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De : Narwa Roquen Date : Samedi 13 mars 2010 à 21:11:40 | ||
J’ai levé les yeux, et je l’ai vue. Et c’était elle, bien sûr, forcément, mon coeur n’a pas hésité une seconde, c’était comme autrefois quand je passais la chercher le matin pour aller à l’école. « Tu seras prudent, hein, mon petit Michel, tu lui tiens bien la main pour traverser. - Oui, madame. » Déjà elle avait ces grands yeux bleus qui me dévastaient l’âme, et sa menotte dans ma main de grand garçon de dix ans – je faisais déjà des petits boulots pour aider la famille, et j’avais déjà fumé ma première cigarette. Elle était sur l’escalator, embarquement immédiat pour New York, et moi j’étais venu chercher JB qui rentrait d’Angleterre où il était allé voir un spécialiste de la moelle épinière. C’est vrai que rester en fauteuil à vingt-quatre ans après un match de rugby en fédérale, même pas en Top 14, c’était dur à avaler. Les cheveux blonds noués en un chignon de danseuse étoile... Le look parfait d’une redoutable femme d’affaires... et chaque jour où je comptais mes centimes elle faisait cracher les gros pour prendre sa revanche. C’est qu’on en a bouffé, de la vache enragée ! Les pères souls le samedi soir, les mères usées et silencieuses, les patates au lard et le lard aux patates... Maintenant ils viennent vous dire que ce n’est pas diététique. Mais nous, ça nous a fait grandir. Elle est aussi belle que dans mon souvenir. Ce teint lumineux, ces pommettes bien roses, ces lèvres pleines que je n’ai effleurées qu’en rêve, ce corps svelte et agile – elle sautait comme un garçon ! Je l’avais emmenée dans ma cabane. Elle y avait grimpé en riant. Elle ne se plaignait jamais, elle était joyeuse et décoiffée, ses genoux étaient aussi souvent écorchés que les miens – et je l’aimais ! Je lui avais promis d’être toujours là pour elle. Et elle m’avait dit, de son ton grave de petite fille sincère : « Un jour je serai grande et je serai toujours avec toi. » Et puis ses parents ont déménagé et je me suis caché pour pleurer mais je n’ai rien oublié. Je ne me suis pas marié. J’ai vécu sept ans avec Elora ; un jour elle m’a quitté en me traitant de minable. J’ai un boulot honnête chez Toujoursfrais, je suis pompier volontaire et bénévole à Handicap Universel. C’est pas ça qui remplit le frigo. Avec Annie, on disait qu’on travaillerait tous les deux et qu’on donnerait la moitié de notre argent aux pauvres, et puis on expliquerait aux autres qu’il fallait faire pareil, et à force il n’y aurait plus de pauvres. J’y croyais dur comme fer à l’époque. Maintenant ça devrait me faire rire, mais ça me donne plutôt envie de chialer comme un môme. Elle est voluptueusement belle, elle est riche, ça se voit, elle a réussi. Bon Dieu, c’est elle qui a raison, comme toujours ! Ce n’est pas une tare d’être riche, on peut aider des gens... et puis vivre, merde ! « Annie ! » Elle s’est retournée, m’a regardé, et je suis sûr qu’une larme a perlé à sa paupière. C’est elle, c’est elle, je l’ai retrouvée... Mais elle s’envole... Je n’aurais rien à lui offrir, aujourd’hui. Mais je n’ai pas dit mon dernier mot. J’étais sur l’escalator à Roissy, je partais à New York où ma mère se remariait avec un roi du billet vert. Je déteste prendre l’avion, être enfermée dans une petite boîte qui peut s’écraser d’une minute à l’autre, et je déteste New York, trop sale trop bruyante, trop violente. Mais bon, elle m’offrait le voyage, ça ne me prendrait que 48 heures de figuration et après je partais en thalasso à Biarritz. Je tiens beaucoup à mes cures de thalasso, trois fois par an. Cela me ressource. Depuis que j’ai passé la trentaine, je m’entretiens avec acharnement pour retarder la déchéance. Il est vrai que la chirurgie a fait beaucoup de progrès, mais on ne peut pas se faire opérer tous les ans, sans compter que les anesthésies parfois on en meurt. Et alors ce type m’a appelée : « Phanie ! ». Je me suis retournée... et j’ai failli fondre en larmes ! Edouard ! Mon Dou-Dou ! Mon premier amour ! Il était le seul à m’appeler comme ça, les autres ont toujours dit « Stéph ». Je ne l’avais pas vu depuis quinze ans, mais je l’ai reconnu tout de suite. Cette allure distinguée, cet air si tendre d’intellectuel paumé... Il me récitait du Prévert, du Ronsard, du Baudelaire, en me tenant la main... Il était incollable sur la mécanique quantique mais n’osait m’embrasser que sur la joue... Et puis il a fallu partir à Clermont-Ferrand – l’horreur ! la décadence ! et le froid, en plus, les doigts gourds, les lèvres bleuies, et le fils du contremaître qui était mort d’une pneumonie... Mais monsieur le Député-Maire se devait de résider sur place. Encore qu’il aurait pu y résider tout seul. Ce qui d’ailleurs est arrivé. Je suis partie en fac à Paris et maman a divorcé. Je n’ai jamais revu Edouard, c’est étrange... Il a dû faire les grandes écoles, donc contrairement à moi il ne sortait jamais en boîte. Puis il s’est lancé dans l’humanitaire, et il a passé le plus clair de son temps à l’étranger. Mon cher Dou-Dou... Perdu dans la foule de ce hall d’aéroport, il poussait ce fauteuil roulant, bien sûr, toujours dévoué à la cause des autres... Je me demande comment il a trouvé sa vocation. Il était tellement intelligent... et sensible, aussi... Mais oui, bien sûr, quand il a eu son diplôme il a réalisé que son intelligence ne pourrait pas changer le monde, et il a tout plaqué. Comme c’est beau... J’aurais dû m’en douter quand il me disait : « Phanie, il faut changer le monde avant qu’il ne nous change ! » Il avait le sens des formules, et tellement d’esprit. Et moi j’ai fait quoi pendant toutes ces années ? J’ai claqué du fric. C’est écoeurant... Mais je peux peut-être faire mieux... Je n’avais jamais rien risqué de ma vie, ce qui est encore le meilleur moyen de ne rien gagner. Donc je perdais au Loto, et je touchais le Smic. En dehors de la variation des heures sup, mon plan de carrière de chauffeur-livreur était tout tracé : licenciement économique à 48 ans, chômage, pré-retraite, misère. Annie méritait mieux que ça. De toute façon je n’aurais pas pu l’aborder tant que ma vie était aussi minable. Tout en continuant à livrer mes légumes, j’ai commencé à lire les journaux financiers, mais c’est de l’hébreu, ces machins-là. Alors j’ai monté un bobard au conseiller de la Poste, je lui ai dit que j’avais hérité, que j’avais de l’argent à placer. J’ai fini par avoir quelques idées claires- mais toujours pas d’argent à investir. J’ai pisté une banquière – quinze jours de filature ! -, le prototype de la poire idéale : quarante balais, célibataire, vivant avec sa mère malade, un physique quelconque et un mental de cocker. J’ai ouvert un compte chez elle, je l’ai draguée à mort. J’ai monté un dossier bidon pour le rachat d’une entreprise de transport routier (là, j’étais en terrain connu). Mais le jour où le crédit a été accordé, j’ai disparu sans laisser d’adresse, j’ai quitté le boulot, j’ai déménagé, je me suis fait faire de faux papiers (avec du fric, c’est ridiculement facile !)... et enfin libéré de ce passé stupide, je me suis lancé dans les transactions boursières, prêt à tout. Et bien sûr, tout m’a souri. La chance du débutant... au début. Et puis j’ai compris que j’étais fait pour ça, que j’avais l’intuition, le flair, la vista... Je savais patienter, je savais foncer, je savais risquer le tout pour le tout et laisser passer l’orage sans sortir de mon trou. Le fric, c’est bien. Ce qui est mieux encore, c’est de se sentir fort, astucieux, efficace... parfois carrément génial ! Comme fondamentalement je ne suis pas malhonnête, j’ai même remboursé ma banquière, de manière anonyme, par le biais de ma banque suisse. Depuis je cherche Annie. Dès que la Bourse ferme, je m’envole pour New York. Je fais quelquefois deux fois l’aller-retour dans le week-end. Je la trouverai. Sinon tout ceci n’aurait pas de sens... Je me suis inscrite à Entraide Internationale, Avenir Planétaire et Secours Universel. Le problème c’était que je n’étais ni médecin, ni infirmière, ni à la rigueur ingénieur. Je n’avais en fait aucune compétence intéressante – mon BTS tourisme, dans les pays dits en voie de développement... aurait pu être un atout... s’ils avaient vraiment été sur la voie du développement, et non pas englués dans la nécessité absolue de survivre d’un jour sur l’autre. Il y avait bien quelques tentatives de tourisme équitable, mais cela restait anecdotique et les personnes que j’avais contactées avaient plus besoin d’argent que de bénévoles. J’ai donc nourri des vieux à la petite cuillère, torché des gosses maigres comme des chiens galeux , accompagné des boat people dans leurs démarches administratives : ça, c’était le pire de tout. On leur explique vingt fois la même chose, avec calme et sérénité ; ils répondent « oui oui » avec un grand sourire... et ils font tout de travers parce qu’ils n’ont rien compris mais que dans leur culture ça ne se dit pas ! Enfin j’ai pu partir sur un programme d’alphabétisation en Afrique centrale, avec Terre d’Espoir. J’ai payé mon voyage avec l’argent de la thalasso , et jamais je n’ai signé un chèque avec autant de fierté. Vol régulier jusqu’à Abidjan, puis une succession de petits coucous pour survoler des kilomètres de plaine, puis de savane, puis une jeep cahotante sur une piste poussiéreuse jusqu’au village. S’il existe un bout du monde, c’est là. Les femmes vont puiser l’eau à la rivière et essaient de faire pousser quelques plantes nourricières dans une terre qui n’est pas faite pour ça. Les hommes chassent. La plupart des enfants meurent avant huit ans. A quoi ça sert de leur apprendre à lire ? Mais Kouamé avait réussi à trouver de l’argent auprès de différentes ONG. Il avait de quoi creuser un puits, faire une halle en dur surélevée pour les réunions du Conseil, les fêtes rituelles et l’école, et il mettait sur pied un programme pour que les enfants puissent aller au collège à Bouaké. Il était intelligent, doux, infatigable, sorcier de son village, où il était revenu après un diplôme de médecine obtenu à Paris. Il savait chasser la gazelle, prévoir les orages, accoucher les femmes et accompagner les mourants. Il n’a eu qu’à me regarder dans les yeux pour que j’accepte de le suivre au bout du monde – et de fait, j’y étais déjà. Cinq années ont passé. J’ai dû prendre vingt kilos, peut-être plus. Je ressemble à une vache laitière mais je n’ai perdu aucun de mes trois enfants. Mes seins sont énormes, gigantesques, triomphants. Ma démarche est devenue dodelinante comme une africaine du cru. Etrangement, je suis heureuse. Quand Kouamé me possède, je me sens tellement comblée que je pourrais mourir sans regret. La mort, ici, c’est partout, tout le temps, on la frôle, on la sent, on la voit rôder, à la fois tenace, familière et inévitable, comme les moustiques, comme les serpents. Maladies, bêtes sauvages, famine, inondations... On apprend à vivre au jour le jour, à se contenter de rien. C’est peut-être pour ça que chaque jour vécu est perçu comme un bonheur inestimable, et que même si la vie est plus courte, on a l’impression qu’elle dure longtemps. Si j’essaie d’être objective je me dis que ce que nous faisons c’est bien mais que c’est une goutte d’eau dans la mer. De plus, mon espérance de vie, de Paris à Niamokou, a diminué de moitié. Et pourtant, pour une raison que j’ignore, depuis que je vis ici, je n’ai plus peur. Narwa Roquen, en retard, mais toujours là Ce message a été lu 7475 fois | ||
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3 Aiguillages - Maedhros (Sam 3 jul 2010 à 19:24) 4 Origine - Narwa Roquen (Dim 4 jul 2010 à 13:56) 3 Exercice 74 : Narwa => Commentaire - Estellanara (Ven 25 jun 2010 à 14:50) 3 et... - z653z (Ven 19 mar 2010 à 23:03) |