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De : Maedhros Date : Dimanche 14 aout 2011 à 14:48:16 | ||
J’ai dormi. Beaucoup. Mes sommeils sont de plus en plus longs comme si le simple fait d’ouvrir mes paupières devenait pénible. J’attends que les choses prennent une autre direction mais je sais bien que je me berce d’illusions. Ma volonté décline. Je m’aventure moins dans la ville au-delà de l’enceinte. Les hommes ont changé. Ils ont grandi. Comme leurs constructions. Comme leur appétit. Si près du soleil, ne craignent-ils donc pas que leurs ailes de papier finissent par s’enflammer ? Je perds ma consistance. Je m’efface dans l’ombre quand les touristes envahissent la Cité. Je me souviens d’un autre temps. Un temps où j’étais jeune et fort. Où les jours étaient brefs et intenses. Tant d’histoires s’estompent peu à peu dans ma mémoire. Mes paupières close tentent bien de les retenir mais elles s’échappent comme des alouettes devant l’hiver. Je deviens transparent. Je n’appartiens pas à ce monde et je ne peux rejoindre l’autre. Mon amour est là. C’est la malédiction proférée depuis plus d’un siècle par la Sorcière qui mena l’Empire à sa perte, comme une ancienne prophétie l’avait prédit. J’étais jeune et fougueux alors. Je parcourais le Palais à la tête de soldats d’élite, la main sur l’épée de cérémonie. Mes pieds foulaient fièrement les innombrables briques d’or qui tapissaient le sol. Je répondais aux seuls ordres du Grand Général Kang-i, de la Bannière Bleue et je ne courbais pas le front quand je croisais les diables étrangers. C’était avant que la Sorcière ne scelle mon destin. C’était avant que la colonne de secours des Huit Légations eut défait nos armées, anéantissant l’ultime soubresaut de l’Empire Céleste. Durant ces jours funestes, je compris que le Ciel retirait son mandat à la dynastie Qing. Lors de sa chute, je n’étais déjà plus attaché à ce monde, vivant désormais à sa périphérie. J’étais devenu un fantôme vivant, fait de chair et de sang, dont l’existence s’écoulait selon un temps différent. Un fantôme qui pleurait celle qu’il avait aimée. Un fantôme prisonnier de l’endroit où elle avait été exécutée. Je n’ai pu empêcher les sbires de Li Lianying de commettre leur ignoble forfait. Avant que mon bras ne puisse le saisir et le châtier comme il le méritait, l’obséquieux eunuque s’était lâchement enfui aux côtés d’une vieille paysanne courbée, l’instrument déguisé d’un Destin buté et querelleur. Alors j’ai contemplé les feuilles jaunies et froissées s’amasser devant la Porte du Midi. Elles s’amoncelaient et nul serviteur n’accourait pour les balayer. Je devinai dans ce spectacle, le signe de la fin annoncée. Les temps changeaient et je n’étais pas emporté avec eux. Il me sembla que les grains du Grand Sablier passaient à travers moi sans m’atteindre. Je sentais une extrême lassitude envahir mes os et mes chairs chaque matin un peu plus. Pourtant je continuais de vivre alors que tout, autour de moi, naissait, vieillissait et finalement disparaissait. Pourtant les yeux me voyaient, les oreilles m’entendaient, les mains me touchaient. Je mesurai bientôt toute l’horreur de la malédiction. Tous m’oubliaient dès que leurs regards ne se portaient plus sur moi. Un oubli fulgurant et définitif. La Sorcière m’avait ri au nez quand j'avais comparu devant elle, encadré par ses gardes personnels. Li Lianying, son eunuque favori, se tenait à son côté, un sourire cynique peint sur son visage fardé. Je me souviens parfaitement des paroles échangées. Elles sont demeurées gravées dans ma mémoire pour l’éternité. « Crois-tu pouvoir m’affronter? » me dit-elle en se penchant vers moi, passant devant mes yeux une main aux ongles extraordinairement longs. « Te crois-tu de taille à décider du destin de cet Empire auquel j’ai consacré ma vie ? Oses-tu te dresser contre la volonté de ton Maître? Qui crois-tu donc être! Ton ancêtre a beau avoir été le Pilier du Ciel et Protecteur du Royaume, une telle renommée ne t’est pas échue ! » « Perle ! Je... ! » Mais un garde me cogna violemment de son lourd bâton ferré. Je tombai à genoux. Ils me relevèrent brutalement. La Sorcière s’était contentée de suivre la scène sans intervenir. « Tu parles beaucoup trop, Guan ! Peut-être est-ce la mode européenne? Serais-tu vendu aux diables étrangers? Même les Fils du Soleil Levant singent aujourd’hui leurs manières! J’ai toujours haï les Japonais mais jamais dans mes rêves les plus fous, je n’aurais imaginé qu’ils se vêtiraient de ces habits ridicules ! Comment les appellent-ils déjà? - Des queues de pie, Altesse ! » Souffla Li Lianying. - Oui. C’est ça. Je reçois chaque jour les représentants des Légations. Des prétentieux et des suffisants. Ils projettent de piller mon Empire et y imposer leur culture. Ils parlent de commerce et de concession. Ils n’ont que ces mots à la bouche... !» La Sorcière faillit se départir de cette immobilité hiératique qui glaçait ses interlocuteurs. Elle se contint néanmoins et poursuivit sur le même ton égal: « Mon neveu a trop écouté cet illuminé de Kang (1), ce lâche nourri aux mamelles blafardes des écoles européennes de Hong-Kong et de Shanghai. Elles ont semé en lui les graines amères de la sédition. Et qu’a-t-il fait quand il s'est rendu compte que ses idées ne triompheraient pas ? Il s’est enfui au Japon ! Comme un rat! Comme un Han! J’aurais mieux fait d’inviter le commandant Yuan à moins de circonspection. La tête de ce bâtard ornerait les murs de la Cité, plantée au bout d’une pique ! » J’étais abasourdi. L’Empire vacillait sur ses bases. Les armées européennes avançaient vers Pékin et la révolte des Boxers s’essoufflait à n’en pas douter. Les pauvres diables se feraient massacrer quand les soldats des puissances occidentales entreraient dans la ville. Et que faisait cette Sorcière? Elle s’entêtait contre toute raison! Je ne voyais en face de moi que des pantins pathétiques qui gesticulaient dans un théâtre d’ombres, ne s’apercevant pas que le rideau allait se refermer sur leur tragique pantomime ! Et Perle, mon amour, était retenue prisonnière entre les mains de cette Sorcière, l’Impératrice Douairière parce qu’elle avait osé s’opposer au départ de la Cour Impériale devant l’avancée des troupes des Légations! « Altesse, finissons-en, votre Conseil vous attend au Palais d’Eté. Des décisions urgentes doivent être prises et des arbitrages rendus. L’Empereur vous attend! » L’eunuque susurra ces mots à l’oreille de l’Impératrice Cixi, la Sorcière Mandchoue qui opina doucement de la tête : « Mais avant... ! » Elle s’avança vers moi, sans que le moindre de ses membres ne tressaille, comme flotte un démon vers sa proie. Elle fit un geste étrange d’une main griffue. Je frémis de tout mon être, incapable d’esquisser un seul mouvement. J’étais à sa merci. Le sortilège était puissant et je n’étais qu’un papillon qui aimait une étoile ! Les autres autour de nous s’étaient évanouis dans une sorte de brume moutonneuse. Seule la vieille Impératrice, celle qu’on surnommait le « Vieux Bouddha », était parfaitement visible, collée tout contre moi, comme un démon lubrique. Ses ongles démesurés griffaient lentement ma joue, attirant le sang juste sous la peau. « ...Avant, je vais te révéler un secret! Ecoute bien, Guan Bei! La princesse Zhen, la concubine favorite du Fils du Ciel, est perdue. Elle s’est opposée une fois de trop à mes décisions. Elle a été convaincue de trahison par décret impérial. Aujourd’hui, son sort est scellé ! » « Cherche un puits. Elle t’y attend, tout au fond. Pour l’avoir fidèlement soutenue dans ses actions minant mon autorité, tu mérites déjà la mort. Mais tu as commis un acte insensé, impardonnable! Elle t’a accordé les mêmes faveurs qu’elle accorde à mon neveu. A l’Empereur ! Toi, un Han, pas même un Mandchou. Pour cela, tu seras damné. J’en appelle aux Démons infernaux du Sixième Cercle. Tu vas vivre longtemps. Tu ne pourras mettre fin à tes jours pour abréger tes souffrances. Car tu vas souffrir Bei, je te l’affirme. Et tu ne pourras t’éloigner du puits où repose ta Perle! Tel sera ton destin. Nulle flèche ne te transpercera, nulle balle ne te fauchera, nulle maladie ne t’affectera jamais. Tu seras juste un papillon éphémère voletant au milieu des hommes qui jamais ne retiendront ton existence au-delà de l’instant qui passe! » Elle caressa mes lèvres et ses yeux blancs plongèrent dans les miens. Là, des horreurs frémissaient au fond de gouffres ténébreux, des choses innommables remuaient au sein de nuées délétères. La Sorcière souffla profondément dans ma bouche entr’ouverte et le démon qu’elle avait convoqué s’empara de moi. Je sentis son horrible progression jusqu’à ce qu’il finisse par se lover au-dessous de mon coeur. La Sorcière murmura une dernière phrase sur un ton presque cajoleur : « Tu seras délivré de cette malédiction le jour où tu partageras le sort de celle que tu as aimée ! » Puis elle tapa légèrement dans ses mains et le temps reprit son cours. Elle dit posément : « Gardes, laissez-le aller. Il est libre... d’une certaine façon. Lianying, mon palanquin. Je dois me rendre au Palais d’Eté. » J’ai crié comme le damné que j’étais, alors que le cortège impérial s’éloignait déjà. J’ai hurlé un seul mot : « Comment ? » Je n’eus droit qu’au rire aigrelet de l’eunuque! M (à suivre) (1) Kang Youwei : lettré, calligraphe et théoricien politique chinois qui tenta de réformer la Chine en 1898 durant "la Réforme des Cent Jours". Mais l'impératrice Cixi y mettra terme en fomentant un coup d'état avec le soutien du commandant militaire Yuan Shikai. Sous la menace, Kang Youwei prendra la fuite vers le Japon. Ce message a été lu 6771 fois | ||