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De : Narwa Roquen Date : Dimanche 16 janvier 2011 à 23:42:42 | ||
Pour ceux qui auraient oublié ( ou qui n'auraient pas lu) les épisodes précédents, ils sont dans les WA 75, 76 et 84. Je trébuchai souvent en grimpant la pente raide, m’enfonçant jusqu’au genou dans la neige fraîche, n’osant m’arrêter pour me découvrir malgré la sueur abondante qui ruisselait dans mon dos. Au début j’explorais le sol à chacun de mes pas, de la pointe de mon bâton. Mais j’avançais trop lentement au gré de ma nouvelle maîtresse. Elle disparut de mon horizon puis revint planer au dessus de moi, ombre noire et menaçante aux ailes furieuses, et hurla dans ma tête : « Veux-tu bien te dépêcher, paresseuse ! Tu n’es plus dans ton château ! Et mon temps est précieux !» Je ne répondis pas. Il était inutile de chercher le conflit, et j’avais donné ma parole de lui obéir pendant un an. L’ascension me sembla interminable. Je ne me souviens plus de chaque détail, mais je sais qu’à un moment je cessai de penser. Les yeux rivés sur le vol de la Dragonne, je ne ressentais plus rien, mon corps avançait comme une machine, je ne prenais même plus garde à l’endroit où je posais mes pieds. Je crois que si j’avais dû mourir là, je ne m’en serais même pas rendue compte. Je vis la Dame se poser à l’entrée d’une grotte et battre des ailes une dernière fois avant de s’y engouffrer. Quelques instants plus tard j’y pénétrai à mon tour. L’entrée était étroite mais très vite elle s’agrandissait en une salle ovalaire dont le plafond se perdait dans l’obscurité. Elle était tiède et sèche, et le sol était constitué d’un épais tapis de sable blanc d’une extrême finesse. « Va chercher du bois pour le feu. Hâte-toi, bientôt il fera nuit. » Je repartis aussitôt. En descendant la pente je m’aperçus que je ne sentais plus mes pieds. Quand j’essayai de casser les branches d’un arbre mort, je constatai que mes doigts ne pouvaient plus bouger. Je me servis de mes bras comme si j’avais eu des moignons à la place des mains. Des larmes d’épuisement se figèrent sur mes joues dans le froid vif du soir qui tombait. Je ne pouvais pas porter grand-chose. Je fis plusieurs voyages, jusqu’à ce que la Dragonne m’arrête. « C’est assez. Déshabille-toi, réchauffe-toi. J’ai besoin de toi vivante. » J’empilai le bois sur les traces cendrées d’un ancien feu, à quelques mètres du seuil ; une cheminée naturelle était creusée juste au dessus. La Dragonne émit un petit jet de flammes et le bûcher s’embrasa aussitôt. Je tendis vers lui mes mains et mes pieds nus ; ils étaient aussi blancs que la neige et aussi raides que du bois. Les yeux me brûlaient, la gorge me piquait, la tête me tournait et une nausée intense me soulevait les entrailles. J’aurais dû me lever, aller ramasser un peu de neige pour ne pas mourir de soif. Mais j’étais incapable d’esquisser le moindre geste. Mes muscles étaient tendus, douloureux, lourds. Je poussai malgré moi un petit cri quand le sang se remit à circuler dans mes pieds puis dans mes mains. Une douleur lancinante, faite de milliers de piqûres mêlées à une brûlure violente, me coupa le souffle. « Respire. Respire très vite, puis quand tu ne pourras plus, très profondément. Concentre-toi sur quelque chose, une belle image, le soleil, le printemps, ou quelqu’un que tu aimes. Laisse passer la douleur au dessus de toi. Il n’y en a que pour quelques minutes. » Elle avait raison. Mon corps malmené avait hurlé sa rage, puis il s’était apaisé, ne me laissant qu’une immense envie de dormir. Je sentis le regard de la Dragonne sur moi. « Merci », murmurai-je. - « Tu es courageuse. Plus loin dans la grotte tu trouveras un seau d’eau et un sac de viande séchée. Bois abondamment, mange autant que tu voudras. Ensuite tu remettras du bois sur le feu et tu pourras dormir. » Je lui obéis. J’étais trop fatiguée pour m’étonner de sa gentillesse, trop soulagée d’avoir à boire et à manger pour poser des questions. Je m’enroulai dans ma cape, près du feu, et le sommeil fondit sur moi comme un aigle sur un lapereau. Au moment où je sombrais, il me sembla entendre la voix de la Dragonne dans ma tête. « Je suis contente de toi. Au fait, je m’appelle Xetiakh. Bonne nuit, Sonietchka.» Le feu brûlait encore quand je m’éveillai. Xetiakh avait sûrement ajouté du bois. J’étais moulue et courbaturée des pieds à la tête, mais je remuais avec délices mes doigts et mes orteils. Mes bottes étaient sèches, et je les enfilai avec plaisir. La Dragonne me laissa me restaurer un peu, puis elle me fit prendre une torche. « Je vais t’expliquer ce que j’attends de toi. » Elle marchait à pas lourds devant moi, nullement gênée par l’obscurité. J’avais pensé qu’il n’y avait qu’une seule salle, mais une galerie dans le fond menait à un véritable labyrinthe où elle me guida pendant de longues minutes, jusqu’à une petite salle ronde au plafond juste assez haut pour qu’elle puisse s’y tenir droite. Elle s’arrêta, et je me plaçai à sa hauteur, soulevant la torche au dessus de ma tête, mon bras tremblant un peu sous l’effort de mes muscles fatigués. La pièce était remplie de coffres entrouverts, qui laissaient échapper d’innombrables pierres précieuses, rubis, saphirs, diamants, émeraudes, entassés là comme de vulgaires cailloux. Le trésor du Dragon ! A la lumière de la torche, les gemmes scintillaient paisiblement. « Que c’est beau ! - Cela te tente ? », susurra la Dragonne d’une voix mielleuse. - Non, pourquoi ? - Toutes ces richesses... De quoi te faire confectionner de splendides bijoux, que toutes les femmes t’envieront... Ou t’acheter des terres, des châteaux, des robes, des chevaux... Lever une armée gigantesque, conquérir le monde... La richesse, c’est le pouvoir... » J’éclatai de rire. « La richesse, c’est d’avoir un abri quand il pleut ou qu’il neige. Et deux repas par jour... Des bijoux, pour quoi faire ? Ils m’alourdiraient quand je monte mon cheval, ils me gêneraient quand je cours avec mes chiens... Par ailleurs... C’est vrai que j’aurai sans doute besoin d’une armée pour chasser Marishka et libérer mon peuple. Mais je ne crois pas au dévouement des mercenaires. Si les Svetlakiens veulent me suivre, ils le feront pour eux, pour leur honneur et leur liberté, et les acheter serait une insulte. - Bien sûr... Mais ces pierres sont magnifiques, n’est-ce pas ? - Oh oui ! Elles sont... comme les millions d’étoiles qui brillent dans la nuit, joyeuses et rassurantes, le cadeau du Donateur pour écarter notre peur des ténèbres, nous guider sur les chemins quand la route est longue et nous donner foi en sa bienveillance. Je n’ai pas besoin de posséder les étoiles pour me réjouir de leur beauté ! - Alors, à ton avis, pourquoi ai-je accumulé ce trésor ? » Je fronçai les sourcils, essayant de trouver la réponse juste. Mais rien d’intelligent ne me vint à l’esprit. « Je ne sais pas. Tu as sûrement tes raisons. Je ne suis pas un Dragon, je ne peux pas tout comprendre. - Et si je te laissais repartir en emportant tout ce que tu veux ? - C’est de ton aide dont j’ai besoin pour sauver mon peuple, Xetiakh, pas de ton trésor ! » La Dragonne observa un long moment de silence. « Tu es la digne fille d’Igor. C’est bien. Je peux te confier ta mission. » Elle me fit un signe de tête et je découvris à la lueur de ma torche, caché derrière le plus gros des coffres, un oeuf comme je n’en avais encore jamais vu. Couché sur sa longueur, il m’arrivait à mi-cuisse, et sa coquille était bleutée, parcourue de veines dorées. « C’est le dernier. Golgotch est mort, il n’y en aura pas d’autre. Il est temps maintenant de le faire éclore. » En silence elle me mena à travers d’autres galeries jusqu’à une salle ronde percée d’une cheminée en son centre. En dessous, le sable blanc se colorait des traces d’un cercle de cendres brunes. « Tu creuseras un trou au milieu pour y enfouir l’oeuf, et tu entretiendras le feu tout autour. Il faut de la chaleur pour faire naître un Dragon. » Puis elle me montra une autre salle, qui s’ouvrait sur l’extérieur, avec une esplanade qui dominait la vallée. « J’irai chercher des poules, que tu nourriras, et une chèvre. Pour ses premiers repas. » Sans réfléchir, je demandai : « Tu vas les voler ? » Elle partit d’un grand éclat de rire, dont les échos se perdirent à l’infini dans les montagnes. « Les Dragons des Czerniks sont des êtres sacrés, ne te l’a-t-on pas appris ? Les paysans d’ici le savent. Ils ne nous refusent jamais rien. Tu peux commencer à creuser. Puis tu iras chercher du bois. L’incubation peut durer de 3 à 5 jours. Le feu ne doit jamais faiblir. Je reviendrai ce soir. » Elle hésita un instant, puis reprit : « Tu ne te perdras pas dans le labyrinthe ? - J’ai fait attention », répliquai-je fièrement. Elle hocha la tête. « C’est bien. Si tu as faim, mange. Demain, je chasserai. » Je creusai un trou assez large pour contenir l’oeuf. Puis je partis ramasser du bois. Descendre, remonter, descendre, remonter, je voyais le jour décliner et je me disais que je n’aurais jamais fini avant la nuit. Quand j’entendis le cri de retour de Xetiakh, mon coeur bondit dans ma poitrine. J’avais à peine de quoi nourrir le feu pour une journée. Elle déposa dans la salle à l’esplanade, que je baptisai « poulailler », trois poules et une chèvre, pétrifiées de terreur. Je leur parlai par l’esprit, leur expliquai pourquoi elles étaient là et leur assurai qu’elles sortiraient vivantes de l’aventure. Les bêtes se calmèrent, les poules se mirent à picorer le grain que Xetiakh avait transporté, tandis que la chèvre chassait la neige de son museau pour brouter quelques brins d’herbe sur le petit pré de l’esplanade. « Qui t’a permis de leur promettre la vie sauve ? - Je... J’ai ... supposé... Dans les premiers jours, un dragonnet ne peut pas encore manger de viande, c’est ça ? Donc on le nourrit de lait et d’oeufs... Nous avons besoin d’elles, le marché me semblait honnête. Mais si tu veux les dévorer, je le leur dirai. Je n’ai pas l’intention de leur mentir. » La Dragonne éclata de rire, sans que je comprenne pourquoi. « Horrible petite chose humaine ! Parfois nous, les Dragons, nous nous étonnons que votre espèce ait autant proliféré, au point de conquérir le monde... Mais avec des individus comme toi... Ton innocence est ta force ! Voilà que je suis liée par ta promesse, bien, bien...Tu les as calmées, c’est l’essentiel. Je trouverai d’autres proies. Le soir tombe. Va te coucher, nous trouverons plus de bois demain. » Dès l’aube, elle s’acharna à ramener des arbres morts jusqu’à l’entrée de la caverne. Je les débitai laborieusement avec la hache qu’elle m’avait donnée – comment se l’était-elle procurée, je n’en savais rien. Au soir, la salle d’éclosion était emplie de bois jusqu’au plafond. Xetiakh me récompensa d’un lièvre des neiges que je fis rôtir sur le feu du seuil. « Tu ne manges pas ? - J’ai tué un mouton cet après-midi. Difficile de transporter des charges en pleine digestion, mais je voulais finir aujourd’hui. » Elle me laissa dormir tout mon soûl. Peut-être elle aussi ressentait-elle la fatigue de ses efforts. Le soleil était haut dans le ciel quand elle alla chercher l’oeuf, le portant délicatement dans sa gueule, et je souffris de voir cet animal majestueux, dont l’envergure dépassait les quinze mètres, marcher péniblement dans les tunnels du labyrinthe pour amener sa précieuse progéniture jusqu’à la salle d’éclosion. Je recouvris l’oeuf de sable, et Xetiakh alluma le feu. « Sous aucun prétexte tu ne t’absenteras », me précisa-t-elle. « Je viendrai te relayer régulièrement, pour que tu assouvisses tes besoins naturels et que tu nourrisses les bêtes. Mais tant que l’oeuf n’aura pas éclos, nous ne dormirons pas. » Un peu effrayée, j’acquiesçai de la tête. Comment pourrais-je ne pas m’assoupir ? Je n’avais jamais veillé aussi longtemps, j’avais toujours eu de gros besoins de sommeil, et dans la tiédeur de la salle... Elle me montra une petite niche creusée dans la paroi rocheuse. « J’ai cueilli des racines de ginsax. Quand tu as sommeil, tu n’as qu’à en mâcher une, ça te stimulera. Tu dormiras, mais plus tard. » L’incubation dura quatre jours. Quatre jours à guetter la moindre hésitation du feu pour ajouter du bois, la moindre chute de vigilance pour se précipiter vers les racines. Quatre jours à espérer le pas lourd de Xetiakh pour enfin me soulager, boire et manger, revenir au pas de course pour la voir repartir... Elle chassait tout le jour, passait ses soirées à découper la chair en fines lamelles qu’elle faisait sécher sur le feu. Ses yeux étaient cernés de rides profondes et je la voyais, elle aussi, réprimer ses bâillements et mâchouiller du ginsax à longueur de nuit. J’étais à la fois épuisée et surexcitée, mais elle n’était pas mieux lotie et je ne pouvais m’empêcher d’admirer sa constance et sa ténacité. C’était le soir du quatrième jour. Xetiakh était partie depuis le matin, et d’après la quantité de bois que j’avais utilisée, la nuit ne devait pas être loin. Tout à coup, à travers le bruit monotone du crépitement du feu, j’entendis comme des grattements, des coups assourdis, des grincements... et le sable qui recouvrait le sommet de l’oeuf se mit à glisser. Je sautai sur mes pieds, affolée, et j’appelai mentalement Xetiakh. C’est alors qu’une rafale de vent s’engouffra par la cheminée et éteignit le feu d’un seul coup. Et Xetiakh qui n’était pas là ! Et je n’avais pas d’allumettes ! J’enjambai le cercle de braises, je grattai le sable pour découvrir le sommet de l’oeuf et je dégrafai gilet et tunique pour le recouvrir, me couchant à moitié sur lui, l’entourant de mes bras, lui adressant un message mental de réassurance et de sympathie, hurlant à Xetiakh qu’elle devait faire vite... Je sentais contre ma poitrine des coups répétés à travers la fine coquille. Et puis, en un instant, une tête ahurie se trouva à hauteur de mon nez, deux gros yeux bleus étonnés plongèrent leur regard dans le mien, tandis que deux petites pattes maladroites et têtues escaladaient le rebord de la coquille... Je l’aidai des deux mains à s’extraire de l’oeuf et j’enfouis l’animal contre ma peau. Humide et doux, dégageant une forte odeur musquée, il se démenait comme un beau diable, surpris de cette soudaine contrainte alors qu’il croyait avoir enfin gagné sa liberté. Je lui parlai doucement, encore et encore, je le suppliai d’attendre encore un peu, il ne fallait pas qu’il prenne froid, il ne fallait pas... Xetiakh entra en trombe dans la salle, les ailes couvertes de givre, amenant avec elle encore un peu plus de froid... D’un seul regard elle jaugea la situation et n’alluma qu’un demi cercle de feu. Je relâchai mon étreinte. Le dragonnet émit un grognement satisfait en déployant ses petites ailes à la chaleur des flammes, tandis que ses yeux s’emplissaient de tendresse à la vue de sa mère... Elle tendit vers lui son immense tête noire avec un roucoulement affectueux, et il frotta sa joue contre la sienne en fermant les paupières... C’était merveilleux de les contempler tous les deux, l’amour emplissait la salle, c’était si simple et si extraordinaire à la fois... Enfin Xetiakh leva vers moi des yeux brillants de larmes contenues. « Merci. Tu as fait ce qu’il fallait. Mon fils te doit la vie. Je ne l’oublierai pas. » J’inclinai la tête. Je n’avais pas de mots, mais les mots n’étaient pas nécessaires. Cette nuit-là, je dormis avec le dragonnet contre le flanc d’une Dragonne des Czerniks, dans une totale béatitude. Un coup dans les côtes me réveilla brutalement. « Vite ! Va traire la chèvre, ramène des oeufs, mon fils a faim ! Et la Faim d’un Dragon ne saurait attendre ! » Le nouveau-né poussait de petits cris, les yeux encore fermés, vagissements qui se transformèrent bientôt en hurlements rageurs qui résonnaient dans toute la grotte, tandis que les yeux encore embrumés de sommeil je m’efforçais de dénicher les oeufs sous les poules hébétées et de convaincre la chèvre de rester immobile quelques minutes... Quand j’arrivai dans la salle d’éclosion avec la jatte où j’avais mélangé à la va vite le lait à quelques oeufs, le dragonnet dansait près du feu une gigue infernale, frappant du pied, se jetant au sol, enchaînant sauts et cabrioles avec des rugissements aigus, comme un enfant qui fait un gros caprice. Il se jeta sur la nourriture et je soupirai d’aise dans le silence enfin retrouvé. « Retournes-y ! Ca ne suffira pas ! » Par chance la chèvre était une bonne laitière et il restait des oeufs. Sa dernière gorgée avalée, le petit monstre émit un rot sonore puis tomba comme une masse, se roula en boule sur le sable chaud et ne tarda pas à se mettre à ronfler, son ventre rond comme une balle tendu vers la douceur du foyer. « Il va dormir une douzaine d’heures », m’informa Xetiakh. « Tu as le temps d’aller manger un peu. Mais ensuite, il faut que tu enduises son corps d’huile de requin. Il y a une jarre dans la salle du trésor. Si sa peau se dessèche, il peut avoir des fissures et s’infecter... » Je vivais au rythme des besoins du petit. Il mangeait deux fois par jour puis s’endormait, et je passais des heures à enduire son corps de cette huile qui empestait le poisson et dont l’odeur me poursuivait même quand j’avais le temps d’aller respirer une goulée d’air frais sur l’esplanade. Chaque jour ses écailles devenaient plus dures et plus résistantes, et leur couleur pâle fonçait vers toutes les nuances du bleu, du bleu lagon au bleu profond qu’on m’avait appris à nommer « outremer », même si la mer restait pour moi une simple image dans un livre. Au bout d’une semaine, Xetiakh lui proposa son premier vrai repas de viande séchée ; ses dents avaient bien poussé et il me semblait qu’il avait au moins doublé de volume depuis sa naissance. Il engloutit sa ration avec un appétit féroce, puis nous regarda, sa mère et moi, d’un air réjoui, et prononça ses premières paroles. « Je m’appelle Soxtiotch », annonça-t-il joyeusement, avant qu’un bâillement incoercible ne lui fasse ouvrir une gueule large comme un four et qu’il ne se recouche, repus, pour une nouvelle sieste. « Tu peux être fière de toi, Sonietchka », roucoula la Dragonne émue à mon intention. « Mon fils t’a adoptée. Il a choisi un nom qui commence comme le tien. - Parce que c’est lui qui... - Bien entendu ! Chaque Dragon choisit son nom, souvent un mélange des noms de ses parents. Le Dragon est un être libre, et c’est sa première liberté... » En grandissant, Soxtiotch dormait de moins en moins, et il me fallait l’occuper en jouant avec lui. Cela me rappelait l’ancien temps, quand je me roulais dans l’herbe avec mes chiens, à ceci près que le dragonnet devint très vite beaucoup plus lourd et beaucoup plus fort que moi. Comme tous les jeunes, il était fougueux, vif... et maladroit, inconscient de sa puissance et ignare de mes faiblesses. J’appris en cette occasion que la salive de Dragon peut faire cicatriser les plaies infligées par le Dragon. Il me léchait les bras plusieurs fois par jour, l’oeil à peine contrit de ses méfaits, et plutôt fier, en fait, d’en détenir le remède. J’en garde malgré tout une bonne douzaine de cicatrices... Puis vint le jour où Xetiakh décréta qu’il était temps de le faire voler. Le printemps était venu, l’air embaumait de mille parfums suaves, et le soleil allongeait les jours aussi vite, me semblait-il, que grandissait le petit Dragon. « Tu es sûre qu’il est prêt ? L’à-pic est vraiment très haut, d’ici, et... » La Dragonne hurla de rire. « Mère poule ! Ce n’est pas un petit d’homme, c’est le fils de Golgotch et le mien ! Regarde son envergure ! Il a déjà les deux tiers de sa taille adulte ! » Malgré tout, mon coeur battait à tout rompre quand le dragonnet s’élança à la suite de sa mère dans le ciel immense. Je crus mourir de peur quand je le vis descendre en piqué vers les rochers de la vallée... et puis en poussant un cri de triomphe, il battit des ailes et remonta vers le soleil, vira sur l’aile, tournoya au dessus de moi en m’appelant par mon nom, se laissa glisser sur le vent, enchaîna pirouettes, vrilles et vols planés pour se poser enfin sur l’esplanade, l’oeil ivre de bonheur et la poitrine encore palpitante de l’effort. De ce moment il passa plusieurs heures par jour à suivre sa mère, et j’avais beau essayer de m’occuper dans la caverne, je m’ennuyais souvent et je regrettais presque qu’il ait grandi, même si nous jouions encore longuement le soir, tandis qu’il me racontait tout ce qu’il avait découvert et tout ce qu’il avait appris. J’étais sur l’esplanade en ce matin d’été, pour saluer les Dragons avant leur envol, quand Xetiakh annonça : « Aujourd’hui, leçon de chasse ! Soxtiotch va tuer sa première proie. » Comme j’ouvrais des yeux stupéfaits et sans doute aussi un peu tristes à l’idée de ne pas voir les exploits de mon jeune ami, elle me demanda doucement : « Tu veux venir avec nous ? - Mais je... Vous volez trop vite... » Elle haussa les épaules. « Ce que tu peux être bête, quand tu ne veux pas comprendre ! Je te propose de monter sur mon dos ! - Tu ferais ça ? - Allez, petite idiote, dépêche-toi avant que je ne change d’avis ! Là, doucement. Tu sens, au bas de ma crinière, ce petit creux ? Tu bloques tes mains là, et tu restes tranquille. La chasse est ouverte ! » S’il devait me rester un seul souvenir de mon année avec Xetiakh, ce serait celui-là. J’aurais dû mourir de peur, projetée en plein ciel sur le dos d’un monstre sauvage, le vent fouettant mon visage, le soleil éblouissant mes yeux, et le sol terriblement si loin... Mais j’avais une confiance totale et absolue en la Dragonne des Czerniks, qui m’offrait une récompense unique dans toute l’Histoire... De mémoire d’homme, personne n’avait jamais eu le privilège de chevaucher un Dragon, et cette chance était pour moi, pour moi ! Xetiakh, avec beaucoup de finesse, me laissa le temps de trouver mon équilibre, puis celui de profiter du paysage splendide qui m’entourait. Toute la chaîne des Czerniks se déroulait à mes pieds, des glaciers éternels aux vallées verdoyantes. Je m’agrippais fermement au cou de la Dragonne, et j’avais l’impression d’avaler un bol de beauté infinie, m’emplissant d’une joie profonde qui se répandait dans toutes les cellules de mon corps. Je n’étais plus moi, j’étais une partie des Czerniks, au même titre que le vent, les alpages ou les rochers... Enfin Xetiakh se mit à tournoyer au dessus d’un petit troupeau de bouquetins qui paissaient dans une prairie où le vert tendre de l’herbe s’égayait de mille fleurs blanches et jaunes. D’un sifflement elle retint Soxtiotch, qui se précipitait déjà à l’aveuglette. « Le petit cabri, près de l’étagne, là ; je vais chasser le troupeau, il devrait être distancé. - Mais il est tout petit », protesta le dragonnet vorace. - Sans doute, mais il n’a encore que de toutes jeunes cornes. Tu t’attaqueras aux adultes plus tard. » Le chasseur novice ronchonna pour la forme, mais ne discuta pas. Je fondis avec Xetiakh sur le troupeau affolé, qui s’éparpilla dans la pente, et je réussis sans trop de mal à encaisser le brusque demi tour qui amorça sa remontée. Diakine, mon maître d’équitation, pouvait être fier de moi ! Nous avions viré juste à temps pour voir Soxtiotch enfoncer ses crocs dans le cou gracile du cabri isolé. L’animal s’écroula, et le sang rouge vif gicla sur le pelage beige aux reflets roux. Le dragonnet poussa un cri de triomphe et commença à dévorer sa proie, déchiquetant la poitrine de ses mâchoires puissantes. Xetiakh se posa près de lui en secouant la tête. « Tu n’as même pas jeté un regard au troupeau ! Si la mère avait été assez près, si je n’avais pas été là, elle t’aurait chargé pour défendre son petit ! Et alors ? » Le jeune dragon, la bouche pleine de chair dégoulinante de sang, s’arrêta de mâcher, mais ne trouva rien à dire. Sa mère se radoucit. « Allons, pour une première fois, c’est bien. Tu seras plus prudent à l’avenir. Et je te choisirai des proies plus grosses... et plus dangereuses... » Nous partions chasser un jour sur deux. Le plus souvent, Xetiakh me déposait sur une hauteur pour pouvoir plus librement assouvir son propre appétit, et elle me reprenait au retour. J’admirais ainsi de loin son adresse et son bon sens. Qu’il s’agisse de daims, de bouquetins ou de chèvres sauvages, elle ne touchait jamais au mâle dominant, ni aux femelles suitées, sauf si le petit était pour Soxtiotch. Sur le chemin du retour, elle expliquait à son fils les raisons de son choix, même si celui-ci, fatigué et repu, ne l’écoutait qu’à moitié entre deux bâillements... Un après-midi où le soleil était vraiment brûlant, elle tira Soxtiotch de sa sieste. « Mais je n’ai pas faim », protesta-t-il, « j’ai mangé hier ! - Nous n’allons pas chasser. Mais tu ne regretteras pas ton vol, je te le promets ! » Sans rien nous dire de plus, elle nous mena jusqu’à un lac d’altitude bordé sur un côté par une merveilleuse plage de sable blanc. Quelques instants plus tard, nous nagions tous les trois dans l’eau claire, et Soxtiotch jouait à plonger et à ressurgir de l’eau juste derrière moi pour me surprendre. Puis il plongea encore mais cette fois il tarda à refaire surface, et je l’appelai, inquiète. Quand il remonta, il tenait une truite frétillante entre ses crocs, et faute de pouvoir articuler, il Pensa : « Ca se mange? - J’aurais dû m’en douter », sourit sa mère, « que pour t’apprendre la télépathie il suffisait de te remplir la bouche ! Oui, ça se mange... enfin, si tu aimes ça... » Xetiakh alluma un feu pour moi, afin que je puisse faire griller les truites que Soxtiotch avait pêchées à mon intention. Je suçai jusqu’à la dernière arête, tandis que les deux Dragons, après s’être longuement roulés dans le sable, faisaient la sieste au soleil. C’était un de ces moments où l’on a l’impression que le temps s’arrête dans une fraction d’éternité heureuse. Je ne pensais plus à rien, j’étais dans un paysage magnifique avec les deux êtres qui comptaient le plus pour moi, j’avais le ventre plein et le soir tiède et limpide promettait de belles journées à venir... Pourtant, le lendemain, le vent du nord se leva. Le ciel se couvrit, et quelques jours plus tard la première neige vint me rappeler qu’aucun bonheur n’est durable. Ce soir-là, près du feu, alors que mes yeux papillotaient de fatigue, Xetiakh me dit doucement : « Sonietchka, tu pars demain. – Demain ? Pour aller où ? – Eh bien, fille d’Igor, as-tu tout oublié ? L’année est venue à son terme, tu m’as bien servie, et le temps venu je viendrai à ton secours. Dors, maintenant. Nous reparlerons de cela demain. » Un cauchemar terrible m’éveilla avant l’aube, tremblante et couverte de sueur. Il y avait un orage d’une extrême violence, des éclairs innombrables illuminaient la nuit de leur sinistre blancheur, le tonnerre rageait comme un animal furieux et la pluie torrentielle faisait déborder les lacs et les rivières. J’étais au bord d’un torrent en crue, transie et effrayée, et Aliocha, emporté par le courant, m’appelait au secours. Je voulais plonger pour l’aider, mais chaque fois que je m’approchais de la rive, un arbre foudroyé s’abattait devant moi, m’empêchant de le rejoindre... Je ne réussis pas à me rendormir. J’avais espéré le jour de ma délivrance pendant de longs mois, et maintenant je regrettais qu’il fût venu si vite. J’étais bien ici, j’étais heureuse et j’étais en sécurité. Bien sûr j’allais revoir Aliocha, et Nadievna, et Hari... Mais pour affronter un destin qui me semblait à présent terriblement difficile. Libérer la Svetlakie ! Moi, seule, contre toutes les armées de ma soeur... Même avec l’aide de Xetiakh... « Tu es prête ? » La Dragonne avait un air grave, tandis que je refermais ma cape après avoir déposé un baiser fraternel sur le nez de Soxtiotch. Elle me parla à voix basse sur le seuil de la grotte. « Je te remercie de ton aide. Tu as bien travaillé. Quand tu auras besoin de moi, tu n’auras qu’à m’Appeler. Je ... Les Dragons ont quelques notions de clairvoyance. Ton chemin sera peut-être plus long que prévu... Je t’ai mis quelques pièces d’or dans cette bourse. Tu ne te vois pas, mais on dirait une mendiante ! Tu aurais besoin de quelques habits neufs... Quelles que soient les embûches, ne perds jamais courage. Tu as plus de ressources que tu ne penses. Allez, file, maintenant... Nous nous reverrons, je le sais. » Je relevai ma capuche et je descendis en courant la pente où j’avais creusé un petit sentier, à force d’allers et retours pour ramasser du bois, et je le connaissais si bien que j’aurais pu le suivre les yeux fermés, la neige ne pouvait pas me le masquer. Lorsque le coeur battant j’arrivai à l’endroit où j’avais conclu le pacte avec Xetiakh, un an auparavant, Nadievna m’attendait, grattant le sol d’impatience. Hari aboya joyeusement, et je les embrassai tous les deux, soulagée de les revoir en bonne santé. « Et Aliocha ? »demandai-je, « il s’est essoufflé dans la montée ? » Nadievna hésita un instant, et cette seconde-là suffit à me remplir d’angoisse. « Il ... il y a eu un problème. Aliocha a été enlevé... par des bandits, des gens de Thornterre, je crois. Nous...n’avons pas pu le délivrer.» Je levai les yeux au ciel. Xetiakh tournoyait au loin, poussant son cri de chasse. Aussitôt, je retrouvai mon calme et ma détermination. « Très bien. Nous le retrouverons. - Et la Svetlakie ? - Comment pourrais-je tenter de sauver un peuple entier si je ne suis pas capable d’aider un ami ? Emmenez-moi là où il a disparu. Sans lui, je n’aurais pas survécu. Il est temps de payer ma dette. - Mais... Thornterre... - On dit beaucoup de choses horribles sur les Thornterriens, je sais... Mais on m’a conté aussi tant de légendes sur la cruauté des Dragons... En route ! J’ai beaucoup de choses à vous raconter... » Narwa Roquen,et ce n'est pas fini... Ce message a été lu 7465 fois | ||