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De : Maedhros  Ecrire à <a class=sign href=\'../faeriens/?ID=196\'>Maedhros</a>
Date : Dimanche 9 novembre 2008 à 17:40:50
LA BOCCA DELLA VERITA


Il est cinq heures
Paris se lève
Il est cinq heures
Je n'ai pas sommeil


Avez-vous déjà remarqué la quiétude qui règne dans un jardin public aux premières lueurs de l’aube? Cette qualité cristalline de l’atmosphère qui avive magiquement le contraste de toute chose. Chacune semble distincte, détachée des autres, à la fois infiniment plus réelle et miraculeusement plus fragile, prête à se briser au moindre son. Un minuscule fragment de temps, un si court instant durant lequel l’éternité frôle de ses ailes délicates la morsure du jour qui escalade les toits comme un voleur. Tout semble possible entre rêve persistant et réveil récalcitrant. Ce moment singulier agace les dormeurs qui se retournent dans leurs lits et engourdit l’humeur des travailleurs du petit matin qui fixent, hébétés, leur café fumant tourner lentement dans la tasse. Cet interlude où la mécanique du jour paraît vulnérable, prête à se rétracter comme les pétales d’une fleur abusée par l’éclat d’un faux soleil. Oui, durant cet infime laps de temps, je me sens presque vivante, même si je sais que cela durera l’espace d’une respiration musicale aussi éphémère que vibrante. Je n’ai pas sommeil.

Et puis la benne à ordures s’avance lourdement entre les rangées de voitures stationnées le long du boulevard. Son gyrophare orange repeint les façades des immeubles haussmanniens à coups de reflets tournoyants. Le quotidien déboule sans ménagement. Les pigeons s’ébrouent sur les rebords des toits et les chats de gouttière rentrent silencieusement de leur chasse nocturne. Paris s’éveille par petites touches, chacune consolidant inexorablement la précédente. C’est la fin des rêves et se referme l’écheveau des possibles. La réalité reprend ses droits et je suis là, comme chaque jour, éternelle résidente de ce jardin.

J’en connais tous les secrets. Rien ne m’échappe.

Les employés municipaux, qui poussent avec leur balai les ordures le long du caniveau. Le bleu de leurs vareuses tranche avec l’ébène de leur peau. Leurs regards éteints et la fatigue qui courbe leurs épaules. Quand l’un d’eux me lance un regard, les perspectives quotidiennes s’estompent et j’aperçois fugitivement une plaine immense écrasée de soleil. J’éprouve ce sentiment de liberté d’un corps sans entrave, d’une course vers l’horizon grand ouvert. Une sensation de mouvement enivrant que je ne connaîtrai jamais. Puis les paupières clignent et sans transition, la lumière chaude et vibrante se ternit, virant au gris ordinaire du petit jour parisien. C’est comme un rideau qu’on tire brutalement pour cacher un paradis lumineux et inespéré.

Il y a en moi un élan primordial. Les vestiges d’une passion incarnée. Je ne rêve pas. Je ne rêve jamais. Mais là, au fond de ma poitrine de pierre, je conserve précieusement une l’étincelle, celle qui palpitait sourdement au sein du bloc de marbre originel.

Je suis au centre du monde. Un monde qui tourne autour de moi. Le soleil et la lune font la ronde dans le ciel par-dessus les toits. Les ombres naissent, s’allongent et disparaissent. Mon ombre immuable décrit un motif surréaliste sur le gravier à mes pieds. J’envie mon ombre. Elle parvient au moment le plus propice, à lécher les grandes grilles aux pointes d’or qui marquent la limite du jardin. Presque libre. Elle me nargue là où je ne pourrai jamais être. Mon destin est scellé à ce socle de granit et ma main reste prisonnière de cette bouche grimaçante.

Je me tiens immobile au milieu du manège sans fin des saisons. J’aime avant tout l’automne, cette forme d’attente nostalgique et crépusculaire. Cette langueur trouble qui affaiblit la sève. Cette douce et lente chute vers le froid, auréolée d’une luminosité vacillante qui décroît chaque jour un peu plus. Oui. J’aime l’automne. Sa palette de couleurs qui court du fauve au roux et de l’ocre au rouge. Ses tourbillons de feuilles balayées par le vent, qui s’enroulent autour des arbres dénudés. Ses parfums lourds et tenaces où se mêle intimement le doux-amer de l’inéluctable pourriture.

J’aime ensuite le printemps, ce jaillissement libérateur, cette sensation de renouveau vierge de tout regret. Le printemps est la saison de l’oubli des choses mortes. Le pépiement des moineaux dans les arbres au-dessus des poussettes près du jardin d’enfant qui résonne de rires juvéniles. Le reverdissement des chevelures végétales qui libèrent leurs parfums vifs et frais. Les amoureux qui se donnent rendez-vous juste devant moi. Leurs visages pâles ou empourprés qui s’illuminent quand ils se reconnaissent et leurs étreintes qui n’en finissent pas. Pourtant peu s’aventurent à glisser leur main près de la mienne, à l’ombre fraîche de cette bouche. Ne veulent-ils pas savoir que les amours de printemps ne chantent guère au-delà de la Dormition? Je ne cesse de sourire, offrant ma main pure et innocente au masque grimaçant. Jamais il ne refermera sa bouche sur mes doigts. Comment le pourrait-il ?

Le long de mes jambes de pierre monte un fourmillement agréable, une irrésistible envie de m’arracher de cette ancre de granit pour fouler les pelouses verdoyantes, caresser l’eau du bassin, assise sur la margelle et regarder les bateaux miniatures fendre l’onde claire. Mais ce rêve passe bien vite...

Je suis née d’un désir de pierre. Mes souvenirs remontent si loin à présent. Je dormais profondément dans le bloc de marbre, ma matrice originelle. Je n’étais qu’une étincelle, à peine le souffle raréfié d’un mouvement suspendu. Puis, dans la main de mon créateur, les instruments de fer m’ont ramenée à la surface, m’ont fait émerger de la gangue minérale. Lentement, massette et burin, gouge et ciseau m’ont délivrée et ont révélé le mouvement qui sommeillait au coeur de la pierre. J’ai vu la lumière ruisseler d’une verrière qui ouvrait l’atelier du sculpteur sur le ciel de Paris. Le monde était si différent, plus jeune. Je n’étais encore qu’une ébauche mais j’ai absorbé toutes les émotions de mon créateur.

J’ai frémi de désir quand ses doigts ont souligné délicatement l’arrondi de ma joue ou la courbe de ma hanche. J’ai su que je lui appartenais, que j’étais sa création, sa créature. Je me suis sentie belle dans son regard. J’attendais le matin quand il retirait le drap qui me cachait durant la nuit. J’avais l’impression qu’il me déshabillait et, pantelante, je m’offrais toute à lui. Il s’approchait tout près, passant et repassant sa main sur mes formes, mes pleins et mes déliés. J’ai souvent espéré que les anciens dieux, prenant pitié de moi comme dans les vieilles légendes, feraient fondre ma prison de pierre et me donner chair et vie pour que j’apparaisse nue devant lui... Mais les dieux dorment et n’écoutent plus. Ni les hommes, ni les statues. Cependant, j’ai pu lire dans son regard, la passion qui l’animait en retour. Moi.

Le temps passe différemment et je suis encore belle sous le ciel tandis qu’il repose à présent au fond d’un caveau obscur et humide. Tous l’ont oublié, sauf moi. Pourtant mes yeux sont restés secs quand j’ai senti le corbeau noir se poser sur mon épaule d’albâtre. Mon sourire ne s’est pas effacé. L’immortalité est à ce prix.

Il y a aussi mes visiteurs familiers, ne cessant inlassablement chaque jour de rejouer la même scène au geste près. Nul ne semble les remarquer, ils évoluent en marge du réel, présences invisibles qu’un enchantement singulier retient prisonnières en ce lieu.

La première sera bientôt là. Une jeune femme essoufflée d’avoir couru. Elle viendra s’effondrer à mes pieds. Elle aura une lettre serrée sur son coeur, une lettre qu’elle n’aura pas encore ouverte. Elle me lancera un long regard interrogateur mais je ne pourrai que sourire, encore et encore. Ses vêtements ne seront pas de saison, ne seront pas au goût du jour. Son chignon, ses bas de laine, ses mauvaises chaussures, son tailleur élimé dateront d’un autre temps, d’un temps révolu. Sans les voir, j’entendrai dans le ciel le grondement des lourds bombardiers qui ne finiront jamais de passer au-dessus de Paris. Ses lèvres s’ouvriront mais les mots se sont depuis trop longtemps envolés. Elle m’adressera comme chaque jour la même prière avant de déchirer l’enveloppe. Elle saisira la feuille quelques secondes pour lire ce que son âme pressentait. Elle se pâmera, laissant s'échapper cette feuille froide et administrative, griffonnée de quelques lignes qui auront dévasté sa vie plus sûrement que les bombardements alliés. Elle reprendra tant bien que mal contenance et s’enfuira, son image tremblotante s’évanouissant dans la lumière oblique. Demain Paris sera libéré mais son amour ne sera plus. Fusillé.

Mais mon visiteur le plus envoûtant est cet homme à la stature imposante qui marchera droit vers moi. Je redoute sa venue aussi intensément que je l’attends. Ce que je retiens de lui, c’est ce que je ressens chaque fois qu'il apparaît. Il est mouvement et énergie. Il est fort et déterminé. Il est d’une beauté froide et distante, surnaturelle. Un être qui ressemble aux hommes mais qui a en lui une forme de minéralité qui l’en éloigne sans retour. Il appartient à ce monde plus intimement que moi.

Un visage blafard encadré de longs cheveux noirs flottant librement sur ses épaules. Un visage blafard mangé par deux puits obscurs et sans fond. Des yeux intenses et insondables qui s’attacheront aux miens. Un regard auquel je ne pourrai me soustraire. Son bras droit caché dans le dos, il placera sa main gauche sur la mienne dans l’ombre de la bouche de vérité. Il ne cessera pas de sourire. Une main monstrueusement déformée par le feu qui l’a brûlée. Il la maintiendra quelques secondes et rien ne se passera. Il secouera la tête, déçu que les dieux ne manifestent pas leur puissance.

Alors, il retirera sa main et laissera ses doigts longs et fins, glisser le long de ma gorge, entre mes seins puis descendre plus bas, toujours plus bas... Ce contact me révulse et pourtant je le désire chaque jour davantage. Sa main caressera le galbe de mon ventre, hésitera et s’immobilisera. Elle touchera légèrement le miroir de pierre qui orne la colonne soutenant le masque grimaçant. Puis accentuera sa pression.

Bientôt, la surface du miroir se creusera sous l’effet d’une étrange houle au sein de laquelle une image se formera peu à peu. Un joyau insolite brillant au sein d’un fleuve de feu. Un joyau d’une insoutenable et inhumaine beauté irradiant une lumière inconnue de ce monde. Un joyau qui subjugue et affole la raison. Je sens que l’inconnu pourrait tuer quiconque voudrait posséder ce joyau. Son joyau. Il s’écartera pour me présenter son bras droit. Un bras qui se termine en moignon. Il éclatera de rire, un rire amer, avant de s’éloigner lentement d’une démarche aérienne dont la fluidité n’a rien d’humaine.

Mais en ce froid matin gris qui annonce déjà l’hiver, sur le banc de l’autre côté de l’allée, il y a une silhouette allongée. Il a passé une nouvelle nuit ici. Il dort encore. Je le connais bien lui aussi. Un homme bourru et dépenaillé, un homme qui n’a plus la force de suivre les autres. Il est resté en arrière, seul et abandonné. Plus personne ne se retourne sur sa misère et sa solitude sauf quelques fois, des hommes en bleu qui lui parlent doucement. Mais lui ne veut rien entendre, ne veut plus rien entendre. Il est si fatigué. Si fatigué d’avoir lutté et perdu. Il perd pied. Il coule loin de la plage et du soleil, des châteaux de sable et des glaces à l’eau. Il coule et nul ne s’intéresse à lui. Quand il tend la main, tous s’écartent sans lui porter la moindre attention.

Il ne se réveille toujours pas. Les gardiens vont encore le surprendre et le raccompagner sans ménagement hors du jardin. Si, enfin, il se redresse et s’étire. Il paraît en meilleure forme ce matin. Une vigueur nouvelle. Son visage est calme et reposé. Il semble avoir déposé son fardeau. Il me sourit. C’est la première fois. Il se lève et s’approche de moi.

Il se tient droit et sa démarche est souple et déliée. Il me sourit toujours en se campant devant moi. Je le reconnais à peine. Son visage irradie une merveilleuse grâce et ses vêtements semblent briller d’une vive lumière intérieure. Il me fait un dernier signe de la main et se dirige vers la haute grille qui ferme encore l’entrée du jardin. Les barreaux de fer ne le retiennent pourtant pas. Je vois confusément sa silhouette remonter le boulevard au-delà puis je le perds de vue.

Mais sur le banc, un monceau de chiffons et de cartons dissimule toujours un corps désormais froid et inerte.

Je ne suis qu’une statue dans un jardin public mais ce que je vois, jamais ne le verrez!

Encore un jour sans amour
Encore un jour de ma vie
Le Luxembourg a vieilli
Est-ce que c'est lui?
Est-ce que c'est moi?
Je ne sais pas

Toute une vie pour ta vie
L'éternité pour un jour
Je donne tout pour un rien
Pour te revoir faire un détour
Par le jardin du Luxembourg




Si vous voulez me voir, je suis toujours ici.

M

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