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De : Maedhros Date : Dimanche 7 aout 2011 à 20:33:16 | ||
Je tenais la ville. Concevoir une histoire serait un jeu d’enfant. Une question de temps et d’équilibre. Avant de rassembler le matériel nécessaire à l’élaboration de la trame, je devais vérifier l’état de mes connaissances. Que savais-je exactement sur Pékin ? Bon. Je pensais aussitôt aux Jeux Olympiques de 2008. Les quarante médailles de l’équipe de France. La médaille d’or de Camille Lacourt, le premier champion du monde français de natation aux Mondiaux de 2011. Non, ils se passaient à Shanghai. La Cité interdite bien sûr. Le fabuleux palais de la cité impériale. Ces murs bas et silencieux qui ont retenu les fastes d’un pouvoir quasi divin. Les dynasties des Ming et des Qing. Ces mots m’évoquaient des reflets moirés et délicats, comme la subtile caresse de tissus précieux sur une chair dénudée. De sombres tragédies et des sacres somptueux. Marco Polo à la cour de Kūbilaï Khān. De troubles odalisques, languides et mystérieuses, aux ongles aussi démesurés que leur ambition et aux regards de braise, offertes sur des palanquins d’or. Epouses et concubines. Le symbolisme hermétiquement jouissif des grands films chinois. Leur sens pictural et leurs chorégraphiques aériennes. Le destin tragique de celui qui n’avait pas de nom contre l’Empereur des sept royaumes. Je revis en un instant cette sublime scène où une tornade de pétales de sang envahissait l’écran pendant que le destin refermait ses griffes. Une association d’idée buissonnière me fit dériver vers ce samouraï qui lutta bravement contre un monde qui ne le comprenait plus. Nouvelle erreur. Cela se passait au Japon. Pas en Chine. Encore moins à Pékin. Que pouvais-je mobiliser encore. La longue marche évidemment. Le Grand Timonier et l’Impératrice Rouge. Puis le cheminement, plus lent, bien plus lent vers les temps nouveaux. La fin de la bande des quatre et l’avènement de la nouvelle politique économique. La place Tian’Anmen qui vit l’affrontement de l’homme et de la machine. Oui, quelle formidable parabole! Pourtant l’issue de ce combat a été soustraite à notre vue. Comme si quelque Dieu bienveillant avait voulu nous voiler pudiquement le vainqueur. Certains disent que l’homme est mort. Pas sûr ! Sinon, qui raconterait son histoire? Je disposais de tous les ingrédients pour me permettre de concocter la recette d’une bonne histoire. Un détail me revint alors en mémoire. Il fallait que cela sonne vrai, que cela fasse "couleur locale"! J’ai donc rouvert mon navigateur. Les possibilités de voyage virtuel sont grandes de nos jours. Il y a des machines ambulantes qui photographient nos rues et nos maisons sur 360 degrés. En quelques clics, vous pouvez vous balader dans les rues de San Francisco ou de Berlin, de New-York ou de Sydney, presque aussi simplement que si vous marchiez sur leurs trottoirs, la menace d’être agressé au carrefour en moins! Certes, il manque les odeurs et le mouvement car tout est figé, mais cela conviendra parfaitement pour ce que j’ai à faire ! C’est d’ailleurs assez fascinant de penser que l’on marche ainsi dans le passé, au milieu de tous ces détails capturés par l’objectif et qui ont disparu dans la flèche du temps ! J’ai tourné la bonne page et je me suis dirigé vers Pékin. Je compris bien vite les limites du programme américain. Le jaune et filiforme avatar daignait se positionner sur de petits ronds bleus mais au lieu de la projection dynamique habituelle, l’écran n’affichait qu’une photo de l’endroit sans possibilité d’orientation. J’avais accès à une édifiante galerie de photos dûment approuvées par les autorités locales. Cela ne suffisait pas. J’essayai un autre site. Un site plus généraliste où je me rendais de temps en temps, à l’affût de nouvelles vidéos musicales. Je tapai quelques mots clé et j’obtins une liste de petits reportages sympathiques. C’était exactement ce qu’il me fallait. Des vidéastes anonymes et amateurs m’offraient de splendides reportages sur Pékin. J’en sélectionnai une bonne demi-douzaine et commençai de les visionner. Le premièr avait été réalisé à l’entrée de la Cité Impériale. Magnifique. Sur les quatre minutes, si je retirais les commentaires comateux et insignifiants du vidéaste de l’extrême accroché à la poignée de son Cyber-Shot, il restait bien deux minutes exploitables. Je répétai l'opération avec une deuxième vidéo. Puis avec une troisième. C’est alors que je fis une découverte qui allait bouleverser mon existence. Il y avait une silhouette floue qui semblait fixer la caméra. Une silhouette imprécise et presque invisible dans un angle de l’image. Sur le moment, je n’y prêtai pas attention. Mais sur la même vidéo, quel que soit le plan, elle réapparaissait toujours! Ténue et discrète, presque diaphane, mais indubitablement présente. Je fis glisser le curseur vers la gauche, remontant le film. C’était bien elle ! Je me rendis également compte qu’en fait, elle ne regardait pas la caméra, non ! Elle me regardait moi ! En tout cas, le spectateur que j’étais. J’agrandis le format mais ce que je gagnai en dimension le fut au détriment de la résolution qui s’effondra symétriquement. Je revisionnai les deux précédents vidéos et il ne me fallut pas longtemps pour repérer cette silhouette dont le visage, affligé d’une pixellisation destructrice, était tourné vers moi ! Nerveusement, j’éteignis l’ordinateur. Puis j’ai essayé d’être rationnel. Je n’étais pas le premier à regarder ces clips et sans doute pas le seul en ce moment. Donc, il y avait pléthore de pékins (le jeu de mots fut involontaire, croyez-moi !) qui avaient dû remarquer ce détail! Après réflexion, je conclus que la vidéo avait dû subir une conversion mal adaptée et qui avait fait naître ce... cette... anomalie lors du post-traitement. Et comme elle se fondait assez bien dans l’image, nul ne s’en était aperçu. C’est fou ce que la crainte de l’irrationnel aiguillonne à ce point notre intelligence à trouver des explications plausibles. Et la mienne me convenait à la perfection! Je me promis aussi que, dès le lendemain, je demanderais à un collègue de regarder lui aussi les vidéos. J’en aurais ainsi le coeur net. Mais le diablotin assis sur mon épaule me posa la question qui tue : « D’accord mais comment expliques-tu le fait que cette anomalie technique soit présente sur trois séquences réalisées par trois personnes différentes ? » Je maudis le diablotin mais évidemment celui-ci s’en moqua comme de son premier péché! J’ai alors étudié les autres vidéos. Elle était là, blottie dans un coin de l’image. Comme ce jeu qui amuse les enfants où il leur faut trouver un personnage caché dans les vignettes d’une bande dessinée, au milieu d’une foule bigarrée et moutonnante. Comme dans les pochettes des albums de Kate Bush où se dissimule une lettre. Le K. En tout, j’ai dû visionner plus de quarante clips et quand je repoussai la chaise, la nuit était bien avancée derrière la vitre. Je n’avais pas faim. Le contour de la silhouette persistait sur mes rétines et je me pris à redouter qu’elle surgisse des ombres de la pièce. Pourtant, elle n’avait été nullement menaçante. Elle restait immobile, se contentant de tourner dans ma direction quelques pixels flous où je devinais plus que je ne voyais, un sourire engageant. Il était presque minuit quand mon client de messagerie m’avertit gentiment de l’arrivée d’un nouveau message. Le nom de l’expéditeur ne me dit rien. Un site marchand quelconque que mon anti-spam avait laissé passer sans sourciller. J’allais donc le blacklister quand son objet me laissa pantois : Vous avez gagné un voyage à Pékin! La coïncidence était extraordinaire. Fébrilement, j’en pris connaissance, tout en sachant que c’était là une bien mauvaise idée. Un coup à attraper un virus ou pire encore... Mais le corps du message était banal au possible. J’avais effectivement gagné un voyage après un tirage au sort auquel je n’avais aucun souvenir de m’être inscrit ! Il y avait toutes les assurances offertes par un cabinet officiel d’huissier. Aucun lien douteux sur lequel cliquer. Pas de numéro de carte bleue à renvoyer. Juste un numéro de téléphone à appeler sous 24 heures. Un numéro normal, commençant par 01. Celui d’une célèbre agence de voyage. Une rapide recherche sur la toile me le confirma. J’eus du mal à trouver le sommeil une fois de plus. Le lendemain, j’étais l’heureux gagnant de la loterie du Commerçant Rieur. A 11 heures, je reçus par porteur Fedex, un pli scellé contenant mes billets d’avion et la réservation de mes deux nuits au Fairmont Hôtel de Pékin. Le vol allait durer près de douze heures, décalage horaire compris. Invité au siège de l’agence, j’eus droit à un discours, à être photographié aux côtés d’officiels enchantés et à une coupe de Champagne très moyen. Bref, j’étais un homme heureux. Je préparai rapidement mon bagage. L’avion d’Air France décollait de Paris très tôt le lendemain matin. M (à suivre) Ce message a été lu 6787 fois | ||