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 Répondre à : WA - Participation exercice n°86 edit 
De : Maedhros  Ecrire à <a class=sign href=\'../faeriens/?ID=196\'>Maedhros</a>
Date : Lundi 20 decembre 2010 à 19:04:56
in extremis.... mais un bonus vous attend à la fin de l'histoire, pour avoir patienté!

Une sorcière bien-aimée



Le téléphone sonne. La ligne rouge. Le Patron veut me voir sur le champ. Je ne prends pas la peine de refermer le dossier que j’étais en train d’instruire. Je me précipite hors du bureau. En passant en trombe devant ma secrétaire qui pleure sur sa machine, je désigne le plafond d’un doigt énervé. La pauvre fille ne parvient pas à maîtriser ses sanglots. C’est une nouvelle, arrivée à mon service depuis peu. Elle s’habituera. Je ne les garde pas trop longtemps.

Au bout du couloir, blanc et froid comme le marbre strié de gris qui l’habille. A l’autre bout, l’ascenseur m’attend sagement, portes ouvertes. Je m’engouffre à l’intérieur et j’appuie sur le bouton rouge, celui qui est tout en haut du clavier mural. Celui du soixante sixième étage. L’étage du Patron. Tout entier. L’étage rouge. Il porte bien ce nom car quand les portes se rouvrent sans bruit, le corridor devant moi est uniformément rouge, un rouge cramoisi veiné d’une fine résille d’or. Les écailles pourpres des dragons rutilent littéralement, lustrées de frais. Le Patron prend un malin plaisir au malaise qui étreint ceux qu’il appelle à lui. Même moi, qui suis pourtant habitué, je ressens toujours un picotement désagréable tout en bas de l’épine dorsale. Cependant avec l’âge, j’ai appris à garder mon sang-froid.

Tout au fond du couloir, les ventaux de la porte marmoréenne verrouillent la perspective. Malgré mes longues enjambées, j’ai l’impression que je n’atteindrai jamais l’autre extrémité. La distance semble s’étirer au fur et à mesure que j’avance. Comme dans une sorte de rêve. Ou de cauchemar. Personne n’a réussi à mesurer sa longueur. A mon avis, elle est paradoxale et indéfinie. D’étranges rumeurs circulent parmi les familiers des plans inférieurs. Des histoires de disparitions inexpliquées. J’ai un collègue très sérieux qui m’a affirmé avoir marché plus d’une heure avant de parvenir à hauteur des secrétaires du Patron. Avec un regard éloquent, il m’avait confié que cette expérience l’avait ébranlé. Non pas physiquement mais mentalement. Rien n’est plus stressant que de cogiter durant une heure sur l’état d’esprit du Patron.

Je m’arrête au niveau des bureaux jumeaux des secrétaires personnelles du Patron. Elles se font face, nichées dans de larges et profonds renfoncements, de part et d’ autre du couloir. Elles gardent jalousement le seuil de la gigantesque porte qui m’écrase de ses dimensions cyclopéennes.

« Bonjour Carmilla, bonjour Lilith ! »

Les deux superbes créatures lèvent à l’unisson leurs beaux et anguleux visages vers moi. Le goût du Patron en matière de femmes est très sûr et prévisible. Des formes généreuses, des appétits insatiables et une docilité particulièrement appréciée. Aussi loin que je m’en souvienne, elles se sont toutes appelées Carmilla et Lilith. La chair est faible et périssable. Seul l’esprit demeure n’est-ce pas? Les apparences sont trompeuses car ces démones possèdent d’immenses pouvoirs.

« Bonjour M ! » me répondent-elles en choeur.

Carmilla me boit littéralement du regard. Elle a toujours affiché envers moi une attirance exacerbée. Je fais très attention pourtant à ne pas entrer dans son jeu car je soupçonne mon Patron de s’y dissimuler aussi.

« Il vous attend ! Donnez-vous la peine d’entrer !» me dit Lilith en appuyant sur la touche camouflée dans le bois d’acajou qui commande les lourds battants de la porte.

Je m’efforce de ne pas plonger mes regards dans leur obscurité laquée. Je pourrais être facilement fasciné par le spectacle qui ne manquerait pas de naître au coeur des ténèbres. Je pourrais bien m’y perdre. Cette porte ne se contente pas de fermer l’antre du Patron. Il y a tant d’inquiétants endroits, secrets et maudits, où elle débouche également. Je respire plus librement quand elle se referme derrière moi.

L’agencement du bureau est à couper le souffle. Je me tiens au seuil d’une immense pièce environnée de lourdes écharpes brumeuses et rougeoyantes, qui forment un mur bas et circulaire aux contours mouvants. En son sein fulgurent de longues traînées d’énergie aux teintes irisées.

En guise de plafond, de vertigineuses falaises s’échancrent de toutes parts, montant à l’assaut d’infinies hauteurs, niant jusqu’à l’existence d’un hypothétique ciel. En guise de plancher, ces mêmes falaises plongent dans d’abyssales profondeurs où elles se perdent peu à peu. Seules les incantations incessantes de puissants magiciens noirs, aveugles et asservis à la volonté du Patron, permettent de ne pas être précipité dans l’abîme sans fond. Sur les parois quasiment verticales, j’aperçois des cohortes de minuscules et blêmes fourmis qui s’affairent en longues processions sur d’invisibles chemins. Je sais que ces insectes sont en réalité de pâles silhouettes humaines, nues et grimaçantes, de tous âges et de tous sexes, qui courbent l’échine sur ces sentiers qui ne mènent nulle part, accablées par leurs infortunés destins. Pour elles, il est trop tard. De sombres gardiens aux yeux rouges et aux griffes acérées manient de longs fouets barbelés pour maintenir la cadence. Une cadence d’enfer. Les lanières claquent régulièrement sur les peaux dénudées où elles dessinent des zébrures sanguinolentes qui jamais ne cicatrisent.

Le Patron est confortablement installé au creux d’un fauteuil moelleux composé de deux corps mêlés aux tons choisis, dont les membres et les torses se tordent, pour satisfaire le plaisir du maître de ces lieux, selon des angles interdits par la Nature. Une indicible souffrance se lit sur le seul visage apparent, au fond des yeux qui roulent de terreur, au fond d’une bouche ouverte où la langue et les cordes vocales ont été arrachées. Cela me va bien. C’est dans l’ordre des choses. Tout le mobilier de cette pièce est d’origine humaine, confectionné avec art et raffinement par les plus diaboliques artisans. Lucifer interrompt la lecture d’un parchemin déroulé devant lui. Il l’écarte négligemment pour m’accueillir. Sa main caresse machinalement un sein au galbe parfait qui forme l’extrémité de l’accoudoir.

« M. Mon cher M, j’ai un travail pour toi ! Un cas signalé par les auditeurs internes.
- Tiens, les AI ont réellement découvert quelque chose qui en vaille la peine ? »

Je prononce Haïs car les auditeurs internes sont vraiment exécrés par toutes les divisions opérationnelles. Il faut bien reconnaître qu’ils cultivent sans doute avec un zèle excessif un comportement ostensiblement méprisant et une condescendance particulièrement hautaine. Mais, étant le bras armé du Patron qui les a investis de tous ses pouvoirs, nul n’ose ouvertement les critiquer. Sauf moi.

« Aurais-tu oublié que tu fus l’un d’entre eux, le meilleur sans doute, et que tu finiras un jour à leur tête ! Alors ne me la fais pas s’il te plaît ! Malgré leurs petits défauts, qu’ils doivent à leur grande jeunesse et à leur envie de bien faire, ils tiennent la route et se trompent rarement !
- Oui bien sûr, mais ils s’adonnent à des jeux puérils auxquels je n’ai jamais joué. Ils ont conservé leur troisième corne. Cette corne surnuméraire et mal placée qui les gêne pour marcher! Il faudra bien un jour qu’ils l’évacuent. Là on verra !
- Tu as la mémoire aussi courte que ta queue est longue et fourchue ! répond le boss qui consent à se fendre d’un énigmatique sourire. Tiens, tu l’auras bien mérité ! »

Il soulève d’un revers nonchalant le couvercle d’une boîte ivoire et ébène posée sur un coin du bureau. Elle contient ses fameux cigares, pellicules extrêmement fines de peau de pécheurs cubains, roulées avec soin. Des pécheurs communistes, de bien tristes hères dont le cuir pleine fleur possède le goût inimitable et musqué de la Havane. Les meilleurs. Il en extirpe un, long et sombre cylindre bombé, orné d’une bague prouvant son authenticité. Il le porte à son nez qu’il a long et droit. Je le vois se remplir d’aise quand l’arôme puissant flatte ses narines.

Il fait mine de me tendre le coffret de bois précieux où sont alignés les cigares en rangs serrés. Je résiste à la tentation. Je reste de marbre. J’essaie d’arrêter de fumer. Je sais aussi qu’il existe une autre boîte qu'il range à l’abri des regards indiscrets. Sa réserve personnelle. Des petits cigarillos à la tendresse légendaire, au parfum subtil et grisant. Aux côtés des classiques, de couleur noir ou tabac, figurent d’autres plus inédits, aux tons crème ou rosé, ivoire ou bistre. J’évite d’y penser car je crains que ma volonté ne succombe s’il m’en proposait un, n’importe lequel. La cueillette est ardue et il en faut beaucoup de ces petits êtres arrachés aux limbes pour confectionner un seul de ces inestimables bijoux !

« Bon, arrêtons de tourner autour du pot, me dit-il en reposant sèchement le coffret. Il me fait signe de m’asseoir. Ce dossier m’a été soumis par le chef des auditeurs. »

Il me tend une petite fiche cartonnée couverte de lignes régulières de signes cabalistiques rougeoyants, comme portés au rouge sous l’effet d’un feu invisible.

« Il faudra que tu fasses d’abord un saut à la salle des commissions. Demande Terry. Son bureau est là. Il te donnera quelques informations supplémentaires dont tu pourrais avoir besoin. »

Je vais pour quitter les lieux quand il me lance :

« Attends un peu. Je voudrais faire un brin de causette ! »

Lucifer se lève et vient s’asseoir à côté de moi.
« Tu ne seras pas seul cette fois-ci !
- Seigneur, non, pas ça ! Je travaille seul, tu le sais. Je n’ai pas l’esprit d’équipe.
- Malheureusement ce n’est pas négociable. Cela fait partie du contrat. Une sorcière t’accompagnera. Une sorcière des cercles extérieurs ! »
- Une sorcière ! Humaine en plus!
- Elle est l’un des paramètres de l’équation à résoudre. Si je te demande ce qu’est la chance, que me répondrais-tu ? »
- La chance... woufff... je ne crois pas à la chance !
- C’est court non ? Le ton de Lucifer est narquois. C’est sa nature.
- Disons que la chance est la forme diabolique du miracle !
- Joli. Facile et détourné mais joli oui. Pourtant incomplet. Tout a commencé quand une sorcière m’a invoqué au cours d’un ballet s_a_t_a_n_i_q_u_e. Elle a dessiné le pentacle sous le noisetier alors que la première lune ronde de l’équinoxe de printemps arpentait le ciel. L’essence de son invocation a alerté les auditeurs internes qui ont fait une note à leur chef. Celui-ci a jugé l’affaire suffisamment sensible pour me la soumettre. Elle m’a fait sourire dans un premier temps puis j’ai réfléchi. Il y avait en effet matière à réflexion. Je soupçonne notre concurrent des nuages de manigancer un mauvais coup.
- Quelle est donc cette invocation qui occupe à ce point ton attention ?
- Il y a un mortel qui défie actuellement les lois du hasard et de la nécessité. Non. Pire que ça. D’après l’Auditeur, il les bafoue ouvertement. Il connaît une chance insensée. Une chance impossible. Il a ridiculisé mes émissaires plus d’une fois. Ils convoitaient son âme mais rien à faire. Les choses tournent obstinément en sa faveur. La chance ne cesse de lui sourire. Un vent de défaitisme souffle sur mes envoyés. Aussi je veux que tu ailles tirer ça au clair. Je connais les lois qui régissent l’univers. Elles sont nées du chaos primordial. Rien ne peut les contrarier alors trouve-moi le moyen de rétablir la situation. La sorcière sera ton guide. Elle convaincra ensuite toutes ses soeurs qui se détournent de moi. Or j’ai besoin de leur chair fraîche, tendre et obéissante. Est-ce que tu me suis ?
- Comme ton ombre !
- Alors n’attends pas ! »

En ressortant du bureau de Lucifer, je m’arrête devant Carmilla. Elle m’interroge du regard. Je saisis son visage entre mes mains et je l’embrasse fougueusement. Un baiser long, profond et humide. Quand mes lèvres quittent les siennes, qu'elle a délicatement ourlées, j’ai le goût du sang dans la bouche. Le goût de son sang.

« Juste un acompte ! » dis-je en jubilant. Le Patron sait récompenser ses plus fidèles serviteurs.

Carmilla passe une langue paresseuse sur ses lèvres pour lécher la perle rouge qui scintille encore.

« J’attendrai ton retour ! »

Je file vers l’ascenseur qui plonge dans les entrailles de la citadelle infernale. Les chiffres défilent en décroissant sur l’afficheur lumineux. J’atteins les plans inférieurs. La cabine s’immobilise et s’ouvre sur la gigantesque salle de bourse.

Là, une armée de traders cornus, aux mufles de taureaux, s’affairent à spéculer sur les marchés du lucre et du stupre, échangeant du vice contre de la vertu. Sur les écrans plats, les courbes des cours évoluent en temps réel. Les ordres claquent, aboyés par les opérateurs bovins, en permanence surveillés par des superviseurs démoniaques qui sont chargés de vérifier que les enchères ne risquent pas de faire sauter la banque.

Une crise sans précédent a récemment éclaté lorsqu’un trader biscornu, rendu fou par l’excitation et les gains, avait décidé d’acheter sans compter des stocks de péchés qu’il croyait rentables. Toutes les limites autorisées ayant été violées, quand les péchés se sont avérés invendables, le système a bien failli imploser. Les deux grands Patrons ont dû organiser une réunion de la dernière chance pour éviter le désastre. Au-dessus de nos têtes, le monde, l’espace d’un instant, s’est trouvé affranchi de toute interférence des puissances du Bien et du Mal. Mauvaise politique pour tout le monde. Le responsable est depuis crucifié sur l’esplanade des Martyrs. Les charognards, rampants, volants, grouillants ou glissants, viennent festoyer continuellement sur son corps exposé nu Ils déchirent ses chairs qui repoussent au fur et à mesure. Son calvaire est ainsi éternel. Il est célèbre à présent par ses hurlements. J’ai eu l’occasion de grignoter sa veine jugulaire. Son sang a très bon goût.

En criant pour me faire entendre, j’ai demandé à un surveillant où se trouvait le bureau de Terry. Sans quitter le moniteur des yeux, le cornu byzantin m’a vaguement indiqué une direction en grommelant de façon incompréhensible. Je me suis dirigé vers l’endroit qu’il m’a désigné. Dans un bureau qui ressemble plus à un aquarium, un petit homme chenu se livre à un exercice de calligraphie sur la page jaunie d’un vieux grimoire. Il utilise une plume d’oie parfaitement taillée qu’il trempe régulièrement dans un encrier au ventre renflé. L’encre a une belle couleur violette. Il n’y a aucune tache sur le parchemin et les lettres qu’il s’applique à dessiner, sont délicieusement formées, respectant les pleins et les déliés. Quand il me voit, Terry plante sa plume dans l’encrier et met son bras sur la feuille. Je lève les bras en signe de paix :

« C’est le Boss qui m’envoie ! Il m’a dit que tu détenais des informations qui pourraient m’être utiles dans la mission qu’il m’a confiée !
- C’est toi M ?
- Oui. Je suis son messager.
- Alors je peux te donner ça ! »

Avec une vivacité singulière, il se contorsionne pour se saisir d’un volume placé sur un lutrin derrière lui tout en maintenant son bras sur son travail. Le volume n’est pas épais. Un recueil sans titre sur la couverture en peau.

« Je peux l’emporter ?
- Non. Prends tout le temps que tu veux pour l’examiner mais le livre reste ici. Le vieil homme me défie du regard, ses yeux comiquement grossis derrière les loupes de ses lunettes.
- Parfait. »

Quand j’ouvre le livre, la première page est blanche. La suivante également. Stupéfait je découvre que toutes les pages sont également vides. Ma perplexité grandit. Le vieil homme s’est remis à sa tâche. Sans lever la tête, il devance ma question :

« Oui. Ce livre est vierge de tout mot. Sache qu’à l’époque où il a été commencé, une écriture fine et serrée recouvrait chacune de ses pages. Les as-tu comptées ?
- Quoi ?
- Les pages, bon sang, quoi d’autre ?
- Non, euh, à vue de nez, je dirais une petite cinquantaine !
- Il y a en exactement soixante-six. A l’origine, il en possédait dix fois plus, sans compter les quatre de couverture et les deux de la préface.
- Six cent soixante six pages ! Ce livre Lui appartenait alors ?
- Il lui appartient toujours. Il me l’a confié voici bien longtemps, quand il a découvert l’étrange maladie qui le corrompait. Au début, quelques lettres manquaient par-ci par-là. Puis il s’aperçut que des mots s’effaçaient. C’était son livre préféré, celui qu’il avait écrit avec son sang et ses rêves. Sa chose. Il a convoqué les plus grands experts démoniaques. Ces doctes professeurs se sont cassés les crocs sur le mal qui rongeait le livre. Des phrases entières disparaissaient. Bientôt des paragraphes. Des chapitres ensuite. Lucifer devenait fou. Il avait beau recopier inlassablement les parties manquantes et insuffler tout son pouvoir pour protéger son manuscrit, les lettres continuaient à s’enfuir. Vint le jour où il ne resta qu’un mot. Le premier mot écrit en haut de la première page. Ensuite, au premier jour de chaque millénaire, une page de parchemin disparaissait aussi. Voilà pourquoi il n’en reste que soixante six aujourd’hui !
- Qu’a-t-il fait ? j’étais suspendu aux lèvres de ce personnage voûté et insignifiant.
- Que pouvait-il faire ? Il a parlé à la concurrence.
- Il a parlé à Dieu ? Ce n’était pas son oeuvre?
- Dieu n’aurait pu s’en prendre ainsi à l’un des attributs du Patron. Non. Et à qui d’autre le Patron se serait-il abaissé à confesser son impuissance ? Bien sûr à Dieu. Ils sont inséparables. Quand tu ne peux faire confiance à tes amis, parle à ton ennemi.
- C’est tout de même extraordinaire ! Qui es-tu donc pour connaître ce que tout le monde ignore ? Ce que j’ignore? Pour savoir tout ça ?
- Rien qu’un homme. Le premier des damnés. La créature faite à l’image de Dieu et qui a renié son Dieu. Le premier qui s’est détourné du chemin de lumière. Le premier à croire en Lui pourtant. La chair de sa chair. Adam. Les hommes suivent toujours la queue ahahah!"

Il rit d’un rire aigre et sans joie en secouant ses cheveux blancs qui lui tressent une sorte de couronne autour de son crane dégarni.

" Il m’a dit que tu t’appelais Terry ! ?.
- C’est un nom comme un autre ! Terry...Terrien... Terre... Adam... c’est la même chose... alors...
- Adam. Je te croyais enfermé bien plus bas.
- Plus tu descends et plus tu approches son Coeur . Lui et moi avons eu le temps de beaucoup parler. Il m’a donné ce travail.
- Tu... Tu... essaies de reconstituer Son livre ?
- Bonne déduction. Mais en pure perte. Je me rappelle de certains passages....
- Tu l’as lu ?
- Je t’ai dit que nous avions eu le temps de parler. Qui d’autre que moi connaît aussi bien l’âme humaine ? Oui, il me l’avait fait lire, juste pour voir comment je réagirais. C’est Lui qui m’avait fait goûter au fruit de l’arbre de la Connaissance l’oublies-tu ? Tous les mots sont là – il touche d’un index taché d’encre son front dégarni - dans ma tête. Alors, j’essaie de les recopier avec l’encre qu’il me fournit. Mais sitôt achevé, mon travail quotidien connaît le même sort que l’original et chaque matin, ce grimoire est vierge. Tant que je suis éveillé, je me dépêche, comme un damné que je suis, de coucher sur le papier les mots que je tire de ma mémoire. Mais je suis si vieux que, lorsque le sommeil me gagne, je ne puis résister.
- Ne peut-il le réécrire? N’en est-il pas l’Auteur?
- Cela lui est interdit. Il l’aurait fait s’il l’avait pu.
- Peut-être est-ce son... sang... as-tu essayé d’écrire avec autre chose, un autre sang ou bien avec une encre plus conventionnelle ?
- Les mots de ce livre ne peuvent être écrits qu’avec Son sang. Sinon, les lettres ne se forment pas ou mal et une flamme noire ne tarde pas à embraser le papier. J’ai tout essayé.
- Alors pourquoi poursuis-tu ?
- Parce que la malédiction qui me frappe s’achèvera lorsque le dernier mot de la dernière phrase du dernier paragraphe du dernier chapitre sera enfin écrit sur le grimoire, à la suite de tous les autres. Le courroux divin sera apaisé et mon crime effacé. Alors Eve sera libérée de ses tourments et nous pourrons rentrer au Paradis. As-tu connu Eve? C’est la plus merveilleuse des femmes. Nous serons tels que nous étions à la création du monde. Jeunes et beaux. C’est ce que Dieu a promis lorsqu'ils se sont rencontrés. C’est une sorte de marché. J’y crois.
- Mais il ne reste que soixante six pages.
- C’est diablement long soixante six mille ans !
- Que puis-je tirer de ton histoire et de ce livre amnésique ?
- Qu’en sais-je ? Cela fait partie du plan conçu par ton Patron. N’est-il pas le Prince des Menteurs ? Il faut que tu partes maintenant. Je suis fatigué. Je suis de plus en plus vite fatigué... ».

Je vois ses paupières s’alourdir et s’abaisser peu à peu devant ses yeux. Il dodeline du chef et s’endort sans autre forme de procès. Devant moi, juché sur un tabouret presque trop grand pour lui, un petit être chenu et malingre ronfle pesamment. Ses traits s’apaisent et j’entrevois soudain la noblesse qui les habite. L’auréole neigeuse qui couronne son crâne semble luire d’un feu secret qui s’éteint doucement.

Sur le grimoire ouvert, les belles lettres calligraphiées commencent déjà à s’estomper. Et moi à comprendre. A regret, je laisse Adam rêver de sa chimère. Les démons ont toujours secrètement envié les humains.

Je n’ai pas sommeil. Je vais gagner la surface. C’est toujours une joie que de fouler cette Terre chérie où je jette mes brillants filets pour attraper mes jolis petits poissons.

J’apparais en majesté entre les ombres frileuses qui noient la clairière. Agenouillée au centre d’une ronde de bougies allumées qui appartient au rituel du passage, elle m’attend conformément au rite. Son visage est baigné par la faible clarté de la lune gibbeuse. Ses paupières demeurent closes. Elle est belle, même pour les canons du monde d’où je viens. Une beauté que Lucifer lui-même pourrait apprécier. Ses cheveux cascadent en tumultueux ruisseaux fauves sur ses épaules et jusqu’au sol. Une opulente chevelure rousse qui contraste avec la tunique blanche, toute simple, qu’elle porte. Un ruban noir la resserre sous les seins. Elle murmure une litanie à rebours et sa poitrine palpite quand elle sent la tension dans l’air qui annonce mon passage.

Elle est seule. C’est bien. J’aurais dû me défaire de témoins gênants. Je m’avance vers elle. L’air crépite sur mon passage, les énergies ne se sont pas encore égalisées. J’’ai revêtu une apparence qui sied au personnage que je veux jouer. Une forme humaine masculine différente de celles que j’ai déjà utilisées. Moins outrageusement virile et moins charmeuse que d’ordinaire. Je n’étendrai pas mon empire des sens pour faire tourner la tête des belles terriennes jusqu’à ce que leurs âmes tombent, beaucoup plus trivialement, dans mon escarcelle. Enfin, la glanée est pour mon Maître.

J’ai adouci mes traits taillés à la serpe et j’ai voilé l’éclat de braise qui brûle en permanence au fond de mes prunelles. J’ai mis de l’ordre dans la broussaille de mes sourcils dont j’ai redessiné l’arc, moins prononcé. J’ai affiné mes lèvres charnues et modelé l’arête de mon nez en une ligne moins brutale. J’ai enfin discipliné la nature rebelle de ma toison de jais où j’ai semé quelques poignées de sel. Oui. J’ai endormi le démon en moi pour mener à bien cette mission. J’ai mis du miel sur ma langue et j’ai fait attention à masquer mes effluves saturées de stéroïdes sexuels sous un parfum aux tons frais et boisés. De toutes les apparences dont je me suis paré, celle-ci est la plus proche de l’Homme naturel. Curieusement, je me sens presque bien.

Je tends une main vers la sorcière qui retient son souffle. Je caresse doucement son joli menton que je soulève pour que le lien s’établisse et qu’elle soit enfin mienne. Elle ferme toujours les yeux. Je peux deviner la crispation qui maintient ses paupières baissées.

« Regarde-moi ! » Ma voix est chaude et vibrante, avec une tonalité sous-jacente qui appose un sceau de domination. Je desserre l’étreinte de ma volonté. Sans lui faire de mal.

Quand ses yeux éclairent enfin son visage, je plonge avec délice au tréfonds de son âme. Elle soupire en poussant un léger râle quand mon esprit s’enroule autour du sien et que j’investis ses veines, son sang, sa chair. Elle ne peut plus rien me cacher. J’examine ses peurs qu’elle affronte et ses rêves qui paradent devant moi. Je scrute ses fantasmes, assouvis ou latents. Elle semble suffoquer, impuissante à élever la moindre défense tandis que je feuillette les pages tumultueuses du livre de sa jeune vie. Tour à tour, elle rougit et elle pâlit. La honte lui monte aux joues quand j’explore ce qu’elle ne s’est jamais avouée. Quand je touche d’un doigt léger mais insistant certains noeuds particulièrement sensibles.

« Comment t’appelles-tu ?
- Franchetta, Monseigneur et Maître !
- Montre-moi le chemin Franchetta! »

Ma voix l’ensorcèle et la subjugue. Elle se redresse en tremblant de tous ses membres. Si je le voulais, je pourrais voir par ses yeux. J’ai laissé mon empreinte en elle. Une infime partie de mon essence dont elle ne pourra plus se défaire. C’est comme un tatouage indélébile appliqué sur son âme. Il proclame à tous qu’elle m’appartient désormais.

Elle éteint une par une les bougies qu’elle range avec soin dans un grand panier d’osier. Elle s’enveloppe dans une longue cape sombre dont elle rabat la profonde capuche sur sa tête. Je la suis sur un sentier qui serpente entre les arbres du sous-bois. Elle me conduit jusqu’à son véhicule automobile qui l’attend sur le bas-côté d’une route forestière. Je connais cette technologie. Moteur à explosion. Assez frustre. Quand nous sommes installés, elle met le contact et le paysage défile à vive allure. La ville n’est guère éloignée. Au plus quelques kilomètres. L’aube nous rattrapera avant.

En effet, quand elle gare son véhicule devant chez elle, les réverbères s’éteignent dans la lumière matinale. Il ne fait plus nuit et pas encore vraiment jour. L’équinoxe est passé. J’ai toujours préféré les équinoxes pour mes virées terriennes. Question d’équilibre.

Son appartement est à son image. Des tons chauds, d’épais rideaux de velours noir, des gravures médiévales, un vieux grimoire poussiéreux, un lourd chandelier à sept branches qui trône sur un bahut de bois sombre et partout des bougeoirs sur lesquels des bouts de chandelles finissent de se consumer. Un pendule sur un guéridon. La sorcière laisse choir sa cape et reste là, les yeux dans le vague pendant que je finis le tour du propriétaire. Je saisis le grimoire. Il s’agit d’une édition récente du Malleus Maleficarum, le marteau des sorcières. Evidemment.

L’atmosphère de son appartement est inexplicablement chaleureux. Sur un mur, quelques photographies encadrées. Un village de maisons en pierres niché au fond d’une étroite vallée montagnarde. Une collégiale qui se dresse contre la montagne au-dessus de toits de tuiles claires. Une maison couverte de lierre, adossée au vide, à moitié en ruine. Je reconnais cet endroit. C’est en Italie. En Ligurie plus précisément. Je me souviens de ce village où j’ai joué un de mes meilleurs tours à notre grand rival. Oui, c’est Triora. Des hommes de Son Eglise, que j’avais rendus fous, y commirent les pires atrocités sur quelques malheureuses guérisseuses accusées, à tort, de se livrer à des rites démoniaques. Quel exploit ! J’ai recueilli pour mon Maître plusieurs âmes que le Concurrent croyait pourtant acquises fermement à sa cause. Il n’existe pas de plus délectable succès. Les hurlements de Giulo Scribani continuent de retentir sur la broche qui le transperce au-dessus d’un choeur de flammes mordantes. L’âme d’un Grand Inquisiteur, dominicain de surcroît, vaut bien dix mille âmes ordinaires, n’est-ce pas ? Il y a un autre souvenir qui tente de faire surface. Sans succès. Je n’ai pas le temps.

Tout est en place. Je suis en sécurité. J’ai le médium qui convient.

« Asseyons-nous Franchetta. Raconte-moi ton histoire.
- Monseigneur, par où commencer ?
- Tu vas réfléchir à trois épisodes qui t’ont marquée. Visualise-les. Souviens-toi de tes émotions. Laisse les vannes de ta mémoire reconstituer le moindre détail. Il y a tant de choses qui laissent une trace. Il suffit de remonter le fil sur la bobine. Souviens-toi. Tu seras le véhicule que j’utiliserai pour nous conduire là-bas.
- Faut-il allumer le chandelier ? Se livrer au rite du deuxième Livre ?
- Ils ne seront ici d’aucune utilité. Ma présence est suffisante. Je veux que tu fermes les yeux et que tu m’ouvres ton esprit. Je suis le vent qui ordonne les évènements. »

Je lui prends ses mains dans les miennes et je tisse un sortilège puissant qui nous isole du réel. Au coeur de cette bulle hors du temps, je convoque les créatures des profondeurs. Elles formeront la trame où se reproduiront les évènements tels qu’ils se sont déroulés. Elles créeront le substrat sur lequel nous pourrons, Franchetta et moi, évoluer. Sur différents niveaux, à partir de multiples points de vue.

Cet exercice n’est pas sans danger. Ces créatures, prisonnières des dimensions primordiales, se nourrissent de la prodigieuse et éternelle énergie du Chaos qui les a enfantées aux premiers balbutiements des âges. Je ménage avec d’infinies précautions, des interstices dans les voiles dimensionnels pour qu’elles puissent répondre à mon appel, conduites par leur insatiable appétit. Si je relâche un tant soit peu ma vigilance, elles pourraient aisément nous anéantir, nous absorber, ma jolie sorcière et moi, aussi puissants que soient mes pouvoirs. Le Chaos ne reconnaît ni Dieu ni Diable.

Nous nous tenons debout sur un trottoir. Franchetta rit nerveusement, l’expérience est déroutante. Elle est vraiment ravissante. Il y a quelque chose en elle qui ne m’est pas étranger. Je ne parviens pas à me rappeler. Un curieux sentiment de proximité. La rue est animée en ce jour ensoleillé. Franchetta presse soudain sa paume dans la mienne. Elle tourne la tête vers un point dans mon dos. En l’imitant, je remarque une silhouette qui progresse vers nous, venant de l’autre côté de la rue. La silhouette banale, ordinaire d’un homme de taille moyenne qui arbore un léger embonpoint. Un visage rond et jovial encadré par des favoris anachroniques. Ils lui donnent des airs de bourgeois balzacien, à la Louis-Philippe. Quand je pénètre discrètement son enveloppe charnelle, des couleurs chaudes et vives m’accueillent en formant une rosace qui tourne lentement autour d’un axe central. Rien d’extraordinaire. Peut-être présentent-elles une teinte légèrement trop satinée, presque soyeuse mais il n’y a là rien qui alerte mes sens. Non. Aucune émanation angélique. Cet homme n’est que ce qu’il semble être. Un humain parmi les humains. Même l’ombre qui s’attache à ses pieds ne recèle aucune anomalie chromatique. C’est un homme à l’image de tous les autres.

Franchetta pose sa tête sur mon épaule. Je ne la repousse pas. Le parfum de ses cheveux réveille à nouveau le souvenir. Il remonte à la surface, comme une image qui remonte sous la surface gelée d’un lac. La couche de glace est encore trop épaisse et m’empêche d’en discerner les contours avec suffisamment de précision. Il y a longtemps.

Soudain, la rue devient le théâtre où explose une violence inattendue. De la banque voisine, deux hommes cagoulés surgissent, armes au poing. Au même instant, d’autres hommes, invisibles jusqu’alors, se redressent en hurlant « Police » et en brandissant également des armes automatiques. Franchetta se raidit de frayeur. Le réalisme de la scène est criant de vérité. Nul ne peut deviner notre présence. Je ralentis le temps pour que chaque mouvement se décompose en séquences identifiables. Franchetta ne lâche pas ma main. Devant nous, les malfaiteurs ont décidé d’en découdre. Ils font feu et les balles fusent dans toutes les directions. Je ralentis encore l’ordre des choses et je peux suivre chaque balle filer vers sa cible le long d’hélicoïdales trajectoires. Les forces d’intervention de la police répliquent à leur tour. Les passants ahuris se jettent face contre terre, derrière les voitures stationnées dont les vitres éclatent en fontaines d’éclats miroitants. Des cris aux tonalités impossibles s’étirent interminablement.

Franchetta m’agrippe de plus en plus fort. L’expérience se révèle traumatisante. C’est un prix qu’elle doit payer. Le prix réclamé par les créatures du Chaos qui s’en repaissent. Ma jolie sorcière. Je te rembourserai tous ces débours quand je refermerai ce dossier. Elle tend le bras. Une balle fuse au ralenti vers la tête de l’homme aux favoris. Il n’a esquissé aucun mouvement. Je vois un officier de police presque immobile qui esquisse un geste vers lui, la bouche ouverte sur un avertissement qui ne vient pas. La balle file. Je ralentis encore le temps. Les balles sont suspendues au-dessus du sol et les protagonistes de la scène sont des statues aux mouvements figés. Je me défais de l’étreinte de Franchetta et je l’entraîne vers l’homme tandis que la balle se traîne toujours vers lui. Je libère légèrement la vitesse de l’action.

Je ne peux rien faire. Les évènements ont déjà eu lieu. Je me place juste à ses côtés. J’observe la balle se hâter à la vitesse d’une limace vers sa tête toute ronde. Plus que quelques centimètres. Quelques secondes. Il y a une sorte d’étincelle qui naît dans le coin de son oeil. Je la vois éclore comme une fleur sous le soleil. La balle n’est qu’à deux doigts de sa tempe quand il tourne imperceptiblement la tête, sortant de la trajectoire de collision. Je vois la balle le frôler sans dégât. Les statues humaines continuent de se déplacer très lentement. Un des malfrats s’effondre sous l’impact d’un tir tendu et l’autre essaie de fuir en courant vers la bouche de métro. Une autre rafale le fauche en pleine course.

C’est fini. Je sens le coeur de Franchetta battre follement la chamade. Elle éprouve quelque peine à respirer. Nous réintégrons le confort douillet du salon silencieux. Un grand chat au pelage de charbon saute sur les genoux de sa maîtresse. Dans l’ambre et l’émeraude de ses prunelles, je lis un reproche muet. Elle le caresse et ce contact l’apaise peu à peu. Ses joues retrouvent leurs couleurs et son souffle se calme. Une fine mèche de ses cheveux est devenue toute blanche. Le tribut des créatures.

« Monseigneur et Maître est-il satisfait? Sa voix est tremblante comme ses doigts qu’elle croise et qu’elle décroise.
- Cet homme a eu de la chance, c’est vrai, Franchetta. Mais il faut continuer. Un seul témoignage n’est pas gage de la vérité.
- J’ai senti des présences. Des présences monstrueuses. Toutes proches !
- Les dangers rôdent derrière les voiles Des dangers qui sont au-delà de ton imagination. Des pouvoirs aussi, dont j’ai besoin pour accomplir le dessein de mon Maître. Tu n’as rien à craindre. Je te protègerai et tu n’auras aucun mal. Je vois bien que tu es ébranlée par cette expérience. Il n’est rien que je puisse faire avant que tout ceci ne soit achevé.
- Quand tout ceci sera terminé, pourrais-je vous aimer ? Me faire aimer de vous ? Un peu ?»

Sa voix se fait murmure. J’avais oublié cette emprise qu’ont les Grands Démons sur les sorcières des cercles extérieurs. Pourtant, cette supplique me touche plus que je l’aurais imaginé. Ces mots me ramènent loin dans le passé. Une autre humaine. La glace fond et le souvenir progresse vers la surface.

« Nous verrons ! Je ne crois pas à ce que je dis. Il nous faut poursuivre. »

Je me prépare au nouveau voyage quand le chat saute au sol et crache vers moi sa colère, queue dressée. Les chats et les sorcières !

Nous suivons l’homme aux favoris. Il marche tranquillement à deux pas devant nous. La même ville. Le même quartier. Il s’arrête à un arrêt de bus. La ligne 21. Il consulte sa montre et scrute la voie réservée aux bus. Aucun ne se profile à l’horizon. Il consulte à nouveau sa montre. Bientôt huit heures. Brusquement, il abandonne l’abribus et s’éloigne d’une démarche pressée. Il tourne à l’angle de la rue. Nous ne le lâchons pas d’une semelle.

Il s’immobilise bientôt, nez levé devant une vitrine d’un commerce dont le rideau de fer est abaissé. Il semble perplexe et frustré. Il s’approche de la devanture et déchiffre l’écriteau laissé bien en vue par le commerçant : « fermeture exceptionnelle aujourd’hui».

Notre chanceux ronchonne en silence. Il relève à nouveau la manche de son veston pour consulter son bracelet-montre. Il jette un regard en arrière comme s’il cherchait à deviner si le 21 s’approchait de son arrêt. Il esquisse un pas pour rebrousser chemin, écoutant la voix de sa raison. Et puis, il secoue la tête d’un air obstiné. Il fait encore demi-tour et poursuit son chemin. Il ne peut nous voir mais nous sommes juste derrière lui. La main de Franchetta dans la mienne est douce, tiède et douce. Les sorcières ont toujours su plaire aux démons mais Franchetta me plaît pour une toute autre raison. Nulle frayeur ne l’étreint cette fois-ci.

Notre bonhomme est parvenu devant un autre commerce. Ouvert celui-là. Il pousse la porte et va directement au comptoir. Il achète un billet de la loterie. Le commerçant en détache un dans le carnet. Il encaisse le prix et tend le billet à notre nouvel ami. Celui-ci lui adresse quelques mots et fourre le petit bout de carton dans son portefeuille. Il ressort et se plante sur le trottoir. Il semble réfléchir puis en haussant les épaules, il repart vers l’arrêt de bus. Quand le bus suivant stoppe devant lui, je suis sûr qu’il sera en retard à son travail.

Sans transition, nous nous retrouvons sur le canapé du salon. Je remarque la deuxième mèche blanche dans la rousse toison de ma sorcière. Elle anticipe ma question :

«Bien sûr, quand le tirage a eu lieu, il avait entre ses mains le bon ticket. Il a empoché une coquette somme. Un nouveau millionnaire ! N’est-ce pas une chance insensée ?
- Si fait ! Mais je garde encore mes conclusions. Les trois histoires n’ont pas toutes été vécues. J’ai vu les photographies que tu as dans l’entrée. Souvenirs de vacances ?
- Non, me répond-elle. Ma famille est originaire de ce petit village d’Italie.
- Evidemment ! La glace se brise sur le lac et le souvenir resplendit d’une lumière bleutée.
- Pourquoi évidemment ? fait-elle sur la défensive.
- J’ai bien connu certains de ces habitants. Mais nous verrons ça plus tard. »

Je pose un doigt sur ses lèvres. Elle écarquille les yeux. Je lui souris pour ne pas l’effrayer plus encore. Je plisse les paupières et j’invoque encore les créatures du Néant. Les voiles s’entrouvrent sur une nouvelle scène.

Nous nous retrouvons dans une chambre d’hôpital. Notre chanceux est dans le lit, un drain dans une veine. Il est inconscient. Franchetta se serre tout contre moi quand elle remarque des ombres ailées qui semblent émerger du mur au-dessus de la tête de lit. Des ombres sinistres et goulues. Leurs trompes gélatineuses se distendent jusqu’à l’homme étendu sans connaissance. Des trompes d’insectes géants qui cherchent les signes de putréfaction. Des signes de mort imminente. Les marques invisibles des damnés.

Au pied du lit, une femme retient ses larmes. Une femme entre deux âges. Elle jette des regards éperdus vers le malade. Sa femme sans doute. Les griffes des années ont ravagé son visage qui a dû être beau jadis. Surtout autour des yeux et des lèvres. Elle se redresse vivement quand un médecin pénètre dans la chambre. Franchetta se serre davantage contre moi.

« Madame, je vous dois la vérité sans fard. Votre époux présente une malformation cardio-vasculaire rarissime. Une anomalie sans doute d’origine génétique. Elle est passée inaperçue jusqu'à présent hélas, ce qui a empêché toute action préventive. Maintenant que la crise l’a révélée, on ne peut que constater l’étendue des dégâts. Le coeur a beaucoup souffert du stress et les conséquences sont irréversibles.
- Il n’y a rien qui puisse être tenté ? J’ai de l’argent, beaucoup d’argent. Mon mari vient de gagner à la loterie ! Ne le laissez pas mourir s’il vous plaît. S’il vous plaît ! Une greffe. Oui, une greffe ne serait pas possible ?
- Oui, une greffe pourrait être tentée et même réussir mais il faut un donneur madame. Et nous n’en avons pas. Et c’est une question d’heures, sinon de minutes. La nécrose se propage et nos palliatifs seront bientôt impuissants ! Si vous êtes croyante, il vous faut prier madame !
- Mais... mais... vous dites aucun coeur disponible...même à l’étranger ?
- Les critères sont sévères et nombreux. Nous avons publié la demande sur les réseaux mais comprenez-moi bien madame, le cas de votre époux... comment dire... n’a pas été jugé prioritaire. Il est âgé. Il est mal en point. Ses chances de récupérer complètement de cette accident sont faibles. Alors les régulateurs ont considéré tous ces paramètres. Je suis désolé madame ! »

Celle-ci s’effondre en sanglots. Le docteur semble désemparé. Franchetta est aussi au bord des larmes. Cette impression de réalité est bouleversante. Il est très difficile de s’en abstraire. Les ombres se rapprochent du gisant. Leurs trompes se tendent de façon écoeurante, avides et impatientes. Elles tremblent de jouissance.

Soudain, la porte de la chambre s’ouvre pour céder le passage à une infirmière qui murmure à l’oreille du médecin. Les traits de ce dernier s’éclairent quand il dit à haute voix :

« Préparez le bloc, bipez le chirurgien. Non appelez directement le professeur Heart, il est descendu au Hilton. Il ne résistera pas à ce challenge. C’est une occasion rêvée pour lui ! »

Il se tourne vers l’épouse éplorée.

« Séchez vos larmes madame. J’ai une extraordinaire nouvelle. Un coeur est là, quelques étages plus bas. Un donneur jeune et vigoureux. C’est inespéré. En plus, le professeur Heart, un américain, une sommité mondiale dans les transplantations cardiaques est en ville. Il est là pour un colloque international ! Je suis convaincu qu’il acceptera. S’il existe un chirurgien capable de faire des miracles, c’est bien lui... »

Les ombres se replient à regret et finissent par disparaître. Avant que la scène ne se dissolve, j’aperçois l’épouse qui pose un doux baiser sur le front de son mari.

« C’est tout ? » Ma question décontenance visiblement Franchetta.
- Monseigneur, vous m’avez demandé trois exemples. Mais il y en a beaucoup d’autres qui illustrent la chance qui accompagne cet homme !
- Bien sûr, chère enfant. Je t’ai demandé trois histoires comme mon Maître exauce trois voeux. La trinité a toujours été utile pour la révélation. Oui, tu as raison. Cet homme jouit d’une chance insolente et persistante. Mais c’est comme le livre de mon Maître. Elle n’est qu’un aspect des choses. Savais-tu que les scientifiques sont bien plus proches de nous que ne le furent jamais sorciers ou sorcières ? Non bien sûr ! La constatation ne vaut jamais la démonstration. Et dans celle-ci, n’y a-t-il « démon » ? Laisse-moi à présent te dévoiler l’envers du décor, le revers de la médaille. Je t’expliquerai ensuite le pourquoi des choses ! »

J’enlace Franchetta que j’apprécie de plus en plus et, au coeur d’un tourbillon, je nous propulse à nouveau au milieu de la rue au moment où l’enfer se déchaîne. Les morceaux de métal froid sillonnent l’air en trajectoires rectilignes, dessinant une matrice de fer qui hache les carrosseries des voitures à l’arrêt. D’un geste, j’immobilise le temps à l’instant où la balle manque d’un cheveu la tête toute ronde de l’objet de notre enquête. Je me retourne vers Franchetta en lui montrant la minuscule ogive striée :

« Maintenant observe. Observe bien. Il échappe bel et bien à cette balle. C’est un fait. Ne perds pas de vue cette balle... elle poursuit sa trajectoire... regarde... »

La balle dépasse le chanceux et file se loger droit dans la nuque d’un autre passant qui tentait de fuir, plus loin sur le trottoir. Un petit trou d’où jaillit un mince filet de sang. Il tombe à genoux, foudroyé.

Je tire Franchetta jusqu’au cadavre encore chaud. Les ombres grimaçantes rampent déjà vers lui. Des êtres lumineux descendent du ciel prêts à en découdre.

« N’aie crainte, ils ne peuvent nous voir. Ils vont se disputer l’âme de cet humain. C’est notre combat éternel. Qui va l’emporter cette fois? Eux ou nous ? Qui sait ? Cela nous restera caché mais avant, regarde ce cadavre. Il vivrait encore si la balle avait été arrêtée par la tête de notre chanceux. Dis-moi Franchetta, à ton avis qui méritait de vivre ? Lui ou l’autre ? Le nôtre a eu de la chance. Pas celui-là. Mais la leçon n’est pas finie ! Viens... »

Franchetta est toute étourdie entre mes bras. Cela va trop vite pour ses pauvres sens humains. Ses lèvres appellent le baiser. Elles me font penser à... Non. Il faut terminer le boulot.

C’est un deux-pièces misérable. Dans l’entrée, le père se prépare. Il a déjà enfilé son unique manteau pelé Dans l’unique chambre dorment encore sa femme et quatre petits bouts de chou sur un grand matelas mité. Franchetta coule un regard attendri sur les petites silhouettes aux cheveux crépus. Je l’entraîne sans ménagement à la suite de l’individu. Dehors, le jour frissonne à peine. Nous le suivons tandis qu’il vide les poubelles d’un centre d’affaires. Il pousse un chariot en rêvant de l’Afrique qui l’a vu naître. Il faut faire vite. Les cadres n’aiment pas le croiser quand ils arrivent. Il faut du rendement. De la productivité. De la propreté. Durant une trop courte pause, il avale un quignon de pain avec un bout de lard. Il préfère que ses enfants soient mieux nourris. Lui passe après. Il est huit heures. La fin de son service. Il salue ses collègues et se hâte de rentrer. Franchetta ne semble toujours pas comprendre.

Quand nous débouchons de la station de métro, l’homme fouille sa poche. Quelques pièces bicolores au fond de sa paume. Il les regarde quelques secondes. C’était le prix de deux ou trois sandwiches. Il les soupèse et referme son poing dessus. Il traverse la rue. Je crois que c’est à cet instant que Franchetta a deviné. Elle a reconnu la devanture. Alors qu’il s’apprête à pousser la porte, il laisse passer un homme qui sort du bar-tabac. Un homme rondouillard aux joues ornées de magnifiques favoris.

Franchetta arrondit ses yeux de surprise mais je ne lui laisse aucun répit. Je pénètre dans le commerce pour entendre :

« Je voudrais un ticket de loterie. Je crois que j’ai de la chance. J’ai vu le marabout. C’est mon jour de chance ! »

Le commerçant sourit et détache un ticket. Le suivant dans le carnet.

« Dis-moi Franchetta, tu disais que notre amateur de rouflaquettes avait de la chance. C’est certain. Mais encore une fois, entre les deux, lequel la méritait le plus ?
- Monseigneur, la chance est aveugle et ne répond pas au mérite !
- Bien répondu. La chance est une maîtresse volage qui jamais ne réchauffe deux fois le même lit ! Pourtant, notre chanceux semble être un amant exceptionnel puisque la chance ne quitte pas sa couche ! Tu n’as pas encore compris. Ce n’est pas une question de mérite ou de justice. D’ailleurs qui se targue d’être juste ? Laisse-moi terminer ma démonstration ! »

Cette fois-ci, je l’enlace étroitement et son sein sur ma poitrine m’émeut au plus haut point. Le souvenir se déploie irrésistiblement. L’éther autour de nous est glacé et notre souffle se condense en givre à peine expiré. Elle se pelotonne tout contre moi. Je sais, c’est si simple d’impressionner les mortelles qu’on veut séduire.

J’atterris souplement sur une allée de banlieue résidentielle, face au portail d’un pavillon cossu. Il fait froid. Un fin grésil a mouillé la chaussée durant la nuit. La porte du garage se relève et un jeune homme en surgit, poussant sa moto. Il a des boucles d’or et un visage aimable. Une vingtaine d’années. Il me plaît bien. Je note mentalement de vérifier son statut quand tout sera clos.

Il enfile ses gants, coiffe son casque intégral et enfourche son bolide. Le moteur gronde quand il emprunte l’allée du lotissement. Nous le suivons sans peine, à quelques mètres au-dessus de lui. Il conduit prudemment. Le sol est brillant et les plaques de verglas ne pardonnent pas. Il ralentit son engin pour s’engager sur l’autoroute urbaine menant au centre ville. Il accélère progressivement, sans à-coups. C’est un motard expérimenté. Mais il n’a pu anticiper la voiture qui, devant lui, entame un ballet improvisé. Il freine juste à temps pourtant, mais pas le semi-remorque qui le suit. Sa lourde remorque part en tête-à-queue sur la chaussée et, emportée par son élan, vient faucher le motard de travers, l’envoyant s’encastrer sous les glissières de sécurité.

Franchetta est consternée. Les gyrophares et les sirènes envahissent l’autoroute. Une ambulance démarre vers l’hôpital. Nous sommes à l’intérieur. Les urgentistes ne peuvent plus rien. Le jeune homme est mort. Il n’a pas résisté aux multiples fractures qui ont brisé son corps et sa nuque. Les ombres sont tapies sous le brancard, leurs trompes indécentes humant l’air. Un médecin ouvre le portefeuille du jeune cadavre. Il exhibe à son collègue la carte qu’il a extirpée. Une carte bleue. La carte des donneurs d’organes et de tissus. Quand l’ambulance du SAMU s’immobilise dans la cour intérieure des urgences, un chariot de prélèvement est déjà là. Franchetta comprend quand elle reconnaît l’infirmière qui attend sur le parvis. Notre chanceux se trouve au huitième étage de cet hôpital, allongé dans un lit du service de cardiologie.

Instantanément, le décor familier du salon se reforme autour de nous. Franchetta est pâle. L’expérience l’a profondément ébranlée. Je dois terminer la démonstration.

« Jolie sorcière, la chance et la malchance, le bonheur et le malheur, le bien et le mal sont les faces d’une seule et même pièce. Dans cet univers comme dans tous les autres, toute action entraîne une réaction d’égale amplitude. Des scientifiques de ton époque ont défini ce principe de symétrie, sommairement bien sûr. En conséquence, si un individu fait une expérience chanceuse, quelque part, quelqu’un d’autre subira une expérience malchanceuse d’égale intensité. Cela vaut pour les damnés et les élus, les anges et les démons. Toute chose possède son contraire en égales proportions. C’est pour cette raison que je t’ai dit que les scientifiques sont aussi proches de nous ! Voilà ce qu’il fallait démontrer ! »

Je souris d’aise. Franchetta me fixe sans réagir. Elle aura demain tout oublié mais que m’importe. La leçon est inscrite en elle et elle s’en souviendra, d’une manière ou d’une autre. Je me penche vers elle et elle ne me défend pas de piquer un baiser sur ses jolies lèvres.

« J’ai connu, voici très longtemps, une guérisseuse noble et généreuse. Elle vivait à Triora, le village de la photographie. Elle s’appelait aussi Franchetta. Je l’ai aimée quand bien même elle n’était pas sorcière. Je l’ai tentée lorsqu’elle était aux mains de ses bourreaux, livrée aux pires tortures par ses juges. Je lui ai promis la liberté et la richesse, le pouvoir et le savoir. Elle m’a abjuré, forçant mon admiration. Mais un amour paradoxal nous a unis. Je l’ai aimée et elle m’a aimé. Cet amour dura toute une saison d’or, en équilibre entre le bien et le mal. Cependant au solstice d’hiver, je suis parti. J’avais promis que je reviendrais mais je ne l’ai pas fait. Alors, les gens d’armes l’ont à nouveau jetée en prison et elle fut une nouvelle fois soumise à la question. A cause de moi. J’ai su trop tard ce qui se passait et lorsque j’accourus, elle avait été mise en terre consacrée, définitivement inaccessible pour un démon. J’ignorais alors que le temps viendrait où je pourrais tenir mon serment. Tu sais, le serment d’un démon est chose rare et précieuse Franchetta. Il est plus que temps que je tienne ma promesse. Le solstice est encore loin alors aime-moi et je t’aimerai jusqu’aux portes de l’été ! Le Diable peut attendre ! »



M

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