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De : Narwa Roquen  Ecrire à Narwa Roquen
Date : Samedi 15 mai 2010 à 23:13:10
SEPT VIES




Je suis debout dans une pièce toute blanche, sans porte ni fenêtre. Il y règne cependant une lumière douce et vive à la fois, comme si l’air s’éclairait de lui-même. Je suis nu. C’est étrange. Je n’ai pas froid. J’essaie de me souvenir de quelque chose. Ah oui. Je m’appelle Joseph. Joseph Valence. J’ai eu très mal dans la poitrine, c’est ça. J’avais beaucoup travaillé toute la semaine, très peu dormi, beaucoup fumé, beaucoup bu de café, mangé n’importe quoi. Enfin le projet était bouclé, les acheteurs convaincus, et j’avais roulé toute la nuit dans la DS pour rejoindre Marie-Luce à Marseille. Et là, en bas de son immeuble, à l’instant où j’allais enfin rejoindre la femme de ma vie...
C’est injuste. Je n’ai fait de mal à personne. J’ai toujours beaucoup travaillé. Bon, j’aurais pu construire des HLM au lieu de luxueuses villas, mais architecturalement c’est beaucoup moins amusant. Oui, j’ai fait exproprier des pauvres pour construire de grands complexes modernes, mais c’est le progrès. J’ai accepté quelques dessous de table, et alors, tout le monde le fait. J’ai toujours surveillé de près mes chantiers... Je n’ai jamais fait de sentiment, mais le bâtiment c’est dur, si les gars se blessent c’est leur faute, ils n’ont qu’à faire attention. Il faut tenir les délais. Je ne suis pas pire que les autres, je n’ai jamais assassiné personne, j’ai seulement gagné ma vie. Il le fallait, parce que Marie-Luce aime les belles choses et que je voulais lui offrir une vie de rêve. J’ai tout quitté pour elle, Sophie, les enfants, l’appartement de l’avenue Kléber et la maison du Cap Ferrat. Marie-Luce voulait faire une croisière sur le Nil, j’ai les billets dans mon portefeuille. Elle voulait un solitaire de chez Van Cleef, la précieuse petite boîte est dans ma poche... Penser à elle me fait monter les larmes aux yeux. Je dois être encore fatigué. Pourquoi suis-je nu ? Mon corps a l’air d’avoir rajeuni, je marche un peu, je n’ai plus cette douleur au genou qui me gêne depuis trois ans... Je me penche en avant, mes doigts touchent aisément le sol sans que je plie les jambes, je suis tout souple, si mes enfants voyaient ça...
Une porte vient de coulisser devant moi. J’ai l’impression qu’il faut que j’aille quelque part. Il y a un long couloir aussi blanc et aussi désert que cette pièce. L’air est le même, toujours lumineux. Une voix dans ma tête me dit de marcher. Je redresse mes épaules, je rentre le entre, je marche.
« Joseph... tu n’as toujours rien compris... »
La voix qui me parle est douce et féminine. Pas sensuelle, non, plutôt maternelle. Comme la voix d’une mère idéale, toujours aimante, compréhensive, indulgente. J’ai envie d’éclater de rire en pensant à ma propre mère, qui ne m’a toléré que parce qu’elle n’a pas trouvé de faiseuse d’anges... J’étais « l’accident ». Il y avait déjà trois enfants avant moi, c’était plus qu’assez. J’ai poussé comme le chiendent. On me l’a assez reproché.
Et puis, quand j’ai rencontré Marie-Luce...
« Joseph... Est-ce que tu te souviens de tes vies antérieures ? »
De quoi parle-t-elle ? Je m’appelle Joseph Valence, j’ai cinquante-deux ans, enfin... je les avais... J’ai bien l’impression que je suis mort à Marseille ce matin, au moment où je croyais que tout allait commencer... Alors pourquoi suis-je toujours vivant ? C’est une expérience troublante. Et puis cette voix est tellement gentille. Je m’arrête, je cherche autour de moi mais il n’y a personne.
« Ne t’arrête pas. Tu pourras t’arrêter quand tu auras compris. Souviens-toi, Joseph... »
C’est comme un vertige qui me prend et je m’appuie au mur pour ne pas tomber. Ma tête va exploser...
En une seconde je me souviens avoir été un paysan piémontais, dans un lointain Moyen Age. J’avais un petit lopin de terre, non loin de Vercelli, et les seigneurs qui faisaient la guerre chevauchaient sans vergogne dans mon champ de blé et il ne fallait rien dire...
« Grazie, Giuseppe ! »
Elle avait le sourire de la madone quand je lui offrais des fleurs sauvages. Elle venait parfois se promener près de la chapelle, si pâle sous son ombrelle... Elle s’appelait Donna Marialuce et c’était le portrait de... Non, c’était Elle, seulement Elle, et je l’aimais, mais c’était l’épouse du Seigneur Della Rovere et je ne pouvais que frémir en vain quand elle prononçait mon nom.
Un jour Nino est passé me voir, à la nuit tombée, avec des airs de conspirateur.
« Demain on attaque le château.
- Pourquoi ?
- E allora ! Tu n’en as pas assez ? Le gros porc s’engraisse sur notre dos, il viole nos femmes et nos filles quand ça lui chante, les trois quarts de nos récoltes sont pour lui... Ah oui, tes parents sont morts, tu es célibataire, la vie est belle... Mais pense à nous, Beppe ! Il faut que tu nous aides ! Tous les bras seront précieux, demain.
- Oui, oui, bien sûr... »
Après son départ, j’avais filé en douce au château, Elle m’avait reçu, je l’avais prévenue. Elle m’avait fait donner un bol de soupe aux cuisines sans m’accorder un regard, mais je l’avais sauvée, j’étais heureux.
Au matin j’ai accompagné les autres parce que peut-être j’aurais pu la voir encore une fois, la défendre au besoin, et elle m’aurait remercié. Cent archers étaient présents sur les remparts. La première flèche fut pour moi.
Je n’ai jamais eu l’impression d’avoir trahi. J’ai seulement protégé la femme que j’aimais.



« Tu n’as rien compris, Joseph. Que s’est-il passé ensuite ? »
Ensuite... Il y a eu la pièce blanche, la même voix. Et puis ce corps tordu, difforme, ces crises diaboliques qui me faisaient sauter comme un pantin au bout d’une corde, j’étais maudit. Autour de moi des monstres et des fous, qui bavaient et se roulaient dans leurs excréments. Pour tout bagage une chemise en coton et le brouet insipide à tous les repas. Parmi les religieuses, il y en avait une qui illuminait ma vie. Ses yeux profondément bleus étaient empreints de bonté et de compassion, et je restais des heures à genoux à prier Dieu pour que je puisse guérir et l’emmener loin de cet asile immonde et l’épouser.
Et puis le Père Médecin, Ignazio de Cortès, est venu nous examiner tous. Pendant qu’il me prenait le pouls j’ai eu une crise. Je l’ai vu se signer pendant que je sombrais dans l’horrible tempête de mon cerveau malade. Je me suis réveillé sous les coups de sa sandale.
« Debout, chien. Tu t’es encore souillé ! Si tu es un chrétien, lève-toi, et je ferai sortir le Diable de ton corps.
- Soyez patient, mon Père. Ces crises sont épuisantes pour lui. Il lui faut du temps pour...
- Taisez-vous, ma soeur. Que savez-vous des desseins de Dieu ? L’être qui se tord à vos pieds n’a plus rien d’un homme ! »
Je me relevai sur un coude. De ma bouche en sang je parvins à articuler :
« Je ne suis pas un chien. Vous n’avez pas le droit ! Vous ne savez rien de la compassion. Dites-lui, soeur Luzmaria, dites-lui les paroles de Christ : « Bienheureux les simples d’esprit...
- Blasphème, blasphème ! Cet être est possédé ! »
Je vis la fine sandale en cuir de Cordoue se précipiter vers mon visage. De ma large main je la saisis et j’enfonçai mes dents cariées dans la chair grasse du mollet...
Je fus brûlé sur le bûcher. La douleur est encore présente sur ma peau, glaçante, stupéfiante, inhumaine.


« Et puis, Joseph ? »
Le couloir est interminable, mais marcher m’aide à réfléchir.
La pièce blanche, le couloir, la voix.
Un parfum de sous-bois humide, la faim au ventre, la solitude, le froid. Débusquer des lapins dans leur terrier, dévorer leur chair tiède et les os qui craquent sous le croc, avaler jusqu’à la dernière touffe de poils... Pister les poules imprudentes, échapper à la fourche du fermier... Lécher cette blessure à la patte, faite par une pierre tranchante au milieu du ruisseau... Et la faiblesse, la fièvre, l’épuisement...
« Mais tu es folle, Lulu ! Ecarte-toi !
- Mais non, papa, regarde, il est gentil ! Je l’ai trouvé mourant près de la source, j’ai soigné sa patte avec des herbes comme grand-mère me l’a appris. Regarde, il va mieux, il me lèche la main. C’est un bon chien ! »
Elle m’appelait Jo. Pour elle, je gardais les moutons, je rentrais les vaches, je ne touchais plus aux poules. En été, elle me cueillait des fraises des bois. Je n’aimais pas trop ça, j’aurais préféré un lièvre, mais elle riait tant quand je les prenais délicatement dans sa main... Pour elle, je me roulais sur le dos, je courais après les bâtons qu’elle lançait ; j’écoutais ses confidences et je léchais ses larmes en plein soleil au lieu de faire la sieste à l’ombre, je ne la quittais même pas pour aller chasser quand mon ventre grondait de faim – le fermier n’était pas généreux. Mais son sourire et ses caresses, sa manière de me dire « Bon chien Jo, très bon chien », jusqu’au moindre de ses regards m’enveloppant de tendresse, tout cela me rendait tellement heureux que je n’avais envie de rien d’autre.
Un jour, au moment de rentrer les bêtes, elle s’aperçut qu’il manquait un petit. C’était l’automne, les premiers vents froids s’étaient levés, la nuit tombait plus vite. Son père la gronderait et sa main serait lourde si elle avouait sa négligence. Je suivis la piste et je l’entendis courir derrière moi.
Il ne restait plus qu’une carcasse froide dont trois loups malingres se disputaient les restes. Leurs petits yeux cruels se tournèrent vers moi. Je hérissai mon poil plus par habitude que par conviction. Ils étaient maigres, mais ils étaient trois. Je me tournai vers Lulu, souhaitant qu’elle s’enfuie au plus vite, mais elle restait là, sidérée, impuissante... Les loups retroussèrent les babines, espérant sans doute un autre festin.
Je me battis. Personne ne toucherait à mon humaine tant qu’il me resterait un souffle de vie. Les morsures étaient brûlantes mais mes crocs savaient aussi où frapper. Enfin Lulu sortit de sa torpeur et utilisa son sifflet, encore et encore, et elle appela au secours de toute sa frêle voix d’enfant, et elle essaya de me porter secours en frappant les loups de sa petite baguette de noisetier.
Le fermier n’était pas très loin. Il entendit les cris de sa fille. Je perçus sa course pesante entrecoupée de hurlements affolés. Son couteau siffla dans les airs près de mon oreille, transfixiant la bête qui s’accrochait à ma gorge. Alors, je tombai.
Je ne sentais plus la douleur. L’herbe était fraîche, la nuit tombait. Ses larmes tièdes coulèrent sur mon museau en sang. Ce fut mon dernier instant de bonheur.


La pièce blanche, la voix.
« Tu as fait tout ce que tu pouvais. Tu t’es bien comporté. Te souviens-tu de ta vie suivante ? Nous t’avions choisi une époque passionnante... »


Je m’appelais Joséphine. Mon père était boulanger rue Vieille du Temple. J’allais livrer le pain chez les bourgeois et les nobles avec ma petite charrette à bras. C’était un travail d’homme mais j’étais solide et mes deux frères étaient morts de la fièvre. J’adorais aller à l’hôtel de Montigny, parce que parfois je croisais la demoiselle. Elle avait à peu près mon âge, elle n’était pas fière, et nous étions presque devenues amies. Marie-Lucie de Montigny, ça, c’était un nom ! Elle était si belle, et elle avait tant d’esprit...
Mon père disait que les nobles affamaient le peuple, et que le roi aurait mieux fait de quitter Versailles pour le Louvre, comme ça il saurait ce qui se passait dans sa bonne ville ; et puis surtout, il devait chasser l’Autrichienne, cette dévoyée qui ruinait la France... A vrai dire, ça ne m’intéressait pas. Mais je voyais bien que les temps étaient difficiles. En mai 89, nous commençâmes à manquer de farine, les récoltes avaient été mauvaises l’année d’avant. Les gens étaient mécontents, et le vieux Paul, qui tenait la taverne rue des Francs-Bourgeois, venait souvent la nuit, après la fermeture, pour bavarder avec mon père tandis qu’il pétrissait – quand il avait de quoi. Sinon, il allait passer la nuit à boire et à écouter les nouvelles, qu’il nous relatait le lendemain. Ah, que d’espoir ! Les Etats Généraux, l’Assemblée Nationale, le serment du Jeu de Paume, et comment Mirabeau avait tenu tête au marquis de Dreux-Brézé... Et puis il y eut la prise de la Bastille, en juillet, et une belle pagaille dans toute la ville, mon père m’avait interdit de sortir, pas de charrette, j’étais heureuse ! Mais quand le lait vient à bouillir, il déborde même si on le sort du feu. Et la violence s’étendit sur Paris, comme une épidémie de peste. Tous les jours, on racontait que tel duc s’était enfui, que tel baron avait été assassiné avec toute sa famille, et que la Reine voulait envoyer l’armée sur nous !
Avec tout ça, je ne livrais plus grand-chose et Marie-Lucie me manquait.
Le père était à la taverne, la mère en avait profité pour se remettre au lit. Je n’eus aucun mal à m’éclipser sans bruit, toute heureuse à l’idée de revoir mon amie. Si j’avais su !
Le domestique qui m’ouvrit sembla un peu gêné quand je lui demandai si mademoiselle était là. Derrière lui, en habits de voyage, monsieur le Comte eut un sourire étrange.
« Entrez, entrez, mon enfant ! Marie-Lucie est allée en promenade avec sa mère, mais elles ne sauraient tarder. Voulez-vous vous joindre à nous pour le déjeuner ? Ma fille sera ravie de vous voir, elle me parle sa ns cesse de vous... Hem... J’y pense... Voilà plusieurs jours qu’elle me rebat les oreilles à propos... d’une robe qu’elle... voudrait vous donner... Eugène, vois donc avec Marie si elle peut la trouver. Si, si, je vous assure, c’est avec plaisir... »
Je fis donc mon entrée dans la salle à manger, haute de plafond comme une église, avec des portes dorées, des miroirs dorés, des meubles dorés... La servante m’avait aidée à enfiler une splendide robe bleu ciel et d’adorables souliers vernis qui m’étaient un peu petits, mais qu’ils étaient beaux...
Je pris place face à monsieur le Comte, me demandant comment j’allais faire pour ne pas être ridicule. Mais ce n’était pas très important. Je vivais un conte de fées, ou du moins je le croyais.
« Mangez, mangez, chère enfant, ma femme et ma fille nous rejoindront sous peu. »
Je m’efforçai de ne pas me jeter goulûment sur cette viande tendre et parfumée. Dieu me garde, je n’avais de ma vie rien mangé d’aussi bon !
Il y eut un fracas à la porte d’entrée, un bruit de bousculade, des cris, des insultes. La porte de la salle à manger vola en éclats sous le pied d’un sans-culotte. Le Comte bondit de sa chaise et sauta par la fenêtre ouverte. J’entendis le galop d’un cheval sur le pavé de la cour.
« Ah, l’aristo nous a laissé sa rejetonne ! »
La bouche ouverte encore pleine de viande, je regardai bêtement ces hommes armés de pistolets et de sabres, il me sembla en reconnaître quelques-uns.
« Eh bien, citoyenne, on te dérange ? »
Ils se jetèrent sur moi, me ceinturèrent, j’essayai de leur expliquer que j’étais Joséphine, la fille du bou...
Un sabre s’abattit sur mon cou. Je vis le sang tacher la belle robe bleue et je rendis l’âme en pleurant.


« Pas de chance, n’est-ce pas, Joseph ? Mais quelle idée, aussi, d’aller là-bas... Pourquoi attires-tu toujours la violence ? Est-ce que tu as réfléchi à la question ? »
Je ne me souviens pas avoir trouvé la réponse.


C’était en l’an de grâce 1851, et c’était le 13 mai. Mon dernier jour d’insouciance.
Le professeur Alquié nous avait convoqués dans son bureau.
« Messieurs, je suppose que vous avez lu le Messager? Une terrible épidémie s’est déclarée à Pézenas et dans ses environs. Le journal parle de peste, mais d’après la description du mal je pense qu’il s’agit de la suette miliaire. Nous avons le devoir de porter secours à ces pauvres gens. Je vous ai choisis parce que vous êtes les meilleurs médecins de cet hôpital. Chacun de vous peut emmener deux de ses étudiants les plus habiles. Bien sûr, si l’un de vous préfère rester... »
Un grand frisson me parcourut l’échine. Ils étaient tous enthousiastes, Chalmet, Pézac, Lordat, Baumas, Costes, Vieussens...
« Nous partons après-demain matin. D’André, le maire de Pézenas, a succombé, mais son adjoint nous a trouvé une maison pour installer notre quartier général. De là nous irons visiter les villages alentour. Baumas, vous êtes chargé de la pharmacie. Chalmet, voyez avec la lingerie, il faut des draps et des couvertures. Lordat, vous trouverez les voitures. Veillez à ce que les chevaux soient en bon état. Ce sera tout, messieurs. »
Pouvais-je refuser ? Ma femme Marie-Luce était presque à son terme, et c’était notre premier enfant, la consécration de notre amour. Elle était en bonne santé, mais depuis quelques semaines je la trouvais un peu pâle, et elle souffrait du dos. Je ne pouvais pas m’empêcher d’être inquiet. Mais j’étais médecin, je l’avais choisi, je m’étais battu pour ça chaque jour de ma vie depuis que la poliomyélite m’avait laissé boiteux à l’âge de six ans. Epouser Marie-Luce avait été comme une renaissance. Plutôt timide et maladroit avec les femmes, je n’aurais jamais imaginé qu’une si jolie fille m’accepterait comme époux. Il est vrai que j’étais promis à un brillant avenir à la Faculté de Montpellier, et que son père était un ami personnel du professeur Alquié. Mais quand elle levait vers moi ses yeux clairs il me semblait bien y lire plus que de la tendresse et du respect. Alors partir, partir maintenant...


Nous arrivâmes à Pézenas dans l’après-midi. Les rues étaient désertes, la population terrifiée s’était retranchée dans les maisons. Je connaissais le savoir infini, l’humanité et l’intelligence du professeur Alquié. Mais il se montra admirable de par ses talents d’organisateur. En quelques heures la ville décimée avait recommencé à se battre sous ses ordres judicieux. Un grand bûcher incinérait les morts à la sortie de la ville, vingt cinq malades étaient installés dans notre hôpital de fortune et recevaient nos soins, et des rondes régulières étaient organisées pour surveiller l’apparition de nouveaux cas.
A la fin du jour, il déplia sur une table sa grande carte, et tel Napoléon avant la bataille, établit nos missions pour le lendemain.
« Joseph, vous irez à Tourbes avec Henri, qui continuera sur Servian. Georges, vous prendrez la route du sud avec Etienne: Nézignan et St Thibéry. François... »
J’en oubliai presque mon inquiétude pour ma tendre épouse.
« Tâchez d’économiser la quinine ; chaque fois que c’est possible, limitez-vous à la mauve et au tilleul. »


Tourbes. Henri avait refusé de me laisser au bas de la côte ; j’aurais pu finir le chemin à pied au milieu des vignes. Cette concession à mon handicap m’agaça un peu, mais je ne pouvais pas en vouloir à mon camarade.
Le curé m’attendait devant l’église, où il avait fait transporter les malades. Deux femmes âgées vêtues de noir l’aidaient de leur mieux, changeant les draps trempés de sueur, distribuant tisanes et paroles de réconfort avec une sainte abnégation. J’examinai chacun des douze patients, administrant la quinine avec parcimonie, non point tant aux plus fébriles qu’à ceux qui semblaient encore avoir une chance de survivre.
« C’est la peste, n’est-ce pas, docteur ?
- Non, mon père. Céphalées, sueurs profuses, fièvre intense et cette éruption, vous l’avez vue, comme des grains de mil... C’est la suette miliaire. C’est... un peu moins grave que la peste.
- Qu’est-ce que je peux faire de plus ?
- Vous avez fait tout ce qu’il fallait. Trouvez des hommes pour emporter les cadavres et les brûler loin du village. Ensuite, priez. »
Après une nuit de veille, je m’assoupis sur une chaise, juste avant l’aube. Je rêvai de ma femme. Le travail était commencé, elle souffrait le martyre, l’enfant se présentait par le siège, elle saignait, elle allait s’évanouir. Je m’éveillai en nage, affolé, courbatu, épuisé. Je me remis à la tâche aussitôt, mais loin de m’apaiser, ces corps gisant dans la souffrance aux portes de la mort, ces corps innocents que j’avais juré de soigner toute ma vie, tout à coup me révulsèrent l’âme et le coeur.
J’enfilai ma veste et je sortis de l’église. Le jour se levait. Là-bas, très loin, Marie-Luce se mourait peut-être, sans moi... A elle aussi, j’avais juré fidélité, et je l’avais jurée devant Dieu...
« Vous devriez aller dormir quelques heures, mon fils. »
Je ne l’avais même pas vu s’asseoir, il n’avait pas dû dormir depuis deux ou trois jours, et il restait là, souriant, paisible, et il se préoccupait de moi...
Je secouai la tête. Je n’avais pas sa force.
« Je vais partir. Ma femme est en train d’accoucher, à Montpellier, j’ai rêvé d’elle, elle a besoin de moi !
- Je comprends. Soyez béni pour vos bons soins. Je vais essayer de redonner espoir à mes paroissiens, malgré tout. »
Je regardai les collines. Sans réfléchir, je répondis :
« Emmenez vos hommes valides sur cette colline-là. Faites-leur bâtir une chapelle pour Saint Roch. C’est le patron de Montpellier, il vous protègera.
- Saint Roch ? Mais alors, c’est la peste ? »
Je laissai le prêtre à ses pieuses interrogations et je descendis la colline presque en courant, à travers les vignes mouillées de rosée. Je respirais à pleins poumons, j’étais sur la route, je trouverais sûrement une voiture pour m’emmener à Montpellier, et puis je reviendrais, ou pas, ça n’avait plus aucune importance...
Je transpirais à grosses gouttes, les côtes étaient rudes. Le sang cognait à mes tempes, je n’avais pas l’habitude de l’effort physique. En haut d’un promontoire je me laissai tomber au sol. Je devais reprendre mon souffle, je n’en pouvais plus, mon genou gauche me faisait souffrir. Je relevai mon pantalon pour masser l’articulation douloureuse. Et là, en plein soleil, le ciel me tomba sur la tête. Ces petites vésicules sur ma peau...
C’était fini. Si même j’avais pu rentrer chez moi, j’aurais contaminé ma femme... mon enfant...
Je me dressai face à l’horizon désert. Je cherchai la paroi la plus abrupte, et en hurlant le nom de ma bien-aimée je me précipitai dans le vide.


« Considères bien tout ceci, Joseph. Tu as toujours la possibilité de faire le bon choix, celui qui t’ouvrira les portes de la Lumière Eternelle. »
Je ne vois vraiment pas ce que cela signifie. Et tout à coup un gouffre s’ouvre sous mes pieds, je tombe dans un vortex sans fin, j’ai déjà connu ça, je crois que je vais encore me réincarner, je suis las de vivre et de mourir et de souffrir encore...



Et comme tous les mercredis nous croisions madame Fedorovitch, la dame du premier étage, qui allait promener son bichon.
« Dis bonjour, Joseph », me murmurait chaque fois ma mère juste avant la rencontre.
« Bonjour, madame Fedorovitch. »
Je m’arrangeais pour suivre son rythme afin que nos deux voix soient parfaitement à l’unisson.
« Ah, Marie-Luce, bonjour », répondait la vieille femme sans un regard pour le morveux que j’étais, tandis que son chien essayait encore de me mordre les mollets.
« Le piano ne vous dérange pas trop ?
- Mais non, mais non... »
Je savais très bien qu’elle était à moitié sourde, et les subtilités diplomatiques de ma mère me restaient impénétrables.
« C’est que, vous comprenez, il a beaucoup de travail pour le Conservatoire...
- Bien sûr, bien sûr... Ah, Marie-Luce, Igor s’est oublié sur mon palier, tout à l’heure...
- Je vais m’en occuper, madame Fedorovitch. Au revoir, madame Fedorovitch, bonne promenade ! »
Et la vieille dame s’éloignait dans les volutes d’un parfum capiteux qui me donnait envie de vomir, et je m’installais pour goûter tandis que maman partait ramasser les crottes du chien.
Je n’ai pas eu une enfance malheureuse. J’avais la musique. Je vivais avec maman dans la loge de concierge d’un très bel immeuble de Neuilly. Il fallait être poli et transparent, ne pas faire de bruit, être toujours propre. Bien travailler à l’école, bien travailler le piano, pour un jour être un grand pianiste et donner des concerts dans le monde entier. Je portais sur mes frêles épaules de blondinet pâlichon tous les espoirs et tous les rêves d’une femme à qui la vie n’avait rien voulu donner, ni la beauté, ni la richesse, pas même un homme pour la chérir et la protéger. Elle ne se plaignait jamais. J’étais son prince, son magicien, son Eldorado, sa lumière et sa force. J’aurais bien aimé traîner dehors le soir avec les copains, aller aux matches du PSG et siffler les filles en disant des gros mots. Elle ne me laissait pas un instant de liberté. Mais quand mes doigts couraient sur le clavier de cet immonde piano droit qu’elle avait acheté à crédit, je m’envolais vers un éther où aucun aigle royal n’aurait pu me suivre. Je glissais avec délices sur les rayons de l’arc en ciel, je côtoyais les esprits de Chopin et de Liszt et leurs visages iridescents me souriaient avec bienveillance.

Ma vie était un tourbillon. Rome, Vienne, New York. Partout des salles combles, un public enthousiaste, de l’argent à flots. Maman avait pu prendre sa retraite, je lui avais offert un coquet appartement avenue du Roule, et maintenant les commerçants la traitaient comme une princesse. Elle m‘accompagnait toujours quand je partais à l’étranger, mais avec l’âge, elle se fatiguait plus vite. Aussi ce jour-là me laissa-t-elle partir seul à Toulouse, un concert aux Jacobins, retour le lendemain, elle me faisait confiance.
La rocade était bouchée.
« C’est comme ça chaque fois qu’il pleut », me signala le chauffeur du taxi, « et je vous dis pas quand il neige ! Ils sont couillons ! On va passer par la ville, ça sera pas pire... »
Hélas, l’avenue des Minimes était également bloquée. Les policiers avaient installé un barrage.
« Ah merde con, j’avais oublié ! Il y a la manif des Airbus !
- Je vous demande pardon ?
- Mais si, ils arrêtent pas d’en parler aux infos ! Les patrons d’Airbus veulent délocaliser en Chine ! Ca fait un pataquès... »
Comme chaque fois que je restais immobile trop longtemps, mon genou gauche recommença à me faire souffrir. Le docteur de maman disait que c’était le ménisque. Le plus souvent, quand je marchais, ça passait. Je payai la course jusqu’au Mercure pour ne pas avoir à porter ma valise, et je descendis. J’avais le temps. La pluie avait cessé.
Je n’avais jamais vu une manifestation de près. Maman disait que c’étaient tous des terroristes et des bolcheviks. Pourtant, les gens n’avaient pas l’air violent, juste triste et déterminé. Ils portaient de grandes banderoles blanches et par moment scandaient des phrases courtes qui ne m’évoquaient rien. Je ne regardais jamais les informations. Je suivis le cortège. Et là je ressentis quelque chose d’étrange. Un sentiment... d’harmonie, d’unisson, d’accord majeur... Je n’avais que mon vocabulaire de musicien pour l’exprimer. C’était chaud, c’était doux... J’avais vu une fois une portée de chatons blottis sous la mère. C’était un peu la même chose. Une femme qui marchait près de moi m’adressa la parole.
« Ca servira à rien, avec ces pourris du gouvernement, on est faits comme des rats. Mais on peut pas se laisser virer sans rien dire, merde ! Vous me voyez, partir en Chine avec mes trois gamins ? Eh ben, c’est ça ou le chômage ! Et à mon âge, c’est fini, je ne trouverai plus rien !
- Moi c’est pareil », renchérit son voisin. « Avec le salaire d’un chinois je ferai jamais vivre ma famille, et je te dis pas la retraite qu’on aura, on pourra jamais revenir... »
Je remontai doucement la procession jusqu’aux meneurs, et tout ce que j’entendais m’ouvrait les yeux et me brisait le coeur.
« Vous avez un instant à m’accorder, monsieur ? Je peux peut-être faire quelque chose pour vous. »


Je rentrai à Paris avec un jour de retard. Le concert sauvage que j’avais improvisé en plein air à Blagnac faisait la une de tous les quotidiens. J’avais réussi à me faire livrer un Steinway pour l’occasion, je ne m’étais jamais préoccupé du moindre détail matériel, c’était plutôt amusant, j’avais l’impression d’avoir grandi. Ma mère me gronda comme un petit enfant, mais je ne vivais plus dans son monde. Je partis dormir à l’hôtel. Mon agent m’informa que mes deux concerts parisiens avaient été annulés, ça m’était bien égal. Une nouvelle vie commençait.


On m’a surnommé le pianiste rouge, le Robin des Bois du clavier, le révolutionnaire en redingote. On m’a traité de communiste, d’anarchiste, d’hurluberlu. J’ai donné des concerts gratuits pour soutenir toutes les causes qui me semblaient justes, partout dans le monde, et chaque fois la presse était là et les opprimés pouvaient se faire entendre. La vie ne m’avait jamais paru aussi magnifique. Et puis un soir, en rentrant chez moi, je fus pris à partie par des hommes cagoulés. Deux d’entre eux m’immobilisèrent, et le troisième vida le chargeur de son pistolet dans ma main droite. L’enquête n’aboutit jamais.
Je pouvais donner des cours pour survivre, mais je ne pouvais plus jouer. Il me fallait souvent user d’un faux nom, tant je m’étais mis à dos tous ceux qui, de près ou de loin, étaient complices du pouvoir. La gloire la plus prestigieuse finit toujours par s’évanouir comme fond la neige au printemps. Je pouvais continuer à militer, mais je n’avais plus d’arme. En revanche j’avais quelques bons amis avec qui je pouvais jouer à la belote en savourant une anisette dans l’arrière-salle d’un bistrot. J’avais toujours une place à leur table quand les fins de mois étaient trop dures.
La chance ne m’abandonna jamais. Un matin, j’eus simplement mal à la tête. Et je me rendormis. Chopin et Liszt m’attendaient. Ils étaient auréolés d’une merveilleuse lumière, une lumière vivante et douée de parole dont la voix ne m’était pas inconnue.


« C’est la fin du voyage, Joseph », chante la voix, et cette mélodie est plus belle et plus pure que toutes celles qu’il m’a été donné de fredonner sur terre. Il y a tant d’amour autour de moi... Tant d’amour lumineux, tant de lumière aimante, plus de question, plus de doute, plus de désir... Je suis une partie du Tout, je suis Tout...
Narwa Roquen,au four, au moulin, au charbon... et en retard! Demain j'attaque les commentaires!


  
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Réponses à ce message :
3 Tous les chemins mènent à Rome - Maedhros (Dim 3 oct 2010 à 14:32)
       4 In media res... - Narwa Roquen (Dim 3 oct 2010 à 14:55)
3 Exercice 77 : Narwa => Commentaire - Estellanara (Ven 20 aou 2010 à 11:27)
       4 Fil rouge - Narwa Roquen (Mer 25 aou 2010 à 15:24)
              5 Merci pour les explications. - Estellanara (Jeu 26 aou 2010 à 16:44)
3 détails - z653z (Mar 1 jun 2010 à 16:49)


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