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De : Narwa Roquen  Ecrire à Narwa Roquen
Date : Jeudi 13 novembre 2008 à 16:03:13
La main du Bouddha





Rewodechen avait toujours été son monastère préféré. Il n’avait pas la taille imposante de Drepung ni l’originalité de Ganden, construit tout en hauteur, mais sa silhouette sobre et massive avait toujours fait battre son coeur un peu plus fort. Et pourtant ce jour-là, alors qu’il avait déjà parcouru tout le chemin depuis le village et qu’il se réjouissait de revoir les moines qui au fil des années étaient devenus ses amis, il réalisa qu’il n’avait pas envie d’y entrer. C’était une belle journée, l’air était frais et pur, il se sentait bien. Certes il était encore vexé d’avoir dû rebrousser chemin bien avant le col de la Dromla, tandis que des dizaines de pèlerins, incontestablement plus âgés que lui, trottaient comme des lapins, déterminés à parcourir au moins une fois la khora... Cinquante-quatre kilomètres autour du mont Kailash, et le point le plus bas était à plus de 4500 mètres... Il avait déjà dû le faire une bonne dizaine de fois, et la dernière remontait à probablement cinq ans, guère plus. Mais les nausées, le vertige, la migraine et l’essoufflement lui avaient rappelé que pour un habitant de Chicago âgé de soixante-six ans et plutôt sédentaire (à l’exception de ces deux mois d’été passés à parcourir le Tibet, chaque année depuis quarante-six ans), l’altitude pouvait devenir un obstacle insurmontable. La montagne sacrée, au sommet inviolé, dôme isolé reposant sur une base parfaitement carrée, rocher impressionnant et nu à peine strié de neige, tutoyait de légers nuages duveteux entachant à peine le bleu implacable de son écrin infini. On la surnommait « l’axe du monde ». Et du haut de son immuabilité divine elle lui signifiait, sans passion et sans pitié, qu’il avait vieilli.
Il était redescendu lentement, comme un vieil homme, en cherchant son souffle, jusqu’à Darchen. Puis, comme on rend visite à un bon ami, il s’était accordé une pause de trois jours au bord du lac Yamdroktsho, qui n’était qu’à 4000 mètres ... Le lac-âme, aux eaux profondément turquoise, s’étirait entre des crêtes presque lunaires ; dans ce dépouillement vertigineux il avait un peu oublié son dépit. Il était sûr en repartant que revoir Rewodechen finirait de lui rendre son optimisme inébranlable.


Désemparé, il redescendit le chemin caillouteux jusqu’à Chongye, errant dans les rues du village sans intention et sans but. Devant une pauvre bicoque en bois il tomba en arrêt devant une statue de Bouddha, posée au soleil sur un banc. Le bois avait été sculpté finement et poli avec délicatesse, mais sans la moindre peinture. De la taille d’un homme plutôt petit et mince, le Bouddha était assis, dans la posture du lotus, les jambes croisées et les pieds nus reposant sur les cuisses. Il ne portait qu’un pagne, et la coiffe traditionnelle pointue, constituée non pas de perles comme le pensent les touristes américains – et Abner Woodraven avait été du nombre, des années auparavant -, mais d’une ribambelle d’escargots qui, selon la légende, avaient profité de l’immobilité prolongée de l’Eveillé pour élire domicile sur sa tête. Du visage, lisse et intemporel, se dégageait une impression de profonde sérénité ; les yeux, surmontés de longs sourcils obliques et fins, étaient clos. La bouche aux lèvres minces esquissait une ébauche de sourire, étrange, mystérieux même, évoquant à la fois l’innocence de l’enfant, la compassion de l’homme mûr et la bienveillance du vieillard. Bouddha méditait, et sa méditation l’emportait sur les ailes bleues de la paix.
Abner Woodraven se figea. La main droite était posée sur la cuisse, paume vers le ciel, le pouce parallèle aux autres doigts. La main gauche aurait dû soutenir la droite, les deux pouces opposés s’effleurant à peine, dans la position de dhyana-mudra. Au lieu de ça, le bras était légèrement écarté du corps, le coude fléchi, l’avant-bras parallèle à la cuisse gauche, le poignet un peu relevé, la paume tournée vers le sol, le pouce un peu plus bas que les autres doigts. Les doigts étaient presque tendus mais sans effort, comme posés sur l’air à trente centimètres du sol.
La statue était magnifique, d’une simplicité émouvante, d’une perfection technique absolue. Mais cette position de main gauche, cette mudra... n’existait pas, ne pouvait pas exister ! Abner les connaissait toutes, pouvait les reproduire, les dessiner, les appeler par leur nom et en donner la signification et le pouvoir présumé. Cette mudra n’existait pas ! Ou bien se pouvait-il...
Déconcerté, troublé, ému, excité, piqué au vif, il chercha autour de lui quelqu’un qui pourrait répondre à la question qui lui brûlait la gorge et lui taraudait le coeur. Dans la ruelle, un jeune garçon s’avançait, tirant un yak au bout d’une corde.
« Sais-tu qui habite ici ? »
Signe de tête.
« C’est ta maison ?
- La maison de grand-père. Tu es américain ? Grand-père dit que les américains sont amusants.
- Il est là, ton grand-père ? »
Signe de tête.
« Je peux le voir ? »
Signe de tête. Le garçon attacha le yak à un piquet et poussa la porte. Abner le suivit dans la pénombre claire jusqu’à une pièce où un homme âgé, assis à même le sol, méditait les yeux fermés. Il recula de quelques pas et demanda à voix basse :
« Il... va méditer longtemps ? »
Haussement d’épaules.
« Sais-tu où il a trouvé cette statue ? »
Signe de tête. Abner prit sur lui pour garder son calme.
« Qui a sculpté cette statue ?
- C’est grand-père.
- Il faut que je lui parle. Je peux attendre qu’il ait fini ? »
Le garçon montra la pièce d’un geste de la main. Abner Woodraven, professeur d’Histoire de l’Art à l’Université de Chicago, s’assit par terre, le dos contre un mur, à deux mètres du méditant. Il avait toujours été patient.


Ah le Tibet ! Cette passion absurde, envahissante, tenace, qui l’avait pris à vingt ans, en 1962 ; les évènements de 1959 avaient profondément touché sa naïveté d’adolescent. Sa première excursion, il la devait à une bourse d’études. Et depuis, chaque année sans un manque, il avait passé l’été à parcourir ce pays magique, le plus souvent à pied, le sac sur le dos comme un éternel étudiant. Il avait appris la langue, par respect pour ses habitants. Puis, par commodité et sans doute aussi par prudence, il avait appris le chinois. Il avait même fait inclure dans son contrat de mariage une clause spéciale stipulant que sa femme acceptait de le laisser partir chaque été ! A Chicago, sa bibliothèque croulait sous le poids des ouvrages consacrés à cette terre, à ses coutumes et à sa religion. Pourquoi ? Il n’en savait rien. Il était scientifiquement agnostique, mais il avait souvent remarqué que le hasard n’était que l’alibi des esprits bornés. La Vie faisait des signes, proposait des chemins, imposait des leçons. Parfois elle se moquait, testait le courage et la résistance. Parfois elle offrait des cadeaux somptueux, indépendamment de tout mérite. Cette attirance inconditionnelle trouverait sûrement un sens un jour ou l’autre. Il tenait de son père Henry, fermier dans l’Ohio, un bons sens terrien qui lui permettait d’apprécier chaque minute de ses séjours au Tibet sans y chercher un but. Comme à vingt ans, il allait toujours le nez au vent, n’écoutant que son instinct pour choisir ses itinéraires.


Le vieil homme méditait toujours, immobile comme sa statue. Abner soupira. Il connaissait la théorie par coeur. Il pouvait soutenir une joute oratoire avec les moines les plus érudits, sans céder un pouce de terrain. Le bouddhisme tibétain n’avait plus de secret pour lui. Il connaissait toutes les pratiques, tous les rituels, il n’ignorait aucune des subtilités des mantras, mudras et autres mandalas. Il pouvait discourir sur la méditation pendant des heures, sur sa signification, ses bienfaits, son influence sur le corps physique, le corps subtil, la circulation des énergies... Il n’avait jamais pratiqué. N’en avait jamais ressenti le besoin. Tout ceci, bien qu’éminemment respectable, était beaucoup trop irréel, dévolu à un monde étranger dont il savait ne pas faire partie.
La nuit tombait lentement au dehors. Le jeune garçon vint allumer une lampe dans la pièce sombre, et l’odeur âcre du beurre de yak l’envahit rapidement. Cherchant une position plus confortable, il s’assit en tailleur, le dos toujours contre le mur. Ses mains se posèrent sur ses genoux. La journée avait été longue. Il ferma les yeux. De vagues pensées l’effleurèrent. Changer d’autres dollars, pour qui sait ? acheter la statue... Téléphoner à sa fille, qui aurait trente ans dans deux jours, mais où trouver un téléphone ? Le Kailash, cruel et pourtant splendide, divinité de pierre protectrice et bienfaisante... La tolérance... La loi du moindre effort, liée au deuxième chakra... Etre sans défense...
Une lumière bleue intense, le ciel autour du Kailash, non, mieux encore... Un bleu tellement beau, tellement aimant... et une petite boule d’or, vivante, vibrante, une énergie pure, joyeuse, libre... Il n’avait plus de corps, il n’était plus que cette joie, et cette lumière... Un miaulement doux le fit sursauter, brisant net la vision merveilleuse. Un chat blanc et roux se glissa dans la pièce, marcha d’un pas assuré vers le vieil homme, sans un regard pour Abner. Il frotta sa tête contre la cuisse gauche du méditant. Et alors, étrangement, la main se leva, et se posa lentement sur le dos de l’animal. Le bras écarté du corps, le coude fléchi, l’avant-bras parallèle à la cuisse, le poignet un peu relevé, la paume vers le sol et les doigts presque tendus... Abner étouffa un cri. Au même moment, le vieil homme ouvrit les yeux et lui sourit.
« Bienvenue chez moi, voyageur. En quoi puis-je t’être utile ? »
Abner aurait voulu répondre, il le devait, il avait toujours été poli, et son langage facile et pertinent était sa force et sa richesse. Et voilà qu’il ne pouvait même pas articuler un son, il gardait les yeux écarquillés comme le plus incapable des idiots, et un sourire niais s’affichait sur son visage...
« Samdhong », prononça le vieil homme d’une voix claire, « apporte-nous à manger et à boire. Le voyageur reste chez nous. Cela fait bien longtemps que je n’ai pas eu d’élève », reprit-il pour Abner, « et je pense que tu seras le dernier. Je t’ai attendu longtemps, je suis content que tu aies enfin trouvé le chemin. »
Rester. Pas des vacances, autre chose. Un autre chemin. Une autre voie. Impérative, urgente, indispensable. Abner se mit à rire. C’était tellement évident. Tellement simple.
Narwa Roquen, qui a beaucoup voyagé... sur la toile...


  
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Réponses à ce message :
3 Exercice 48 : Narwa => Commentaire - Estellanara (Lun 15 dec 2008 à 16:12)
3 Le lac des esprits... - Maedhros (Dim 16 nov 2008 à 18:24)
3 petite pensée - z653z (Ven 14 nov 2008 à 22:36)


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