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De : Maedhros Date : Mercredi 29 fevrier 2012 à 21:18:19 | ||
Bon, j'ai respecté la consigne... si...si... un petit peu! ------------ FIGURES OF STEEL La bande-son! C’est bon de se sentir vivre encore. Cela faisait longtemps. Une éternité. Une seconde. Le temps est une notion tellement relative. Il dépend du point de vue que l’on choisit. Il suffit de pas grand-chose. Un simple flacon oublié sur une étagère. Derrière un miroir. Un petit flacon rempli de pilules, de jolies pilules rouges et bleues. Il y un couloir au fond d’un sous-sol. Un couloir mal éclairé de briques nues. Des cages en enfilade. Des âmes perdues attendent de l’autre côté des barreaux. Je marche lentement dans ce couloir jusqu’à la dernière cage. Claire-Alice est là. Une pauvre chose immobile. Recroquevillée dans un angle, elle me retourne un regard éteint. La construction mentale est étonnante de fidélité. Elle aime particulièrement ce film. Combien de fois l’a-t-elle regardé ? Avec moi qui restais silencieux. Avec moi qui l’épiais. Avec moi assis sur le canapé auprès d’elle. Aujourd’hui, elle est ma prisonnière, derrière les barreaux de la cage. Une prisonnière consentante. Juste parce qu’elle a oublié de prendre le flacon derrière le miroir. Elle ne l’a pas ouvert et n’a pas avalé la petite pilule qui me force à me réfugier loin sous la surface. Cette pilule qui colmate impitoyablement les interstices par lesquels je réussis à me faufiler. Claire-Alice a simplement entrebâillé la porte, une sorte d’invitation à entrer, à investir les lieux. Elle doit y trouver une forme de compensation. Sinon quelle en serait la raison ? Elle paraît fascinée par ce que je suis capable de faire même si elle refuse de le reconnaître. Sauf quand elle est allongée sur ce maudit canapé de cuir rouge où elle écoute la voix sirupeuse. La voix mielleuse qui entortille sa volonté. Alors elle murmure d’une voix hésitante des mots voilés qui déverrouillent des huis cadenassés. Des huis ouvrant sur des corridors interminables qui s’enroulent en spirales. Poussée par cette voix qui jamais ne renonce, elle les explore, s’enfonçant pas à pas au coeur des ténèbres qui sont mon territoire. Le maître des mascarades tente de la conduire jusqu’à l'ultime placard d’ombres où je me dissimule. Il n’y parviendra pas. Mais ce matin, Claire-Alice a regardé dans le miroir et j’étais là. De l’autre côté. Elle m’a souri en penchant la tête sur son épaule. Un sourire de bienvenue trouble et complice a illuminé son visage, un sourire narquois, un sourire qui est devenu bientôt mon sourire. Ce sourire qui la met mal à l’aise. Si mal à l’aise qu’elle n’a pas tardé à s’enfuir le long d’un autre corridor sans fin que j’avais creusé pour l’accueillir. Surtout quand une lame, fine et ciselée, brille dans la pénombre. Claire-Alice s’est enfuie mais elle n’est pas allée bien loin malgré la longueur de sa course. Elle est simplement descendue d’un étage. Au bout d’un couloir tapissé de briques nues, il y a une cage munie de barreaux. Comme la scène d’un film culte qu’elle connait par coeur. Elle est toujours avec moi comme je suis avec elle. Nous sommes indissociables. Comme des jumeaux. Mieux. Comme des siamois soudés non par leurs chairs mais par leur reflet. Je la soupçonne de désirer le moment où tout bascule, celui où elle perd le contrôle sans être encore totalement soumise. L’instant où nous coexistons presque sur le même plan de conscience. Laissez-moi vous conter son histoire. Laissez-moi vous conter sa vie. Parce que c’est aussi la mienne. Claire-Alice s’approche de son cinquième anniversaire. C’est un après-midi d’automne. La maisonnée est silencieuse. Madeleine, sa maman est en bas. Elle regarde son émission à la télé. Elle est fatiguée. Madeleine est souvent fatiguée ces temps-ci. C’est à cause du bébé lui a-t-elle expliqué. Son petit frère. Claire-Alice n’est pas vraiment d’accord là-dessus. Il dort dans le berceau dans la chambre d’à côté. Elle, elle a son ami qui lui parle tout bas. Elle n’a rien dit à sa mère car il lui a soufflé que c’était un secret entre eux. Si elle le trahissait, il ne lui parlerait plus. Et ça, elle ne le veut pas. Depuis qu’il est là, elle n’a plus peur la nuit. Il la réconforte quand son âme est inquiète; sachant qu’il veille sur les ombres menaçantes, elle s’endort paisiblement. Avant, il y avait des choses qui rampaient sous le lit dans le noir. Des choses horribles avec des griffes qui crissaient sur les lames du parquet. Claire-Alice s’approche tout doucement de la chambre du bébé. Le store est baissé, faisant régner une pénombre claire et fraîche. Le berceau est là. Aucun bruit ne s’en échappe. La curiosité pousse l’enfant à tirer un tabouret tout contre. Elle s’arrête, le coeur battant, submergée par l’impression que les pieds de bois ont fait un raffut d’enfer. Elle s’attend à entendre la voix de sa mère s’élever dans le vestibule, brisant le charme. Et si elle n’y répond pas, sa mère montera pour s’assurer que tout va bien. Heureusement, le silence s’est lentement reformé. Enhardie par cette impunité, Claire-Alice, prenant appui sur l’assise du tabouret, se contorsionne un peu pour se retrouver à genoux sur le plateau de bois. C’est à ce moment qu’elle croise le regard indéchiffrable de Domino. Le persan est alangui sur le piano droit installé près de la fenêtre. Ses prunelles la fixent intensément. Des prunelles larges comme des assiettes. Leur couleur caramel cuivré rappelle les bonbons acidulés qu’achète parfois sa mère. Sa robe uniformément noire se confond avec la laque du Bechstein. Domino est aussi figé qu’une statue. Seule l’extrémité de sa queue marque une mesure que lui seul perçoit. Claire-Alice reste interdite, affrontant l’interrogation muette du félin. Je me retiens d’intervenir. Il est trop tôt, mes rets sont encore assez fragiles. Je me contente de dénouer certaines tensions et cela fonctionne. Claire-Alice sort de sa torpeur et se redresse sur le tabouret. Elle s’accoude sur le rebord du couffin et écarte le voilage qui descend de la flèche surmontant le berceau. Willy, son petit frère, dort à poings fermés. Il est engoncé dans son drôle de vêtement qui ne laisse apparaître que ses minuscules mimines et sa petite tête chauve. Claire-Alice s’abime dans la contemplation du nourrisson. Elle ne l’aime pas et cela la désoriente. Sa mère lui avait beaucoup parlé durant sa grossesse de l’arrivée de ce petit frère mais Claire-Alice n’était jamais parvenue à être émue par le bonheur qui semblait étreindre Madeleine. Les cadeaux avaient plu sur elle sans qu’elle ne demande rien. Tout le monde avait l’air heureux. Ses grands-parents, les voisins et jusqu’aux commerçants familiers qui saluaient tous sa mère quand elle passait le seuil de leurs boutiques. Il n’y avait finalement qu’elle qui demeurait indifférente à l’euphorie générale. Cela ne l’atteignait pas. Cela ne la touchait pas. Elle restait à l’écart, en périphérie. Elle m’en parlait pourtant quand toute la maisonnée dormait. J’ai fait très attention à ne pas compromettre les progrès que j’avais accomplis. Avec beaucoup de prudence, j’ai libéré certaines émotions sous-jacentes parmi celles qui m’étaient inféodées. Des germes d’émotions latentes et prometteuses. Claire-Alice hésite. Je pourrais intervenir bien sûr mais elle subirait des dommages trop importants qui pourraient faire de son esprit mon tombeau. Et il est encore bien trop tôt. Je sais qu’elle m’apportera beaucoup de satisfactions! Le bébé bredouille dans son sommeil et ses petites menottes s’ouvrent et se referment spasmodiquement. J'effleure une zone sensible bien définie et Claire-Alice tourne légèrement la tête vers la gauche, vers la belle commode design qui fait partie du mobilier tape-à l’oeil et hors de prix acheté pour l’occasion. Il y a un cadre posé dessus. Une photo argentique. Un polaroïd. Madeleine sourit à l’objectif et elle semble radieuse. Si heureuse dans les bras de son mari. N’est-ce pas, Claire-Alice ? Elle tient sur son sein un nouveau-né. Willy. Un beau couple n’est-ce pas ? Une famille unie! Cet homme grand et robuste, au sourire éclatant et fier, ne ressemble pas à ton papa, n’est-ce pas, Claire-Alice ? Et puis il manque quelqu’un. Une absence de circonstance. Où étais-tu donc passée Claire-Alice ? Pourquoi n’étais-tu pas là quand la photographie a été prise ? Ils ont peut-être voulu t’exclure parce que tu n’appartenais pas à leur nouvelle famille. Tu es peut-être le témoin importun qui rappelle un passé qu’ils souhaitent oublier de toutes leurs forces. Crois-tu qu’ils veulent t’oublier aussi, Claire-Alice ? En tout cas, ce n’est pas ton père sur cette photo. Je sens la tension croître derrière les yeux de la petite fille. Claire-Alice tend son bras à l’intérieur du couffin et en ramène un coussin moelleux. Sur le piano, Domino crache un feulement rauque et saute sur le sol, dos arqué et poils hérissés. La faculté de perception des chats m’a toujours impressionné. En fermant les yeux, Claire-Alice descend lentement le coussin vers le visage endormi de Willy. Domino crache à nouveau et déguerpit de la pièce comme si le Diable en personne le poursuivait, à la tête de tous ses démons. Claire-Alice sent une résistance dans son bras. Le coussin n’ira pas plus bas. Elle maintient la pression verticale. Une seconde. Deux secondes. Trois... Puis elle perd le fil du décompte quand des myriades d’échardes lumineuses déchirent l’obscurité derrière ses yeux clos. Ceci n’est qu’un prélude. L’ouverture du rideau. Le premier acte d’un long opéra. Ah, il reste plusieurs choses à faire mon ange. Laisse-moi encore te montrer. Trois fois rien. Tu vas y arriver. Vraiment trois fois rien. Après, Claire-Alice a regagné sa chambre et s’est allongée sur son lit. Elle a fixé le plafond à l’endroit où une minuscule lézarde court sur le plâtre immaculé. Une ligne presque imperceptible mais qui possède un pouvoir singulier sur elle. Son regard glisse le long de cette ligne mais jamais il ne parvient à l’autre extrémité. Elle se perd en chemin. Auto-hypnose. Je la réconforte et elle m’écoute, déconnectée du monde extérieur. Je lui raconte une autre fable où la princesse épouse un preux chevalier et où sous chaque fleur se cache une fée. Bientôt Claire-Alice fourre son pouce dans la bouche et se met à téter. Elle s’endort sans l’ombre d’un remords. J’ai gagné. J’ai GAGNE... La suite fut assez décevante. Des cris. Des hurlements même. Madeleine fit irruption dans sa chambre et la secoua comme un prunier. Elle roulait des yeux effarés où planait une expression de désespoir bien au-delà de la compréhension de Claire-Alice. Madeleine la pressa de questions qu’elle débita d’une voix presque hystérique. Elle se douta bien sûr de quelque chose. L’instinct maternel n’est-ce pas? Mais elle préféra tourner autour du pot pour ne pas affronter une vérité par trop monstrueuse. Elle se raccrocha à tout ce qui pouvait la rassurer inconsciemment. Puis en bas, la porte d’entrée s’ouvrit avec fracas. D’autres voix se firent entendre et des bruits de pas gravissant l’escalier. Claire-Alice aperçut fugitivement passer des blouses blanches devant sa porte. L’homme grand et robuste de la photo les suivait. En voyant son épouse dans tous ses états, en trois enjambées, il fut sur elle et l’écarta de Claire-Alice qui grimaçait d’une douleur non feinte. Bien joué. Pleure ma petite, l’ai-je encouragée. Il n’en fallut pas plus pour libérer un torrent de larmes et de cris suraigus qui alertèrent un médecin de l’équipe d’urgence. Claire-Alice fut prise en charge par un urgentiste attentionné qui l'emporta dans le séjour déserté. Là, au sommet du buffet, Domino cracha furieusement dans sa direction, aplatissant ses oreilles. Mais les chats ne parlent pas. Peu à peu tout rentra dans l’ordre. Claire-Alice fut confiée aux bons soins d’une tante qui habitait à quelque distance, de l’autre côté de la baie. Les jours succédèrent aux jours. Son beau-père vint la voir régulièrement. Il lui expliqua que Madeleine avait besoin de beaucoup de repos après ce qui était arrivé à... Il mit du temps à prononcer le nom de Willy sans que les sanglots n’envahissent sa voix. Un épouvantable accident avait eu lieu. Il lui expliqua courageusement, aidé par un vieil homme à lunettes qui hochait la tête quand il trouvait que l’expression était particulièrement juste. Ce fut la première fois que j’affrontai un représentant de mes ennemis. Il ne semblait pas sur ses gardes et ne cherchait pas à me découvrir. J’avais suffisamment brouillé les pistes. Cela me permit de mesurer ses forces et ses faiblesses. Rapidement je fus convaincu que celui-ci n’était pas de taille. En effet, il se révéla un piètre adversaire. Le temps passa. Plusieurs mois. Claire-Alice fêta ses cinq ans d’une morne façon. Sa mère était pourtant là mais son teint blafard et les cernes sombres sous les yeux démentaient l’entrain qu’elle manifesta durant tout l’après-midi. Son beau-père donna le change ainsi que ses grands-parents et sa gentille tante. Elle croula sous les cadeaux. Une seule fois, je la convainquis de poser la question que tout le monde redoutait. Une seule fois. D’une voix toute chagrine, Claire-Alice demanda où était Willy. Un silence gêné tomba sur l’assistance. Sa mère blêmit d’un coup et lâcha sa coupe de champagne qui se brisa sur le parquet. Son beau-père réussit à détourner l’attention en s’extasiant bruyamment sur l’ingéniosité de l’appareil photo numérique flambant neuf apporté par l’un des invités. D’autres adultes se joignirent en choeur sur ce débat stérile et bientôt l’amertume se dissipa dans le sirop des bonnes intentions. Je relâchai mon emprise, étant parvenu sans difficulté à mes fins. Peu après cinq heures, sa mère repartit dans l'ambulance qui avait patienté à côté de la maison. Quand Claire-Alice revint chez elle, dans la maison près du chenal, presqu’une année s’était écoulée. Nous étions devenus des amis intimes et elle m’avait donné la clé de son âme. Une atmosphère étrange régnait dans cette maison, comme si elle n’avait pas été aérée convenablement. Des relents poussiéreux et des lambeaux d’odeurs d’hôpital persistaient dans certaines pièces. Claire-Alice se rendit vite compte d’une absence. Non, pas celle de Willy. Willy ne lui avait jamais manqué à ce point. Non. Elle fronça les sourcils, essayant de se rappeler. A cet âge, les souvenirs des enfants sont incertains et s’enregistrent de façon curieuse dans leur mémoire juvénile. Sa mère était assise près de la cheminée où brûlait un grand feu de bois. L’hiver était revenu. Madeleine était pensive et, quand Claire-Alice se précipita vers elle pour l’embrasser, elle se raidit inconsciemment. Elle parut subir plus qu’elle ne partagea les démonstrations de tendresse de sa fille. Elle ne la repoussa pas mais conserva une certaine réserve. Je me délectai de l’émotion contradictoire que ressentit à cet instant Claire-Alice mais l’enfant qu’elle était encore ne la comprit pas. Moi, je savais déjà que je m’en servirais. Plus tard, quand le moment viendrait. La deuxième chambre à l’étage avait été condamnée. Personne n’ouvrait plus la porte et la clé n’était pas glissée dans la serrure. Mais la chambre de Claire-Alice était restée telle qu’elle l’avait quittée. Les meubles n’avaient pas bougé de place et au-dessus du lit, la lézarde était bien à sa place au plafond. Nous reprîmes nos jeux nocturnes et Claire-Alice commença de chasser à mes côtés dans les corridors ténébreux. D’abord avec hésitation et appréhension. Puis, avec mon aide et ma force de persuasion, elle prit de l’assurance. Nous avons alors parcouru des chemins de traverse noyés de brume qui s’enfonçaient au sein d’une terre noire et mystérieuse. Sous ma férule, son esprit s’ouvrit à d’autres réalités qui naissaient dans la magie du clair de lune. Quand les volets étaient clos et que ses parents dormaient au rez-de-chaussée, nous descendions sans bruit les escaliers en évitant les marches qui craquaient sous nos pas. Nous hantions la grande bâtisse victorienne et ses méandres de couloirs. Claire-Alice marchait lentement les yeux mi-clos. Je cheminais dans l’ombre à ses côtés. Une nuit, nous avons ouvert le tiroir du bureau où son beau-père rangeait ses papiers. Là, sous une pile d’autres documents, il y avait un rapport établi par les services de police. Un rapport que Claire-Alice lut sans rien comprendre mais il y était écrit que Willy avait été étouffé dans son sommeil par le chat de la famille qui s’était couché sur sa poitrine. Ce genre d’accident arrive encore de nos jours. Des poils de Domino avaient du reste été retrouvés dans le couffin. Il n’y avait aucun doute possible. L’officier de la police concluait à l’accident et recommandait de classer le dossier. Un supérieur avait confirmé cette thèse. Tout était fini. Claire-Alice referma doucement le tiroir et alla boire un verre de lait. Moi, j’ai enfermé mon premier papillon dans une cage au fond d’un couloir ténébreux. Un papillon brillant aux ailes délicates. Comme un ange banni et inconsolable. Un ange terne et désenchanté. Je suis un conservateur. La vie reprit son cours. Elle dut compter sur moi. La suite de la BO de l'histoire Claire-Alice fêta ses quinze ans. Elle était devenue une adolescente taciturne et réservée, à la beauté froide et distante. Ses cheveux blonds, coupés à la garçonne, encadraient des yeux sombres et pénétrants. Elle me connaissait bien désormais. Les changements qui s’étaient opérés en elle avaient favorisé notre complicité. Je lui parlais d’égal à égal. En tout cas, c’était ce qu’elle croyait et je m’efforçais pour qu’elle continue de le croire. Je la conduisis au sous-sol, devant la cage qui retenait un papillon aux ailes déchirées à force d’essayer de s’échapper. Bien sûr, elle ne le reconnut pas. Mais elle fut fascinée par cette rencontre. Nos jeux devinrent dès lors plus consistants. Des approches moins suggérées. Elle était prête. Je lui montrai mon reflet dans le miroir et elle retint sa respiration. C’était la première fois qu’elle me voyait réellement et même si je l’avais préparée à ce qui l’attendait, elle fut suffoquée. Elle s’approcha du miroir et mit ses doigts sur ma peau, suivant des sillons inconnus. Elle caressa l’arc de mes sourcils et descendant l’arête de mon nez, elle frôla mes lèvres entr’ouvertes. Bientôt, nous échangeâmes nos places. Elle devint le reflet dans le miroir et moi, j’étais bien vivant, sentant sous mes pieds la fraicheur lisse du carrelage. La jouissance fut immédiate et une impression de liberté incroyable parcourut mes veines. J’avais un corps. Il m’avait fallu dix ans d’efforts laborieux pour que je naisse ainsi d’entre les ombres. Evidemment, cela ne dura pas bien longtemps. Peut-être le temps que met une goutte d’eau pour descendre du ciel. Claire-Alice reprit nerveusement sa respiration quand je décidai de réintégrer mon domaine, comme ces noyés qu’on ramène par force à la vie. Telle une automate, elle s’empara d’une paire de ciseaux et sans hésitation, elle entreprit de tailler sans ménagement ses mèches blondes. Celles-ci glissaient à terre comme les fragments inutiles d’une chrysalide abandonnée. Elle coupa très court ses cheveux sans cesser de contempler son reflet. Je savais pertinemment ce qu’elle tentait de faire. Elle voulait ressembler à l’image qui lui était apparue au fond du miroir. A moi. A la fin, elle laissa tomber les ciseaux et se cramponna au bord du lavabo. Elle fit une moue frustrée en constatant le résultat. Elle contemplait une pâle imitation de ce que j’étais. Peu après, sa mère sombra dans une mélancolie qui alerta bientôt son entourage. Une profonde et morbide dépression s’empara de Madeleine. Un fossé se creusa entre elle et la réalité. Claire-Alice la surprenait à guetter le vide, immobile au beau milieu de l’escalier, fixant la porte condamnée. Elle refusa ensuite de sortir et de fréquenter son cercle d’amis. Elle devint indifférente et angoissée, repoussant jusqu’à ses proches. La répétition inquiétante d’épisodes catatoniques nécessita rapidement une prise en charge médicale. Son mari usa de ses relations pour lui trouver une place dans une institution huppée, discrète et très réputée de la baie de Chesapeake. Elle abritait des patients issus de l’establishment de la côte Est qui bénéficiaient, en toute discrétion, des meilleurs soins prodigués par une équipe médicale triée sur le volet. La vénérable institution cachait son élégante architecture derrière des bosquets d’arbres descendant doucement vers la baie. Ses bâtiments, à l’architecture néo-géorgienne, étaient disséminés dans un parc de plusieurs dizaines d'hectares entièrement arborés. La première fois que le taxi passa le portail anonyme du Saint-Patrick Institute pour s’engager dans l’allée interminable qui conduisait au bâtiment d’accueil, quelque chose me réveilla et me décida à remonter à la surface. Le chauffeur ne s’aperçut de rien mais c’est bien moi qui descendis du véhicule. Les couloirs de l’établissement, pourtant si lumineux, masquaient des ombres frissonnantes, tapies dans les coins. Quand j’accompagnais Claire-Alice, je pouvais ressentir leurs douleurs et leurs peurs, autant de taches grisâtres qui maculaient les murs de crépi blanc. J’étais tout étourdi, quasiment enivré par les vagues de sentiments bruts et complexes que j’avais traversées. Je compris que j’étais chez moi. Je ne pensais pas si bien dire. Au premier étage d’une aile retirée, il y avait une chambre spacieuse et claire où reposait Madeleine. La maladie avait apposé sur son visage un masque cireux et crevassé. Dans l'air flottaient les infimes traces de cette odeur caractéristique laissée par les produits d’entretien hospitaliers. Madeleine fixait le mur devant elle, prostrée et blafarde. Une ligne de perfusion lui courait sur l’avant-bras, Claire-Alice s’approcha d’elle et lui déposa un léger baiser sur sa joue décharnée. Les médecins avaient rendu les armes, désemparés par cette dépression lunaire dans laquelle s’enfonçait irrémédiablement leur patiente. Ils s’en étaient ouverts à son mari sans lui dissimuler leurs craintes et leurs doutes. Madeleine s’éloignait d’eux et son corps ne répondait pas correctement aux différents protocoles. Pourtant elle ne souffrait d’aucune pathologie et son pronostic vital n’était pas à réellement engagé à court terme. Les diagnostics différentiels aboutissaient à des non-sens. L’équipe médicale orientait désormais ses axes de travail vers des formes plus radicales du traitement psychiatrique. Mais rien n’y faisait. Madeleine avait rejoint l’autre rive. Moi je le savais. Claire-Alice aussi. Cette expérience fut pour moi une révélation. Une extraordinaire révélation. Je la convainquis de revenir. Encore et encore. Novembre étendait ses ailes mordorées La journée s’annonçait magnifique. Sur les berges de la baie, l’automne habillait les feuillages de sublimes dégradés d’ocre et de rouge qui miroitaient à la surface d’une eau parfaitement étale. Et quand la lumière retenue du timide soleil osait les caresser, des incendies se propageaient entre les branches et des grappes d’éclairs étincelaient au-dessus du rivage comme autant de feux jetés par une extraordinaire parure de strass. Lorsque Claire-Alice pénétra dans la chambre silencieuse au bout du couloir, son beau-père, pour une fois, n’était pas là. Souvent, elle le surprenait pendant qu'il changeait les fleurs du vase qui trônait sur la tablette près de la fenêtre. Il choisissait des fleurs de saison. Un bouquet de fleurs des champs, vivaces et colorées. C'était devenu plus qu'une habitude. Il n'oubliait jamais. Il aimait encore prondément sa femme même si elle ne lui avait pas donné d'autre enfant. Claire-Alice avait lu attentivement les nombreuses analyses médicales qui s’accumulaient dans un tiroir. Les plus grands spécialistes avaient été consultés. Les bilans cliniques n’avaient révélé aucun désordre biologique susceptible d’entraîner cette stérilité stupéfiante. Tous les professionnels consultés à New-York, en Californie ou au Jones Institute de Norfolk, en Virginie, avaient conclu à un facteur psychosomatique lié au traumatisme qu’elle avait subi. Cependant aucun ne put expliquer pourquoi toutes les tentatives de procréation médicalement assistée se soldaient invariablement par des échecs. Mais Madeleine refusa également toute adoption ou tout recours à une mère porteuse. Comment lui en vouloir? L’instinct maternel la poussait à agir ainsi. Comment aurait-elle pu concevoir, à tous les sens du terme, de tenter à nouveau le monstre qui rôdait? Un monstre se cachait tout près, elle en était certaine, mais qui aurait pu la croire? Bien sûr Madeleine ne m’avait pas démasqué. Ses yeux de mère ne voyaient en Claire-Alice que sa fille aimée. Même si, quelquefois en sa présence, Madeleine sentait un corbeau sautiller sur sa pierre tombale. Ce jour-là, Madeleine était réveillée, la tête tournée vers la grande fenêtre ouverte. Claire-Alice pouvait apercevoir au-delà, une pelouse parfaitement tondue où un arbre centenaire resplendissait d’or. Elle laissait pénétrer des parfums doux et salés apportés par la brise de la baie toute proche. Claire-Alice essaya d’engager la conversation mais sa mère ne lui répondit pas, aussi pétrifiée qu’une statue. Alors le regard de Claire-Alice glissa sur la tablette près du lit. Il y avait une seringue vide qu’un soignant avait négligé de ramasser. Une excitation s’empara de nous, de moi, d’elle. Une excitation délicieuse et dérangeante. Je saisis la seringue d’une main qui ne tremblait pas. Claire-Alice s’enfuit à nouveau, horrifiée et impuissante. Mais les effluves étaient trop puissants. Il y avait ces voix qui grondaient tout autour de moi, des voix écorchées aux accents funèbres, qui évoquaient des images d’acier et de crépuscule. Quand l’aiguille transperça la veine de son cou, Madeleine ouvrit la bouche. Mais aucun son ne sortit de ses lèvres comme s elle avait oublié jusqu’au souvenir du cri. Je pressai le piston tout en appliquant ma main sur la bouche de ma mère. Je vis ses yeux s’arrondir de surprise et de douleur mais je continuai de chasser l’air jusqu’au bout. Puis je jetai la seringue par la fenêtre ouverte et reculai d’un pas, ne voulant perdre aucun détail de ce qui allait arriver. Une fine gouttelette de rubis perlait à l’endroit où j’avais enfoncé l’aiguille, contrastant fortement sur la blancheur blafarde de la peau de Madeleine. Un orage emplit ma tête pendant que ma mère était prise de spasmes brefs et puissants qui la firent se redresser sur son séant. Elle tendit les bras vers sa fille, un filet de bave s’échappant de ses lèvres. Non, ce n’était pas vers sa fille qu’elle essayait de diriger sa vaine révolte. C’était envers le monstre froid et insensible qui l’observait. C’était bien moi qu’elle voyait en face d’elle. Et puis le son fut libéré. Madeleine hurla une longue plainte rauque qui déchira mes tympans puis se renversa en arrière, foudroyée, les yeux ouverts. Quand ils pénétrèrent dans la chambre, Claire-Alice était recroquevillée dans un coin. Ses bras entouraient ses genoux. Elle se balançait doucement en ânonnant une comptine enfantine. Ils ne mirent pas longtemps à comprendre ce qui s’était passé. Claire-Alice venait d’avoir seize ans. Epilogue Claire-Alice revint au Saint-Patrick Institute. Elle y vit à présent. Dans un pavillon invisible, à l’écart des autres. Un pavillon placé sous haute sécurité où sont confinés les cas les plus difficiles et les plus dangereux. Les fenêtres sont munies de barreaux et des bracelets électroniques ornent la cheville des pensionnaires. Claire-Alice ne sortira jamais de cet asile. Elle le sait maintenant. Que m’importe, je suis parmi les miens. Il y a cet ennemi qui tourne autour de moi inlassablement, essayant de me piéger dans des reflets sémantiques. Il possède une voix ensorceleuse que Claire-Alice écoute, les yeux fermés, allongée sur un canapé de cuir rouge. Mais après de longues séances, j’ai fini par repérer un coupe-papier avec lequel il ouvre son courrier. Une lame fine et ciselée. Pourquoi t’enfuis-tu Claire-Alice ? Il y a encore quelques cages vides dans le couloir du sous-sol ! M Ce message a été lu 7501 fois | ||
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3 Le temps passa. Plusieurs mois - z653z (Mar 15 mai 2012 à 23:38) 3 Commentaire Maedhros, exercice n° 103 (edit) - Narwa Roquen (Mer 7 mar 2012 à 23:27) |