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De : Maedhros Date : Dimanche 11 juillet 2010 à 20:42:34 | ||
Bon, on continue... ------------------ J’ai relu les lignes. C’est à peu près ce qui c’est passé cette nuit-là. Une fête et un masque. Quand je me suis réveillé, j’étais seul dans mon grand lit. Un parfum improbable, où les tons capiteux de la tubéreuse se mêlaient aux notes plus boisées du vetiver, flottait près de moi, dernier vestige des corps enfuis. J’avais la tête vide et les membres rompus. De la nuit écoulée, il ne restait rien. C’est ce qui me fait le plus peur. Je me suis levé. Douché. Rasé. Habillé. Après, il était plus de quinze heures dans ce dimanche d’hiver. Je n’avais envie de rien. J’aurais pu partir flâner dans les allées du jardin de Luxembourg. J’aurais rencontré sans doute une chère amie, la plus fidèle de toutes mes amies. Pourtant belle et désirable, elle m’est définitivement inaccessible. C’est ce qui nous rapproche davantage. Elle est mon reflet féminin, l’image renversée de ma nature profonde, trop semblable à moi pour m’attirer. Il est périlleux d’aimer son propre reflet n’est-ce pas? Elle reviendra dans l’histoire, c’est certain. La collation était servie dans le petit salon bleu. Le journal économique saumon était plié à côté de la tasse de porcelaine. Les toasts étaient prêts et l’oeuf à la coque fumait encore. La cafetière toisait le pot à lait et la serviette brodée, frappée aux armes familiales, enveloppait les couverts d’argent. Derrière les fenêtres, au-delà du jardin à la française, de l’autre côté du haut mur, la rumeur de Paris grondait sourdement. Mais je n’entendais rien. Je ne pensais à rien. Je tournais la cuillère dans la tasse alors même que je n’avais pas sucré le café. Même l’écran du portable où défilaient les cotations boursières en temps réel ne m’arrachait aucune marque d’attention. Il manquait quelque chose. Il me manquait quelque chose. Je ne savais plus quoi. « Que doit-on faire de ça, Monsieur ? » La vox grave de Louis, mon majordome, me sortit de cette torpeur. Je discernai aussi une sorte de réprobation retenue. Je reconnais qu’il n’est pas simple d’être à mon service. Il tenait le carton à chapeau, attendant placidement ma réponse. Alors tout me revint en mémoire. La fête et ses excès, les filles et le vin, la présence de la divinité et... le masque ! « Donne ! » J’avais répliqué sèchement. L’impatience me gagnait, une fébrilité inhabituelle. Ce n’était qu’un cadeau d’anniversaire après tout. Je m’étais montré injuste envers Louis. Quand il déposa le carton sur la table, je m’excusai indirectement : « J’espère que la fête d’hier n’aura pas été trop exubérante ! Est-ce que mes.. heu.. invitées ont été satisfaites de leur rétribution? Heureusement que tu es là pour pallier mes faiblesses ! Louis, je ne te remercierai jamais assez ! » « J’ai fait appel au même service de nettoyage. Il n’y avait rien de vraiment extraordinaire. En s’y mettant à cinq, ils avaient terminé avant midi. Ils enverront leur facture d’ici quelques jours. Vos hôtesses ne se sont pas plaintes. Le supplément que vous leur avez accordé a fait son effet. Elles m’ont supplié de vous dire qu’elles reviendraient avec infiniment de plaisir et qu’il ne fallait pas que vous perdiez leurs numéros. Si j’osais, je me permettrais de dire à Monsieur qu’elles étaient superbes ! Enfin pour me remercier, Monsieur sait fort bien ce qu’il lui reste à faire ! » J’essaie de déchiffrer le regard imperturbable de Louis. Je ne peux exaucer ce qu’il me demande. Ma Maison est ancienne et ses règlements immémoriaux. Je ne les enfreindrai pas avant que le temps soit venu. Nous mourrons lui et moi, comme nombre de ceux qui nous succèderont, avant que ce temps n’advienne. S’il est mon serviteur, je ne suis pas le Maître. Vous le savez aussi. Louis referma silencieusement la porte tapissée derrière lui, me laissant seul avec cette boîte de carton posée devant moi. Le ruban avait disparu. La carte aussi. Mais qu’importe. D’une main tremblante, je soulève à nouveau le couvercle. Je me souvins d’un vers de Victor Hugo. L’oeil était dans la tombe et il me regardait. Je saisis le masque. Sa texture était douce au toucher, presque semblable à celle de la peau, douce et souple. Certains cuirs très précieux atteignent ce degré de sensation charnelle, certaines matières plastiques très récentes aussi. Je le retournai entre mes mains. Il était d’une extrême minceur. Pourtant, il ne se déformait que difficilement. Je pouvais le malaxer, le tordre ou le plier à volonté, dès que je le relâchais il reprenait son apparence initiale, sans trace visible des efforts supportés. Une matière à mémoire de forme. Derrière les grandes fenêtres, le soleil d’hiver se couchait déjà et ses pâles et froids rayons se déversaient en oblique à travers la pièce. Il n’était pas dix sept heures. Le salon bleu était silencieux. Je tenais ce masque blanc, les coudes appuyés sur mes genoux. Une singulière et irrésistible tentation força peu à peu ma décision. D’un mouvement hésitant, en fermant les yeux, je posai le masque sur mon visage. Son contact sur ma peau était doux et sensuel. Il semblait épouser méticuleusement les pleins et les déliés de mon visage : les contours de mes pommettes, l’arête de mon nez que j’ai droit et fort, la ligne de mes arcades sourcilières et le galbe de mes joues. Malgré mes paupières closes, je pouvais sentir que les orifices pour les yeux étaient exactement ajustés. Mes lèvres n’étaient nullement opprimées par l’ouverture du masque. En fait, je ne ressentais strictement aucune gêne. Il était véritablement comme une seconde peau. Mû par un curieux pressentiment, je détachai mes mains du masque. De façon surprenante, il ne bougea pas d’un millimètre, comme si une tension intérieure le maintenait parfaitement en place. C’est alors que je rouvris les yeux. Le salon bleu avait disparu. Je me tenais sur un promontoire balayé par les vents et qui s’avançait au-dessus d’une mer en furie. De puissantes vagues fouettaient la falaise blanche et vertigineuse. La mer était d’un bleu intense, lumineux et elle était parsemée de nombreuses îles, certaines proches, d’autres estompées par la distance. Le ciel au-dessus de ma tête était d’un bleu différent, plus sombre, presque indigo où de grands oiseaux marins planaient, les ailes immobiles et grandes ouvertes, en poussant de longs cris stridents. D’impétueux courants aériens les emportaient à toute vitesse vers des altitudes impressionnantes. J’étais là, ouvrant stupidement la bouche de surprise. Incapable de comprendre ce qui se passait, j’arrachai le masque et l’univers rassurant du salon bleu se reforma autour de moi. Dans mes oreilles résonnaient les cris des oiseaux dans le ciel, les odeurs marines et salées m'environnaient et je sentais la morsure du soleil sur mon front... Le masque était tombé à terre sur le parquet lambrissé. Il semblait aussi inoffensif que n’importe quel autre masque de carnaval. Avais-je rêvé ? Impossible. Tout paraissait si réel en même temps que parfaitement étranger. Je me mentais bien sûr. Ces paysages ne m’étaient pas étrangers. Peut-être pas familiers mais certainement pas étrangers. C’était la Grèce. Une Grèce qui n’existait pourtant plus. Une Grèce légendaire et mythique. Cette terre que j’avais foulée était la terre de mes ancêtres. L’Argolide. Je pouvais prétendre être rationnel, vivre dans le pays des Lumières et m’y sentir chez moi, il m’était impossible de ne pas reconnaître ma première patrie. Comment résister à cette alchimie de l’appartenance qui franchît les siècles et les distances pour éveiller au plus profond de l’âme les souvenirs archaïques? Qu’était donc ce masque ? Qui me l’avait offert ? Dans quel but ? Pourquoi maintenant ? Toutes ces questions tournaient dans ma tête et aucune réponse n’était satisfaisante. Nous nous connaissons tous. Depuis nôtre plus jeune âge n’est-ce pas ? Nous avons des secrets et des privilèges, des pouvoirs et des trésors. Oui, nous avons tout cela. Sans doute plus encore. Mais je n’ai jamais pensé que ce genre de... phénomène pouvait se produire. Je suis un homme de mon temps et les vieilles histoires de magie et de sortilège ne font plus peur qu’aux crédules. Je n’en fais pas partie. Je ramassai le masque. J’eus l’impression fugace qu’il était très légèrement chaud. Je l’ai soigneusement examiné. Aucune couture. Il était d’une seule pièce. J’ai essayé de l’étirer au maximum. Il s’est déformé sans aucune difficulté jusqu’à devenir méconnaissable. J’ai continué de tirer de toutes mes forces. Je n’ai pas réussi à le déchirer. Quand j’ai relâché ma pression, il a émis un claquement sec avant de se reformer comme si je n’avais rien fait. Aucune trace de torsion ou d’étirement. J’ai été chercher une paire de ciseaux dans le tiroir d’une commode. J’ai eu beau m’acharner, les ciseaux ne mordaient pas, glissaient et se refermaient sans parvenir ne serait-ce qu’à griffer cette étrange matière. J’ai essayé avec un cutter. J’obtins le même résultat. Je suis allé vers la cheminée. J’ai allumé un bon feu en ajoutant plus de bois que nécessaire. Louis a dû entendre mon manège. Il a passé une tête. Je l’ai chassé d’un signe de bras. Quand les flammes ont rugi dans l’âtre, j’ai jeté le masque au beau milieu du brasier. Il a semblé se recroqueviller, comme ces plastiques qui se racornissent sous l’effet de la chaleur. Il a semblé également prendre une teinte rougeâtre. Finalement, il n’était pas magique ni surnaturel ce masque. Alors que l’exultation me gagnait, j’ai senti une brûlure au fond de ma poitrine. Une brûlure qui devint de plus en plus vive. Je tombai à genoux en portant les mains à mon coeur. Cela ne passait pas. J’avais l’impression insoutenable de brûler vif. J’ai serré les dents aussi longtemps que j’ai pu supporter la douleur. Dans les flammes de l’âtre, le masque virait peu à peu au rouge profond. Parallèlement, le feu se propageait dans chaque partie de mon corps, devenant si cruellement intense que, n’y tenant plus, je m’emparai d’une pincette sur le valet de cheminée et j’ai extirpé le masque des flammes. Il était temps. Je n’aurais pas tenu une seconde de plus. Ma peau... Quand j’ai relevé les manches de ma chemise, des plaques rouges et douloureuses marbraient mes bras jusqu’au dessus des coudes. Mes jambes, mon torse et mon dos me faisaient également souffrir. La douleur n’était donc pas uniquement psychologique. D’une manière ou d’une autre, le masque me transmettait ce qu’il ressentait. Un lien semblait nous unir et c’était tout sauf rationnel et cartésien. En quelques secondes, le masque blanc avait recouvré son apparence, toujours exempt d’une quelconque cicatrice malgré les traitements que je lui avais fait subir. On tapa à la porte. « Oui. Un instant.. » J’arrangeai mes vêtements et je repris quelque peu contenance. « C’est bon entrez ! » Ce n’était que Louis : « Monsieur, un livreur est venu déposer un autre cadeau pour votre... anniversaire ! » « Quoi, encore un cadeau. Qui est l’expéditeur ? » « Le livreur ne savait pas et le bon de livraison ne le mentionnait pas non plus ! » « Merde. Cela commence à bien faire ! Tu vas téléphoner à la société de livraison. Ils ont bien conservé le nom de celui qui a commandé ou de celui qui a payé. Fais en sorte de les obtenir. On verra ensuite ! » « Entendu. Qu’est-ce que je fais du... cadeau ? » demanda Louis. « C’est quoi comme cadeau ? » « Il est emballé mais je dirais, vu sa forme et ses dimensions, qu’il s’agit d’un tableau ! » « Un tableau ? » « Oui, un tableau, me répondit Louis, est-ce que je vous l’apporte ?» Je vis à son expression qu’il venait de remarquer le masque toujours à terre près de la cheminée. « Voulez-vous que je vous en débarrasse ? Je veux dire de ce masque ? » « Non. Ce serait trop long à expliquer mais non, je m’en occupe. Et oui, amène-moi ce foutu tableau. J’espère que ce n’est pas l’oeuvre d’un artiste à la mode sinon je le fous aussitôt au feu ! » Louis revint, tirant une espèce de diable où reposait un cadre de bonne dimension. Nous avons déchiré l’emballage et le tableau se dévoila enfin à nos yeux. Louis ne put s’empêcher de s’exclamer : « Mais, c’est vous Monsieur ! » En effet, c’était bien moi, un portrait criant de vérité. J’étais debout, de face et souriant. Mais là n’était pas le plus étonnant. Une telle impression de vie émanait de la composition que cela me troublait profondément. Il ne s’agissait pas d’une photographie ou d’une peinture faite à partir d’une photo. Non. C’était vraiment une peinture. En s’approchant de très près, il était possible de distinguer les couches successives de peintures et les techniques utilisées par le peintre. Derrière moi, stupéfait, je reconnus le promontoire avançant sur la mer et le ciel qui se confondaient. Il y avait aussi les grands oiseaux figés dans l’azur. Et les îles distantes qui disparaissaient dans le flou. Je portais quasiment les mêmes vêtements. Mais cela n’était pas très compliqué. Ma garde-robe est des plus classiques. Le dernier détail jeta le désarroi dans mon esprit. A mes pieds, traînait un masque blanc. Et je souriais en prenant la pose. « La ressemblance est tout simplement saisissante ! » murmura Louis. C’est un magnifique cadeau qu’on vous a fait là ! » Je ne dis rien. Moi, je venais juste de comprendre que ma vie avait pris un cours singulier où rien désormais ne serait comme avant. M Ce message a été lu 8015 fois | ||
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3 Comm partie II - Elemmirë (Mar 24 aou 2010 à 00:09) |