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De : Narwa Roquen Date : Jeudi 4 novembre 2010 à 22:49:18 | ||
Ce fut l’odeur de la citronnelle infusant dans l’eau chaude qui me réveilla. Aliocha s’était levé bien avant moi, il avait allumé un feu à l’entrée de la grotte et préparé de la tisane. Son sourire dans les ombres dansantes des flammes était comme la caresse du soleil levant : un message d’espoir, une certitude rassurante, un bonheur sans arrière-pensée, immédiat et complet. Si ce n’est qu’il avait neigé toute la nuit, que le froid était intense et le ciel d’un blanc laiteux peu propice aux flâneries joyeuses... « Merci de t’être levé avant moi. Tu fais des miracles ! » Il se mit à rire. « Non. Je sais faire du feu, c’est tout. C’est peut-être une de mes seules qualités. » Nous partageâmes la viande séchée avec Hari, couché entre nous deux devant le foyer, et dont les soupirs d’aise me rappelaient la simplicité du bonheur. « Où vas-tu trouver tes herbes avec toute cette neige ? Tu ferais mieux de redescendre dans la vallée, et d’attendre un redoux. Qui viendra... peut-être... » Je lui avais menti. A lui qui m’avait réchauffée, nourrie, réconfortée, à lui qui m’avait sauvé la vie la nuit dernière. J’en éprouvai une grande honte, mais j’étais aussi un peu vexée d’avoir si mal choisi mon mensonge. Maintenant il me fallait en inventer un autre, ou bien... « Tu devrais lui dire la vérité », me suggéra le chien. « Ce chien a raison », insista Nadievna. Mes joues s’empourprèrent tandis qu’Aliocha me regardait d’un air goguenard. « Tu as l’air bien embarrassée ! Mon chien et ton cheval semblent savoir des choses que j’ignore... » Je soupirai. Il m’avait assez prouvé que je pouvais lui faire confiance. Mon père disait toujours : « La fierté est une qualité, mais l’orgueil est un défaut stupide. » Et j’avais passé la frontière. « Je t’ai menti », commençai-je. - « Ca, je le savais. Tu n’es pas très douée pour le mensonge... » Je ne relevai pas sa remarque. Il avait sans doute raison, et tenter de me justifier eût été ridicule. « Je suis la fille cadette du Roi Svetlakov, assassiné avec ma mère et mon frère aîné il y a cinq ans. Seule ma soeur Marishka et moi avons pu nous échapper. Il semblerait... Non, j’en suis sûre, elle me l’a avoué, tant elle était sûre que j’étais en son pouvoir ! » Une émotion intense me brouillait la vue et mes pensées confuses se bousculaient comme des poules sur un tas de grain. Il prit ma main. « Là, je sais que tu es sincère. Je n’entends pas les pensées des animaux, mais je sais reconnaître la vérité – disons que j’ai... un certain don pour ça. Ne te trouble pas. Je ne te veux pas de mal. » Je poursuivis mon récit, plissant le front en m’efforçant de redonner un peu de cohérence à mon discours. « Depuis la nuit des temps, le Dragon des Czerniks protège la Svetlakie et la dynastie des Svetlakov. Il est aussi le garant de la légitimité du Roi ou de la Reine, qui ne peut régner que s’il possède le Don de communiquer avec les animaux. » Je lui narrai cette nuit horrible où nous nous étions enfuies. Puis ma vie pendant ces cinq années où j’avais l’impression d’être heureuse, la mort de Zéphyr, le passage secret, les aveux de Marishka, ma crise de folie, mon évasion... « Voilà. Tu sais tout. » Il fixait les flammes avec gravité, et ne se pressait pas de me répondre. « Tu es bien courageuse », murmura-t-il enfin. Le feu brûlait dans ses yeux, et jamais je ne l’avais senti si proche de moi, comme si une faille s’était ouverte dans son assurance toujours un peu ironique. Comme si quelque chose dans mon récit avait éveillé en lui des souvenirs qu’il avait enfouis depuis longtemps. « Et toi... d’où viens-tu ? - Oh... c’est une longue histoire. Je viens... de très loin. Une autre fois peut-être, je te dirai. Tu penses qu’il reste des Dragons dans les Czerniks ? - Je n’en sais rien. Mais il y a toujours eu un Dragon pour protéger la Svetlakie. Et hier soir, quand je me suis endormie, je suis sûre d’avoir entendu un cri familier. Je n’en sais rien... (je me mis à rire) ... mais j’en ai la certitude ! - Mais si ces Dragons savent que Golgotch a été tué par des humains... - Ils auront plus envie de se venger que de nous aider. Mais je n’ai rien à perdre ! Marishka n’est pas une Reine légitime et c’est une meurtrière. Mais ce qui est pire encore, c’est qu’elle n’est pas une bonne Reine, que son ambition et son égoïsme sont incompatibles avec le dévouement qu’un régnant doit à son peuple. Mon pays a besoin de moi. Ou de quelqu’un d’autre, ce n’est pas important. Mais c’est moi qui suis dans les Czerniks, ce matin... Alors autant essayer, non ? » Je crus discerner un mélange de tendresse et d’admiration dans son regard. « Tu as raison. Hari, tu gardes Nadievna. Nous allons à pied. Dans cette neige, c’est préférable. Tu es prête ? - Je suis prête, mais... - Ma présence te gêne ? - C’est... ma quête... - Je ne t’en volerai pas la gloire, petite fille. Imagine que je suis un soldat fidèle, une escorte respectueuse... - Je ne voudrais pas... - Quoi ? Que je risque ma vie ? » Il eut un rire amer avant de reprendre. « « Ma vie, pour l’instant, est sans valeur aucune, alors que l’avenir de tout un peuple dépend de toi. C’est un honneur que tu me fais en acceptant mon aide dérisoire. - Précieuse », corrigeai-je aussitôt. Je ne compris pas pourquoi ce fut lui qui me dit : « Merci. » Pas à pas, nous escaladâmes le versant abrupt ; la neige nous arrivait au genou. Je marchais derrière lui. A chaque foulée, il tâtait le sol avec un bâton, ce qui nous ralentissait beaucoup mais nous évita par deux fois de tomber dans une crevasse. A intervalles réguliers, Aliocha m’obligeait à m’arrêter pour boire à sa gourde, et à remettre un peu de saindoux sur mes lèvres. Il m’agaçait, je n’avais pas soif ! Mais je lui obéissais, persuadée qu’il en savait plus que moi en matière de survie. Malgré l’effort, j’avais les pieds et les mains engourdis, et je ne transpirais pas. Le froid était glacial et je devais bander ma volonté pour ne pas céder à la tentation de rebrousser chemin vers la chaleur de la grotte. Combien de temps dura notre ascension ? Je ne saurais le dire. Deux heures, peut-être trois ? Je me consolais en pensant que la descente serait plus facile. Il ne neigeait plus, nous n’aurions qu’à suivre nos propres traces, nous irions plus vite, et à l’arrivée Aliocha raviverait le feu et... Le cri d’un Dragon me figea sur place. Je connaissais ce cri, il était de toutes les fêtes de mon enfance, quand Golgotch le Majestueux planait au dessus du château avant de venir se poser dans toute sa splendeur au milieu du parc, là où mon père, devant le peuple assemblé, l’attendait pour lui offrir un diamant de la plus belle eau, chaque année au Solstice d’Eté, le jour de la Fête du Dragon. Il n’y avait plus de Fête du Dragon depuis cinq ans. Personne n’en parlait. Comment cela avait-il pu me sembler normal ? Soulevée par l’élan de la nécessité, l’urgence de ma quête et la foi en l’avenir, je criai : « Dragon des Czerniks ! Je suis Sonia Svetlakov ! Je viens à toi avec confiance et humilité. Daigne te montrer, la Svetlakie a besoin de toi ! » L’écho répercuta mon appel pendant de longues secondes. Puis le silence retomba, profond et cruel comme la neige insensible et meurtrière. J’avais beau scruter le ciel, aucune aile ne s’y déployait. L’horizon opaque restait sourd à mes prières. J’étais prête à mourir dans ces montagnes ; mais combien de souffrances mon peuple innocent devrait-il endurer, et pendant combien de longues années, si j’échouais à lui rendre sa dignité ? Je fermai les yeux et je tendis mon esprit vers l’infini. « Dragon, je sais que tu es là et que tu m’observes. Dans ma courte vie, je n’ai connu que Golgotch le Magnifique, mais je sais qu’avant lui, il y a toujours eu un Dragon des Czerniks pour protéger la Sainte Svetlakie. Golgotch est mort sous les coups assassins d’hommes pervers et cruels, dépourvus d’honneur et de reconnaissance, qui ont abusé de sa confiance et de sa générosité. Je n’en fais pas partie ! Je suis venue implorer ton aide pour que justice soit rendue ! Les Dragons, comme les hommes et les femmes de Svetlakie, ont le sens de l’Honneur ! Je t’en supplie ! » Epuisée, je m’écroulai dans la neige, des larmes brûlantes inondant mes yeux fatigués. Le froid était moelleux et apaisant. L’engourdissement me prenait déjà, j’allais enfin pouvoir me reposer juste un instant, peut-être davantage... Des ailes bruissantes soulevèrent la neige autour de moi, et sur un monticule proche se posa un Dragon aussi noir que la nuit, l’oeil enflammé jetant des étincelles de colère, la queue battante de rage soulevant des gerbes blanches. « Qui es-tu, impudente humaine qui ose fouler le territoire sacré des Czerniks ? De quel droit prétends-tu demander notre aide ? » Je me levai en tremblant. J’avais froid, mais je n’avais pas peur. Le Dragon avait répondu à mon appel ! Il avait l’air terrible et menaçant ; et pourtant une chaleur prodigieuse me réchauffait le coeur, et je souriais... « Je suis Sonia Svetlakov, la fille du Roi Igor. Les mêmes hommes qui ont ôté la vie de Golgotch ont assassiné mon noble père, ma mère chérie et mon frère bien-aimé. C’est ma soeur Marishka qui... - Je sais tout cela », rétorqua le Dragon d’une voix agacée qui me déconcerta. - « Mais... Si tu sais... » Je tentai de me ressaisir. « Marishka n’est pas une Reine loyale envers la Svetlakie. Elle n’a pas le Don, et surtout elle accable le peuple ! - Je ne vois pas en quoi cela me concernerait » ricana le gigantesque animal dont les ailes frémissaient d’agacement. Je déglutis avec peine. La soif me brûlait la gorge. J’eus une pensée fulgurante pour Aliocha, dont je sentais la présence inquiète et fidèle derrière moi, et qui m’avait forcée à boire... Décidément, seule, je n’arrivais à rien. J’étais trop jeune, trop maladroite, trop ignorante. Je m’étais attendue à l’hostilité du Dragon, mais malgré tout elle me déconcertait, et pourtant je ne devais pas échouer ! Je fis une respiration profonde, en me concentrant sur l’expir, pour me relâcher. Diakine m’avait souvent obligée à monter des chevaux rétifs, des chevaux rebelles, ne tolérant ni la jambe ni le mors. « Respire, détends-toi, ne lui fais pas sentir ta peur. Alourdis-toi dans ta selle, donne-lui à croire que tu as confiance en lui et que tu ne lui feras pas de mal... » J’aurais préféré monter dix chevaux fous que de me trouver là, dans le froid de ces montagnes, avec tant de responsabilité et si peu de moyens... et ce Dragon qui devait se demander s’il me décapiterait d’un coup de patte ou me consumerait de son souffle enflammé... « J’ai besoin de ton aide, Seigneur des Czerniks. Je ne sais pas quel était ton lien avec Golgotch... - C’était mon mâle ! », hurla la Dragonne d’une voix où la douleur l’emportait presque sur la colère. - Pendant les années de mon enfance, j’ai admiré Golgotch le Majestueux. Je sais qu’il était l’allié indéfectible de mon père, et que tous deux se vouaient un respect mutuel. La Svetlakie était heureuse, alors ! Et moi aussi... Mais ils sont morts, mes parents bien-aimés, et mon cher frère, l’héritier légitime, porteur du Don. Moi la cadette, rien ne me prédestinait au trône ; et me voilà seule, en fuite, à quinze ans, pour tenter de sauver ma patrie des griffes d’un créature assassine qui ne songe qu’à son pouvoir et à son profit... et ce monstre, c’est ma soeur ! - Ta soeur a fait tuer Golgotch. Tous les hommes ne pensent qu’à leur pouvoir et à leur profit ! » Je laissai les larmes couler sur mes joues. Je pleurai sur mon impuissance, sur le peuple de Svetlakie souffrant sous le joug d’une Reine indigne, sur l’injustice du sort et la cruauté de cette vie que j’allais sans doute perdre à l’instant. En un sens, j’étais sauvée. Mais pas ma patrie ! « Dame de Feu, je n’ai jamais souhaité le Pouvoir. Tu peux prendre ma vie si cela te semble une vengeance suffisante. Mais je t’en supplie, au nom du Donateur, viens en aide à mon peuple ! » Une vapeur brumeuse et chaude s’échappa des naseaux de la bête. Elle préparait son jet de flammes. Je n’avais pas réussi à la convaincre, j’avais surestimé mes forces... « Le pacte a été rompu », fut la réponse, qui tomba comme un coup de massue. « Aucun Dragon ne viendra plus jamais secourir la race qui a tué Golgotch. » Je restais là, les bras ballants, pétrifiée de douleur. J’avais échoué. Ma patrie était condamnée, et les meurtriers de ma famille remportaient une nouvelle victoire. Pendant des années ils allaient pouvoir jouir en toute impunité du bénéfice de leurs crimes. Et puis le soleil déchira les nuages, faisant scintiller la neige de mille étoiles rieuses. Je me souvins que chaque année le printemps revenait, quelle qu’eût été la rigueur de l’hiver. La vie renaît toujours. Si j’étais incapable de libérer mon peuple, l’hiver serait long, mais un jour quelqu’un d’autre se lèverait et mènerait la révolte. La Sainte Svetlakie redresserait la tête et rétablirait le Droit. Je laissai tomber mes épaules, et je souris. « Je te comprends, et je ne peux pas t’en vouloir. Merci de m’avoir écoutée. La Svetlakie mènera sa lutte sans toi. J’ai foi en la fierté et le courage des Svetlakiens. Ils sauront se battre pour que triomphent la Justice et l’Honneur, quand bien même la route serait longue et douloureuse. » Je baissai les yeux et je fis demi-tour. Aliocha, grave et silencieux, s’effaça pour me laisser passer. « Que serais-tu prête à donner pour un nouveau pacte ? » Le coeur battant je fis volte face. « Tout ! Ma vie ! Je ne possède rien, je suis une fugitive. Mais tu peux disposer de moi comme tu l’entends. Si ma misérable vie peut sauver les pauvres âmes de mon peuple... - Un an. Tu seras en mon pouvoir pendant un an. Ensuite, si je suis satisfaite de tes services, je t’aiderai. » Je ne pris même pas le temps de réfléchir. Il n’y avait pas de tergiversation possible, c’était une chance inespérée. « Tu as ma parole. - C’est bien. Suis-moi. » Elle jeta un regard à Aliocha et ajouta : « Seule. » Déjà je m’avançais pour suivre le Dragon, mais Aliocha me retint par le bras. « Ne désespère jamais, petite fille. Je prendrai soin de Nadievna. Je penserai à toi. Et je serai ici à t’attendre, dans un an. » Une bouffée d’émotion me chavira le coeur. J’aurais voulu lui dire combien il m’était cher, et combien il me manquerait, et combien... Mais la pression de sa main et son sourire semblaient me dire qu’il le savait déjà. Je hoquetai un « Merci » troublé et je me mis en route sans me retourner. Un an. Je devais survivre dans cet univers sauvage et je devais réussir à contenter un Dragon des Czerniks, sans avoir la moindre idée de ses exigences. Diakine et Pola avaient eu l’air persuadé que je reviendrais, et autour d’eux, tout un peuple opprimé avait besoin de moi. Et puis, Aliocha m’attendait... A suivre... Narwa Roquen,vous n'aviez pas oublié cette histoire, au moins? 1° épisode dans la WA 75, le 2° dans la 76 Ce message a été lu 7684 fois | ||
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3 pas oubliée - z653z (Ven 5 nov 2010 à 12:32) |