtèrent de jouer, et l’un d’eux sortit de la piscine en se dirigeant vers l’origine des projectiles. Le contenu des sacs poubelle lui arracha un hurlement de joie, qui attira aussitôt les autres. Vautrés dans l’herbe, ils se mirent à aspirer goulûment les tripes, boyaux et autres panses, bonnets et caillettes, sans aucune réticence vis-à-vis des matières plus ou moins fécales qui les remplissaient encore. Ils engloutissaient ces déchets avec tant de gourmandise qu’ils en régurgitaient une bonne partie, aussitôt réaspirée sans vergogne. Le soleil commençait à chauffer en cette belle matinée de juillet, et l’odeur fétide qui incommodait les narines de Mrs Blackmore devait leur sembler divine, comme en témoignaient les gloussements joyeux qu’ils échangeaient entre deux gorgées. Elle sourit en se remémorant la découverte macabre qu’elle avait faite, avec son équipe, une dizaine d’années auparavant, dans un ranch isolé de l’ouest américain. L’odeur était perceptible à presque un mile à la ronde, et ils avaient prudemment revêtu leurs scaphandres d’alerte biologique pour s’approcher plus près. Tous les oiseaux avaient déserté le lieu, et même les mouches avaient fui à bonne distance. Dans la maison, les débris de cinq Lobéliens avaient repeint les murs du sol au plafond sous le coup d’une explosion violente – erreur de manipulation, règlement de compte ou suicide collectif ? Cela avait dû se produire deux ou trois jours auparavant, et il avait fallu plus d’une semaine à l’équipe de nettoyage pour rendre l’air respirable. Le plus amusant, et elle s’en souviendrait toute sa vie, c’était que Roger Bancroft, le petit nouveau, qui voulait toujours faire le malin, avait ôté son casque un instant, « pour voir ». Il était tombé en syncope et il avait fallu l’évacuer par hélicoptère. Ce n’est qu’après cinq jours de ventilation assistée et plusieurs dizaines de lavages bronchiques que ses poumons avaient enfin accepté de déplisser leurs alvéoles... Mais ce n’était pas le moment de rêvasser au bon vieux temps. Elle mit en marche ses deux pulvérisateurs électriques, et une fine pluie de peinture bleue se mit à recouvrir les corps des Venturiens, trop affairés pour s’en apercevoir. Puis, utilisant la souffleuse à feuilles mortes habilement bricolée, elle projeta la sciure de bois qui vint se coller sur la peinture fraîche. Le Venturien le plus proche d’elle, qui lui tournait le dos, commença à se gratter furieusement sans cesser de dévorer, jusqu’à ce que, le prurit augmentant, il ne se relève pour se gratter des deux côtés en même temps. Mrs Blackmore ricana tout bas. Sa base de données était vraiment bien documentée : effectivement ces aliens étaient allergiques au bois ! Quand ils levèrent tous le nez pour chercher la cause de ces démangeaisons soudaines, ils se mirent à éternuer tant et plus, recrachant et vomissant leurs agapes délectables, tout en se frottant les yeux frénétiquement ; quand ils s’aperçurent que certaines parties de leurs corps, sous la peinture bleue, devenaient invisibles, ils hurlèrent de terreur à l’unisson... Mrs Blackmore arrêta les appareils et ôta sa veste bleue et son foulard. Elle apparut alors aux Venturiens, tronc flottant dans le vide surmonté d’une tête furieuse et munie de deux bras dont l’un pointait sur eux un désintégrateur... Ils pâlirent – probablement. Il était difficile d’en juger en raison des couleurs mélangées, du rouge au marron, en passant par l’ocre et le bleu, qui recouvraient leur peau, elle-même bigarrée au naturel. Mais en tout cas ils reculèrent en se serrant les uns contre les autres et en marmonnant des borborygmes incompréhensibles et vraisemblablement idiomatiques. Les Venturiens étaient joueurs, gourmands, prédateurs alimentaires et destructeurs indifférents, avec une mentalité nettement infantile, mais ils n’étaient pas réputés pour leur courage. « Vous êtes ici chez moi », commença Mrs Blackmore d’un ton sévère. « Vous avez envahi et dégradé ma propriété. Si vous ne voulez pas que je vous désintègre sur le champ, vous allez vider et nettoyer ma piscine et mon jardin. Compris ? » Les intrus échangèrent des regards inquiets. « L’un de vous parle-t-il le Standard ? - Oui Madoum, je parleu. - Alors traduisez-moi ça à vos amis et au travail ! - Oui Madoum traval. Akoum bzik madoum moumou telzw, dounou dounou pkiz, hfol lou. » Les autres hochèrent la tête en esquissant un timide sourire pour gagner les bonnes grâces de l’individu armé qui les menaçait. On aurait dit des enfants de quatre ans pris en faute. Ils burent autant de sang qu’ils purent et recrachèrent le reste dans la bouche d’égout, où finirent aussi les restes épars de leur somptueux festin – fort peu de chose, à la vérité. Puis armés d’éponges, de balais et du jet d’eau, ils nettoyèrent à fond la piscine et ses margelles, avec une bonne volonté manifeste. Pendant ce temps Mrs Blackmore avait revêtu un jogging vert et avait fait venir deux robots nettoyeurs de chez All Clean , entreprise spécialisée d’entretien de surfaces à domicile. Enfin, pendant que les Venturiens, soulagés de s’en tirer à si bon compte, avaient enfin gagné le droit de se doucher en plein air, elle appela l’ambassade de Venturie. Quelques minutes plus tard, le Premier Secrétaire d’Ambassade, en costume trois pièces et noeud papillon, posait sa mini soucoupe devant la maison. Il se confondit en excuses, paya sans sourciller la note de nettoyage, y ajouta une somme honnête de dommages et intérêts et un carton de spécialités venturiennes « pour que vous ayez une meilleure image de notre planète ». Enfin il embarqua tout son petit monde, non sans quelques phrases acerbes envers les fauteurs de trouble, qu’il se garda bien de traduire. Midi sonna au clocher. La piscine était loin d’être remplie, et il faisait trop chaud maintenant pour le jogging. Mrs Blackmore avait une faim de loup, et strictement aucune envie de faire la cuisine... « Allô, Mortimer ? Vous n’aviez pas parlé de m’inviter au restaurant ? ...Vous pouvez passer me chercher dans un quart d’heure ? Ce sera parfait, my dear... » Elle enfila une robe rouge décolletée, retoucha son maquillage et sa coiffure, et jeta un oeil par la fenêtre. Une superbe limousine blanche venait de se garer. Le chauffeur ouvrit la portière à un très bel homme d’une cinquantaine d’années, qui tenait dans ses bras une gerbe de roses. Dans un dernier regard complice à son miroir, elle se félicita elle-même. « Agatha, my dear, you’re really the best! Narwa Roquen, vivement la retraite! Ce message a été lu 5972 fois | ||
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