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 Répondre à : WA, exercice n°42, participation 
De : Narwa Roquen  Ecrire à <a class=sign href=\'../faeriens/?ID=25\'>Narwa Roquen</a>
Date : Jeudi 21 aout 2008 à 18:24:10
La Voie du Mat



« Alors ?
- Ce fut facile, Basiléa. Tercyl les a entraînés dans la combe de Marnik. Ils pensaient poursuivre vingt cavaliers dans un cul-de-sac, ils ont foncé tête baissée. Je les attendais avec les Krokdulls...
- Seul, bien sûr...
- Tu sais bien qu’ils n’obéissent qu’à moi ! », répondit Védryon en riant. « Au milieu d’une meute de cinquante bêtes, je ne risquais rien ! Quand ils ont voulu reculer, Ktykhan les a pris à revers... Nous les avons massacrés ! Il est vrai que nous avions l’avantage du terrain, et je crains qu’ils ne s’y laissent plus prendre aussi facilement...
- Des pertes ?
- Quelques blessés, dont un Krokdull, Ark. Mais je l’ai soigné avant de venir, il devrait guérir rapidement.
- Tu les connais tous par leur nom ? »
Le jeune homme leva sur la Reine de grands yeux limpides.
« Bien sûr ! Ils ont beau avoir un aspect monstrueux, avec leurs huit pattes, leur tête hirsute et leur gigantesque mâchoire, ce sont des animaux courageux et fidèles. Un peu comme des chiens...
- Des chiens de deux cents livres...
- ...Qui se roulent sur le dos pour que je leur gratte le ventre, Basiléa... »
La Reine fut secouée d’une quinte de toux. Elle porta la main à son côté gauche et son pâle visage se figea pour dissimuler la douleur.
« C’est bien, Védryon. Prends garde, cependant. Tu sous-estimes toujours le danger... »
Le jeune lieutenant sourit de toutes ses dents. Rhéodia se doutait bien qu’elle avait parlé dans le vide. Védryon aimait le danger comme d’autres aiment le vin, et il lui faudrait sans doute plusieurs décennies avant de mesurer la réalité du risque. Elle aussi, autrefois, s’était sentie invulnérable. Le poids de vingt années de règne avait calmé ses ardeurs, et tout ce sang, toute cette jeunesse fauchée à l’âge où tout n’est encore qu’espoir... Elle soupira.
« Et ta blessure, Basiléa ?
- Je vais mieux. La cicatrisation est presque complète. Demain je mènerai les troupes, et si Arkalion le veut, nous chasserons enfin les Phoxiens hors de nos frontières. »
Le jeune homme joignit les deux poings, en signe d’invocation au Dieu des Combats, et lança un regard joyeux à Oxéia, la vénérable Conseillère qui selon son habitude consultait les Cartes sur sa petite table au pied du trône. Celles-ci, figurant les vingt-deux Arcanes Majeurs, se soulevaient et se retournaient seules, se disposant en croix, en ligne ou en demi-cercle selon la demande de la devineresse, qui savait mieux que personne en interpréter les présages.
Le couloir du Palais résonna de cris, de bruits de lutte et d’armes entrechoquées. Puis un pas ample et sec annonça l’entrée du Général Ktykhan. Son casque à tête de tigre sous le bras, le pourpoint noir brodé d’or encore couvert de poussière et de sang, il s’inclina brièvement, avec une raideur toute militaire. Rhéodia savait qu’il était valeureux et fin stratège. Elle savait aussi que plus ses cheveux blanchissaient, plus son ambition grandissait comme mauvaise herbe au printemps, et qu’il n’aurait reculé devant rien pour prendre sa place sur le trône.
« Belle victoire, Basiléa. Je suppose que Védryon t’a déjà conté ses exploits », ironisa-t-il en découvrant un sourire carnassier.
« Mais je vais te faire rire ! Une caravane de Prédicateurs s’est retrouvée en pleine bataille ! Les Phoxiens ont enlevé les femmes tout en battant en retraite, preuve insigne de leur courage de hyène ! Nous avons quatre prisonniers. Je t’ai amené leur chef, pour que tu puisses l’exécuter toi-même. Avec ta permission, je pensais offrir la tête des trois autres à mes plus braves lieutenants... Mais oui, Védryon, tu en fais partie ! »
Le jeune homme s’inclina respectueusement devant son aîné, les yeux brillants de fierté. Les exécutions capitales étaient le fait du Basileus, qui seul avait le droit de porter l’Epée de Xyphie, l’épée magique qui savait distinguer les coupables des innocents. Elle seule pouvait rendre la justice pendant les rares périodes de paix que connaissait le Peuple des Epées, pour qui la guerre était l’essence même de la vie, et la mort une occasion de plus de se couvrir de gloire.
« Fort bien, Ktykhan. Amène-moi cet homme. L’Epée de Xyphie est au fourreau depuis six jours, il est temps qu’elle se nourrisse un peu de sang frais. »
Deux soldats entrèrent, soutenant un homme aux cheveux gris. Il avait dû être roué de coups ; son visage était tuméfié, sa lèvre supérieure éclatée, et il ne se portait pas.
« A genoux, chien, baisse les yeux devant Basiléa ! »
La Reine se leva, majestueuse dans sa tenue de combat, un habit de cuir noir portant en travers de la poitrine une épée dessinée avec des rubis. La cape de velours noir se déploya autour d’elle comme les ailes puissantes de l’aigle ; la broche qui la fermait, au niveau de son cou, était un énorme rubis taillé en forme de croissant de lune. Arkalion, Dieu des Combats, était un chasseur nocturne, et les Xyphiens se vantaient d’y voir la nuit comme le jour et de pouvoir combattre nuit et jour pendant une semaine sans la moindre trace de fatigue, car la lune leur donnait l’énergie dont ils avaient besoin.
« Tu vas mourir, Prédicateur. Je suis Basiléa, Reine de Xyphie, et la Guerre honore Arkalion, notre Dieu tout-puissant. Tes sermons de paix sont une insulte au Dieu, et le blasphème est puni de mort. Que justice soit faite ! »
La lourde épée au fil tranchant siffla dans les airs. Le rubis incrusté dans la garde jeta un éclair victorieux. Alors l’homme agenouillé releva la tête et ses yeux clairs rencontrèrent le regard impassible de Basiléa. Ses lèvres douloureuses esquissèrent le murmure d’un prénom inconnu.
« Héodia... »
Le bras s’arrêta dans sa course, retenu par l’épée qui restait immobile. La Reine, déséquilibrée, fit un pas en arrière pour se rattraper. Son visage usé par tant de nuits de veille et de journées de lutte, tanné par le soleil, gercé par les froidures, rompu par des années de discipline à ne jamais laisser paraître la moindre émotion, son visage royal sembla tout à coup se décomposer en une grimace incrédule, pitoyable et grotesque.
Derrière le trône, les tentures cramoisies ondulèrent comme sous l’effet d’un courant d’air. Oxéia invoqua les Cartes et se concentra pour un tirage en croix. Un instant plus tard, Basiléa avait repris sa maîtrise. Son Epée toujours à la main, elle ordonna :
« Sortez tous ! L’Epée magique ne veut pas de cet homme. Il est de mon devoir de comprendre pourquoi. Ktykhan, Védryon, vous m’avez bien servie. Je vous attends ici demain à l’aube, avec Tersyl, Enhard, Pharkon et Dektima. C’est moi qui mènerai l’assaut. Qu’Arkalion soit avec vous. »
Ktykhan resta de marbre et tourna les talons après un bref salut, poussant d’une bourrade Védryon qui, selon son impétueuse habitude, était prêt à laisser libre cours à sa surprise. Les soldats se retirèrent promptement.
Rhéodia resta debout, immobile. L’épée glissa de sa main. Le prisonnier ne la quittait pas des yeux. La quatrième Carte claqua sur la table.
« Oxéia, de l’eau et un linge, je te prie. Et du vin. »


Ainsi le Destin le lui avait ramené. En avait-elle formé, des voeux secrets, pour que ce jour se réalise ! Un sourire amer plissa les lèvres de Rhéodia. O Arkalion, ne t’ai-je pas bien servi ? Mais ta soif de douleur ne connaît pas de limite, et quand tu exauces un souhait c’est sous la forme d’un châtiment !
Jalwin ! Il parlait de voyages sur des terres lointaines où les hommes vivaient en paix, tandis qu’elle s’exerçait seule au glaive ou à l’épée, en riant de ses rêves brumeux. En contrebas, leurs deux petits troupeaux de moutons, mélangés, broutaient les quelques pousses sèches qui survivaient à flanc de colline. Et ils s’aimaient. Et le corps de l’un était le prolongement du corps de l’autre, et leurs peaux ne faisaient qu’une. Elle irait rejoindre l’armée quand elle aurait seize ans, tandis qu’il construirait sa maison, leur maison. Et puis elle reviendrait, auréolée de gloire, et ils auraient une fille blonde et un garçon brun. En ce temps-là, les cheveux noirs d’Héodia lui tombaient au creux des reins, et il s’en faisait une écharpe, serré contre elle quand le vent se levait. Les yeux d’azur de Jalwin étaient son seul horizon, et elle aurait défié la Mort elle-même pour un seul de ses sourires. Il n’avait pas cherché à la retenir. Il l’aimait libre et guerrière comme elle l’aimait libre et rêveur. Jeune lieutenant dans l’armée du Basileus Redixian, elle avait traversé à cheval les collines arides où ils avaient grandi. Leur village venait d’être détruit par une invasion de Vintoriens, et nul n’avait pu lui donner de nouvelles de lui ni de leurs familles. Son coeur lui disait qu’il était vivant, et chaque jour elle avait prié Arkalion de les réunir à nouveau.


« Je ne m’attendais pas à te trouver reine du peuple le plus guerrier et le plus sanguinaire... », commença-t-il avec un doux sourire.
Rhéodia, agacée, s’écarta de lui. Oxéia prit sa place en silence pour recouvrir de baume les contusions du Prédicateur.
« Que sais-tu du Pouvoir ? », maugréa-t-elle. « Le Sort a voulu que je sois Général quand Redixian mourut. Et les Cartes m’ont désignée pour lui succéder. Que devais-je faire ? Notre village avait été détruit, tu avais disparu. La Xyphie était au bord du gouffre, épuisée par des guerres incessantes et dépourvues de sens. J’ai pensé que je pouvais servir ma patrie. Avais-je d’ailleurs le choix ? Personne dans toute l’Histoire du Peuple de l’Epée n’avait jamais refusé l’Extrême Honneur ! J’acceptai. On ajouta le R royal devant mon nom de naissance, Héodia. Tu sais qu’aucun Basileus n’a le droit de procréer, afin d’éviter toute tentation de favoriser un éventuel héritier. Peu m’importait ! J’avais trente ans, je croyais que tout m’était possible, et tu n’étais pas là...
- J’ai fui dans les montagnes, après avoir enterré tes parents et les miens. Je pensais que tu m’y aurais rejoint, un jour ou l’autre, et puis j’ai rencontré des Prédicateurs, qui m’ont abrité, soigné, nourri, réconforté... J’ai pris femme parmi eux, mais elle est morte en couches... »
Le regard de Rhéodia lança des éclairs.
« Tu as... »
Des souvenirs cruels dansèrent devant ses yeux. Des corps d’hommes pressés, impatients, rustres... Leur peau était trop sèche, leurs mains trop maladroites, leur bouche trop dure... Aucun d’eux n’avait pu remplacer Jalwin... et cet homme si longtemps désiré, regretté, sanctifié, était là devant elle et il avouait...
D’un ton rageur elle reprit son récit, peut-être plus pour elle-même que pour lui.
« Je me suis consacrée à Arkalion, corps et âme. J’aurais voulu que la guerre cesse. Mais sais-tu ce que c’est que de gouverner un Etat ? C’est d’abord de faire en sorte que tous tes sujets puissent manger à leur faim. La Xyphie regorge de métaux et de pierres précieuses dans son sous-sol, mais la terre n’est pas fertile. Fabriquer des armes était une nécessité si nous voulions survivre. Nous n’avions pas de débouché sur la mer, ce qui nous privait des bénéfices d’un commerce maritime avec des peuples plus lointains – et plus riches que nos voisins. Les rubis, les diamants et les armes de Xyphie sont réputés dans le monde entier, maintenant. Notre flotte marchande compte plus de deux cents navires ! Et nous avons assez de bateaux de guerre pour la protéger ! »
Tête baissée, Jalwin laissa le silence s’installer entre eux, comme une barrière infranchissable. Puis, dans un murmure sourd plus blessant qu’un cri de reproche, il reprit :
« Mais toi... Au nom d’Arkalion, tu rends une justice sommaire, tu décapites de ta main les malheureux qu’on te présente... Tu es l’instrument consentant d’un peuple cruel... »
Rhéodia pâlit. Les Cartes s’agitèrent sur la table. Un nouveau souffle de vent agita les tentures derrière le trône.
« Quel que soit le pouvoir dont il dispose, crois-tu qu’un Basileus, pour sage et avisé qu’il soit, puisse en un claquement de doigts changer des siècles de tradition ? Oui, je rends la justice, parce que cela fait partie de mes attributions. Non, elle n’est pas arbitraire, ou en tout cas le moins possible. L’Epée de Xyphie est une épée magique, tu le sais. C’est elle qui décide qui gracier ou condamner... »
Rhéodia s’assit à la table, près de Jalwin, et se versa un verre de vin, qu’elle but à petites gorgées satisfaites. Puis, à voix basse, elle chuchota :
« A peine installée sur le Trône, je fis confectionner en dehors du Royaume une épée en tous points semblable. La véritable Epée de Xyphie dort au fond d’une grotte dont seules Oxéia et moi connaissons l’emplacement. Et quand je rends la justice, c’est moi et moi seule qui le fais. J’ai vu trop d’innocents décapités, du temps de Redixian, parce que l’Epée était assoiffée de sang... Je ne suis l’instrument de personne. »
Jalwin hocha la tête.
« Je ne te juge pas », prononça-t-il enfin. « Tu as choisi ta vie comme j’ai choisi la mienne. Les Prédicateurs ne peuvent que fuir comme des lapins sans défense face aux hordes sauvages de tes soldats – et de tous les autres. Mais nous sommes de plus en plus nombreux. Quel que soit le Roi, les petites gens sont lasses des massacres et des pillages. Vingt de nos caravanes sillonnent les frontières et les fronts de chaque conflit, aussi bien en Xyphie qu’en Phoxie, en Ventorie... Le nombre de nos adeptes ne cesse de croître. Un jour viendra où les guerres cesseront... »
Rhéodia lui sourit, et déjà sa main se soulevait pour se poser sur celle de Jalwin, quand celui-ci, encouragé par le sourire, prit un ton implorant.
« Il faut que tu sauves Addina ! C’est ma compagne, la fille de mon ami Dinaël. Les Phoxiens l’ont enlevée, avec deux autres femmes. Elle n’a pas vingt ans... Prends ma vie, mais délivre-la, par pitié ! »
Sa voix s’étrangla.
Rhéodia se leva, comme mordue par un fouet cinglant.
« Te rends-tu compte... », gronda-t-elle.
« Tu es Basiléa, tu as tous les pouvoirs ! Addina est innocente, elle a encore toute la vie devant elle, elle peut encore porter des enfants et... »
La Reine se détourna et s’adressa à Oxéia.
« Mène-le à ma chambre. Qu’il se repose et qu’on lui porte à souper. Nous reprendrons cette conversation plus tard. »
Elle s’abîma dans la contemplation du feu et ne se retourna pas quand il franchit la porte.


Les Cartes sont sur la table. Oxéia, silencieuse, ne peut en détacher son regard. Je fais les cent pas devant la grande cheminée de la Salle du Trône, comme si le rythme lent de mes bottes pouvait apaiser la chamade qui essouffle mon coeur.
Elle a vingt ans ! Eh bien ? Moi aussi j’ai eu vingt ans, j’ai été blessée, j’ai été prisonnière, j’ai risqué ma vie...
Il l’aime.
Et alors ? Il a trahi ! Il ne devait aimer que moi ! J’étais sa Lumière, son Bonheur, sa Vie...
Elle pourrait lui faire un enfant... Même si je n’étais pas Basiléa, mon ventre sec en serait incapable. Mais nous nous étions promis... La fille blonde comme lui, le garçon brun comme moi... L’ombre sous les tilleuls... Un cheval pour tirer la charrue, des moutons... Et j’aurais sans peine oublié mes rêves de gloire...
Mais tu l’as eue, la gloire, la Gloire Suprême, tu l’as eue... Tu as même cru un moment qu’elle pouvait combler ton coeur...
Je l’ai eue.
Il est toujours aussi beau. Ses yeux sont toujours aussi bleus. Et sa voix toujours m’emporte et me fait frémir jusqu’au fond des entrailles, réveillant un désir que je croyais tari, et qui me souffle à l’oreille, serpent venimeux, que ses mains sur mon corps seraient tellement...
Basiléa.
Et même si je m’enfuis, il a une compagne. Belle, jeune, blonde sans doute. Qui le rend heureux. Qu’il aime. Probablement. Mais elle, insouciante, que sait-elle de l’amour ? Comment pourrait-elle lui apporter autant de bonheur que moi qui... Moi que...
De toute façon elle va mourir. Les Phoxiens ne sont pas réputés pour leur tendresse vis-à-vis de leurs prisonniers. Avant l’aube elle aura été violée une dizaine de fois, et égorgée ensuite. Je n’y suis pour rien. Je le consolerai, le temps fera son oeuvre, il l’oubliera, et...
Vieille.
Ma peau s’est ridée, fanée, durcie. Mon corps est encore bien musclé, et je ne crains aucun homme au combat, mais les formes de la femme en moi ont presque disparu. Quel plaisir en tirerait-il ? Il me ferait l’aumône...
Je le ferai évader avant le jour. Aucun Xyphien, même mon fougueux Védryon, n’accepterait d’aller délivrer des Prédicateurs. Eh bien, dommage, mais c’est la guerre. Et celle-là, je ne l’ai pas initiée. Les Phoxiens nous ont attaqués, ils sont venus jusqu’aux portes de mon palais, et demain nous remporterons l’ultime victoire.
Je m’appelle Rhéodia.


« Que viens-tu faire à traîner par ici, vermine ? », gronde Oxéia en lançant un coup de pied à l’homme hirsute et sale, aux haillons décolorés, qui s’est traîné jusqu’à sa table pour jeter un coup d’oeil furtif au Jeu.
« Le Juge du Jeu est le Mat ! », ricane-t-il en tordant la bouche en une grimace hideuse. « Arkalion sera furieux ! Arkalion n’aime pas le Mat !
- Et je vais briser ma canne sur ton dos, Aphron, et le Dieu en sera content !
- Laisse, Oxéia », l’arrête Rhéodia d’une voix lasse. « Les fous sont sacrés. Aphron n’est pas méchant. Le Dieu lui a troublé l’esprit, et en contrepartie les hommes se doivent de le laisser libre d’aller et de faire à sa guise.
- Le Juge du Jeu est le Mat », répète le simple d’esprit en se curant le nez.
Rhéodia s’est arrêtée de marcher et contemple le feu fixement. Oxéia, le front barré par une ride profonde, demande à mi voix :
« Veux-tu voir les Lames, Basiléa ?
- A quoi bon ... », répond celle-ci dont les yeux tristement luisants, perdus dans la folie des flammes, cherchent en vain des larmes qui refusent de couler.
Malgré tout, Rhéodia s’approche de la table. A gauche le Bateleur, à droite la Papesse renversée ; en haut l’Arcane Sans Nom, et en bas, le résultat, l’Amoureux renversé. Et le Mat est le Juge du Jeu. Un petit rire désespéré franchit ses lèvres sèches.
« J’ai déjà eu de meilleures Cartes », plaisante-t-elle sur un ton un peu contraint.
« Mais l’Arcane XIII peut signifier aussi un changement... important, la Papesse, même renversée, est toujours protectrice, et l’Amoureux...
- Et l’Amoureux renversé est l’absence de choix, le Bateleur, éternellement jeune, est courageux mais velléitaire, la Papesse renversée annonce des épreuves physiques... J’ai fini par apprendre un peu, moi aussi... », conclut-elle d’une voix agacée.
- « Et le Mat est le Juge du Jeu », répète Aphron avec un sourire ravi.
- « Tu as raison, Aphron. Il reste du vin sur la table. Va te servir et bois à ma santé. »
Rhéodia regarde le fou se précipiter, pour autant que son dos voûté et sa boiterie le lui permettent, et boire goulûment dans son propre verre, en renversant sur la nappe immaculée plus de la moitié du liquide vermeil. Elle sourit.
« La Voie du Mat est étroite. Imprévisible, irrationnel, violent, il défie les Dieux et les hommes... Il se fie à son instinct, mais il ne le maîtrise pas...
- Comment pourrais-tu faire confiance à un tel allié ?
- Si c’est le seul qui me reste... L’Amoureux l’a dit, Oxéia, je n’ai pas le choix... »
Elle reprend sa voix déterminée de Reine habituée au commandement.
« Dans deux heures, tu accompagneras Jalwin à la sortie du passage secret. Tu lui diras de m’attendre jusqu’à l’aube, mais qu’il s’enfuie si je ne viens pas. »
La Conseillère lève sur elle des yeux inquiets.
« Mais, Basiléa...
- Quoi ? Penses-tu toi aussi que je trahis Arkalion et la Xyphie et que je déshonore mon nom et ma fonction ? »
La vieille femme secoue la tête d’un air triste.
« Tu sais que je donnerais ma vie pour toi, Rhéodia. Tu as toujours gouverné ton peuple avec sagesse. Mais quel risque insensé t’apprêtes-tu à courir ? »
Basiléa sourit, et son visage semble tout à coup apaisé et confiant.
« Il y aura peut-être des changements... définitifs... Mais si ce soir, comme le Mat, je défie les Dieux et les hommes, c’est pour sauver mon âme de Bateleur... L’Amoureux est renversé... »
Elle dépose un baiser affectueux sur le front d’Oxéia et sort de la pièce.
La Conseillère soupire, et range les Lames dans le petit coffret violet.


Elle n’avait pas revu Jalwin. Le courage aurait pu lui manquer, à revoir ce visage tant aimé, et sa décision était prise. Elle sortit du palais comme une voleuse, avec le coeur joyeux de l’enfant qui s’échappe de l’école pour aller gambader dans la campagne. Les cheveux noués sur la nuque comme le moindre de ses guerriers, au lieu du chignon royal, les deux glaives fidèles de ses premiers combats de lieutenant au lieu de la lourde et précieuse épée basiléenne, et un pourpoint noir au cuir usé sans la somptueuse incrustation de rubis : elle se sentait légère, comme délivrée d’un fardeau trop pesant. Elle sella sans bruit deux chevaux noirs, et quitta la ville par une porte dérobée dont elle avait la clef. Le vent de la nuit sur son visage était une bénédiction. Elle avait l’impression de l’apprécier pour la première fois, sa fraîcheur, ses parfums tendres de printemps avancé, jasmin, glycine, chèvrefeuille...
Un maigre croissant de lune lui jetait un regard interrogateur. Heureusement, de gros nuages approchaient. Dans quelques minutes, la nuit serait encore plus sombre. Elle suivit facilement les traces de l’armée ennemie en déroute, et repéra le campement aux lueurs faiblardes des braises finissantes. Elle attacha les chevaux et se glissa dans le camp, ombre parmi les ombres. Un poignard dans chaque main, elle tendit l’oreille. Le temps n’avait pas émoussé son ouïe fine de chasseresse. Combien de proies n’avait-elle pas guettées, tapie dans les buissons, se guidant seulement sur un bruit de feuilles froissées ou de branche déplacée ? C’étaient de bons souvenirs. Personne ne mourait par sa faute, alors, et bien souvent c’était elle qui par son seul talent nourrissait sa famille... La Mort pouvait venir. Elle avait de bons bagages à emporter, une jeunesse heureuse, la jouissance d’un corps souple et habile, et la mascarade des honneurs qui de prime abord lui avait donné tant de fierté...
Des gémissements étouffés provenaient de l’extrémité ouest du camp. Elle se faufila entre les tentes des chefs et les corps des soldats endormis à même le sol, plume noire voletant avec grâce au milieu d’une horde de loups assoupis. Devant un feu presque éteint, une femme blonde pleurait doucement en retenant ses sanglots de ses deux poings liés. Près d’elle, corsages déchirés et jupes en lambeaux, deux autres femmes gisaient au sol, la gorge tranchée. A trois pas de ce carnage, deux gardes, assis dos à dos, ronflaient paisiblement. Elle s’approcha comme le tigre en chasse, ramassée sur elle-même, l’oeil acéré et l’oreille en alerte. Au même moment, les deux poignards frappèrent les deux poitrines. Sans un cri, les soldats cessèrent de ronfler. Elle attendit quelques instants, puis les coucha sans bruit sur le côté et retira les dagues.
La jeune femme cessa de pleurer. Rhéodia mit un doigt sur sa bouche pour lui intimer le silence, et trancha ses liens d’un geste sûr. Puis elle la prit par la main et l’entraîna à sa suite. Entre deux tentes, elle se retourna et demanda à voix basse :
« Comment t’appelles-tu ?
- Je suis... Addina...
- C’est bien. »
Le sourire aux lèvres, elle reprit son chemin. Elle avait presque atteint l’orée du camp quand un soldat, se réveillant brusquement, les vit passer. La lune était sortie des nuages et son rayon froid illumina la chevelure d’Addina.
« Alerte ! Alerte ! »
« File », dit Rhéodia. « Les chevaux sont à quelques pas devant. Va au petit bosquet, sur la droite après la grande plaine. Jalwin t’y attend. Ne va pas au palais ! »
L’autre hésitait, hagarde, stupide.
« Allez, va-t-en ! Tu ne me sers à rien, ici ! Savoir se battre a du bon quelquefois ! »
Pendant que la jeune femme disparaissait enfin dans l’obscurité, Rhéodia, un rictus sauvage aux lèvres, fit face. Un, deux, trois, quatre... Elle dansait entre les adversaires, légère comme le vent, souple comme le chat ; d’abord elle piqua telle une abeille furieuse avec ses glaives courts, puis, ayant désarmé deux hommes et pris leurs épées, elle fit voltiger têtes et membres comme un bûcheron fou. Elle jouait, elle sautait, elle riait. Elle était jeune, elle était à nouveau téméraire et invincible. Elle était le Bateleur dans toute sa grâce, dans toute son énergie, dans toute sa virevoltante gaîté... Un choc violent sur sa tête, comme le ciel qui s’abat, et elle s’écroula dans la nuit.


Oxéia guida Jalwin à travers le passage secret que Rhéodia avait fait creuser au début de son règne. Elle se souvenait qu’elle avait critiqué ce projet insensé, mais n’avait pu en dissuader la jeune Reine. Vingt ans plus tard, elle devait reconnaître que la prudence de celle-ci était une fois de plus justifiée. L’homme tenta de lui parler, mais elle haussa les épaules d’un air las sans répondre.
Enfin revenue dans sa chambre, elle s’allongea sur son lit, soulagée d’étendre ses jambes lourdes. Mais le sommeil ne vint pas. Les Cartes dansaient devant ses yeux, l’Arcane Sans Nom grimaçait hideusement, et le Mat ricanait en montrant du doigt l’Amoureux renversé... Péniblement, elle se leva, et alla s’installer dans un fauteuil, dans la chambre de la Reine, pour être sûre d’être la première avertie de son retour. Mais la nuit s’écoula, longue et immobile. Quand le ciel commença à pâlir, une angoisse indicible étreignit son coeur fatigué. Elle se dressa d’un bond, regarda la chambre vide. Elle avait peu de temps, il lui fallait agir vite et avec précision. Elle défit sauvagement le lit dans le plus grand silence, puis avec le petit poignard qu’elle portait toujours à la ceinture, se fit une estafilade à la jambe. Elle macula les draps de son sang et fit en sorte que de grosses gouttes tombent sur le sol, entre le lit et la porte. Alors seulement elle banda la plaie sommairement avec un foulard. Laissant la porte ouverte, elle se hâta vers sa propre chambre, où elle revêtit une robe propre, comme après une bonne nuit de sommeil. L’aube était venue. Elle retraversa le couloir, comme si elle allait chercher Basiléa pour l’accompagner à la Salle du Trône où l’attendaient les Généraux. Devant la porte béante, elle prit une profonde inspiration.
« Au secours ! A moi ! Basiléa a été enlevée ! »
Les généraux, Ktykhan à leur tête, se précipitèrent dans le grand escalier et surgirent devant elle, les yeux exorbités et l’épée brandie.
« Que se passe-t-il ? Oxéia ! C’est toi qui as crié ?
- Noble Ktykhan, regarde ! La chambre est vide, il y a du sang partout !
- Enlevée ? Dans le palais ? Comment ont-ils pu...
- Oh je vous en prie, Seigneur, elle est blessée, faites vite ! »
Sans plus réfléchir, Ktykhan aboya :
« Vous tous, avec moi ! Rassemblez les hommes, nous partons sur-le-champ. Pas de tactique, nous chargeons tous ensemble, je veux cent Phoxiens morts pour chaque goutte de sang que Basiléa aura perdu. A l’attaque ! »
Oxéia s’appuya contre le mur et ferma les yeux. Peut-être Rhéodia avait-elle encore une chance de survivre...


De fines fumées grises s’élevaient encore des feux de camp abandonnés. Des corbeaux tournoyaient dans le ciel en croassant, s’assurant de l’absence des hommes avant de venir festoyer des scories de leur passage. Une ombre grise, qui avait guetté toute la nuit, fit craquer quelques branches dans les fourrés. Puis, souple et circonspect comme un loup sournois, l’homme s’avança lentement à découvert. Une cape gris foncé, couleur de cendre et d’orage, le recouvrait entièrement. Il portait un baluchon sur l’épaule, sur un bout de bois blanc, et dans sa main droite un bâton jaune. Son visage était enduit de suie pour en masquer les traits, et quelques mèches sales dépassaient de son capuchon. Il s’agenouilla près d’un corps inerte et se pencha sur la bouche exsangue. Un souffle léger s’en exhalait encore. Il hocha la tête d’un air satisfait. Il enroula le corps dans sa cape grise, découvrant des habits hauts en couleur, une tunique rouge sur un justaucorps bleu, avec une collerette bleue et des mancherons jaunes comme le liseré du bas, des chausses bleues et des chaussures rouges. Avec une force étonnante pour un être d’apparence si frêle, il chargea le corps sur son épaule et le déposa près du ruisseau. Soulevant la tête aux cheveux noirs striés de blanc, il fit couler de l’eau à travers les lèvres entrouvertes, adaptant le débit à la force des gorgées, lentes au début, puis presque avides. Puis la tête se détourna, les traits déformés par une grimace de souffrance, et un gémissement retenu s’échappa de la bouche meurtrie.
Il se lava longuement les mains, la tête, le visage, la barbe, peigna ses longs cheveux blonds avec ses doigts et les noua dans son cou avec la lanière de sa cape. Ensuite il déchira celle-ci en longs lambeaux de tissu. Patiemment, avec une tendresse toute maternelle, il mit à nu chaque blessure, la lava doucement, y appliqua les herbes qu’il avait apportées et la recouvrit d’un bandage bien ajusté. Quand il eut fini, aucune plaie ne saignait plus. Il sourit de contentement en contemplant le visage en dessous de lui, qui semblait maintenant plus détendu et plus serein.
La brume était toujours épaisse, et pourtant les clameurs d’un combat acharné lui parvenaient, atténuées mais probablement plus proches qu’il ne l’aurait souhaité. Il se hâta de charger à nouveau sur son épaule le corps immobile. Puis, levant ses yeux limpides vers l’horizon masqué, le Mat se redressa. Pareil à l’albatros qui échappe à la terre geôlière en déployant ses ailes gigantesques pour s’envoler majestueux dans l’azur infini, il sembla se grandir sous la charge pour défier les cieux. Il leva son bâton d’un geste sûr et devant lui, écartant le brouillard, un rayon de soleil triomphant lui ouvrit un chemin lumineux vers les montagnes blanches. Ainsi marchait le Mat, et son fardeau était une Reine.
Narwa Roquen,changer le monde avant qu'il ne nous change...

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