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De : Narwa Roquen Date : Jeudi 22 avril 2010 à 23:37:57 | ||
Le Dragon des Czerniks (suite) Le jour commençait à poindre quand Nadievna s’arrêta. J’avais passé la nuit accrochée à sa crinière, plus souvent somnolente qu’éveillée, et je l’avais sentie plusieurs fois rétablir mon assiette à l’aide d’un petit soulèvement de hanche quand je glissais de la selle. « Tu peux dormir deux heures », me transmit-elle par l’esprit. « Il n’y a pas de danger. » Je me laissai tomber au sol, titubante et étourdie. J’ôtai le filet et la selle et je m’écroulai dans l’herbe fraîche couverte de rosée. J’aurais sûrement froid à mon réveil mais j’étais trop fatiguée pour déplier la couverture que Diakine avait roulée dans mon paquetage. Le museau tiède de Nadievna me tira de mon sommeil sans rêve. « En route. Sers-moi un peu d’orge, mange aussi, nous repartons. » J’obéis, sans même me demander pourquoi c’était ma monture qui me donnait des ordres. Ma jument reprit son petit galop cadencé. « Où allons-nous ? - Il serait temps que tu t’en inquiètes ! Il est vrai que tu es bien jeune, et que tu as confiance en moi. Mais je te rappelle que tu es Princesse de Svetlakie, tu as une place à tenir. » Je me renfrognai. « Ne te fâche pas. Tes muscles se durcissent et tu me sautes sur le dos, c’est désagréable. » Je me relâchai aussitôt, confuse et encore plus vexée. « Pardon. Tout ceci s’est passé si vite... - C’est le destin. On croit qu’il dort, pendant des années, et il prépare ses coups en douce... Puis tout explose, et on s’étonne... Mais le destin n’a jamais cessé d’avancer... Enfin, puisque tu es la première intéressée, je t’informe que nous allons dans les montagnes. » Je levai le nez, repérai la position du soleil. « Quoi ? Les Czerniks ? - Exactement. Tu n’as pas perdu ton sens de l’orientation, Zéphyr serait fier de toi. - Mais... Pour quoi faire ? - Ca, je n’en sais rien. Zéphyr m’a dit : tu l’emmèneras dans les Czerniks. - C’était la patrie de notre Dragon, mais il est mort... - Qui sait, il y en a peut-être d’autres, il avait sans doute une femelle, des petits ? Est-ce que tu as appris l’Histoire des Dragons des Czerniks ? - Heu... Oui... Sûrement... Mais Golgotch vivait depuis si longtemps... Je ne me souviens que de lui. - Ma mère disait toujours : « Apprends ta leçon aujourd’hui, car sinon elle te sera reproposée demain, et sûrement de manière plus impérieuse... » Je me triturai le cerveau pour essayer de me souvenir, mais rien ne me revint. J’avais suivi l’enseignement de Dmit Yabelkov, avec Vlad et Marishka, jusqu’à la mort de mes parents. Marishka était l’aînée, elle devait donner l’exemple. Vlad était le seul garçon, et il en était fier. Je les laissais rivaliser tous les deux et je ne pensais qu’à m’échapper pour aller jouer avec les chiens et monter à cheval. Et Yabelkov n’était pas trop exigeant avec moi, puisque aucun avenir royal ne m’attendait. Fort bien. A défaut de connaissance, il me fallait user de logique. Diakine et Pola m’avaient prédit que je reviendrais. Pour quoi faire ? Vraisemblablement, pour régner à la place de Marishka. Mais comment la vaincre ? Le peuple semblait mécontent, il me soutiendrait. Cela serait-il suffisant ? Le peuple était pauvre, désarmé, impuissant. Le Pouvoir était dévolu à la Couronne, et aux nobles, pour qui trop souvent le peuple n’était que quantité négligeable. Je l’avais souvent constaté, et je me souvenais que mon père le Roi intervenait toujours pour que justice soit rendue et que les pauvres gens ne soient ni maltraités ni exploités. Ils lui vouaient un véritable culte, et de son temps personne n’aurait osé médire de lui. Il pouvait voyager partout sans arme, je l’avais accompagné souvent, même les bandits de grand chemin mettaient genou à terre quand ils le reconnaissaient. Comment asseoir ma légitimité auprès des Barons ? Ah si Golgotch... Golgotch... Golgotch! Le Dragon, le Dragon des Czerniks! Si dans les montagnes il existe un autre Dragon, si j’arrive à le convaincre que ma cause est juste, alors toute la Svetlakie, noble ou roturière, sera avec moi! Je me souviens, maintenant. « Le Dragon des Czerniks soutient et protège le Roi légitime, il est garant de sa sincérité et de son dévouement au peuple de Svetlakie. » J’avais dû étudier ma leçon, ce jour-là... Nous avançâmes sans encombre pendant trois jours, et les montagnes se rapprochaient sensiblement. Nous faisions halte tous les soirs, puisque Nadievna me certifiait que nous n’étions pas poursuivies. Nous ne manquions pas de vivres, et le temps était au beau fixe. J’étais un peu engourdie de courbatures, mais c’était toujours un bonheur de chevaucher Nadievna. Le quatrième jour, vers midi, un orage terrible s’abattit sur nous, nous trempant jusqu’à l’os. Je suppliai Nadievna de s’arrêter. « Ici ? En plein milieu de la plaine de Verdansk ? Je préfère continuer et chercher un abri digne de ce nom. » N’ayant guère d’argument à lui opposer, je préférai me taire, malgré les longs frissons de froid et de peur qui me secouaient tant et plus. Cela dura une éternité. La pluie était si dense qu’on n’y voyait pas à travers, les chemins s’étaient changés en mares boueuses où Nadievna glissait, et le vent glacé venu des montagnes figeait mes mains et mes lèvres. Il y eut même une averse de grêle, sous laquelle je courbai l’échine en serrant les dents. Nous avions croisé quelques rares bouquets d’arbres, juste bons à nous faire bombarder de branches cassées et de feuilles arrachées, et Nadievna ne s’était pas arrêtée. Je me laissais glisser par moments dans une torpeur résignée, et chaque fois ma jument m’interpellait : « Ne dors pas ! Tu ne pourrais plus te réchauffer ! La Svetlakie a besoin de toi ! Tiens bon, petite fille, je vais nous trouver un refuge, mais le sol est glissant, je ne peux pas aller plus vite... » « Sonietchka, ne t’endors pas ! Reste avec moi ! » « Allez, encore un effort ! Chante ! Chante pour nous donner du courage ! S’il te plaît... » J’étais transie et nauséeuse, mais la pauvre bête devait être au bord de l’épuisement. Claquant des dents, la gorge nouée, je réussis pourtant à émettre un petit filet de voix, c’était tout ce que je pouvais lui offrir. « Libre Svetlakie, tes enfants courageux Porteront sans faillir les couleurs du Dragon L’honneur et la fierté illuminent leur front Et la frater...nité... » Je revoyais mon père, assis sous le grand Dais Royal, à la Fête des Récoltes, chantant cet hymne debout avec la même ferveur que le plus humble de ses sujets. Et tous, soldats et paysans, nobles et va-nu-pieds, enfants, matrones, vieillards, tous unissaient leurs voix autour de lui pour que ce chant pur et fier s’élève jusqu’aux Czerniks... La nuit était presque tombée et je n’avais plus de voix. Je murmurais encore les paroles du refrain, comme une litanie, comme si ce marmonnement informe détenait le pouvoir de me garder en vie. Nadievna s’arrêta. « Là, regarde, au pied de ce rocher. Une vieille cabane. Tu y seras au sec. » Je mis pied à terre et allai pousser la porte grinçante. La pièce était nue, la cheminée vide, mais il n’y pleuvait pas. Il y avait du bois dehors, sous l’appentis. Je n’avais même plus la force de parler. « En baissant un peu la tête, tu pourrais entrer ? Je ne resterai pas à l’abri si tu es dehors. A l’intérieur, il y a assez de place pour nous deux. » Nadievna me suivit prudemment et franchit la porte. J’enlevai le harnachement et lui donnai la dernière ration d’orge. J’avais des allumettes dans mes fontes, mais elles étaient mouillées, et je ne savais pas comment allumer un feu sans elles. Des larmes plein les yeux, je me tournai vers ma jument. Nadievna se coucha en vache. « Viens contre mon flanc. Prends quelque chose à grignoter et enroule-toi dans la couverture. Tu n’auras plus froid. Demain sera un jour meilleur. » Je m’installai près d’elle, épuisée et reconnaissante, et je m’endormis avant d’avoir touché à mon quignon de pain. Je m’éveillai lentement. Le sol était dur, mais je n’avais plus froid. Mon estomac criait famine, donc j’allais bien. En revanche un étau brûlant enserrait mes tempes et j’avais terriblement soif. Je me traînai jusqu’à mes fontes et vidai d’un trait le peu d’eau qui restait dans ma gourde. J’aurais voulu fermer les yeux et me rendormir pour échapper à cette dure réalité : je n’avais plus d’eau ni de vivres, j’étais au milieu de nulle part et incapable de subvenir à mes besoins. J’entendais Nadievna brouter juste devant la cabane, et je l’enviai de trouver si facilement sa pitance. « Il y a quelqu’un ? » La voix d’un homme me fit sursauter. Je cherchai fébrilement mon poignard et me cachai derrière la porte rabattue. L’inconnu entra d’un pas tranquille. « Oh, eh, il y a quelqu’un ? J’ai vu votre cheval dehors. Vous avez quelque chose à manger pour un pauvre vagabond ? » Par la fente de la charnière je vis à ses côtés un chien de berger, un énorme Czernikois aux longs poils et au museau carré. Je contactai son esprit. « Qui est ton maître ? Que veut-il ? » Le chien remua la queue. « Ah, une humaine ! Il sera ravi de te rencontrer, depuis le temps que nous courons les routes, seuls et affamés... Tu n’as pas de crainte à avoir. Je n’arrive pas à le faire tenir tranquille mais c’est un bon maître. Ah oui... il n’est pas méchant envers les humains non plus. » Je sortis de ma cachette, le couteau à la main. « Bonjour. Désolée, je n’ai plus de provisions. Et je n’ai plus d’eau non plus... » Une barbe sauvage recouvrait ses joues un peu creuses, ses vêtements étaient usés et déchirés par endroits. Il avait l’air plutôt jeune, ses yeux verts étaient malicieux et son expression pacifique. « Bien le bonjour, jeune homme... ou devrais-je dire jeune fille ? Maquillez votre voix, si vous voulez qu’on vous prenne pour un garçon. Ceci dit, vous avez raison, par les temps qui courent, il vaut mieux cacher ses faiblesses. - Je ne vois pas en quoi être une fille serait une faiblesse ! » aboyai-je malgré moi en tombant dans le panneau. Il éclata d’un rire sincère et me tendit ses mains nues. « Vous êtes adorable ! Je ne suis pas armé. Je n’ai rien mangé depuis deux jours, mais il me reste de l’eau, si vous avez soif... » Il me tendit son outre en peau de chèvre, et malgré l’odeur forte j’en avalai goulûment le contenu, persuadée de n’avoir jamais rien bu d’aussi savoureux. « Bon », reprit-il, pourquoi ne pas reparler de tout ça devant un bon feu ? - Mes allumettes sont mouillées », grimaçai-je. Il haussa les épaules. - « Asseyez-vous. Je m’en occupe. » Je le vis fouiller dans sa besace et en sortir une sorte d’arc à la corde lâche, un gobelet en étain, un petit chaudron en cuivre, une planchette creusée de godets noircis, une petite bourse en cuir et une baguette toute droite qu’il posa délicatement au sol après s’être assuré de la main qu’il était sec. Comme je le regardai éberluée, il expliqua : « Il faut toujours avoir préparé à l’avance de quoi allumer un feu. Ca peut se faire le soir, quand on s’arrête. Sinon, le temps de tout réunir, ça peut prendre des heures. Vous voulez bien rentrer un peu de bois ? Et si vous trouvez des morceaux d’écorce sèche, ou des feuilles mortes... » Je m’exécutai. Nadievna ne leva même pas la tête en me voyant passer. L’herbe était abondante. Ca ne remplaçait pas le grain mais c’était mieux que rien. Je disposai le bois dans la cheminée. Ma tête ne me faisait plus mal et je recommençais à avoir les idées claires. Je le regardai faire, puisqu’il y avait là quelque chose d’utile à apprendre. Il mit le genou gauche à terre, maintenant la planchette sous son pied droit. Il cala la baguette dans un godet, le gobelet enfilé sur le haut lui permettant de la garder verticale de la main gauche. Il enroula la corde de l’espèce d’arc autour de la baguette, ce qui lui permettait, par de larges mouvements de va et vient, de la faire tourner, encore et encore. Un petit filet de fumée noire s’éleva bientôt. Il ouvrit alors sa bourse en cuir huilé. « C’est de l’écorce de genévrier », m’expliqua-t-il. « La graisse sur le cuir permet de l’imperméabiliser. Parce que si l’amadou est humide, c’est fichu... Tu vois, il y a de la poudre, et des morceaux plus gros, il faut faire comme un petit nid où je vais mettre mon morceau de braise... » C’est ce qu’il fit, sur le devant de l’âtre, puis il se mit à souffler, doucement d’abord, puis plus fort. Le nid s’embrasa, et son souffle le projeta sur les brindilles et les feuilles mortes que j’avais posées à la base du fagot. La cheminée tirait bien. Le feu prit violemment, sauvagement, et la pauvre masure abandonnée fut bientôt transformée en un havre de paix lumineux et chaud. Il ne se tourna pas vers moi pour recueillir mon regard d’admiration et de reconnaissance. « Je reviens », me dit-il en sortant. Quelques minutes plus tard, il jetait dans son chaudron plein d’eau quelques herbes fraîches qu’il venait de cueillir. « Il y a une source juste derrière. J’ai trouvé de la menthe, de la verveine et de la citronnelle. Ca ne va pas nous nourrir, mais c’est mieux que rien. Dommage que nous n’ayons pas de sucre... » Je bondis sur mes pieds. « Il me reste un peu de miel... » Je lui tendis le pot en souriant. Je n’avais plus peur de lui, il me semblait même sympathique, son chien ne savait sûrement pas mentir et Nadievna n’avait pas l’air inquiet. « Tu vas loin ? - Je suis presque arrivée. » Je sirotais ma tisane avec délectation. « Les Czerniks ? » J’acquiesçai. « En cette saison, ce n’est pas encore... confortable. Mais je suppose que tu as de bonnes raisons... » Je ne relevai pas le tutoiement. « Je dois aller cueillir des herbes rares pour mon maître. C’est un puissant sorcier », mentis-je effrontément. Le Czernikois, qui s’était couché devant le feu, leva la tête et me regarda d’un air interrogateur. « Pourquoi tu mens ? - Je dois me protéger. J’ai une mission importante à remplir. - Tu as tort. Il pourrait t ‘aider. » L’homme avait observé mon silence et le mouvement du chien. Je fus cependant étonnée de l’entendre demander : « Tu communiques avec les animaux ? » Je pris sur moi pour cacher mon trouble. « Bien sûr. C’est mon maître qui m’a appris. - Eh bien... Et alors... mon chien dit des choses intéressantes ? » Je lui souris. « C’est un bon chien. - Ca, je le savais ! Bon, moi j’ai faim. Je vais aller poser quelques collets, mais il faudra attendre un peu... - Est-ce qu’il y a une ferme dans les environs ? - J’en ai croisé une, à une lieue à l’est. - Alors nous sommes sauvés, je t’invite à déjeuner. - Parfait. J’aurai de la viande pour ce soir. Ah... au fait, si tu peux, ramène aussi du saindoux, une ou deux livres...» Nous sortîmes ensemble au moment où le soleil réussissait enfin à percer les nuages. « Je suis bien contente qu’il ne pleuve plus ! - Ah oui... Il a plu, hier ? - Attends, tu étais où ? - Euh... à l’abri, sans doute. » Je le regardai avec étonnement. C’est vrai qu’il n’avait pas l’air d’un homme qui s’était fait mouiller tout le jour. Mais je n’avais pas le temps d’y réfléchir. Je sautai sur le dos de Nadievna, en me disant que si je m’étais trompée sur lui il pouvait me voler ma selle... Mais elle ne lui servirait de rien... La fermière binait son potager. Je sortis ma bourse, pour lui montrer que je pouvais payer. Je parlai d’une voix aussi grave que possible. « Bonjour. J’ai besoin d’orge, et d’un poulet... » Elle me toisa d’un air ironique. « Vous avez l’air bien loin de chez vous, jeune homme. » Je persévérai dans mon mensonge. « Je vais chercher des herbes dans la montagne pour mon maître, un puissant sorcier. Mon temps est précieux. - Bien sûr... », soupira la femme nullement impressionnée. Elle me mena à la grange et me montra les sacs de grain. J’en ouvris un. « Vous n’avez que ça ? C’est tout moisi et plein de charançons... » Elle me regarda différemment. « Les sacs du fond sont mieux ». Je sortis de la grange en portant sur l’épaule un sac d’orge parfaite, ronde et saine, et ma fierté rendait la charge moins lourde. Dans le poulailler, je choisis ma volaille, et le hochement de tête de la fermière m’apprit que l’enseignement de Tania, la cuisinière, avait porté ses fruits. Je lui pris encore un pot de miel, deux livres de saindoux et des allumettes, car je n’étais pas sûre d’avoir la patience du vagabond. Je tendis à la femme six pièces de cuivre. Je la sentis prête à protester, mais elle n’en fit rien. Sans doute avait-elle compris que je connaissais les prix du marché, et que je ne m’en laisserais pas conter. Le vagabond entretenait le feu. En plumant le poulet, tandis qu’après avoir nourri Nadievna il préparait le gruau pour nous, je lui narrai le récit de mes commissions. « Je connais cette femme. Elle n’est pas tendre. Tu t’es bien débrouillée. » Je faillis rougir de ce compliment inattendu, tant j’étais persuadée que mon ignorance en matière de feu avait dû me faire passer à ses yeux pour une parfaite imbécile. A ma grande surprise, comme si d’un coup il me donnait sa confiance, il planta ses yeux dans les miens et déclara : « Je m’appelle Alexeï, mais tout le monde dit Aliocha. - Moi, c’est Sonia... Sonietchka. » Bêtement, je lui tendis la main, et il y déposa un baiser respectueux qui me laissa sans voix. Heureusement, j’avais fini de préparer le poulet et je me levai pour le disposer sur la broche. Nadievna ne me demandait toujours pas de repartir, j’en étais soulagée. Après le repas, j’avais accompagné Aliocha relever ses collets. Il m’expliqua longuement qu’il fallait d’abord bien choisir l’emplacement, sur un trajet emprunté par les lièvres, en repérant leurs excréments. Il me montra comment fabriquer le collet avec un fil de fer fixé à une branche basse, posé à la hauteur de la tête de l’animal (« Pour un lièvre ou un renard, ce n’est pas pareil », précisa-t-il, et je le crus sur parole). Il fallait obstruer les passages adjacents pour que le lièvre n’ait pas le choix. Et enfin dissimuler le fil en enroulant des herbes autour... J’admirai son savoir-faire et sa patience, en me disant que je n’y arriverais jamais. Les Dieux nous avaient été favorables, et nous passâmes la soirée, après avoir dégusté un délicieux civet à la citronnelle, à faire sécher lentement les trois autres lièvres pour en faire des provisions de route. Alexeï avait soigneusement réservé les peaux. « On peut en faire des moufles excellentes, et des gilets... Mais pas ce soir, je suis fatigué. Le temps sera froid demain ... Il se pourrait qu’il neige dans les montagnes. - Comment le sais-tu ? - Je le sais. J’ai ... appris, avec le temps. Je ne cherche pas à être indiscret, mais vu que je n’ai pas de but précis, veux-tu que je t’accompagne ? » Le chien, sans ouvrir un oeil, me conseilla : « Tu devrais accepter. » Et Nadievna, qui préférait dormir dehors tant qu’il ne pleuvait pas, surenchérit : « Il a raison. » Mais c’était ma quête, et sans doute avais-je besoin de me prouver que je pouvais la mener à bien sans l’aide de quiconque. Je lui souris. « Je te remercie, mais ce ne sera pas nécessaire. Je n’ai qu’à cueillir quelques herbes et je redescendrai très vite. » Il hocha la tête, nullement convaincu. « Quand tu auras froid, enduis tes lèvres de saindoux, ainsi que les pâturons de ta jument, pour éviter les gerçures qui se transforment vite en crevasses. Et surtout, marche, même si la pente est raide. C’est le plus sûr moyen de te réchauffer. Et découvre-toi si tu transpires. Si ta sueur gèle, tes habits seront insupportables... » Au matin je le remerciai de son aide précieuse et je lui dis adieu. Il avait l’air perplexe mais j’avais trop hâte de partir pour en tenir compte. Le temps était clair, nous avions partagé les vivres, je me sentais reposée et sûre de moi. La marche fut facile toute la journée. Mais bien avant le coucher du soleil, le ciel s’obscurcit d’un coup, le vent se leva, et en quelques instants la neige se mit à tomber dru. Je sautai à terre, j’avais bien retenu la leçon. Je recouvris les pâturons de Nadievna d’une épaisse couche de saindoux et protégeai aussi mes lèvres. Je repartis à pied. « Accroche-toi à ma queue », me suggéra ma jument quand je fus hors d’haleine. « Nous ferons halte au prochain col, il y fera moins froid. » Mais je secouai la tête et continuai de marcher devant elle. La neige collait au sol, masquant progressivement les reliefs. Je n’avais aucune expérience de la montagne et de ses pièges. Le sol se déroba sous mon pied et je tombai dans une crevasse, pas assez profonde pour que je me blesse, mais suffisante pour que je n’arrive pas à en sortir. Mes mains tendues arrivaient juste à la surface, mais je n’avais pas assez de force dans les bras pour me soulever, et la paroi lisse ne donnait aucune prise à mes pieds. J’entendis Nadievna lancer un hennissement tonitruant, et il me sembla qu’au loin un chien aboyait. Tandis que j’essayais encore de trouver une aspérité pour y poser un pied, Nadievna m’exhortait à garder mon calme. « Reste tranquille, ne t’épuise pas. Contracte juste un peu tes muscles pour ne pas te refroidir. J’ai appelé au secours. Ne t’inquiète pas. » Et puis je vis la lueur d’une lampe au dessus de moi, et le visage d’Aliocha défiguré par la peur, et ses mains accrochèrent les miennes, et ses bras puissants me ramenèrent à l’air libre. Pouvais-je lui en vouloir de m’avoir suivie ? Je m’étais comportée comme une enfant stupide, et il venait de me sauver la vie. Ma douce et tendre mère m’avait toujours répété : « Tout le monde fait des erreurs. Le plus sage est de les reconnaître. » « Merci, Aliocha. Tu avais raison, et j’avais tort. Si tu ne m’avais pas suivie, je serais morte. » Il me regarda d’un air étonné. « Je ne sais pas qui tu es, mais tes parents doivent être fiers de toi. » Une vague de sanglots me submergea, à la pensée de ces êtres chéris qui m’avaient été retirés trop tôt, et que j’avais failli rejoindre bien malgré moi par une mort horrible, dans la nuit et le froid... Il m’attira contre son épaule, chaleureux et fraternel, et sa main caressa mes cheveux. « Là, petite fille, là... Si tu n’es pas trop fatiguée, il faut repartir. Il y a sûrement un endroit plus propice pour passer la nuit. Harinordoki nous guidera, il connaît bien ses montagnes. - Harinordoki ? C’est un grand nom ! - Un grand nom pour un grand chien... Mais il ne se vexe pas si on l’appelle Hari. » Nous parlions et nous plaisantions en marchant, et je n’avais plus froid et je n’avais plus peur. La neige dansait joyeusement dans la lumière de la lampe, c’était comme autrefois quand nous faisions les fous dehors, la nuit du Solstice d’Hiver, avec Marishka et Vlad, pendant que les adultes parlaient au coin du feu, jusqu’à ce que la voix faussement courroucée de mon père ne nous rappelle : « Rentrez tout de suite, les enfants ! Sinon, pas de cadeaux ! » Mon plus beau cadeau, c’était Aliocha, ce vagabond peut-être fugitif, peut-être hors-la-loi, qui mettait du soleil dans mon coeur au creux de la nuit la plus froide et la plus noire... Hari aboya. « Nous sommes arrivés », affirma Alexeï. « Je ne communique pas par l’esprit, mais je connais ses aboiements ! » Le chien nous mena à une grotte, haute de plafond, sèche, et où il faisait presque chaud, par comparaison avec l’extérieur. Nous nous endormîmes très vite, blottis les uns contre les autres, humains et animaux, dans un silence merveilleusement doux. Il me sembla dans mes rêves entendre un hurlement sauvage au loin, un hurlement que j’avais déjà entendu autrefois, et dont j’étais étrangement sûre que je n’avais rien à redouter... A suivre.... Narwa Roquen,ric rac, fatiguée... mais tellement embarquée dans cette histoire... Ce message a été lu 8262 fois | ||
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