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De : Maedhros Date : Mardi 27 decembre 2011 à 16:13:09 | ||
LES MOISSONS DU PARADIS (2/2) Les premières étapes de la colonisation s’étaient pourtant déroulées sans incident notable. Durant un temps, tout fut conforme aux prévisions. Paraiso répondit aux promesses placées en elle. Prodigalité et abondance étaient les qualificatifs qui venaient à l’esprit quand on évoquait le Paradis. Toutes les espèces végétales transplantées par l’homme y croissaient sans contrainte et sans traitement. Les rendements y atteignaient des records inégalés. Les animaux s’y multipliaient en liberté sur des domaines aussi vastes que des continents. Paraiso deviendrait sans nul doute le Grenier de l’Humanité et ce, pour l’éternité. L’Eden originel. Aucun autre monde de l’Empire ne pouvait rivaliser avec Paraiso, ni en taille ni en richesse. Paraiso serait la dernière frontière avant le Grand Saut, celui qui propulserait les armadas humaines à l’assaut de l’Amas de la Vierge. L’Empire repousserait ses frontières au-delà du Groupe Local et de sa quarantaine de galaxies. Les seules difficultés tinrent essentiellement aux incroyables dimensions de la planète géante. Tout y était démesuré, hors de proportion, quasiment illimité. Ce qui partout ailleurs aurait été qualifié d’exceptionnel était réduit sur Paraiso au ridicule et au dérisoire. L’Empire déversa énergie et moyens sans compter. Des populations entières de mondes embryonnaires jugés moins prioritaires furent déplacées bon gré mal gré pour s’installer sur les nouveaux territoires. Mais cela restait insignifiant à l’échelle du Paradis, juste quelques gouttes d’eau dans l’océan. Une légion complète fut affectée à demeure sur Paraiso. La 17ème, le Fléau de Varius, l’une des plus glorieuses. Orgueilleuse et intrépide. Mais l’Empereur l’avait choisie pour une toute autre qualité, à ses yeux la plus précieuse. La 17ème légion lui était indéfectiblement loyale. A maintes reprises, elle avait défendu le Trône et ses intérêts au prix de terribles sacrifices. C’était un extraordinaire honneur d’y être recruté et toutes les grandes familles du Pont et du Timon poussaient leurs fils aînés à briguer les rares postes offerts aux jeunes diplômés des prestigieuses académies militaires de l’Empire. Peu étaient élus. La légion comptait quatre cent mille hommes parfaitement entraînés et commandés. Elle était dotée des meilleures technologies et pouvait évoluer indifféremment sur tous les théâtres d’opération et dans toutes les dimensions. Elle constituait une redoutable force destinée à décourager toute velléité, qu’elle soit humaine ou non-humaine. « Le Paradis est Mien » se plaisait à rappeler l’Empereur quand il rassemblait le corps diplomatique interstellaire. Puis vint le temps du Voile Noir, comme le baptisèrent plus tard les historiens et les chroniqueurs. Le Temps du Voile Noir. Le voile du deuil. Cette expression illustra une réalité sans fard. Brutalement toutes les communications furent interrompues avec Paraiso. Un mur de silence coupa le Paradis du reste de l’Empire. Au bout de quelques heures, l’affolement se généralisa. Une mission d’urgence fut dépêchée sur place pour évaluer la situation. Les superviseurs galactiques observèrent sa progression jusqu’aux abords de l’hyper-monde. Puis ils perdirent subitement tout contact comme si elle s’était diluée dans un immense champ de parasites. L’Empereur convoqua sur le champ son cabinet de crise. Au terme de rapides délibérations, une expédition plus consistante fut organisée et placée sous le commandement conjoint d’un stratège militaire rappelé d’une campagne lointaine et d’un psyborg du Cercle Intérieur, le cénacle des vétérans des guerres psychiques. Ces missi dominici étaient investis des pleins pouvoirs. La petite flotte emportait dans les flancs de ses plus grosses unités, plusieurs divisions de la 6ème légion, la légion Pharsale, spécialiste de ce type d’intervention, et une bonne demi-douzaine de spetsnaz de commandos Orion. La réputation sulfureuse de ces groupes d’intervention extrême les tenait à l’écart des autres troupes d’assaut. Combattants hors pairs mais particulièrement brutaux, ces commandos sans foi ni loi, étaient commis aux oeuvres les plus basses ordonnées par l’Empereur, capables des actions les plus abjectes. Ces reîtres, fanatisés et impitoyables, étaient le poison le plus violent qui enduisait les pointes des armes impériales. Cette petite expédition ne pouvait être considérée comme une véritable armée mais sa puissance de feu aurait tenu tête à bon nombre de forces de défense appointées par des Principautés interplanétaires de taille respectable. Les opérations de transfert ne prirent qu’un minimum de temps, les dahirs impériaux primant sur toute autre priorité locale. Après. Le hurlement des tuyères brutalise ses tympans. C’est le son du métal surchauffé qui se dilate en longues plaintes distordues. Le pilote du Thunderbird ne cherche pas à faire dans la dentelle. Il tente juste de stabiliser son appareil à quelques pieds du sol, portières largement ouvertes. Les tubes agressifs des canons et des lance-roquettes hérissent le ventre et le nez de l’appareil. Code Bleu. C’est bien un code bleu qu’il a réclamé. Lui, le major Armstrong. Un appel au secours. Sa phalange s’est fait tailler en pièces sans avoir pu répliquer. Il a perdu près de la moitié de ses hommes. Il les connaissait tous, ayant partagé avec eux des dizaines de missions sur une demi-douzaine de mondes en guerre. Mais jamais il n’a été préparé à ça ! Quarante légionnaires chevronnés, rompus aux conditions les plus difficiles en milieu hostile, ont été fauchés en moins de quatre minutes. Qu’est-ce que c’est que ce monde ? A qui ont-ils eu affaire? A quoi... était peut-être plus juste. Aucune vie évoluée n’a jamais été détectée sur la planète géante. « Allez, montez ! On a peu de temps !» Le major rameute ses hommes qui lâchent inutilement rafale sur rafale au jugé, droit devant eux. Ils tirent au coeur des nuées fantomatiques qui forment un front moutonneux barrant l’horizon. Ces monstrueux tsunami s’élèvent jusqu’au ciel où ils dérivent lentement. Des écharpes filiformes en jaillissent, langues menaçantes, comme les tentacules d’une entité monstrueuse. Oui, le major Armstrong s’est fait proprement botter le cul à peine avait-il débarqué sur cette planète. La phalange qu’il dirige appartient à la première division de la légion Pharsale. L’une des cinq phalanges d’intervention rapide composées en majorité de hussards et de dragons. Des unités légères, mobiles, autonomes et particulièrement qualifiées pour ce genre de mission. Avant. A la tête d’une centaine de légionnaires expérimentés, il devait récupérer plusieurs familles qui avaient activé leur balise de détresse. La petite colonne de secours rencontra les premières difficultés lorsque les trois Thunderbird, les lourds appareils suborbitaux qui les transportaient, connurent toutes les peines du monde à conserver une trajectoire conforme au plan de vol initial. Les instruments de bord furent constamment désynchronisés par des parasites d’origine inconnue qu’aucun dispositif de contre-mesure ne parvint à contrecarrer. Malgré toute la puissance de leurs réacteurs qui pouvait les arracher de la gravité la planète géante, les appareils furent contraints de se poser à près de quatre kilomètres du kolkhoze céréalier, leur destination. Il leur avait été impossible de s’approcher plus près, comme si une main invisible empoignait les lourds oiseaux de guerre en plein vol pour les forcer à descendre au sol. Les superviseurs orbitaux injoignables, le major décida de poursuivre la mission. Des hommes, des femmes et des enfants étaient en danger quelque part devant eux. Pas très loin. Il demanda donc aux pilotes de l’attendre. Ceux-ci lui octroyèrent une heure et demie. Pas une minute de plus. Leurs instruments erratiques les avertissaient qu’un orage électromagnétique s’avançait sur leur position. Il pouvait occasionner de gros dégâts aux appareils. Le major fit signe d’avancer à ses hussards en leur désignant la direction indiquée par le faible signal émis par la balise du kolkhoze. Au bout d’une demi-heure, ils parvinrent à l’orée d’un champ de tournesols. A droite comme à gauche, les grandes fleurs formaient un mur ininterrompu aussi loin qu’Armstrong pouvait porter ses regards. Tenter de les contourner risquait de prendre beaucoup de temps. Or le temps leur faisait défaut. Ils devaient couper au plus court. La phalange s’enfonça lentement dans la forêt de tournesols dont les tiges étaient prodigieusement hautes, culminant à une hauteur qu’Armstrong estima à environ sept mètres. Leurs capitules formaient une voûte compacte au-dessus de leurs têtes qui occultait le ciel. En file indienne, ils cheminèrent dans une lumière épaisse qui se déversait sur eux comme de l’or liquide. Nul ne prononça la moindre parole. Tous étaient impressionnés par cette cathédrale végétale aux milliers de colonnes graciles, habitée par un silence surnaturel. Lorsqu’ils émergèrent de ces bois singuliers, leurs instruments sophistiqués se révélèrent incapables de leur fournir la plus petite information exploitable. Cela faisait plus de trois kilomètres qu’ils crapahutaient. Ils auraient dû apercevoir les silhouettes des bâtiments de l’exploitation agricole. Pourtant, alors qu’une plaine de tourbe lugubre s’étendait devant eux, il n’y avait rien. C’est alors que les nuées apparurent. Elles étaient vierges de toute présence. Les capteurs des armures de combat et les drones libellules qu’ils avaient lâchés dans les airs, ne percevaient rien d’autre que le vide et la poussière en suspension. C’étaient d’énormes bourrasques qui tournoyaient entre ciel et terre en se rapprochant d’eux. Elles se transformèrent bientôt en un front de vortex rugissants dont les entonnoirs s’évasaient jusqu’au ciel, sinistres et mouvants, comme façonnés par quelque déité infernale. C’est là que Hunter, un des éclaireurs, avait posé la question à haute voix : « OK mais où sont les vents? » Armstrong releva sa visière. Il ne sentit pas le moindre souffle d’air. Alors qu’est-ce qui pouvait soulever ainsi ces trombes de poussière dans leur direction? Sur son ordre, les hussards se remirent en marche. Comme si elles n’attendaient que cela, les nuées fondirent sur eux. Elles les submergèrent furieusement, s’abattant sur leurs épaules avec la violence de mille ouragans, mettant au supplice les servomoteurs des armures. Le temps d’une respiration, ils furent plongés dans une obscurité presque totale. Les liaisons de proximité furent brouillées. Chacun lutta pour conserver son assiette sous les assauts tourbillonnants des tornades. Et puis du néant naquirent les furies. Des formes spectrales qui fulguraient en passant entre les hommes. Des formes fugitives qui les frôlaient en hurlant dans leurs écouteurs, atomisant leur vigilance et ruinant leur concentration. Mais il n’y avait toujours rien sur leurs écrans d’acquisition. Rien que le vide. Sur quoi auraient-ils bien pu ouvrir le feu ? Vince fut le premier à tomber. Une tête brûlée de première mais un sacré gaillard de plus de deux mètres vingt et cent quarante kilos de muscles. Il fut projeté au sol sans pouvoir opposer la moindre résistance. Le major Armstrong l’entendit jurer comme un charretier de Visigot et soudain son hurlement hanté par une indicible terreur satura toutes les fréquences. Beaucoup, par réflexe, plaquèrent leurs gantelets sur leurs casques, essayant comiquement de se boucher les oreilles. Armstrong bondit vers Vince, uniquement signalé dans l’obscurité par la diode rouge surpuissante qui brillait sur son équipement dorsal. Le jeune hussard restait immobile, face contre terre. Cette terre qui était si loin des vertes prairies de son enfance. Il le retourna et... pris d’un haut-le-coeur, le relâcha aussitôt. La visière de Vince était barbouillée de sang et de matière cérébrale comme si, à l’intérieur du casque, sa tête avait littéralement explosé. Et quelque chose grouillait là-dedans, Armstrong en était certain. Il eut envie de vomir. Il faillit prendre ses jambes à son cou pour être ailleurs, sans l’ombre d’un remords. Heureusement son conditionnement militaire résista à cette pulsion de panique. A cet instant une furie se matérialisa devantson visage, séparée par moins d’un millimètre de surface transparente. Une vision de cauchemar qui ne ressemblait à rien qu’il avait déjà vu. Impossible à décrire en termes humains. Non. C’était en perpétuel mouvement, un bouillonnement de vif-argent. C’était irrésistible et impitoyable. C’était cruel et éternel. C’était bien au-delà du mal ! C’était une puissance brute, une énergie primordiale qui réclamait vengeance. Le Major se rappela les vieilles légendes qui circulaient dans les marches reculées de l’Empire. Les récits rapportés par les explorateurs des lisières stellaires, aux confins du Grand Vacuum. Etait-il face à ce que l’homme redoutait tant de rencontrer dans le noir et le vide de l’espace ? Armstrong comprit que jamais il ne serait en mesure d’affronter cette force. Il n’était qu’un pitoyable insecte face à elle. Un moustique cherchant à s’opposer à la course d’un pare-brise. Armstrong vit la mort en face. Et la mort le dédaigna. Passa à autre chose. Cela le tua bien mieux qu’un projectile blindé à haute vélocité. Oui, ce qui faisait d'Armstrong un être doué de conscience était mort ce jour-là, sur cette plaine lointaine, au coeur des ténèbres tourbillonnantes. Les nuées avaient emporté tout ce en quoi il croyait. Toutes ses certitudes. Toutes ses ambitions étaient devenues vaines. Puis la furie ne fut plus là. Quand il se maîtrisa, une bonne quarantaine de corps gisait sur le sol, éparpillés tout autour. Les furies virevoltaient entre les survivants qui continuaient de hurler comme des déments. Armstrong abaissa son fusil d’assaut. Il réalisa, moins d’une heure après avoir foulé pour la première fois le sol du Paradis, que toutes les armées de l’Empereur ne pourraient affronter victorieusement ce qu’elles étaient venues dompter. En tremblant, il ordonna le repli à ses hommes qui refluèrent tant bien que mal vers le point qu’ils avaient quitté, abandonnant leurs camarades derrière eux. Dans leur dos, les nuées les serraient de près, les talonnant dans leur déroute. Elles leur faisaient clairement comprendre qu’ils ne devaient pas se retourner et ne jamais revenir. Maintenant. Le premier Thunderbird prend de l’altitude, peinant sous la charge. Les deux autres patientent pour embarquer ce qui reste de la phalange. Le Major Armstrong monte à bord le dernier. La mission a échoué. C’est la première fois que cela lui arrive. Il a failli. Il n’ose regarder ses hommes dans les yeux. Quand l’engin regagne l’espace, les vibrations cessent. Un silence pesant envahit la soute et Armstrong ferme les paupières en appuyant son crâne contre la carlingue. Juste derrière le métal, l’énorme masse de l’hyper-planète défie l’entendement. A cette distance pourtant elle paraît si belle. Quand il se retrouve dans le bâtiment amiral, il n’est pas débriefé par l’équipe pluridisciplinaire habituelle. Il est convoqué devant une commission spéciale dans l’Adyton, une pièce parfaitement isolée au coeur des entrailles du vaisseau. Ses parois sont composées de matériaux spéciaux dont le prix au mètre carré dépasse largement celui d’une forteresse terrestre de type II. En outre, huit psyborg militaires veillent, prêts à repousser toute intrusion psychique. C’est dans ce sanctuaire ultra-sécurisé qu’il est soumis à un feu nourri de questions de la part des missi dominici et des six spécialistes comportementaux qui les assistent. Outre les dizaines de mesures enregistrées en temps réel par les intelligences artificielles de classe militaire au moyen de sondes et de capteurs posés ou implantés sur le corps du major. Après Au terme de plusieurs dizaines de rapports, les émissaires impériaux firent part de leurs recommandations au cabinet de guerre de l’Empereur, apposant leur sceau génétique dans le flux de données qui traversa l’éther en direction du Trône. Selon eux, l’Empire se trouvait face à un adversaire inconnu qui constituait une menace fondamentale pour l’intégrité de l’Empire et, subsidiairement, un défi à la toute-puissance impériale. La meilleure preuve qu’ils apportaient pour étayer leurs assertions? La 17ème Légion toute entière, quatre cent mille guerriers parmi les plus illustres et les plus endurants, avait été rayée de la carte sans que l’ombre d’une explication rationnelle puisse être avancée. Son Aigle demeurait introuvable. Quatre cent mille légionnaires ! A cette tragédie, il fallait ajouter les millions de colons également disparus de la surface de Paraiso sans laisser de trace. Les missi dominici préconisèrent une riposte adaptée aux enjeux. Est-ce que l’Empire pouvait renoncer au Paradis? Est-ce que l’Empire pouvait accepter un tel affront ? La réaction de l’Empereur ne se fit pas attendre. Huit légions joviennes au grand complet furent mobilisées par un dahir péremptoire pour monter à l’assaut de Paraiso. L’homme ne sera pas chassé une deuxième fois du Paradis. Toute la puissance de l’Empire s’amassa aux abords de la planète géante. Outre les légions d’élite, une multitude de régiments de ligne traditionnels, accompagnés de leurs norias d’unités de soutien et de logistique, rallièrent la croisade. Ce fut l’une des plus grandes armées jamais rassemblées sur un même théâtre d’opération de toute l’histoire de l’Humanité. D’innombrables cargos furent affrétés pour transporter les millions de combattants envoyés pour dompter la planète rebelle. Des centaines de méga-cuirassés et des dizaines de planétoïdes militaires se mirent en position autour de Paraiso, prêts à déclencher des frappes orbitales massives capables de vitrifier des continents entiers ! Juché sur son trône, l’Empereur inconsolable refusa de perdre la plus belle pierre de sa couronne d’étoiles. Cela signifiait que les frappes Jéricho, celles qui brisent les mondes en fracassant leur coeur, ne seraient pas employées. Le sale boulot revint comme toujours à l’infanterie qui devrait aller chercher la victoire dans la fange et à travers les flammes. Cette campagne fut donc un crève-coeur. Rien ne se passa comme prévu. Bientôt, les hommes prirent coutume de se confesser aux aumôniers avant d’embarquer dans les navettes de combat pour descendre sur la planète. Sans exception. Ils avaient une chance sur dix de revenir indemnes des champs de bataille. Et au Paradis, ces derniers étaient aussi vastes que les champs élyséens qui accueillent les guerriers tombés. Il y avait sur cette planète une force irrésistible qui refusait de se soumettre. Elle faisait valser les divisions blindées des Seigneurs Teutoniques comme un enfant querelleur balaie des rangées de dominos sur la table de jeu. Il y avait sur cette planète une force incommensurable qui taillait en pièces tout ce que l’Empereur lui opposait. Ses précieuses légions furent décimées, ses régiments de lignes s’évanouirent au sein des nuées meurtrières. Même les redoutables commandos Orion grimpaient en baissant les yeux à bord des Thunderbird. Certains d’entre eux n’hésitèrent plus à exhiber gris-gris, amulettes et autres talismans, censés éloigner le Léviathan. C’est ainsi que les hommes qui partaient mourir sous ses griffes désignèrent le démon qui habitait le Paradis, leur fléau, leur impalpable et implacable ennemi. Le Léviathan. Un nom synonyme de mal absolu durant les premiers âges de la Terre. Une créature mythologique qui annonçait les pires cataclysmes. Un Dragon. Un Serpent. Un Démon. Les officiers supérieurs tentèrent bien de tuer dans l’oeuf cette légende mais celle-ci se propagea comme une traînée de poudre à travers les bases d’Aramis, la deuxième lune du Paradis. Tous leurs efforts restèrent vains. L’hécatombe se poursuivait, inéluctable et dramatique. L’Empereur s’enferma dans une obsession frôlant dangereusement la démence. Il fut en proie à des accès de fureur incontrôlable quand son chef d’état-major lui présentait les mauvaises nouvelles du front. Il trépignait, giflait ses plus proches conseillers et ordonna même un jour l’exécution immédiate de tout messager n’apportant pas de bonnes nouvelles. Il s’obstina. Il leva d’autres troupes, enrôlant par la force fermiers et ouvriers pour reconstituer ses régiments de ligne, la piétaille, la chair à canon de sa guerre insensée. Il forma aussi d’autres légions, recrutant parmi les cadets des académies militaires, pour relever celles qui campaient, exsangues, aux portes du Paradis. Rien n’y fit. Il n’y eut jamais de véritables batailles rangées. Aucune défaite honorable. Non, le Léviathan piétinait des fourmis vindicatives. Des fourmis inoffensives qu’il écrasait sous son talon au fur et à mesure qu’elles s’avançaient sur son domaine. Au plus fort des ténèbres qui menaçaient l’Empire, un message parvint du Paradis. Les psyborgs en faction furent assaillis par une pensée si puissante, si intense que le sang ruissela de leurs narines dilatées. Certains s’évanouirent. L’onde se propagea si loin dans l’éther que même les seigneurs psyborgs du Cercle Intérieur, méditant au fond de leur cénacle enfoui à des kilomètres de profondeur sous la surface d’une planète distante de plusieurs dizaines d’années lumière, en perçurent un écho affaibli mais néanmoins parfaitement distinct. Le message s’adressait à l’Empereur en personne. Il lui enjoignait de gagner le Paradis si le sort de l’Humanité avait encore un sens à ses yeux. Nul ne commit l’erreur de croire à une quelconque demande de trêve. Balivernes. Les jours qui suivirent immédiatement la réception du message, les pertes furent multipliées par quatre sur Paraiso, devenant insupportables. Des mouvements de désertion et d’insubordination prirent une ampleur sans précédent, de moins en moins réprimés. L’Empereur résista huit jours. Il obtempéra lorsqu’un de ses intimes lui chuchota à l’oreille que le nom de son successeur circulait déjà au sein de la Cour. Alors seulement l’Empereur, le monarque le plus puissant de la Création, accepta l’invitation du Léviathan. Il monta au Paradis, accompagné par des représentants du Trône, du Pont et du Timon. Les coordonnées du lieu de la rencontre furent transmises télépathiquement aux psyborgs impériaux. L’endroit se situait au beau milieu de nulle part. Une haute et majestueuse tente, tissée d’or et d’argent, fut dressée sur une plaine désertique. Sous un magnifique dais fleurdelisé, l’Empereur s’assit sur une réplique modeste mais richement ouvragée de son Trône monumental. Les nuées se levèrent mais sans menacer l’ambassade impériale. Leurs fronts tumultueux se contentèrent de former un large cercle parfait au centre duquel se tenait le camp impérial. Aux côtés du Souverain, les quatre plus grands seigneurs psyborgs portaient ses armes d’apparat : l’écu d’or martelé, l’épée à deux mains, le trident de corail et la couronne de lauriers posée sur un coussin de velours cramoisi. Sur les degrés inférieurs, les autres dignitaires étaient placés selon l’ordre de l’étiquette. Un détachement de prétoriens, les troupes personnelles de la Maison Impériale, avait pris position aux quatre coins du périmètre. Aucun compte-rendu officiel ne fut jamais publié. Les minutes furent déposées dans les archives confidentielles. Pourtant, à la fin, l’Empereur baissa la tête et accepta sa défaite. Buvant le calice jusqu’à la lie, il se damna pour continuer de vivre au Paradis. Et avec lui, le reste de l’Humanité. Vee attend Daam sous la véranda, en se balançant doucement dans le rocking-chair. Les vents apportent des parfums de terre retournée et de blé fraîchement moissonné. Elle pose doucement la main sur son ventre arrondi. Le terme est proche, lui ont assuré ce matin les médecins qui la suivent à distance. Tout va bien pour le bébé. Un garçon. Il s’appellera... chut, cela porte malheur de prononcer son nom avant sa naissance. Vee est heureuse. Ce n’est pas uniquement dû aux hormones qui ont modifié son métabolisme. Elle est radieuse et épanouie. Sur le monde-ruche, la procréation obéissait à des lois draconiennes. Il fallait habiter au-dessus du vingtième sous-sol pour commencer à s’inscrire sur les listes d’attente. Au vingtième sous-sol... alors qu’ils habitaient le quatre-cent-vingtième! Jamais ils n’auraient jamais pu prétendre à la parentalité, eux qui étaient nés comme la grande majorité de leurs concitoyens, dans les fermes d’élevage de Genesis Inc., le Conglomérat biogénétique. Leurs codes génétiques avaient été soigneusement sélectionnés pour correspondre parfaitement aux exigences de la ruche sidérurgique. Elle aperçoit enfin Daam qui remonte l’allée en sifflotant. Son visage est une tache claire dans le crépuscule. Il lui a encore répété ce matin que c’était le dernier jour des moissons. Elle l’aura pour elle pendant plusieurs semaines. Il sera là quand le bébé viendra au monde. Naître au Paradis, quel bonheur ! Vee accouchera chez elle, dans l’hacienda. Une cabine médicalisée y est aménagée, équipée d’un demi-serviteur intégré à la structure mobile du berceau. En cas de difficulté, un véritable obstétricien supervisera depuis Terminal City, le bon déroulement de l’accouchement, prêt à en by-passer les commandes du demi-serviteur pour effectuer lui-même les manoeuvres non répertoriées dans les banques mémorielles de la machine. Vee a préparé une pleine carafe de citronnade faite maison, la boisson préférée de Daam. Dans le ciel sans nuage, les sphères gigantesques des lunes de Paraiso jettent une clarté à la fois douce et dense, un halo laiteux et miroitant. Il n’y a pas vraiment de nuit au Paradis, juste une lumière atténuée et apaisante. Une sorte de clair-de-lune plus vivace. Rien n’est caché au Paradis. Daam s’assied dans l’autre fauteuil à bascule. Il s’est douché, troquant sa salopette contre une tenue plus seyante. Il remplit à ras-bord son verre et, avec un soupir de satisfaction, le vide d’un trait. Un bonheur paisible gonfle son coeur. Il est chez lui, aux côtés de celle qu’il aime et qui porte son enfant. Il est convaincu que les jours succèderont aux jours de la même façon. Il contemple les globes suspendus dans le ciel sans limite de cette nuit américaine. Les déserts arides de d’Artagnan, la plus petite lune de Paraiso, sont léchés par une curieuse pellicule rougeâtre. « Tiens, je n’avais jamais remarqué ce phénomène sur d’Artagnan auparavant! Regarde ma chérie, on dirait qu’un voile de sang recouvre la première lune ! » Daam lui montre du doigt la transformation progressive du plus petit satellite du Paradis. On dirait qu’une marée montante de sang poisseux inonde les terres visibles. C’est un spectacle magique et magnifique. Vee grimace soudainement. Elle met ses mains sur son ventre tandis plusieurs bips se font entendre, émis par le bracelet de métal qu’elle porte au poignet. Il est bardé de micro-palpeurs destinés à surveiller son état de santé et celui du bébé. Des diodes colorées s’illuminent entre les motifs gravés sur son pourtour. « Le travail a commencé ! » dit-elle laconiquement en se levant avec précaution. Elle garde son calme. Le bracelet libère des substances qui luttent contre la production anormale d’adrénaline et d’autres qui, au contraire, amplifient la sécrétion d’ocytocine. Elle se dirige vers la cabine médicalisée où aidée par Daam, elle s’allonge sur la couchette déjà prête à l’accueillir. Le demi-serviteur se positionne au-dessus d’elle, dépliant ses longues prothèses articulées aux extrémités munies de diverses terminaisons préhensiles brillantes. Il place sur la poitrine, le ventre et les biceps de Vee, de larges bandes caoutchouteuses dont les surfaces en contact avec la peau sont recouvertes de nano-filaments au diamètre ne dépassant pas le micron. La chaleur corporelle favorisant une anagène fulgurante, les filaments s’insèrent sans mal sous l’épiderme par thermo-dilatation. Traversant le derme, ils plongent ensuite dans le réseau sanguin sous-jacent pour aller se fixer sur l’adventice de plusieurs organes dont ils réguleront l’activité en prévenant tout risque de stress ou de dommage. Plusieurs milliers d’entre eux se glissent aussi à travers la muqueuse utérine pour établir des liaisons spécialisées avec le bébé arrivé à terme. Un écran s’allume sur la cloison. Un visage apparaît. Un visage masculin aux traits réguliers, presque trop symétriques. Des cheveux châtains coupés courts, un menton viril et de hautes et larges pommettes. Ce visage inspire la confiance, renvoyant l’image d’un professionnel compétent et rassurant qui saura faire face à tout imprévu. « Madame Cruzaway, je viens de prendre connaissance du rapport transmis par le serviteur. Aucun problème n’est signalé. Le bébé se présente bien. Tout devrait donc se passer le mieux du monde. Je ne vais pas vous déranger trop longtemps. Cette nuit semble une nuit propice aux parturientes. Je dois superviser une bonne vingtaine d’accouchements simultanément rien que dans mon portefeuille de patients. Mais ne vous inquiétez surtout pas. Je serai joignable à tout moment et votre serviteur pourra me prévenir si le besoin s’en faisait sentir. Je reviendrai vers vous... mettons dans une vingtaine de minutes ! D’accord ? » Le médecin leur fait un large sourire bienveillant et ses regards se portent ailleurs. Le demi-serviteur coulisse sur le rail parallèle à la couchette et met en place les étriers pour permettre à Vee de s’installer le plus confortablement possible. Les contractions augmentent d’intensité, annonçant l’imminence de l’effacement du col de l’utérus. Entre les cuisses luisantes de Vee, une petite tête apparaît peu à peu, les phases de contractions abdominales étant contrôlées par les nano-filaments. Vee n’éprouve aucune douleur, les micro-fibres diffusant notamment des analgésiques directement dans l’espace péridural qu’elles ont colonisé. Elle ressent juste une agréable euphorie, consciente de tout ce qui se passe en elle et autour d’elle. Daam est manifestement sous le charme, respirant bruyamment sous le masque de tissu. Le serviteur accompagne soigneusement cette phase cruciale, ses gestes sont extrêmement fluides et précis, veillant à soutenir le bébé durant son expulsion. A présent le bébé repose entièrement sur la couche. Une fine chevelure argentée entoure le cordon ombilical qui le relie toujours à sa mère. Ce sont des milliers de nano-filaments qui resserrent progressivement leur étreinte autour du cordon jusqu’à finir par le sectionner. Le serviteur soulève délicatement le nouveau-né pour le coucher dans une couveuse qui s’est ouverte sans bruit dans la paroi de la cabine. Puis, revenant vers la jeune maman, il termine les dernières phases de l’accouchement. A l’aide d’une canule autoguidée, il aspire le placenta résiduel. Il place enfin sur les bandes caoutchouteuses des petits galets plats qui émettent un léger bourdonnement. Quand celui-ci s’éteint quelques minutes plus tard, le serviteur détache les bandes dans lesquelles les nano-filaments se sont entièrement rétractés. Sur l’écran, l’obstétricien félicite Vee et Daam. Il vérifie les résultats des tracés biologiques qui ne présentent aucune anomalie. Le bébé est viable. La maman se porte bien. Il renouvelle ses félicitations et met fin à la liaison. Le serviteur ausculte une dernière fois Vee et applique sur son bas-ventre une membrane souple destinée à accélérer la cicatrisation. Son travail achevé, l’automate s’écarte et se fige dans une immobilité toute mécanique. « Tu veux que je t’aide ? » demande Daam. « Non, je me sens bien. C’est une sensation très agréable. Je suis sur un petit nuage ! » En effet, la jeune femme n’a aucun mal à s’asseoir sur la couche puis à se tenir debout, une main posée par prudence, sur le bras de Daam. « J’ai envie de dormir ! » déclare Vee qui baille longuement. « Entendu, allons nous coucher ! » répond Daam . Ils sortent de la cabine médicalisée et traversent le grand vestibule pour rejoindre le couloir qui mène aux chambres. Un détail alerte Daam et le stoppe dans son élan. « Quoi ? » demande Vee. « Regarde, au premier étage, la porte! » Vee hoquète de surprise. La porte est entrebâillée. Cette porte qui devait restée hermétiquement fermée sous peine de voir leur bail irrémédiablement résilié. En une fraction de seconde, Daam se voit déjà raccompagné par des fusiliers planétaires jusqu’à l’ascenseur des étoiles pour être expulsé du Paradis. La porte est ouverte ! « C’est toi qui l’as ouverte ? » questionne Daam. « Bien sûr que non, idiot ! Je ne suis même pas montée à l’étage ! » rétorque Vee. « Elle ne s’est pas ouv...... » Daam ne peut finir sa phrases, les mots s’étranglant dans sa bouche. Une sorte de brume opaque s’échappe de la chambre du premier, en grosses volutes moutonnantes qui bientôt, dévalent lentement les premiers degrés de l’escalier. Elle dégage une impression si malsaine qu’elle fait reculer instinctivement Daam et Vee. « Mon bébé ! » s’exclame Vee en se précipitant vers la cabine. « Dépêche-toi ! » lui lance Daam qui fait un autre pas en arrière. Vee revient tenant contre elle son bébé enveloppé dans une couverture. Ensemble, ils se réfugient dans le séjour où est installé le terminal de communication. La brume noie désormais tout l’escalier et commence à se répandre dans l’entrée. « Je vais appeler du secours ! » dit Daam qui a refermé la porte derrière lui pour tenter de contenir la brume. Il appuie sur une zone tactile du panneau de commandes. Aucune réponse. Il essaie à nouveau. La console de communication demeure inerte. Il jette un regard affolé vers la porte où transpire déjà une fine pellicule opaque. Les panneaux de bois deviennent poreux et transparents comme s’ils se dissolvaient sous le baiser de la brume qui se presse contre eux. « Il faut rejoindre la navette ! Nous nous réfugierons à la Coopérative ! » hurle Daam qui empoigne Vee par l’épaule. Il ouvre la baie vitrée donnant sur la véranda mais il se rend vite compte qu’ils ne pourront aller bien plus loin. Les nuées sont là, dehors, encerclant le patio. Elles montent déjà à l’assaut de la véranda. Dans le séjour, où la porte a disparu, la brume pénètre à gros bouillons. Daam attire tout contre lui Vee et le bébé. Elle enfouit son visage dans la poitrine de son époux. Juste avant qu’ils ne soient totalement enveloppés par la brume, la terreur se peint sur le visage de Daam. Il aperçoit les horribles formes spectrales qui ont surgi des profondeurs des nuées. Des formes spectrales qui ouvrent sur eux d’immenses gueules évanescentes. Les cris de leurs malheureuses victimes ne durent pas longtemps. Ils s’éteignent d’un coup comme on souffle une chandelle. Les moissons sont enfin terminées dans ce coin perdu du Paradis aussi étendu que tout un hémisphère partout ailleurs dans l’univers. Les termes de l’accord ont été une nouvelle fois respectés par chacune des parties. Les millions d’hectares abandonnés par les centaines de milliers de fermiers récoltés cette nuit par le Léviathan vont être mis en jachère pendant une année entière. Une année paraisienne. L’hyper-monde est suffisamment vaste pour cela. D’innombrables autres domaines, appartenant à des territoires récemment ouverts, seront dès demain proposés aux nouveaux arrivants sélectionnés à travers l’Empire pendant près d’une décade. C’est le prix exigé par le Léviathan pour ne pas chasser l’Homme du Paradis. Un prix que l’Empereur a finalement accepté de payer ! Après tout, seuls les morts vivent au Paradis n’est-ce pas? Les morts et les robots bien sûr ! Cela s'imposait... non? M Ce message a été lu 7281 fois | ||
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