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 Répondre à : WA - Participation exercice n°95 
De : Maedhros  Ecrire à <a class=sign href=\'../faeriens/?ID=196\'>Maedhros</a>
Date : Dimanche 26 juin 2011 à 19:55:54
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Chanson #1

La route s’étendait, large et plate, devant lui. Le long ruban noir, tirant droit au milieu de majestueux paysages montagneux, passait en revue l’alignement monotone des poteaux téléphoniques. Il était impatient. La journée toucherait bientôt à son terme. Déjà la lumière changeait sur l’horizon où s’abaissait le soleil. Il roulait vers l’Ouest, le soleil dans les yeux, comme dans l’une de ses chansons préférées. Sa guitare était placée sur le fauteuil passager. C’était une vieille guitare, une véritable Country Gentleman offerte par Chet Atkinsen en personne il y avait bien longtemps. A l’époque, il se berçait encore d’illusions. L’autoradio diffusait sans discontinuer les tubes chromés de country music. C’est la seule musique valable quand vous circulez sur les routes qui semblent prendre une éternité à mener nulle part. Le conducteur était un homme aux cheveux assez longs. Ils avaient dû être plus noirs que le jais quand il était plus jeune. A présent ils tiraient vers un blanc de neige. Il avait un visage tanné et cuivré par le soleil du sud, aux traits profondément burinés. Un visage noble et serein. Sa bouche était mobile et dans ses yeux, couleur du ciel avant l’orage, se lisaient à la fois une profonde humanité et une volonté implacable. Il avait cette attitude de vieux cow-boy nonchalant et revenu de tout. Ah oui, il se prénommait Kenny.

Il prit la cannette de bière qu’il avait posée sur le vaste tableau de bord. Elle était presque tiède. Pas grave. Dans moins d’heures qu’une main coupée compte de doigts, il serait arrivé à destination. Comme chaque soir. En contemplant le soleil se dilater au-dessus des crêtes de pierre rouge, il pensa que, oui vraiment, le Bon Dieu avait créé les montagnes pour apprendre aux hommes comment les escalader ! Mais sa raison s’empressa de lui souffler qu’il piquait une phrase tirée d’une chanson. C’était vrai comme il était tout aussi vrai que c’était exactement ce qu’il pensait en cet instant. Alors ! La dernière gorgée de bière blonde glissa dans son gosier, lui apportant l’écho affaibli d’un filet de fraîcheur amère. Il balança la cannette vide par-dessus son épaule. Elle rebondit sur la banquette arrière et tomba entre les sièges. La sensation de présence s’était peu à peu délitée. A présent, seules les ultimes volutes évanescentes d’un délicat parfum de violette se percevaient encore. Elles mettaient toujours un peu plus de temps à se dissiper en raison de la moiteur stagnante de l’habitacle que ne parvenaient pas à combattre les vitres baissées au maximum.

Il reposa sa main gauche sur le volant et son pied appuya plus fermement sur la pédale de l’accélérateur. Avec un grognement de réprobation mécanique, le vénérable véhicule rouge vermillon prit de la vitesse, avalant goulûment la ligne jaune qui divisait la route en deux. Il jeta un coup d’oeil dans le rétroviseur intérieur. Hormis la poussière que balayait le Ford, le bitume s’enfuyait derrière lui de façon monotone, aussi désert que si la fin du monde avait déjà eu lieu sans tambours ni trompettes. Comme les vagues d’une marée montante, des voix fredonnaient des refrains aux accents traînants. C’étaient les refrains des chansons qu’il allait interpréter ce soir. Comme tous les soirs. Il sourit rien qu’en y pensant. C’était sa vie. Il ne savait faire que ça de bien. Il sourit mais cessa quand il se surprit à siffloter un autre air connu. Le Diable arrivait en Géorgie. Il grimaça et inconsciemment, il leva le pied.

Il dépassa une station-service pelotonnée au pied d’un énorme réservoir. Elle représentait le premier signe d’activité humaine depuis plus de deux cents kilomètres. Plusieurs véhicules, des tous-terrains en majorité, stationnaient devant. La ville se rapprochait. Le Ford n’avait ni GPS ni aucun autre gadget à la mode. Mais son gros V8 tournait comme une horloge. Il fallait juste ne pas craindre de voir défiler jusqu’à des niveaux affolants, les « gallons » sur l’afficheur de la pompe de super. Kenny s’en moquait. Sa vie était sur cette route qu’il parcourait depuis des années. Il disait à ceux qui l’interrogeaient qu’il y avait toujours quelque chose au-delà de l’horizon. Il disait qu’il ne pouvait s’arrêter car cette chose l’appelait toujours plus loin. Il avait accordé récemment une interview au magazine Country Weekly. Le journaliste était un fan de ses disques. Bien sûr, il lui avait posé des tonnes de questions comme bien d’autres avant lui.

Pourquoi était-il nomade ? Avait-il un secret inavouable qui le condamnait à voyager sans jamais s’arrêter? Ferait-il un jour un vrai disque avec des chansons bien à lui, dans un vrai studio, au lieu de frustrer ses milliers de fans qui devaient se contenter de live ou de bootlegs ? Pourquoi n’interprétait-il que des chansons écrites et chantées par d’autres ? Comment expliquait-il cette renommée extraordinaire auprès du public, ce respect que lui manifestaient unanimement des stars de la scène country telles de Kris Kristofferson, Willie Nelson, Waylon Jennings et plus près de nous, Garth Brooks, Kenny Chesney ou Dixie Chicks? Quel était son véritable âge ? Avait-il eu une femme ou des enfants ? Où était-il né ?

Kenny avait répondu aussi honnêtement que cela lui avait été possible. Il chantait ce que les gens attendaient au plus profond d’eux-mêmes. La musique s’adressait directement aux âmes n’est-ce pas ? La musique Country était la seule musique qui parlait de cette terre qu’il aimait tant. Elle possédait un immense répertoire qui fourmillait de tant de trésors qu’il avait la meilleure part dans l’affaire. Il n’avait qu’à chanter ce que son coeur lui dictait de chanter. Cela n’était pas plus difficile que ça. Le reste arrivait bien sûr mais il n’y était pour rien.

Chanson #2

Les yeux du journaliste brillaient d’excitation pendant qu’il notait les banalités, fourbies depuis des lustres, que Kenny débitait à longueur d’année à ses confrères. Cela participait de sa légende. Et celle-ci croissait au fur et à mesure que les journaux des grandes villes américaines s’emparaient de son histoire incroyable. Pourtant Kenny ne s’inquiétait pas. Il n’ignorait pas qu’une fois le ciel assombri par le crépuscule, les compteurs étaient remis à zéro. Jamais des cohortes de fans hystériques ne le poursuivraient pour lui arracher ses vêtements. Jamais les maisons de disques spécialisées ne l’accableraient de demandes pour signer des contrats mirobolants. Non jamais. C’était dans l’ordre naturel des choses. Il demeurait à l’écart des grandes villes malgré toutes les promesses qui lui avaient été faites. Chanter devant des milliers, des dizaines de milliers de personnes, berk, ce n’était pas pour lui. Recevoir les clés de la cité par le maire, quelle horreur ! Non, il restait dans le pays profond, là où les routes s’enfonçaient au coeur de terres inconnues, à l’écart des autoroutes, où elles devenaient quelques fois des pistes à peine carrossables et mal identifiées sur les cartes. Mais Kenny n’éprouvait aucune difficulté à s’orienter et à trouver son chemin. Car là s’étendait sa vraie patrie. Là vivait son public fidèle. Il ne se perdait jamais car il lui suffisait juste de suivre la route.

Les faubourgs de la petite ville se profilèrent devant lui. Des grappes de bâtiments bas, aux couleurs pâles dans le jour qui déclinait. La route devint rue quand les panneaux publicitaires décidèrent qu’il était temps d’apparaître. Le pick-up longea une zone industrielle, alignement de hangars fermés. Puis les bâtiments devinrent à leur tour plus cossus, mieux entretenus. Il s’engagea dans la rue principale, large et propre, flanquée de boutiques et de bars bardés d’enseignes lumineuses. Kenny se sentit enfin chez lui. Une atmosphère nonchalante et négligée, des hommes et des femmes qui déambulaient sur les trottoirs avec cette allure si caractéristique des gens du Sud, comme s’ils vivaient à moitié dans le présent et à moitié dans un passé rêvé, s’accrochant aux chimères d’une culture anachronique. Des chapeaux de cow-boy et des bottes à haute tige. Oui, Kenny respirait cet air où flottait le parfum entêtant de l’Amérique profonde. Un skinhead adossé à un poteau le regarda passer, le regard vide. Cela le mit mal à l’aise. Kenny remarqua au-dernier moment les écouteurs enfoncés dans les oreilles de l’adolescent puis les rangers noires qui marquaient une cadence rapide. L’élément étranger dans le décor. Kenny fronça les sourcils et soupira longuement. Il ne pouvait pas résoudre tous les problèmes du monde avec sa guitare.

Il dépassa le centre et tourna au carrefour suivant, se fiant à son instinct. Il n’avait pas roulé plus de quelques minutes quand il avisa un petit motel mitoyen d’une concession automobile. Une grande pancarte signalait qu’il n’était pas complet. Le contraire eut été étonnant. Il s’engagea dans l’allée, contourna le corps principal et arrêta son pick-up sur le parking qui faisait face aux chambres du rez-de-chaussée. Il étira ses bras en baillant d’aise. Bientôt il allait pouvoir commencer à vivre. Il caressa l’érable de la table de sa Gretsch. Elle lui parût légèrement plus chaude. La guitare s’éveillait doucement.

Il descendit de son véhicule et gagna l’accueil. Derrière le comptoir, un homme lisait une revue d’automobile, avec « MOTEURS » dans le titre écrit en gros caractères chromés. Quand la clochette de la porte tintinnabula, sans quitter sa revue des yeux, il s’adressa à Kenny :

« Un Ford F-150 de 1975, n’est-ce pas ? Je l’ai reconnu quand il est passé devant le bureau ! Un Super-Cab motorisé par un gros V8 de 6 litres. Bel engin !»
« Oui, une interprétation aujourd’hui disparue du confort sur la route ! » répondit Kenny.

Le réceptionniste leva la tête. Quand il découvrit le visage de son interlocuteur, il resta sans voix, une parfaite incrédulité se peignant sur son visage. Dans la petite bourgade perdue loin des grands axes, il était rare de se retrouver nez-à-nez avec une légende vivante.

« Heu, bredouilla-t-il, vous...vous êtes bien Kenny Stoughton ? L’évidence était juste sous ses yeux mais il ne pouvait s’y résoudre.
« Ouaip... mais appelle-moi juste Kenny, fiston! Il avait l’habitude.
- Vous allez chanter ce soir dans notre ville ?
- N’est-ce pas ce que je suis censé faire ? répondit, amusé, Kenny.
- Je suis un de vos fans monsieur Stoug... heu, je veux dire Kenny! Je viendrai vous voir ! dit le jeune homme, appuyant son propos par de vigoureux hochements de tête.
- Alors je te reconnaitrai tout à l’heure ! Mais avant, je dois me préparer un peu. La route a été longue aujourd’hui ! As-tu une chambre pour la nuit ? répliqua Kenny en lui adressant le sourire à la fois complice et distant qui charmait invariablement son auditoire.
- Bien sûr, répondit le réceptionniste. Il consulta son écran. La double 6. La meilleure disponible. Air conditionné, douche italienne et télévision écran plat avec réception satellite. Cela vous convient? »
- Comme la route? Alors ce sera parfait fiston ! Ah j’allais oublier. Ne me passe aucune communication téléphonique. Sous aucun prétexte. OK?
- Pas de problème Kenny !
- Bien, alors appelle à ce numéro, dit Kenny en lui tendant un bout de papier. Tu leur diras que je suis en ville et que le show débutera à l’heure prévue. Qu’ils préviennent les musiciens. Dernière chose. Passe dans cinq minutes. Tu trouveras devant la porte un sac de voyage contenant des affaires à moi. Fais-les laver, repasser et tout le toutim. Paie le prix et mets-le sur ma note, mais je veux que les affaires propres m’attendent dans la chambre quand je rentrerai après minuit !»

Chanson #3

La chambre 66 était située au premier étage et ressemblait à toutes les autres. Kenny posa deux sacs de voyage près du lit où était déjà couchée sa guitare. Il se dévêtit rapidement et fourra les vêtements qu’il venait de quitter dans l’un des sacs déjà à moitié plein d’autres affaires froissées. Il le déposa comme il l’avait indiqué au réceptionniste puis, après voir suspendu l’affichette « NE PAS DERANGER », il verrouilla la porte. Dans la salle de bain, il se fit couler une douche fumante. Rien de tel après un long voyage.

Quand il fut l'heure, Kenny se leva du lit et enfila sa tenue de scène. Même le plus fin observateur n’aurait pu trouver de réelle différence avec les vêtements qu’il avait donnés à nettoyer. Une chemise de coton bleu ciel avec des surpiqures soulignant le col et les poches pectorales et un jean à la coupe classique. Il fourra ses pieds dans sa vieille paire de bottines texanes. Il passa un peigne paresseux sur sa chevelure et n’oublia pas de coiffer son stetson. Un black hawk. Il se tint devant le miroir. C’était bien lui. Pareil à ce qu’il fût. Pareil à ce qu’il sera. Dans ce pays, rien ne change vraiment. Comme la route. Il était cette route et il était ce pays. Sa voix et sa voie. Il n’avait choisi. Kenny fit un clin d’oeil moqueur à l’image dans le miroir. Celle-ci le suivit quand il tourna les talons pour sortir, sa guitare en bandoulière. Une fraction de seconde plus tard.

Dehors, la nuit s’épaississait au-dessus des toits. Kenny roula peu de temps pour atteindre la salle des fêtes qui avait mis les petits plats dans les grands pour l’accueillir. Il alla se garer derrière le bâtiment, près de l’entrée des livraisons. Là plusieurs musiciens l’attendaient, fébriles et impressionnés. Une bonne demi-douzaine de jeunes recrutés sur place. Kenny leur adressa un salut cordial. Il leur tendit une set-list où figuraient les titres qu’il entendait jouer cette nuit. Une vingtaine de morceaux piochés dans le répertoire actuel et classique. Des tubes certifiés et des chansons plus confidentielles.

« Vous connaissez ? » leur demanda-t-il en les regardant droit dans les yeux.

Ils ne répondirent pas tout de suite, finissant de lire les titres. Quand ils lui répondirent, leurs yeux brillaient. Bien sûr qu’ils pourraient jouer ces titres. Evidemment. Comme d’habitude, pensa Kenny. Il y avait une magie à l’oeuvre durant cette poignée de secondes où une communion intime s’installait entre lui et ses musiciens d’un soir. Seul Kenny savait que leur existence avait pris une toute autre direction. Encore une histoire de route et de carrefour.

« Sans problème, m’sieur ! celui qui avait répondu pour les autres aurait eu du mal à expliquer comment cela était possible.
- Appelle-moi Kenny OK !
- Sans problème Kenny ! » Ils le suivirent confiants. Si leurs parents avaient assisté à cette scène, ils auraient constaté que leurs enfants étaient devenus des adultes.

Un tonnerre d’applaudissement roula sous le plafond de la salle quand il s’avança sur la scène. Les projecteurs de poursuite bondirent sur lui, l’environnant dans un halo de lumière tandis qu’il branchait sa guitare à un ampli. Les musiciens s’installèrent à leur tour et se mirent à accorder leurs instruments. Kenny s’approcha du micro sur pied.

« Bonsoir Oak Springs ! La journée a été merveilleuse. Elle m’a donné envie de chanter pour cette terre. Notre terre où le temps coule différemment qu’ailleurs, où le passé n’a pas été complètement oublié et où les fantômes rôdent encore parmi nous. Pas des fantômes qu’il nous faudrait craindre. Oh non ! Au contraire, des fantômes familiers et amicaux, des images du passé qui illuminent notre présent et le rendent meilleur. Comme le Père des Eaux, ce grand fleuve qui m’a vu grandir et qui charrie le vrai sang de l’Amérique, la route nous relie les uns aux autres et je ne me lasse pas de la suivre. J’ai bien fait car ce soir elle m’a amené jusqu’à vous !»

Une nouvelle salve d’applaudissement ponctua sa petite tirade. Kenny se sentait bien. L’énergie bouillonnait en lui et tout autour de lui. Comme chaque soir. Mais ce soir serait différent de la veille. Ce soir, elle répondrait à son appel. Il avait ressenti l’afflux de cette tension impalpable qui annonçait la rencontre. Une atmosphère particulière, une chaleur au creux de sa colonne vertébrale. L’une d’entre elles vivait ici, dans ce coin perdu de cet Etat poussiéreux. Elle viendrait. Elles ne pouvaient pas résister à son appel. Il tapota sur le micro pour vérifier qu’il marchait toujours. Il s’assit sur le haut tabouret et d’un regard, interrogea les musiciens. Le claviériste hocha la tête en signe d’assentiment. Kenny leva une main. Que la fête commence!

Les premières notes rompirent le silence de cathédrale. La voix chaude et vibrante, à l’accent traînant de Kenny s’éleva, faisant naître une rivière dont les flots dorés enveloppèrent le public.

Les musiciens semblaient connaître la partition sur le bout des doigts. Ils égrenaient sans difficulté les notes languides et sautillantes, formant un écrin fabuleux sur lequel la voix de Kenny se détachait distinctement, puissante et claire, comme un feu au coeur d’une forêt d’été. Le batteur assurait le tempo, le banjo mêlait ses accords pincés aux glissandos d’un violon western. La slide guitare ondoyait entre les lignes aérées des claviers qui tressaient une discrète ambiance. Les musiciens jouaient à l’unisson comme ils ne l’avaient jamais fait avant et comme probablement jamais plus après. La voix de Kenny se posait sans effort sur la mélodie. Personne ne vit les rides s’effacer progressivement sur son visage transfiguré. Il n’avait plus d’âge et son âme était devenue celle de la chanson. Dans sa bouche, les mots ordinaires prenaient une toute autre dimension, s’envolant comme des alouettes dans l’atmosphère recueillie.

« Ce n'est pas juste un drapeau confédéré acheté au centre commercial
C’est un lit de fortune dans une vieille stalle d’écurie
Ou deux enfants piqués à voler une bouteille de vin Boone’s Farm.
Ce n’est pas une casquette John Deere flambant neuve
C’est une chanson de Jimmy Rodgers longtemps oubliée
Ou une crème glacée à la pêche faite maison sur des lèvres desséchées
Voilà ce qu’est la Country ! »


Kenny plaqua les accords rapides et poignants du solo sur les boucles virevoltantes du violon. Il ne s’était pas trompé dans le choix du premier morceau. Voilà, c’était ça la musique qu’il aimait. Elle ne faisait qu’un avec cette terre, leur pays. Quand la dernière note s’évanouit, durant un bref instant, il n’y eut aucun bruit. On aurait entendu le général Lee tousser dans sa tombe. Les musiciens s’entre-regardèrent, étonnés à la fois de leur performance et de la réaction du public. Puis les applaudissements fusèrent. Des sifflets retentirent de toutes parts. Cela dura...dura... comme s’ils avaient voulu que ce moment ne s’arrête pas ! Kenny leur souriait. Il se dressait dans la lumière mais il ne la confisquait pas. Il la leur offrait et elle se déversait droit dans leurs âmes. Oui, ils appartenaient tous au même pays. Pas celui des gratte-ciels et des autoroutes. Pas celui des fédéraux et des surfeurs. Leur pays était libre et sauvage. Cette musique était leur culture, l’essence de leur vie. Elle parlait de champs qui moutonnaient à perte de vue. De grands espaces sans clôture. De chevaux galopant sur les berges d’une rivière, faisant naître des gerbes d’écume sous leurs sabots. C’était des mots simples et de tous les jours mais qui, dans la bouche de Kenny, vibraient d’une force nouvelle et bienveillante. Des mots ordinaires qui dépeignaient ce que leurs yeux voyaient tous les jours et cela leur suffisait, les comblait d’aise.

Kenny avait jeté ses filets. Elle viendrait l’écouter chanter. Comment pourrait-elle faire autrement ? Elle se souviendrait des années enfuies et des liens invisibles qui n’avaient pas été brisés. Elle viendrait pour lui, une flamme noire brûlant sombrement au sein d’une forêt de cierges blancs allumés. Oui. Elle viendra. La route ne pouvait se tromper. Elle serait belle et dangereuse. Tout comme ses soeurs. Belle à damner un saint. Mais il n’était pas un saint. Loin de là. Il restait toujours au seuil des églises et des lieux consacrés, son vieux chapeau à la main, respectueux. Mais il ne pouvait pas entrer.

Il souriait encore quand il accorda sa guitare pour le morceau suivant. Un rythme plus entraînant qu’il interpréta de façon inoubliable. Les garçons derrière lui s’affirmaient de plus en plus, n’hésitant pas à agrémenter la partition de motifs de leur cru mais toujours justes et qui enrichissaient la mélodie. Kenny approuva. Ils jouaient à présent comme un vieux groupe de vétérans habitués à écumer les bars et les tavernes jalonnant la route. Ils jouaient ensemble et dans leurs yeux pétillait une complicité inespérée. Le jeu des projecteurs était sans doute limité et les effets de lumières rudimentaires mais Kenny s’en moquait. Seule comptait la musique. Sa voix envoûtante parlait de choses que seuls les vrais amis peuvent partager et comprendre. Des choses banales, faites de tous petits riens. Elles leur parlaient d’amour et de liberté tranquille, de l’appel de la route et des copains, d’une bière bien frappée ou d’une limonade glacée, une vraie, servie sur le perron d’une maison à colonnade. Rien d’extraordinaire vraiment. Le plaisir d’être chez soi, loin de la vie trépidante et de pouvoir compter sur des amis fidèles. Oui, Kenny chantait tout cela mieux que quiconque car le sang de ce pays coulait librement dans ses veines.

Chanson #4

Les chansons succédaient aux chansons. La nuit avançait et la ferveur grandissait. Kenny essuya son visage avec une serviette. Cela faisait près d’une heure qu’il avait entamé sa prestation. Oh, il n’était pas le moins du monde fatigué. Pas plus que les jeunots qui l’accompagnaient. Ses doigts avaient retrouvé toute leur agilité sur des morceaux purs chicken picking, épatant les petits jeunes ! Il introduisit la chanson suivante :

« La vie est faite de tous petits moments merveilleux qu’il faut apprécier à chaque seconde car ils sont si éphémères qu’une vie entière peut passer avant que l’on se rende compte à quel point ils ont été importants. Alors regardez-le ou regardez-la, et dites-lui combien vous l’aimez ! »

C’est à cet instant qu’il la vit. Elle était là, au fond de la salle bien sûr. Elle ne le quittait pas des yeux. Il la vit distinctement malgré la distance, la pénombre et la foule. C’était bien elle. Elle ressemblait à sa mère lointaine. Pris séparément, elle avait peut-être le front moins haut, le nez plus « sudiste » mais cette façon dont les lignes se rejoignaient au coin de ses yeux appartenait bien à sa mère. Aucune chance de se tromper. Le vieux sang avait irrigué le tissu de ce pays plus profondément que les Pères l’avaient imaginé. Kenny avait sillonné la route depuis longtemps et elle n’avait jamais menti. Les sorcières avaient survécu et s’étaient multipliées, trouvant un terreau fertile dans ce pays ralenti et chaleureux, où les vieilles légendes n’ont jamais été tout à fait oubliées. La route suivait leurs traces et Kenny suivait la route qui le menait à elles. Cela faisait plus de trois cents ans. Plus de trois siècles que les Pères avaient tenté d’éradiquer leurs ancêtres, bien plus au nord. La justice des hommes n’avait pas été capable de se montrer inflexible, reculant devant l’obstacle. La faute à ce maudit pasteur, Increase Mather, dont l’âme avait été corrompue. Ce maudit pasteur qui avait convaincu le gouverneur, sir William Phips, qu’il fallait suspendre le juste châtiment de Dieu alors même qu’elles étaient toutes à leur merci. Il aurait suffi de serrer un peu plus fort le poing et les remettre au bourreau qui attendait au sommet de la colline du gibet. A présent, c’était comme se battre contre le vent. C’était d’ailleurs ce que chantait Kenny :

“Les années ont lentement passé
Et je me suis retrouvé seul
Entouré d’étrangers que j’ai pris pour mes amis
Je me suis trouvé si loin de chez moi
Que j’ai compris que je m’étais égaré
Il y avait tant de routes différentes !
Je vivais pour courir et je courais pour vivre ! “


Le concert était magique. Vraiment. Tous ceux qui y assistèrent, comprirent bien après qu’ils avaient eu le privilège rare de partager un moment juste extraordinaire, un petit bout d’éternité. Une perspective ouverte sur de vertes et indolentes prairies. Bien sûr, ils avaient entendu mille fois ce que chantait Kenny. Par des artistes talentueux et respectables. Mais l’interprétation de Kenny sublimait les textes et envoutait la musique. Si chaque mélodie était reconnaissable dès la première note, le jeu des musiciens en décuplait la charge émotionnelle. Comment auraient-ils su que tous ces efforts étaient consentis dans un seul but. C’était l’unique moyen d’attirer la sorcière. Ensorceler l’ensorceleuse. A ce jeu, Kenny était sans doute le meilleur dans cette partie du pays. Dans le Sud. Là où les traditions séculaires des amérindiens et les rites vaudous importés des Antilles s’étaient intimement mélangés au culte s_a_t_a_n_i_q_u_e venu d’Europe avec les premiers colons. Les sorcières avaient acquis un pouvoir subtil et secret, nourrissant leur faim des plus ignobles façons.

Elle était assise sans bouger, les bras croisés sur un corsage délacé laissant deviner la naissance d’une gorge. Elle pouvait être aussi bien l’institutrice rougissante de la maternelle du comté que l’infirmière libérale saluée par tous. Ou encore la fille de la boutique d’une ruelle obscure qui vendait le type de jouet qui n’était jamais placé dans un soulier sous le sapin de Noël. Elle pouvait être n’importe quelle femme de la bourgade et cela rendait les choses délicieuses pour Kenny. Toutes les sorcières avaient deux points en commun. Elles n’étaient jamais mariées car leur époux ténébreux aurait été jaloux. Excessivement jaloux. Mortellement jaloux. Le second point qu’elles partageaient était leur côté attirant. Elles étaient toutes attirantes aux yeux de Kenny. C’est pourquoi il les aimait toutes et qu’il les lui fallait toutes. Car c’était sa nature. Ce pour quoi il avait été créé.

Chanson #5

Il lui adressa un demi-sourire tandis que les premières mesures de la dernière chanson s’élevaient dans une ambiance survoltée. Des notes fragiles de piano qui précédèrent un mid-tempo empruntant sans doute plus à la pop qu’à la country mais Kenny avait choisi exactement ce qu’il fallait pour terminer son ouvrage. C’était un tube à la mode qu’il avait entendu récemment. Un titre illustrant parfaitement l’instant qui allait survenir. La choriste féminine s’approcha du micro et sa voix , légèrement rauque, emplit le temple qu’était devenue la petite salle des fêtes. Un temple où se dénouait un drame vieux de plus de trois cents ans. La sorcière écouta avec une ferveur toute damnée quand Kenny se joignit à la choriste, sa voix plus grave et plus profonde que l’interprète original. Mais nul ne s’en plaignit. C’était la force de Kenny, son talent incroyable, sa façon d’investir et de faire siens des mots écrits par et pour d’autres, leur donner une toute autre signification. Une toute autre justification. Audible par tous mais compréhensible par une seule. La sorcière. Les deux voix chantaient les mêmes mots. La douleur de la séparation. Cela n’avait pas de genre. Ni masculin ni féminin. Ni ange ni démon.

Il est plus d’une heure du matin
Je suis tout seul
Et j’ai besoin de toi maintenant
Je m’étais promis de ne pas appeler
Mais c’était plus fort que moi
Car j’ai besoin de toi si fort
Et je ne sais pas comment je ferais autrement
J’ai juste besoin de toi
Et je me demande s'il t'arrive de penser à moi
Moi, je pense sans cesse à toi !


Kenny avait envie d’un bon verre d’alcool mais il résista. La choriste était hypnotisée, habitée par un sentiment qui dépassait son entendement. A cet instant, elle aurait suivi Kenny au bout du monde. Cette pulsion l’obsédait pendant qu’elle chantait et, perdue entre les lignes mélodiques entrecroisées, son monde se résuma à croire en ce qu’elle disait. Ses yeux plus brillants qu’ils l’auraient dû, sa poitrine frémissante d’une douceur qui la faisait chavirer. Mais Kenny ne pouvait rien pour elle. Elle ne faisait pas partie du jeu. Elle n’était qu’un instrument nécessaire au charme qu’il avait élaboré cette nuit et étendu sur la petite ville. Les projecteurs firent un dernier ballet, aveuglant momentanément Kenny. Un dernier accord et la musique se tut. Les néons remplacèrent les projecteurs multicolores et la salle recouvra son aspect habituel. Les applaudissements étaient assourdissants. Kenny leva la guitare pour saluer le public qui s’était levé. Les musiciens étaient aussi essoufflés que s’ils avaient couru un marathon. Ils s’auto-congratulaient en se frappant dans les mains, examinant leurs instruments comme s’ils avaient du mal à croire qu’ils avaient été les artisans d’une telle perfection musicale. Kenny chercha du regard au fond de la salle. La place occupée par la sorcière était vide.

Kenny signa de nombreux autographes. C’était comme ça chaque soir. Le Roi Caché de la Country ne décevait pas. Dans la loge, il changea de chemise et avala un grand verre de bourbon. Il remercia chaleureusement ses musiciens d’un soir qui n’en revenaient toujours pas. Il essuya sa guitare, vérifiant les cordes une à une. Il mit dans la poche l’enveloppe que lui tendit l’organisateur sans prendre la peine d’en vérifier le contenu. C’était le juste prix quelle que soit l’épaisseur de la liasse de billets verts. Cela lui permettrait de rallier la prochaine ville. Demain. Payer la chambre du motel, payer l’essence pour son pick-up, payer la nourriture et quelques extras. Le reste, il le donnerait à une oeuvre caritative comme d’habitude. Il n’était pas venu au monde pour faire fortune. Il n’avait jamais regretté le bon vieux temps avec ses dollars en or. Il regrettait juste ne plus pouvoir sentir entre ses cuisses les flancs d’un mustang, fier et intelligent, fort et résistant. Ne plus sentir au creux de ses reins le martèlement régulier des sabots sur la piste.

Il sortit. L’air de la nuit était frais et embaumait des parfums que l’on ne respire nulle part ailleurs. Des parfums nés dans le désert qui se gorgeaient de saveurs en passant sur les plantations d’agrumes. Kenny respira profondément. Il se sentait vraiment bien. Les étoiles brillaient dans le ciel sans nuage et l’air était tellement pur et transparent qu’il semblait que toute la voute céleste miroitait au-dessus de sa tête. Des milliards d’étoiles enroulées en milliards de couronnes. Les armées célestes. Ses amies. Là où il avait été conçu et là où il repartirait quand il aurait fini son travail. Quand il aurait été jusqu’au bout de la route. Il retrouverait sa place parmi le choeur infini et éternel. Il chanterait à nouveau avec tous les autres. Il n’éprouvait pourtant aucune impatience car il les aimait toutes. Ni nostalgie, ni tristesse. Quoi de plus noble que de parcourir la route ?

Quand il ouvrit la portière, le plafonnier éclaira l’habitacle. Il ne s’étonna pas de la découvrir assise, bien droite, sur la banquette arrière. Un parfum de violette l’accueillit aussi, un parfum de violette léger et soyeux, pas du tout ce parfum entêtant dont les dames patronnesses d’un certain âge s’obstinent à s’asperger copieusement. Non, un parfum troublant et suggestif. Kenny s’assit au volant et tourna la clé de contact. Il orienta le rétroviseur intérieur jusqu’à ce que le visage de la sorcière y apparaisse. Alors il claqua la portière. Quand le Ford démarra, il sembla fugitivement que deux créatures étrangères à ce monde l’occupaient. Mais c’était sans doute une illusion d’optique due aux ombres dansantes qui modelaient différemment les formes et les corps.

Ils n’échangèrent aucun mot tout le temps que dura le trajet. La sorcière ne cilla pas une seule fois et aucun muscle de son visage ne tressaillit. Kenny n’alluma pas l’autoradio. Le charme était ténu et une action irréfléchie pouvait le rompre irrémédiablement, libérant des forces obscures et brutales. Il devait respecter le rite. Ne pas en dévier d’un millimètre. La violette avait conquis l’atmosphère. Bientôt Kenny stoppa sur le parking du motel. Il descendit sans faire attention à sa passagère. Mais quand il s’éloigna du véhicule, elle se faufila derrière lui. Il l’ignora et gravit l’escalier pour parvenir sur le couloir extérieur. Il s’arrêta devant la chambre 66. Il ouvrit la porte et alluma la petite lampe du bureau. La sorcière l’attendait, debout près du lit.

« Bonsoir, je m’appelle Kenny ! dit-il en posant sa guitare et son stetson sur le fauteuil de cuir.
- Je connais ton nom. Je m’appelle Abigail ! répondit la sorcière. Elle entreprit de se dévêtir, délaçant son corsage de coton blanc.
- Attends ! La voix de Kenny était douce. Attends un peu.
-Tu ne m’aimes donc pas ? Souffla Abigail interrompant son geste, les doigts posés sur le dernier lacet.
- Bien sûr que si ! Se défendit Kenny en s’approchant d’elle. La musique ne peut mentir n’est-ce pas ? Mais laisse-moi te contempler un peu, s’il te plaît ! Tu veux bien... Abigail ? »

Abigail retomba dans un mutisme immobile. Kenny put admirer son visage pâle et lumineux, encadré par de longs cheveux sombres aux reflets moirés. Elle avait des yeux myosotis qui semblaient regarder bien au-delà du réel. Des pupilles où se devinait un immense pouvoir assoupi. Kenny dansait sur le volcan. Un seul mauvais pas et il réveillerait le monstre. Ses plans seraient contrariés et son départ retardé, l’obligeant à demeurer un jour supplémentaire dans la bourgade. Un jour supplémentaire sur ce monde. Un jour supplémentaire loin du choeur céleste. Kenny n’avait jamais failli. Il ne commencerait pas aujourd’hui. Il se souvint des tertres près des berges du Père des Eaux. En dessous reposaient ses frères. Plus que leurs corps, desséchés et recourbés, l’essence même de leur être, était retenue prisonnière dans le limon fertile des eaux stagnantes où les grands joncs pleurent silencieusement. Ses frères infortunés ne rejoindraient jamais le choeur où leur absence égratignait la pureté absolue du chant des étoiles.

Abigail n’était pas aussi grande que lui mais peu s’en fallait. Elle semblait avoir atteint cet âge où la femme paraît encore plus belle que le jour précédent. Quand il la regardait, Kenny voyait une autre femme debout devant ses juges. Une femme rebelle et forte. Une femme vêtue de méchants habits de toile rêche, qui toisait son juge et le défiait de la condamner à la pendaison. Une femme sûre de son pouvoir sur les hommes, un pouvoir conféré par le Seigneur de l’Ombre, un pouvoir qui subjuguait et aliénait. Un pouvoir qui corrompait les âmes pures et les précipitait dans le brasier de la concupiscence et de l’animalité. Un pouvoir tiré d’accouplements contre-nature au plus profond des forêts inhospitalières. Au centre d’un cercle de feu magique où un passage avait été ouvert sur le monde souterrain. Mais Kenny ne pouvait s’empêcher d’admirer la courbe parfaite de ses lèvres et de ses joues, ,ussi tendres que des fruits à point. Kenny admirait ses épaules rondes et sensuelles et sa poitrine ferme et opulente. Oui. Kenny était amoureux. Comme chaque fois que l’une se révélait, depuis plus de trois siècles. Il tendit un bras vers elle et le charme opéra à nouveau. Elle vint se blottir contre lui, son parfum l’enveloppa complètement. Il aimait tellement la violette. Ils basculèrent sur le lit.

Ils s’aimèrent, réinventant une histoire mille fois racontée. Elle était tout pour lui en cet instant. Elle se plia à ses désirs et il sentit une infime partie d’immortalité palpiter en lui. Lors d’un court instant de répit dans leurs jeux amoureux, il l’embrassa juste au-dessous de son nombril, elle qui n’était pas née du désir d'un homme. Elle lui parla d’une voix blanche où filtrait une humanité distante et hésitante, cherchant le moyen de s’affranchir de son joug infernal. Une voix de petite fille, celle qu’elle était restée quelque part entre sa naissance et sa révélation. Une petite fille qui croyait toujours aux belles choses et au soleil nouveau. Une petite fille innocente, prisonnière d’un corps possédé. Son destin avait été écrit il y a trois siècles quand une autre jeune femme, qui portait son prénom et dont les veines charriaient le même sang, avait réchappé au jugement des hommes et s’était enfuie du Massachussetts. C’était une sorcière qui avait juré sur la croix renversée de mettre tout en oeuvre pour venger ses soeurs du mal qui leur avait été causé. Elle avait sacrifié ce que demandait son amant et de ses mains, rougies par le sang, elle avait scellé un terrible serment. Puis elle avait suivi la route qui partait vers le Sud.

« Pourquoi faut-il que la nuit finisse ? dit-elle. Pourquoi as-tu tant tardé ?
- J’ai suivi la route, ses tours et ses détours. J’ai suivi l’ordre des choses. Tu m’as attendu et c’est tout ce qui importe, Abigail. Il fallait que cela soit cette nuit. Plus tôt aurait été prématuré, plus tard, cela aurait été inutile! »

La lune déversait sa clarté à travers la fenêtre ouverte. Une grosse lune ronde et lumineuse qui emplissait presque tout le ciel. Une nuit magique et propice. Kenny roula sur le côté et s’assit au bord du lit, la tête baissée. Abigail se coula contre son dos, l’enserrant de ses tendres bras.

« J’aurais tant aimé voir le soleil se lever. Le voir de mes propres yeux. J’ai l’impression d’avoir rêvé ma vie et quand j’y repense, là, maintenant, j’ai l’impression que mes souvenirs s’évanouissent sans que je puisse les retenir !
- Ne résiste pas, Abigail. C’est le Temps qui se venge. Il essaie de rattraper les heures que tu lui as dérobées. Les incantations ne sont que des boucles de temps singulières. Ton Maître t’a enseigné les arts noirs et maléfiques mais il ne t’a pas expliqué leur véritable origine. Tout n’est qu’une question de temps. De temps et d’harmoniques, car il existe une portée universelle où tous nos actes ne sont que des notes, blanches ou noires, accrochées à différentes hauteurs et où le Temps n’est que silences, plus ou moins grands!
- Je vais mourir n’est-ce pas ? Je ne survivrai pas à l’aurore. Ma mère m’avait dit que tu viendrais. Que tu viendrais avec le crépuscule. Tu es la Mort ?
- Non, Abigail. Je ne suis pas la Mort. La Mort ne peut pas aimer. La Mort n’est qu’un mythe humain. Seule existe l’entropie.
- Ma mère tenait cela de la sienne et celle-ci de la sienne encore. Seul ton nom m’était caché mais quand tu as commencé à chanter, je n’ai pu me soustraire à ton appel. Cela aussi ma mère me l’avait révélé. Elle te craignait. Elle disait que tu étais le Fléau, l’instrument façonné par ceux qui veulent notre perte. Ceux qui veulent effacer toute trace de l’ancien monde.
- Abigail, je ne désire que ce que j’aime. Si je suis ici, c’est pour toi. Je suis né pour t’aimer et tu viendras avec moi de ton plein gré comme toutes tes soeurs. Vous êtes plus nombreuses que les coquelicots dans un pré au mois d’avril.
- Alors aime-moi encore une fois ! »

Chanson #6

Elle le tira en arrière et l’embrassa violemment, faisant appel à tous les artifices qui lui avaient permis de subjuguer les hommes du comté. Il répondit à ses ardeurs. La lumière qui entrait par la fenêtre se mut en pluie d’étoiles filantes. Ils furent bientôt enveloppés de nuées scintillantes, les draps claquants follement autour d’eux. Un chat bondit souplement sur le rebord de la fenêtre. Dans ses yeux mordorés se refléta l’étreinte de deux créatures ailées, l’une sombre et huileuse, l’autre pâle et luminescente, aux proportions inhumaines. Le chat cracha furieusement dans leur direction, poils hérissés et griffes sorties. Le Temps lui-même recula, abandonnant encore quelques secondes.

Ils s’effondrèrent enfin sur le lit, en sueur et satisfaits. Abigail mit sa main sur son aine. Elle lui demanda :

« Verrai-je mes soeurs ?
- Oui. Où je suis, elles sont.
- Qu’adviendra-t-il de moi ?
- Que dirais-tu d’une chanson ?
-Une chanson ?
- Oui, tu ne peux imaginer tout ce que peux contenir une chanson !
- Toujours la même?
-Non bien sûr! Les chansons meurent quand elles sont oubliées. Toi, tu vivras à jamais car je chanterai toujours les chansons que j’aime !
- Regarde, dit-elle, la nuit se fait déjà moins profonde. Le Temps se rappelle à nous. L’aube va bientôt arriver. En cette saison les nuits sont courtes hélas ! Pourquoi n’es-tu pas venu au solstice d’hiver ? Nous aurions eu plus de temps pour nous aimer !
- Il nous en reste encore suffisamment! répondit Kenny en embrassant ses seins érigés. Tu es magnifique ! »

Ils firent l’amour une toute dernière fois. Intensément.

L’aube les trouva endormis. Kenny ouvrit un oeil. Abigail avait la tête tournée de l’autre côté. Elle ne bougea pas. Il se leva et sans faire de bruit, se vêtit et sortit de la chambre le plus discrètement possible, ses bagages à la main et sa guitare en bandoulière. Il rangea les sacs dans le coffre du pick-up et posa sa guitare sur le siège passager. Puis il se dirigea vers l’accueil. Le garçon sommeillait encore au fond de son fauteuil. Kenny fit un simple geste de la main, dessinant une clé invisible qui s’inséra dans la portée locale. Jim se réveilla en cet instant. Il se frotta les yeux et découvrant Kenny, secoua la tête.

« Déjà levé Kenny ? Pas du genre à faire la grasse matinée non ?
- L’avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt dit le proverbe ! Une longue route m’attend encore. Peux-tu s’il te plaît me préparer la note ?
- Tout de suite Kenny ! répondit Jim, en pianotant sur son clavier. L’imprimante éjecta une feuille de papier. Il s’en saisit. Voilà, cela vous fera.... Cent quarante dollars. Vous êtes sûr de vouloir partir ?
-La route m’appelle fiston ! Au revoir ! Kenny se retourna pour sortir puis, comme s’il se rappelait quelque chose d’important, il se ravisa et se pencha au-dessus du comptoir.
-Dans ma chambre, il y a une jeune femme. Laisse-la dormir tant qu’elle le voudra. Ne la dérange surtout pas. Passe le mot aux femmes de chambre! Tiens, voilà deux billets pour les frais supplémentaires. On est d’accord ? Kenny glissa deux Benjamin Franklin sur le comptoir.
-Bien sûr Kenny ! Je la laisse dormir comme la belle au bois dormant !
- C’est ça ! Dis-toi qu’elle attend son prince charmant ! Et ne joue pas à Shrek ! Kenny appuya son propos d’un autre geste aérien. Jim ferait exactement ce qu’il s’était engagé à faire. C’était juste une question de temps et d’harmonique. Cette fois-ci c’est dit ! Au revoir fiston ! »

Mais dans sa bouche, cet au revoir sonnait comme un adieu. Kenny n’était jamais passé une seconde fois au même endroit.

Il s’assit au volant et jeta un dernier coup d’oeil dans le rétroviseur extérieur. Le motel était encore silencieux. Lentement le pick-up regagna la route. Là, Kenny appuya sur l’accélérateur et alluma l’autoradio. La station diffusait un standard interprété par Mickey Gilley. De la bonne musique ! Kenny était content. Son corps avait exulté. Il respirait avec avidité la violette qui embaumait l’habitacle. Il leva les yeux sur le rétroviseur intérieur. Il y avait une forme impalpable assise sur la banquette arrière. Une forme féminine. Une forme ailée. Des yeux myosotis où se lisait un amour infini. Il lui adressa un baiser léger et commença à siffloter un autre refrain. La route était encore longue.

M

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