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De : Maedhros Date : Lundi 7 mai 2012 à 11:32:35 | ||
La suite de l'histoire mais qui n'en est pas la fin... -------------------------------- Une portière claqua et le véhicule de police démarra sans perdre un instant. Il s’engagea à toute vitesse sur l’autoroute Nord en direction de Marseille. Le crépuscule s’étendait sur la cité phocéenne qui se dressait contre un ciel flamboyant. Le trafic était dense sur l’axe routier, les automobiles s’agglutinant sur les trois voies descendantes de la chaussée. « Ce soir, il y a un match au Vélodrome! » dit laconiquement le conducteur, comme s’il était établi que l’agent du FBI ne pouvait ignorer la place que tenait l’équipe de football locale dans le coeur des marseillais. L’homme du RAID farfouilla dans la boîte à gants pour en extirper d’une main un gyrophare qu’il plaça d’un geste sûr, par sa vitre ouverte, au bord du toit de la Peugeot. Il actionna également la sirène et mit les pleins phares. Il se montrait un conducteur particulièrement doué. Il se faufilait adroitement entre les files de voitures, évitant les coups de frein trop brutaux en se contentant de solliciter la pédale de l’accélérateur plus ou moins fortement. Certains supporteurs, visiblement piqués au vif dans leur amour-propre d’être doublés par un véhicule représentant l’autorité, lui adressaient au passage des mimiques et gestes assez expressifs, accompagnés d’appels de phares courroucés qui éclaboussaient la custode arrière.. « Ils me prennent pour Taxi 4 !» continua le chauffeur en rigolant « Je voudrais bien mais ce matos ne suivrait pas, il n’est pas équipé de tous les gadgets de l’original ! » Il en profita pour jeter un coup d’oeil dans le rétroviseur. Son passager ne desserrait pas les dents, plongé dans la lecture du dossier qui l’avait attendu sur la banquette arrière. Il avait un visage taillé à la serpe. Angles droits et traits réguliers. Cheveux clairs, coupés en brosse. Age indéfinissable. Entre vingt cinq et quarante ans. L’Américain tel qu’on les imagine dans les films. Le G-Man par excellence. Il portait un costume de bonne coupe, gris clair, discret. Pas du tout le genre des deux flics à Miami ou du Texas Ranger. Il pourrait passer sans difficulté pour un homme d’affaires comme pour un fonctionnaire international. Ou bien pour ce qu’il était. Un agent du FBI du bureau de Dallas. Comment il s’appelait déjà ? Cartwright, c’est ça. Agent Jim Cartwright en mission spéciale à Marseille. C’était ce qui était inscrit sur l’ordre de mission. Une mission de la plus haute importance. Le chauffeur bifurqua vers la Joliette et les quais. La Peugeot s’élança sur la passerelle qui contournait une très grande tour semblant veillait sur le Port. Une construction élégante, entièrement vitrée sur laquelle les feux du soleil mourant arrachaient des lambeaux de lumière chatoyante. La passerelle s’élevait rapidement et, avec la vitesse, c’était comme si la voiture se préparait à prendre son envol depuis une rampe de lancement, droit vers l’horizon. Les hurlements frénétiques de la sirène ouvraient un étroit chemin qui laissait toute juste la place entre les glissières et les véhicules dépassés. Ses pneus martyrisés gémissant sous la pression, la Peugeot s’inscrivit sans ralentir dans la courbe parabolique qui ramenait la passerelle vers les Docks et le tunnel du Vieux Port flambant neuf. Quelques minutes plus tard, il s’arrêtait dans la cour de l’Evêché, l’hôtel de police principal de Marseille. L’homme du RAID conduisit l’agent Cartwright dans un bureau anonyme d’un étage élevé. Une table, trois chaises, deux armoires basses et une fenêtre donnant sur la Major, la cathédrale non loin. Le soir se faisait fait plus profond sur Marseille et les lumières artificielles formaient des constellations étranges dans des cieux étrangers. Jim posa l’attaché-case, tira une chaise et la retournant, s’assit comme un cow-boy, puis balança le dossier sur la table. Celui-ci portait une simple étiquette où était écrit, au feutre noir : « FBI – Aff. Achigan ». Un homme pénétra dans la petite pièce. La cinquantaine, pas très grand. Il était brun de poil et de peau. Il arborait une fine moustache et un léger embonpoint. Mais son visage démentait cette première impression. C’était un visage mobile et intelligent, avec un front dégagé et deux yeux étonnamment perçants. Ses rides racontaient son histoire de manière éloquente. C’était les stigmates de la vieille école. Mais cela, l’agent du FBI l’ignorait encore. « Commissaire divisionnaire Angeli! » se présenta-t-il sobrement, tendant sa main vers l’américain. Ils échangèrent une poignée ferme, se jaugeant mutuellement. Puis Angeli tira une autre chaise et s’assit tout près de la table. Du bout des doigts, il tapota légèrement sur la couverture cartonnée du dossier. « Bon, vous avez peu de temps. Si vous ne voyez pas d’inconvénient, allons droit au but, comme on dit du côté du Vélodrome. » Le jeu de mots tomba à plat. Cartwright ne cilla pas. Angeli poursuivit : « J’ai étudié les pièces que vous nous avez fait parvenir. Elles sont toutes là dedans. Je les ai annotées de brefs commentaires que j’ai cru pertinents. C'est-à-dire, vous verrez, pas grand-chose. Cela remonte assez loin dans le passé ! » Angeli s’interrompit. Cartwright le dévisagea sans rien dire l’espace de quelques secondes. Il avait parfaitement compris le commissaire. Etudiant, il avait suivi deux années de droit pénal à Paris durant lesquelles il avait appris la langue de Molière. Bien mieux en tout cas que son collègue ne maîtrisait l’anglais. Cela avait permis à Cartwright de ne pas s’embarrasser d’un interprète. « Monsieur le Commissaire, débuta-t-il avec un léger accent, si vous avez lu le dossier, vous savez après qui je cours. Cela fait près de quinze ans déjà que je suis sur cette affaire, à peine moins longtemps que je suis entré dans le FBI. J’essaie de comprendre. J’ai étudié mille fois les mêmes pièces. Toutes les photos et tout le matériel glané sur le terrain. J’ai une intuition. C’est mon métier après tout, je suis un profiler. J’ai acquis la conviction qu’il existe un lien unissant le dossier Achigan et Marseille. J’ai mis du temps à convaincre ma hiérarchie de me permettre de vérifier sur place ! » Ce fut au tour d’Angeli de ne rien répondre. Il avait parcouru attentivement les documents communiqués par le FBI. Ils présentaient d’abord les faits tangibles, bien réels, les éléments indiscutables qui parlaient à l’esprit rationnel et cartésien du commissaire. Les pièces à conviction, les témoignages, les rapports d’enquêtes... tout ça ne l’avait pas gêné. Malgré les différences de procédures, il avait retrouvé grosso modo ses petits. Les pièces du dossier avaient tracé une piste qu’il avait suivie. Une piste jonchée non pas d’horreurs attendues mais de disparitions inexpliquées et inquiétantes. Pas de corps, pas de sang. Les scènes de crime étaient comme tronquées. Il manquait le substrat sur lequel les limiers du FBI auraient pu échafauder un début de raisonnement. Mais il n’y avait rien. Rien qui ressemblait de près ou de loin à un mode opératoire un tant soit peu traditionnel. Angeli avait même senti la frustration éprouvée par ses collègues d’outre-atlantique. L’enquête s’essoufflait. Trop peu de résultats. Ils semblaient poursuivre une ombre, une sorte de chimère. Malgré de longues années d’enquêtes minutieuses, ils n’étaient encore certains de rien. Etaient-ils vraiment sur les traces du plus grand tueur en série de l’histoire criminelle américaine ou bien s’entêtaient-ils à vouloir le croire? Au 31 décembre 2010, la base du centre national d’information sur le crime comptait près de 86.000 dossiers actifs de personnes disparues sur le territoire des USA. Et encore, il ne s’agissait là que du solde final. Au cours de l’année 2010, plus de 692.000 dossiers avaient été ouverts dont près de la moitié était renseignée des circonstances de ces disparitions. Et dans cette proportion, plus de 96% mentionnaient la fuite (« runaway » comme motif de disparition. Ensuite, Angeli avait été profondément troublé par les analyses de Cartwright. Les quelques feuillets figurant dans les pièces adressées par Dallas l’avaient plongé dans la plus profonde perplexité. Certes, il avait évolué avec son temps et les avancées méthodologiques faites dans le domaine des profils psychologiques ne lui étaient pas inconnues. Mais Cartwright avait été encore plus loin, bien loin devant tous ses confrères. Si loin que certaines de ses théories frisaient l’iconoclasme. Angeli avait, à plusieurs reprises, refermé nerveusement la chemise cartonnée, ne sachant pas trop comment il devait réagit devant certaines conclusions tirées par Cartwright. Elles lui paraissaient fondées au mieux sur des conjectures bien fragiles au pire sur des constructions intellectuelles rassemblant un assemblage hétéroclite de concepts pseudo-scientifiques. Pourtant il avait repris sa lecture, sentant confusément que derrière tous ces termes savants et ces rapprochements audacieux, il y avait une réalité noire, un autre monde fait de ténèbres et de douleur. Ces mots formaient des phrases inconcevables mais quand il faisait taire la petite voix dans sa tête, Angeli discernait des perspectives vertigineuses. Il se sentait comme un observateur impuissant placé par un dieu joueur au sommet d’une très haute montagne. Le dieu lui avait donné pour tout viatique une longue-vue et lui avait désigné un point distant sur l’horizon. Là, lui avait dit son ravisseur, vivaient les siens. Malgré son instrument, le malheureux ne voyait que de vagues scènes floues où dansaient des ombres qu’il ne parvenait jamais à identifier. Etaient-ce vraiment les siens? Etait-ce sa femme? Ou bien étaient-ce des démons dansant devant son bûcher pour se moquer de lui? « J’ai étudié vos notes. Je ne peux vous cacher qu’elles m’ont laissé songeur! C’est trop novateur pour ma pauvre intelligence cartésienne! Une stratégie évolutionnairement stable ? C’est bien ainsi que vous dites ? » « Oui, c’est un concept procédant des travaux de Maynard Smith et Price, des généticiens, décliné dans le domaine de la biologie évolutive. C’est une théorie selon laquelle l’évolution est le moyen qu’ont trouvé les gènes pour survivre. Nous ne sommes, à l’instar de toutes les créatures vivantes, animaux et plantes compris, que des machines à survie pour des gènes qui arbitrent entre différents choix pour assurer leur perpétuation. Ils calculent constamment les bénéfices et les coûts de leurs actions, avec une vision tout à fait égoïste. Or les tueurs en série, d’après moi, illustrent la prévalence d’un gène particulier induisant chez certains individus des comportements qui pourraient être déchiffrés à partir des travaux relatifs à la SES! Oups, excusez-moi ! Je veux dire à partir de la stratégie évolutionnairement stable, fondée sur la théorie des jeux. Dans quel but? Mutation? Récession? Je ne suis pas sûr que l’endroit se prête bien à ce genre de discussion, monsieur le commissaire Tout ce que je sais, ou crois savoir, tient dans les trois derniers paragraphes de ma note cotée JC34-23. Je voudrais pouvoir compter sur votre coopération pour consulter celles de vos archives qui remontent aux années 80! Elles pourraient peut-être me mettre sur la voie de notre chimère! C’est l'une des dernières chances que je dois saisir pour éviter que le Bureau ne referme définitivement le dossier ! » « Bien, venez avec moi, je vais vous conduire aux archives même si je crains fort que vous ne surestimiez leur potentiel ! » Romain laissait Chiara sangloter sur son épaule. Derrière la baie vitrée, la nuit descendait sur la ville. Des pulsions contradictoires s’affrontaient en lui. Il était tiraillé entre la nécessité de repartir sans délai vers Dallas et le désir de connaître un peu plus cette enfant oubliée, reflet de son ancienne vie. Il sentait qu’il se tenait en terrain découvert, en territoire ennemi et il était vulnérable. Il n’avait pas de plan préparé longuement à l’avance. Pas de procédure soigneusement étudiée. Il perdait l’avantage et ne pouvait anticiper, devenant le jouet des évènements. Il n’aimait pas jouer et encore moins être prisonnier de règles qu’il n’avait pas lui-même conçues. Pourtant, un sentiment inhabituel, longtemps enfoui, refaisait peu à peu surface et quelque chose en lui inclinait à écouter. Il se décida. «Venez, il faut passer à l’accueil. Il doit y avoir des formalités à remplir, des papiers à signer, des personnes à informer ! » Elle le regarda, interloquée, les larmes brillant encore dans ses yeux. Il comprit que son apparente impassibilité était dérangeante mais il ne put réprimer son instinct naturel : « Je montre difficilement mes sentiments. Je n’ai pas à m’excuser pour ça! Je suis ce que je suis et croyez-moi ou non, j’aimais ma mère. A ma façon. Je ne pleurerai pas. Je ne crierai pas. Je ne maudirai pas le Ciel. C’est sans doute incompréhensible à vos yeux, je n’en doute pas. Mais je ne changerai pas. Je ne peux changer. C’est ma nature. Alors vous venez avec moi ou vous restez là ? » Chiara hésita, essuyant ses joues du revers de sa main. Cet homme aux manières si brusques l’inquiétait mais plus encore l’intriguait. Il y avait quelque chose en lui qui lui était familier. Une proximité étonnante. Elle voulut en savoir plus sur lui. « C’est par là ! » répondit-elle. « Quoi ? » lui demanda-t-il, comme désarçonné par cette réponse. « L’accueil du service ! » lui dit-elle en l’entraînant à sa suite. Elle prit un couloir latéral et descendit un étage. Un guichet était ouvert. Une infirmière attendait. Ce fut assez rapide... et pénible. Romain n’avait évidemment aucun des papiers exigés par l’administration. Chiara récupéra les imprimés à remplir en remerciant la préposée. Romain était silencieux et pâle comme un linge. Ils partirent ensuite. « Vous avez un endroit où dormir cette nuit ? » le questionna-t-elle quand ils quittèrent l’hôpital. « J’ai un vieil ami à voir. Il me trouvera bien un lit, ne vous inquiétez pas ! Demain, nous pourrons nous revoir?» « Certainement, je vais vous donner l’adresse où j’habite... » « Avec votre mère ? L’interrompit-il. « Non, pourquoi? Elle habite toujours le Panier. Moi, je vis du côté de la Pointe Rouge, pas loin de la Campagne Pastré.» Elle lui tendit une carte de visite. « Vous avez mon adresse et mon numéro de téléphone! » Romain glissa le bout de carton dans une poche sans le lire : « Je viendrai demain en début de matinée, à la condition que vous n’informiez encore personne de ma présence. » « Par contre, je peux vous déposer, j’ai ma voiture dans le parking! » proposa Chiara. Romain refusa doucement « Je vous remercie mais c’est inutile. Je vous retrouve demain matin, disons 8 heures 30, devant les grilles du parc Borely, cela vous va ? Chiara acquiesça avec un certain regret dans le regard mais elle comprit qu’il était sans espoir de le faire changer d’avis. Ils se dirigèrent vers les ascenseurs. Quand les portes s’ouvrirent à nouveau au sous-sol, Chiara était seule dans la cabine. Romain fit attention à ne pas être trop facilement prévisible dans ses déplacements. Il prit le métro mais changea à Castellane où il reprit la ligne 2 et sortit à la station Jules Guesde. Il remonta vers la Porte d’Aix pour rejoindre l’Hôtel de Région. Il était attentif à tout ce qui l’entourait, essayant de repérer des visages qui se répéteraient ou des silhouettes qui le suivraient dans son sillage. Il s’engouffra dans la bouche de métro de la station Colbert pour remonter tout de suite après, scrutant tous ceux qui descendaient de l’autre côté. Aucun n’éveilla sa méfiance. Il emprunta plusieurs rues pour attraper un bus de la ligne 533 qui, lorsqu’il redémarra, s’enfonça au coeur des quartiers Nord. Quand il demanda à descendre, il se retrouva sur un trottoir désert. Il était dans le 14ème arrondissement mais n’avait pas encore touché au but. L’air froid de la nuit lui mordit désagréablement le visage mais il s’en moqua. Il se mit en marche en relevant les numéros de la longue avenue qui se poursuivait devant lui. 68, 70.... Le 72 de l’avenue Claude Monnet correspondait à un grand portail en fer forgé derrière lequel se devinait une haute bâtisse, à demi noyée dans l’ombre. Un large escalier menait à un perron abrité sous un auvent profond. Sous le pinacle, une horloge rappelait celles qui ornaient les gares. Selon la plaque apposée sur un pilier du portail, il s’agissait de l’EHPAD Saint Jean-de-Dieu. Romain observa un petit moment la loge encore éclairée. Il consulta sa montre. Il était encore un peu tôt. Il longea les grilles, notant tous les détails. Il y avait un chantier qui était mitoyen au parc de l’établissement hospitalier. C’était providentiel. Il se faufila entre deux planches branlantes de la palissade et se retrouva dans l’enceinte d’un vaste complexe immobilier en construction. Il demeura prudemment loin des bâtiments inachevés où devaient se trouver les vigiles et leurs chiens. Les chiens ne l’inquiétaient pas trop. Les loups ne font pas attention aux chiens. Il restait prudemment à la lisière du chantier, loin des matériaux et matériels entreposés, cibles favorites des petits étourneaux nocturnes. Il parvint suffisamment loin de la route. Devant lui, le parc formait une poche d’ombre au-delà de laquelle il distinguait à peine la grande bâtisse, tache plus claire. Aucune lumière ne diffusait de ce côté-ci. Romain enjamba facilement la mince clôture et, courbé et silencieux, s’élança vers la maison de retraite. La porte de service ne lui résista pas très longtemps et il se retrouva dans un couloir où une veilleuse de sécurité jetait une faible lumière verdâtre. Il se coula dans un escalier et monta jusqu’au deuxième étage. Il déboucha sur un autre couloir qui comportait une enfilade de portes toutes identiques. Un rai de lumière filtrait sous l’une d’entre elles. Sans hésiter, il se dirigea droit vers lui. La chambre était minuscule et spartiatement meublée. Un lit pas bien grand, un bureau encombré de papiers et une grande armoire en constituaient l’essentiel du mobilier. Quelques gravures pieuses ornaient les murs de crépi blanc. Sur une étagère, une rangée de livres était maintenue par deux bronzes représentant des travaux d’Hercule. Près de la tête de lit, une petite table de chevet supportait la sainte Bible et des rideaux occultaient la fenêtre. Dans le lit, un vieil homme était adossé à épais traversin. Romain le reconnut au premier regard même si les années s’étaient amassées depuis la dernière fois où ils avaient été réunis. Il semblait que le temps, n’ayant pu effacer la bonté naturelle qui irradiait de son visage, s’était vengé, dépité, sur le reste de son corps. « Ainsi tu es venu ! dit le vieillard, nullement étonné de l’irruption soudaine de Romain à cette heure si tardive. Je t’attendais sais-tu ? » « J’ai reçu ta lettre! répondit Romain comme pour souligner l’inéluctable. J’arrive de la Timone. Ma mère vient de s’éteindre, peu de temps après mon arrivée! » « Que Dieu la prenne en sa sainte garde! Elle s’est montrée une vraie chrétienne tout au long de sa vie ! Je suis heureux qu’elle t’ait vu, ne serait-ce qu’un instant, avant de rejoindre son Créateur! » « Donc, tu sais pourquoi je suis là? » demanda Romain qui s’assit tranquillement dans le modeste fauteuil, près du lit. « Bien sûr mon fils ! Je l’ai su dès que j’ai posté la lettre. Ma main n’a pourtant pas tremblé. Ce fut même en quelque sorte une forme d’apaisement. Je suis heureux de te voir après toutes ces années. As-tu trouvé la paix, là bas de l’autre côté de l’océan ? » « Tout dépend ce que veut dire la paix. J’ai trouvé un équilibre. Oui. On peut dire ça. Un certain équilibre ! » « Te rends-tu compte que durant tout ce temps, nous n’avons échangé en tout et pour tout que deux lettres. Et elles ont été séparées l’une de l’autre par plus de quinze ans. Je me souviens de toi alors que tu n’étais qu’un tout petit garçon qui se tenait, effrayé, derrière les jupes de sa maman. Tu venais de perdre ton père et tu étais si craintif. Ta maman a été très forte. » « Elle ne s’est jamais plainte, même quand elle s’est aperçue que j’avais mis mes pieds dans les pas de mon père. Je crois qu’elle a voulu contrebalancer mes mauvais penchants et mes mauvaises fréquentations en me donnant cette éducation religieuse ! » « J’ai essayé mon fils ! Plus qu’avec aucun autre. Entre tous les autres, j’ai discerné en toi tellement de potentialités que j’ai souvent prié pour que la Lumière brille enfin dans ton coeur. Que tu retrouves le bon chemin. Et si je voyais bien que j’échouais lamentablement en tant que précepteur, je me suis entêté ! Je te demande pardon ce soir Romain. Mais es-tu capable de pardonner ? Tu ne t’es pas pardonné à toi-même ! » « La pardon m’est interdit. Tu as parlé de chemin et de lumière. J’ai suivi un chemin, oui, mais empli de ténèbres. Tu vois, j’emploie les mots que j’ai entendus quand tu nous parlais des mystères de la Foi. Finalement, tu as imprimé en moi bien plus que tu ne le crois. Je n’ai rien oublié. Te souviens-tu des leçons d’astronomie où tu me parlais des planètes et de Galilée. Je me rappelle encore de ces points brillants que je voyais dans la lunette bon marché que tu pointais vers le ciel nocturne. Ce soir, ma fille m’a comparé à Pluton, tu sais, le Dieu des Enfers ! Elle ne se doutait sûrement pas à quel point elle était proche de la réalité ! » Le vieillard hoqueta : « Tu... tu as vu Chiara ? » « Elle était à l’hôpital quand je suis arrivé. C’est troublant, elle ressemble tant à sa mère à son âge ! Elle n’a jamais posé de question ...sur moi ? » « Elle a bien tenté au début. Mais peu étaient au courant et ceux-là n’ont jamais parlé. Sa propre mère ne lui a jamais rien dit. Alors Chiara s’est construite différemment. » « Est-elle venue de voir ? » « Pourquoi l’aurait-elle fait ? dit le vieil homme. Les choses de la religion s’effacent de nos jours. Elle ignore sans doute jusqu’à mon existence. Ta mère se tait à mon propos! » Un silence gênant s’installa dans la petite chambre. Des mots qui ne pouvaient être prononcés assaillaient leur conscience. Le passé sembla investir comme un immense tourbillon l’espace confiné dans lequel ils se trouvaient. Il les enveloppa soudain dans un flot de souvenirs ressuscités. La profondeur du regard qui les unit juste à cet instant était impressionnante A la fin, ce fut le vieil homme qui baissa les yeux. Il avait compris. Il distinguait très nettement les immenses ailes noires qui se déployaient dans le dos de Romain. Il frissonna. « Quand j’ai glissé ma lettre dans l’enveloppe, j’ai failli la cacheter et l’envoyer comme ça. Et puis, mû par un besoin inexplicable, appelle-le rédemption, j’ai retenu mon geste. J’ai repris le stylo et j’ai ajouté sur la face interne de l’enveloppe ma propre adresse afin que tu puisses... enfin que tu puisses être là ce soir! J’ai attendu sans crainte. Je me suis mis en règle avec mon Créateur et je ne redoute pas ce qui m’attend ! » « N’attends rien de moi! L’étoile qui me guide n’appartient pas à ton ciel. Dans mes yeux d’enfant, tu as représenté ce père qui avait disparu. Tu aurais pu combler un vide. Mais tu as tout saccagé, tout pollué, tout rendu impossible ! » « Tu n’as pas tout brûlé puisque tu m’a écrit une fois ! A la réception de ta lettre, j’ai décidé de me retirer hors du monde. J’ai abandonné toutes mes charges diaconales et rejoint un ordre monacal où j’ai prié pour tout le mal commis. Mais je savais bien que cela ne suffirait jamais. J’étais presque soulagé quand j’ai glissé la lettre dans la boîte aux lettres, en paix avec moi-même.» Romain ne répondit rien. Il était déjà tard. Il lui restait une dernière chose à faire avant de partir. Le vieil homme respirait doucement, ses bras le long du corps. Aucune rébellion dans son attitude. Les aiguilles de la petite pendule progressaient lentement. Romain se leva et verrouilla la porte. Il vint se porter à la hauteur du lit et se pencha vers le vieux prêtre qui n’esquissa aucun mouvement. Romain n’attendit pas les premières lueurs de l’aube. La pendule indiquait que la quatrième heure venait à peine d’être dépassée quand il se leva du fauteuil où il avait veillé jusque là. Il jeta un dernier regard vers le lit avant de quitter la pièce. Un vieil homme semblait dormir paisiblement. Un examen plus attentif aurait permis de s’apercevoir que sa poitrine ne se soulevait plus. (à suivre plus tard sans doute) M Ce message a été lu 7724 fois | ||
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