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De : Maedhros  Ecrire à Maedhros
Date : Dimanche 21 octobre 2012 à 21:12:04
Bon, j'ai rempli une partie de la consigne, hélas pour les expressions innovantes! Et puis, l'histoire n'est pas finie....

La bande-son : elle colle avec le thème, croyez-moi!

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APEIRON


L’Athlète file gracieusement entre les étoiles. Ses lignes arrondies et bulbeuses sont floues contre le rayonnement stellaire pendant qu’il avale littéralement les parsecs vers la destination qu’il rattrape peu à peu. Son pilote le dirige vers une frontière mythique à travers des contrées que nul avant n’a explorées. Elle fait partie de l’imaginaire qui obsède l’humanité depuis qu’elle s’est timidement avancée au seuil du système solaire, apeurée de l’obscurité qui régnait au-delà. De l’obscurité et du silence. Et ce dernier a été bien plus impressionnant que la nuit interstellaire.

Un corps est engoncé dans l’imposant siège qui occupe une place non négligeable de la petite passerelle. Malgré le harnachement neurotech qui masque la plupart de ses formes et la partie supérieure de son visage, sa féminité ne fait aucun doute.

Le Commandant Lazuli demeure silencieuse, perdue dans les rêves semi-conscients qui la fascinent bien plus que les succédanés chimiques de la pharmacie du bord. Plus l’Athlète s’approche de sa destination finale, plus les abstractions bariolées dansent frénétiquement dans son champ de vision. Les machines intelligentes paraissent de plus en plus hystériques, emmagasinant les torrents de données glanées par leurs multiples senseurs répartis sur la coque sensible extérieure. Elles éprouvent de plus en plus de difficulté à appréhender la totalité des informations qu’elles ingurgitent. Les fantasmes dodécaédriques se bousculent au sein des matrices de navigation, échafaudant des réalités virtuelles dans lesquelles le commandant Lazuli insère une élégante trajectoire de vol.

Née dans l’une des nombreuses ruches de l’Essaim de Magellan, Arcal Lazuli a passé toute son existence à bord des innombrables vaisseaux, de guerre, de commerce, d’exploration ou de tourisme qui parcourent sans relâche les routes infinies de l’Espace Humain. Elle est une représentante insigne des Apis des Abysses dont la société matriarcale a calqué son mode de vie sur l’organisation sociale des ruches terrestres. Elles butinent les mondes comme les merveilleux hyménoptères mellifères qui pollinisent les fleurs parsemées dans un jardin d’étoiles extraordinaires. Aucun mâle ne naît ou n’est admis au sein des ruches-mondes où mille légendes courent sur les vertigineux mystères protégés derrière les portes hermétiquement closes des gynécées enfouis au coeur des rayons biotechnologiques.

Comme toutes ses soeurs, elle porte sur son sein gauche depuis sa naissance, une minuscule abeille stylisée en or pur et aux ailes déployées. Cet emblème plonge ses racines dans les traditions immémoriales consacrées à la Divinité féminine dont les cultes, débarrassés de toute référence terrestre, sont révérés dans les temples secrets des Ruches. Pour les Apis, l’Espace est Femme car l’Espace a enfanté les Humains et non la Terre.

L’extrême spécialisation des Apis dans les techniques de navigation interstellaire en fait des professionnelles particulièrement recherchées qui ont monnayé leurs services en échange d’une totale indépendance vis-à-vis des pouvoirs qu’ils soient locaux ou régionaux. Et en contrepartie d’un engagement des meilleures navigatrices Apis au sein de ses flottes spatiales durant sept années, l’Empereur en personne a apposé son sceau au bas d’une Charte qui garantit aux Essaims, le libre passage sur tout le domaine spatial impérial et le non-assujettissement des Ruches orbitales aux lois impériales, ordinaires ou exorbitantes.

Les trois autres membres de l’équipage s’affairent sans bruit devant leurs propres consoles. On entend à peine les micro-crépitations des machines et le ronflement assourdi du recyclage de l’air. La lumière tamisée abaissée à son seuil minimal confère à la passerelle de fausses allures de cathédrale miniature. Le voyage a été long depuis le départ d’une base en orbite lointaine autour de Proxima du Centaure. Tous éprouvent à présent une grande lassitude même si leur réveil de l’hypersommeil est très récent.

Arthur, le sémillant cosmologue, s’arrache des résoluteurs mathématiques qu’il a soigneusement calibrés depuis qu’il a émergé du berceau de stase. D’ailleurs il les couve comme s’ils étaient ses propres enfants ! Il a cette fougue juvénile qui fait sourire Lazuli et cette désinvolture qui la fait grimacer tout autant. Malgré son crâne rasé et son bonnet frappé aux couleurs de la confédération, sa peau pâle, tachée de rousseur et ses yeux, d’un bleu ancien, rappellent sans cesse qu’il est irréductiblement roux.

“ Bon sang de bonsoir mon Révérend! On approche du but, mes objets mathématiques s’orientent tous dans le même sens ! J’ai rectifié quelques matrices d’Einstein-Maylever à main levée mais il faudra bien quelques heures pour que mes bébés me confirment tout ça ! ”

Celui à qui s’adresse Arthur lève les yeux au ciel. Mais hélas, celui-ci n’est pas bien éloigné de sa tête. Le représentant des Ligues Religieuses, un petit homme au visage poupin, s’extrait à regret du discours désormais légendaire que prononça le porte-parole du Cénacle Sacré peu avant le départ de l’Athlète.

Le révérend Ibn al Haytam se retourne aimablement vers son voisin que la Fortune lui a désigné pour la phase finale du voyage et qu’il aurait sans doute préféré voir exiler plus loin malgré l’exigüité de la cabine. Mais Ibn al Haytam est un homme affable et courtois, dont la piété et les manières ne sont jamais prises en défaut. Il a étudié dans les meilleures universités religieuses qu’abrite la prestigieuse planète Beit Al-Hikma, la sainte planète des érudits. Il soutint brillamment sa thèse de fin de cycle que couronna une mention très honorable. Son sujet, Dieu et la Coalescence de l’Univers, attira sur lui l’intérêt feutré du Cénacle Sacré qui le recruta discrètement à la sortie de son cursus.

Il devint rapidement un diplomate religieux de premier plan, parfaitement à l’aise devant des auditoires virtuels rassemblant des centaines de millions d’avatars, capable de défendre avec un égal succès les positions les plus obscures de l’Eglise Anglicane, des Sunnites de l’école hanafite, des Navajos Réimplantés ou encore des Nouvelles Sectes Apocalyptiques qui se réclament des schismes tardifs post-Fessenheim 2. Le Pape des Huit Mondes l’a récemment promu Nonce Apostolique de classe exceptionnelle. En fait, tout dans son parcours et sa personne le qualifiait mieux que quiconque issu des rangs ecclésiastiques, à se joindre à l’équipage de l’Athlète. Sa présence est consubstantielle à l’intérêt scientifique de cette mission extraordinaire.

“ Arthur, très cher Arthur, je suis heureux d’entendre que nous allons bientôt percer le plus grand secret de l’univers. Mais s’il te plaît, essaie de maîtriser ton excitation ! Cela fait plus de mille quatre cents jours que nous voyageons dans des conditions carcérales et psychologiquement, c’est usant de devoir sursauter ainsi à chaque fois que tu es content de toi ! ”

Le révérend accompagne cette petite pique d’un grand sourire qui désamorce la tension que ses mots auraient pu faire naître

“ Mille pardons mon révérend ! Je ne voulais pas vous déranger mais voir ainsi toutes mes prédictions... mes spéculations, devrais-je dire pour ne pas... heu... empiéter... sur votre domaine de compétence, se confirmer de façon aussi claire, me file des frissons dans le dos! Et puis nous avons dormi un bout de temps non ? Cela fait à peine quinze jours que nous sommes sortis des caissons d’hyper sommeil ! ”

Le révérend ne daigne même pas relever la petite taquinerie :

“ Deux semaines, c’est déjà bien long ! ”

“ Pensez au commandant Lazuli, réplique le jeune homme ! Elle, elle a vraiment passé près de quatre ans à la barre du vaisseau ! Même Gymir, le génie de la planète géante, n’en revient toujours pas ! N’est-ce pas Gymir ? ”

De l’autre côté de la cabine, Gymir l’astrophysicien lève un pouce en l’air en guise d’assentiment. Il a suivi l’échange avec intérêt. Gymir a grandi sur Asgard, la planète géante du système de Bellatrix, dans la Constellation d’Orion. Sa corpulence et son apparence le distinguent aisément de ses compagnons. Pas très grand, il a la carrure impressionnante de ceux qui doivent lutter sans artifice contre les effets d’une gravité particulièrement élevée. Avec sa barbe fournie qu’il a refusé de raser malgré les consignes du bord, il ressemble à l’une de ces créatures sorties d’un conte pour enfants. Sous des abords bourrus et rustiques, il possède un coeur grand comme sa planète, une gentillesse encombrante et une intelligence hors du commun. C’est l’une des sommités impériales en astrophysique quantique et sa nomination n’a pas été une surprise. Sa voix fabuleusement caverneuse et son humour irrévérencieux ne passent pas inaperçus, au grand dam d’Ibn al Haytam, le prude et mesuré révérend. Gymir répond à l’invitation d’Arthur :

“ Elle est sortie major de sa promotion à l’Ecole Spationautique des Ruches d’Orion, alors venant d’elle rien ne m’étonne ! En revanche, j’ai le sentiment que le coefficient d’expansion diminue. Je ne peux pas encore l’affirmer, il y a encore beaucoup trop d’interférences liées aux champs gravitationnels locaux, mais je crois que nous avons passé le point où la vitesse de fuite des galaxies excentrées n’accroît plus la distance qui nous sépare du but ! ”

“ Comment cela ? demanda Ibn al Haytam. Vous avez dû me le répéter mille fois sinon aucune mais je ne retiens pas vos explications, si lumineuses soient-elles, vous m’en voyez tout à fait confus ! Cela veut dire que nous accélérons plus vite qu’elles ?”

“ Mon bon révérend, votre position sur l’échiquier vous place pour l’instant en réserve. Le jour arrivera bientôt où c’est vous qui devrez vous mettre en avant, pour un roque d’anthologie peut-être! Alors je ne me formalise pas de vous le réexpliquer une fois encore ! Au contraire c’est un plaisir. Dans un univers en expansion, tel que nous le comprenons aujourd’hui, les galaxies occupent toujours les mêmes coordonnées spatio-temporelles. Mais pourtant elles s’éloignent dans toutes les directions. Prenons la Terre comme point de référence, c’est plus commode, et puis c’est la résidence historique de l’Empereur ! Comment expliquer cette apparente contradiction ? En réalité c’est l’espace lui-même qui est en expansion et qui accroît les distances entre les étoiles et la Terre. Mais chacun de ces corps stellaires conserve toujours les mêmes coordonnées. On dit de celles-ci qu’elles sont comobiles. N’essayez pas de visualiser cette notion, c’est impossible pour un cerveau humain normalement constitué. Ensuite, il y a une notion corollaire à l’expansion de l’univers, c’est la notion de vitesse de fuite. Quand les astronomes ont réussi, de façon relativement précise, à observer le mouvement des étoiles et des galaxies, ils se sont aperçus avec stupeur que plus lointaines étaient les galaxies, plus leur spectre...”

“ Par pitié, cher Gymir, n’en jetez plus ! Je suis déjà perdu ! Leur spectre ? ”

“ Oui, révérend, le spectre d’une étoile ou de tout objet lumineux, c'est la décomposition de son rayonnement électromagnétique, vous vous rappelez vos cours élémentaires? L’effet Doppler-Fizeau ? Quand la fréquence reçue se décale vers le bleu, la source lumineuse se rapproche de nous, si elle se décale vers le rouge, elle s’éloigne au contraire ! A l’aube de la Conquête, on s’en est servi pour mesurer la vitesse des galaxies par rapport à la Terre. Or donc, plus les galaxies observées étaient lointaines, plus leurs spectres étaient décalés vers le rouge ! Puis, on s’est aperçu que l’effet Doppler-Fizeau n’avait rien à voir à l’affaire. Le décalage vers le rouge est essentiellement lié à la courbure de l’espace qui emporte les galaxies... ”

« Comme une sorte de ballon qu’on gonfle n’est-ce pas ? » dit le révérend pour paraître intéressé.

« C’est une hypothèse! Intervient Arthur avec un brin de condescendance. L’image d’un ballon sous-entend que l’univers est sphérique. Or il peut être aussi euclidien, plat si vous voulez, à courbure nulle, ou bien hyperbolique, comme une selle de cheval, à courbure négative ! Vous vous rappelez les propriétés du plan énoncés par Euclide ? Dans un univers plat, euclidien, la somme des angles d’un triangle est égale à 180°. Dans un univers sphérique, la somme des angles est supérieure à 180° tandis que dans un univers hyperbolique, elle est inférieure ! »

« Nous sommes là pour le découvrir ! soupire Gymir, regrettant le ton sentencieux de son jeune collègue. Pour conclure rapidement, avant que vous ne soyez obligé de réclamer une pilule contre le mal de crâne, les galaxies les plus lointaines s’écartent de la Terre à des vitesses qui dépassent la lumière ! »

«Oui, révérend, plus vite que la lumière. C’est possible, assène Arthur, dans le cadre de la relativité générale. La matière et l’énergie ne peuvent pas dépasser la vitesse de la lumière mais l’espace n’est ni l’une ni l’autre n’est-ce pas ? »

« Or, reprend Gymir, plus les étoiles sont lointaines, plus elles sont proches du bord. Si nous voulons accomplir notre mission, nous devons les dépasser, en fait, les dépasser toutes jusqu’à la dernière pour atteindre la dernière frontière ! ”

Ibn al Haytam hoche la tête perplexe mais avec cette inflexibilité qui est le propre des exaltés ou des passionnés, Gymir continue sans rien remarquer :

« Et le carburant qu’utilise l’espace pour se dilater est constitué par une matière possédant une pression négative qui repousse la gravitation. Les hommes l’ont baptisée l’énergie sombre. C’est cette énergie qui est à l’oeuvre dans les huit réacteurs de l’Athlète. Nous sommes à bord du premier vaisseau disposant de réacteurs à fusion noire, capable de lui faire atteindre des vitesses bien supérieures à celle de la lumière ! Les coefficients d’accélération imprimés au vaisseau lui permettent de laisser quasiment sur place les photons, les particules de lumière. Nous dépassons ainsi la flèche du Temps. Nous écrivons l’Histoire, révérend. Et peut-être que l’Histoire nous attend aussi au bout du chemin comme dans ces digones que vous avez sûrement étudiées en baillant ! ”

« Une digone ? » interroge le révérend qui déglutit péniblement.

« La représentation d’une sphère dans un espace à deux dimensions, comme une de ces planisphères d’antan, une carte d’une planète, explique obligeamment Arthur. Elle est construite de telle façon que, quand vous arrivez sur n’importe laquelle de ses extrémités, vous repartez de l’autre côté. Tous les points qui figurent sur l’un des bords appartiennent également au bord symétrique. Voilà ce qu'est une digone mon révé...! »

La démonstration d’Arthur est brusquement interrompue par un signal d’alarme. L’éclairage de la passerelle vire au rouge. La voix agréable mais impérieuse du Commandant Lazuli s’élève dans le réseau de communication interne, coupant leur conversation.

“ Votre attention s’il vous plaît. Nous nous préparons à entamer notre ultime trajectoire de collision. Le trou noir devant nous est d’une taille très importante. Vingt deux millions de masses solaires. Il renferme une singularité de type BKL. Nous allons couper son horizon dans... trois minutes temps de bord. ”

Bien sûr, le commandant Lazuli vocalise uniquement à destination de ses trois compagnons qui ne sont pas reliés par réso-ombilic au vaisseau. Tous les nano-matelots cybernétiques travaillent déjà en temps synchrone.

Gymir masque sa nervosité en s’adressant au révérend :

« L’horizon du trou noir, ou rayon de Schwarzschild du nom de son inventeur, correspond à la limite au-delà de laquelle le trou noir en théorie, de laisse plus rien ressortir, pas même la lumière ! Il correspond à deux fois la masse du trou noir que multiplie la constante gravitationnelle, le tout divisé par le carré de la vitesse de la lumière. A la louche, pour la masse indiquée par le commandant, cela donne un rayon de cent quarante sept millions de kilomètres, soit grosso modo la distance Terre - Soleil! »

Arthur ne peut s’empêcher d’intervenir :

“ Lazuli a dit qu’il était de type BKL. BKL pour Belinsky, Khalatnikov et Lifchitz, les trois scientifiques de notre bonne vieille Terre qui ont décrit, voici quelques dizaines de siècles, le fonctionnement de la singularité qui va nous donner un bon coup de pied au cul quand on va franchir l’horizon des évènements. Relativement basique et fragmentaire, compte tenu du paradigme mathématique et topologique disponible à leur époque, leur théorie s’est néanmoins avérée assez juste. Seule notre vitesse intrinsèque nous protègera des fabuleuses contractions anarchiques qui sont à l’oeuvre de l’autre côté de l’horizon. Sinon, elles auraient tôt fait de nous déchiqueter en nous entraînant inexorablement par la marée gravitationnelle. Imaginez un peu. Sans la protection de l’énergie sombre, nos corps seraient littéralement étirés sur une longueur infinie et comprimés latéralement jusqu’à une épaisseur nulle ! Rien ne sort d’un trou noir. C’est pourquoi on parle de singularité. Au coeur du trou noir, la gravité quantique sépare le temps et l’espace, mettant fin au continuum spatio-temporel de l’univers. Nous, on va surfer sur les monstrueuses vagues qui s’enroulent sur elles-mêmes, en espérant que la trajectoire calculée par l’Athlète et Lazuli ne contiendra aucune erreur même infinitésimale. ”

“ Comment calculer des trajectoires et des temps alors que vous m’avez dit que nous voyageons bien plus vite que la lumière ! ”

“ Astrométrique quantique. Nos petites machines pensantes calculent des probabilités qui sont ensuite traduites en temps de bord relatif. Mais ces valeurs en soi ne signifient rien, elles sont uniquement valables pour le bout d’espace compris entre les parois de l’Athlète. Et encore, je soupçonne qu’elles doivent être différentes selon l’endroit où on les mesure. Elles obéissent aux lois de l’indétermination chères aux particules lumineuses. Si vous connaissez leur position, vous ignorez leur vitesse et vice-versa. Le temps de bord est une abstraction quantique ! Les lois de la géométrie ne s’appliquent pas aux évènements qui se produisent au-delà de l’horizon mais de façon très imagée, il n’y a qu’une vitesse angulaire et une seule qui nous permettra d’éviter de plonger dans la singularité où même l’énergie noire ne nous mettra plus à l’abri des forces de plongement ! ”

La voix sans émotion du commandant Lazuli met fin à leur conversation :

“ Franchissement de l’horizon dans une minute trente secondes après le top. Dernier saut dans une minute trente plus quatre après le top. Point d’émergence, une minute trente moins douze après le top... Top. ”

Une sourde trépidation naît dans les entrailles du vaisseau lorsqu’il coupe la ligne imaginaire de l’horizon pour pénétrer dans les turbulences générées par la marée gravitationnelle. Les moteurs à fusion sombre travaillent à conserver la vitesse acquise. Lazuli sent à travers les terminaisons psychosensibles qui la relient aux différents organes de son vaisseau, le flux des particules noires progressivement altéré par les forces contradictoires qui s’exercent à l’extérieur. Les capteurs décryptent en hologrammes tridimensionnels subjectifs, une réalité totalement étrangère.

Le vaisseau plonge en diagonale au fond d’un puits qui s’enfonce dans la trame de l’univers. Tout au fond, la singularité brille d’un éclat mauve qui pulse au coeur de flammes bleues et rouges. Selon les indications fournies par les calculateurs, qui ne font que traduire des données irréconciliables, elle serait située à l’infini par rapport à l’Athlète. Lazuli enrichit la fusion de matière sombre pour éviter que la vitesse du vaisseau ne décroisse jusqu’au point où elle ne pourra plus s’opposer au déchaînement quantique. Les niveaux de certaines jauges baissent légèrement sous leurs valeurs nominales. Rien d’inquiétant cependant à court terme tant que l’énergie sombre alimente convenablement les réacteurs. Lazuli accroît le coefficient de conversion, la trépidation des huit réacteurs devient vraiment sensible.

Des murmures se font progressivement entendre. D’abord, ils rebondissent tout autour des quatre membres d’équipage, comme les échos ténus de conversations lointaines et incompréhensibles. Puis, ils gagnent en puissance jusqu’à former un majestueux choeur de voix spectrales. Comme si d’étranges créatures extérieures, à l’image de celles imaginées par nombre de romanciers de science-fiction à travers les âges, s’invitaient à bord pour une folle sarabande.

Cette expérience est tout à fait inédite pour les trois membres masculins de l’équipage. Plongés durant des années dans l’hyper sommeil, ils entendent pour la première fois les chants des Sirènes des Trous Noirs, comme les a surnommées Lazuli. Pour une fois, Arthur semble à court de commentaire. Il blêmit. Gymir grimace, les oscillations du champ quantique résonnent le long de sa colonne vertébrale, bien plus épaisse que celle des autres humains, éveillant des picotements désagréables jusqu’au plus petit os de son imposante charpente. Le révérend Ibn al Haytam ouvre de grands yeux. Il tourne sa tête dans tous les sens, comme s’il cherchait les invisibles interlocuteurs qui l’interpellent de tous côtés.

« Ne vous inquiétez pas mon révérend, dit doucement Lazuli. Il n’y a absolument rien de surnaturel dans ce phénomène. C’est simplement le métal qui vibre selon des fréquences qui ne sont pas habituelles. Et votre cerveau essaie de les convertir en signaux intelligibles. Ceux-ci peuvent vous troubler, voire revêtir des formes hallucinatoires convaincantes mais celles-ci sont tout à fait bénignes »

La voix du Commandant Lazuli est légèrement amusée :

« Pendant le voyage jusqu’ici, j’ai eu plusieurs fois l’occasion de vivre ce genre d’expérience. La première fois, je me suis sentie comme Ulysse sur son bateau quand il était attaché au mât pour ne pas plonger dans les flots et rejoindre les fabuleuses sirènes. Les voix que j’ai entendues étaient vraiment ensorceleuses. Elles semblaient m’appeler, elles semblaient me connaître, elles s’enroulaient, persuasives et entêtantes. Heureusement, mes routines automatiques ont régulé mes processus biochimiques, mettant un terme à cette hallucination auditive. Ces sons proviennent du métal qui entre en résonance avec le chaos du dehors. C’est absolument déconcertant mais totalement inoffensif ! ”
« Si vous le dites, Commandant ! » dit le révérend Ibn al Haytam en haussant les épaules, non sans jeter un ultime coup d’oeil par-dessus son épaule.
« J’aurais parié avoir entendu ma soeur ! murmure Arthur tout doucement. C’était vraiment sa voix et c’étaient ses mots, vous savez, elle aurait pu prononcer ce genre de phrases. Elle m’appelait... ! »
« Vous ne nous en avez jamais parlé auparavant ! » lance Gymir, qui articule avec effort, sa mâchoire répercutant les microtraumatismes osseux.
« Elle est morte. Huit ans avant notre départ. Elle servait à bord du Nostratique ! »

Gymir interrompt son vigoureux massage des maxillaires. Le révérend Ibn al Haytam lance à Arthur un regard pénétrant. Seule Lazuli ne manifeste aucune émotion particulière. Un silence gêné s’installe dans la cabine.

Le Nostratique était un bâtiment de ligne interstellaire qui avait été victime d’un terrible naufrage au milieu des étoiles. Un trou de ver avait perdu sa stabilité et s’était refermé peu après que le gigantesque vaisseau de ligne en eût franchi l’ouverture. Les huit mille membres d’équipage et les sept cent mille passagers humains, plongés dans l’hyper sommeil, avaient disparu en une fraction de seconde.

L’enquête impériale avait conclu à un défaut gravissime d’entretien du réseau de balises de surveillance qui gérait le trafic près de la porte et les flux d’énergie qui maintenaient l’étroit passage creusé entre les plis du continuum spatio-temporel.

L’enquête avait également mis à jour une corruption à grande échelle, des détournements importants et des bilans falsifiés. Quelques archontes avaient été traduits devant une Haute cour martiale impériale. Au terme d’un procès mené tambour battant, ils avaient été envoyés croupir dans des pénitenciers lointains, sans espoir de grâce. Les colossaux dédommagements accordés au civil avaient provoqué la faillite de plusieurs conglomérats de navigation stellaire. Contre toute attente, la maison impériale avait été in extremis épargnée par la vague nauséabonde qui avait éclaboussé les classes dirigeantes.

« Lucidia Von Wissenschaft, je n’avais pas fait le rapprochement ! souffle Gymir. Bien sûr, Lucidia l’Astropathe Impériale, mise aux arrêts pour insubordination au motif qu’elle s’opposait à un ordre direct du maître de la passerelle ! »

« Jamais le Nostratique n’aurait pénétré dans le trou de ver si les procédures du manuel de bord avaient été respectées. Le veto de l’Astropathe prime sur toute autre considération ! proteste nerveusement Arthur. »

“ Jamais, certainement, un commandant de vaisseau de ligne ne contesterait une décision de son astropathe. Mais celui du Nostratique n’était pas n’importe quel commandant, n’est-ce pas ? répond énigmatiquement le Commandant Lazuli. Mais ce n’est pas le moment de remettre cette polémique sur le tapis ! L’Athlète va être éjecté du cône de plongement. Top dans quatre secondes.... Top ! ”

Les voix des Sirènes montent dans les aigus, bien au-delà des fréquences audibles pour l’oreille humaine. Puis elles se taisent d’un coup. Le commandant Lazuli transmet un ordre au vaisseau. Les parois disparaissent comme par enchantement et la passerelle semble flotter dans l’Espace sans limite où quelques rares étoiles réapparaissent dans le lointain, mais sur un plan et une organisation totalement différents. Les trois hommes restent bouche bée devant la magie qui se dégage de cette vision. Rien n’arrête leurs regards qui se perdent dans la splendeur des lumières qui clignotent dans l’obscurité. L’Athlète est immobile à l’orée de l’inconnu.

«J’ai coupé la propulsion, les avertit le commandant Lazuli. Selon mes dernières estimations, il nous faudra à peine quatre minutes pour atteindre la frontière ! Alors, autant que nous profitions d’un petit moment de calme pour bien vérifier que tout est prêt ! »

« Commandant, j’ai une question qui me brûle les lèvres depuis mon réveil ! Est-ce que je peux vous la poser ? » demande Arthur, un hâle rose envahissant ses joues.

« Nous sommes à plus de quinze milliards d’années lumière de notre point de départ, alors il n’y a pas grand-chose qui me troublerait. Je vous en prie ! »

« Notre voyage est un voyage sans retour, nous le savons tous autant que nous sommes. Nous survivrons peut-être et réussirons à rentrer à la maison sans doute après. Mais, compte tenu des inexorables lois de la relativité générale, quand nous foulerons à nouveau le sol d’une planète de l’Espace Humain, je ne peux même pas calculer le nombre d’années, de siècles, voire de millénaires qui se seront écoulés depuis notre départ. Et si nous ne survivons pas, cela signifiera que vous, Commandant, vous allez disparaître en tant que personne ! Pourquoi n’avez-vous pas accepté que votre empreinte génétique et cérébrale soit transcrite ? »

« Les Apis refusent ces pratiques. Répondit tranquillement Lazuli. Cette aspiration à l’immortalité ne fait pas partie de notre éthos. Dans les ruches, nous nous inclinons devant la Dame Ether. Même si beaucoup de fantasmes entourent son culte, ce n’est pas une déesse dans le sens habituel du terme. Aucune statue, aux allures vaguement néoclassiques, n’est érigée dans les temples qui lui sont dédiés ! »

« Vous refusez ces pratiques mais vous maîtrisez à la perfection les techniques de gestion des pools géniques. Aucun embryon mâle ne sort de vos cuves de fécondité. » précise Gymir.

«Le matériel génétique appartient à la Reine de la ruche. Nous sommes toutes ses filles. Si je meurs, je ferai toujours partie de la communauté où mes gènes continueront de vivre dans de nombreuses autres soeurs. Vous ne pouvez comprendre cela aisément. A moi de vous demander qu’est-ce que cela vous fait de savoir que vous n’êtes que des copies parfaites de vos véritables géniteurs qui poursuivent leurs existences sur vos planètes d’origine ? Surtout vous mon révérend ?»

Le révérend Ibn al Haytam toussote poliment, rassemblant ses idées pour soutenir une conversation qui prend une tournure peu ordinaire.

« Ce voyage s’inscrit dans un contexte inédit. Il représente à la fois l’aboutissement de toutes les démarches spirituelles qui ont guidé les hommes depuis la nuit des temps et la réussite d’un formidable défi industriel et technologique, les moteurs à fusion noire. Et puis, il s’agissait d’un voyage sans retour pour ceux qui embarquaient à bord de l’Athlète. Bien sûr, il est vertigineux de se demander ce que je suis en ce moment ? Je suis ici et là-bas. L’espace me sépare de moi-même, m’écartèle, me fragmente, me rend différent. A chaque battement de coeur, je deviens étranger à moi-même ? Il a été un instant où rien, pas même un atome, ne me distinguait de celui qui est resté sur la planète vaticane. Peut-être suis-je en train de prier à l’appel du muezzin ? Quand on m’offrit la possibilité de participer à cette aventure tout en préservant mon intégrité dans l’espace-temps commun, j’ai longtemps prié Dieu pour qu’Il m’envoie un signe. Au matin, j’étais toujours seul avec mes interrogations et la part de moi qui a peur du noir a emporté ma décision. J’ai signé. J’ai signé et aucune autorité religieuse n’a élevé la moindre protestation. Je suis sans doute mort de l’autre côté des étoiles, depuis un temps indéterminé et pourtant je suis vivant ici. Cette expérience est tout à fait troublante. ! »

Ibn al Haytam se tait. Gymir s’éclaircit la voix et enchaîne :

« Moi aussi, comme nous tous en fait, euh, sauf vous Commandant bien sûr, je suis assailli de questions chaque fois que je pense à ce que je dois être, là-bas dans le temps. Je me sens vraiment comme Gymir, avec mes souvenirs et tout ce qui fait de moi ce que je suis, et non le produit haut de gamme conçu dans les cuves souterraines des Mondes Utérins. Bien sûr nous sommes des images, des reproductions parfaites d’originaux qui ont vécu leur vie en pensant à nous chaque fois qu’ils levaient les yeux vers le ciel. Qu’ont-ils pensé à l’heure de leur mort ? La physique n’apporte pas ce genre de réponses mes amis ! Elle trace des cercles dans le ciel, des cercles qui nous ont appelés à entamer ce voyage ! Et cela me va bien. Si nous revenons dans l’Espace Humain, qui sait s’il sera toujours là ? Et dans l’affirmative, peut-être que les réponses que nous apporterons seront déjà éculées, abordées dans tous les manuels scolaires ou leur équivalent ! »

Arthur, qui peut se raccrocher à son domaine de prédilection, poursuit :

« Quoique, dans certaines des hypothèses, il n’est pas impossible que nous rentrions par un chemin différent si l’espace est réellement multiconnexe. Nous nous tenons sur le seuil de l’Univers et nous nous préparons à vivre une extraordinaire expérience. Nous allons vérifier le paradoxe d’Archytas de Tarente. Pourrons-nous dépasser le bord de l’Univers et pénétrer alors dans cette Empyrée mythologique où réside... où réside... le Grand Créateur ?»

Le révérend Ibn al Haytam se retourne vers le Commandant Lazuli :

«Que disent vos Hiérocéryces en ce domaine Commandant ? Vous qui vivez pour et dans l’Espace, quelle conception avez-vous de l’Univers ? »

La voix de Lazuli s’élève dans les haut-parleurs :

« Lorsqu’une abeille revient à la ruche après avoir exploré les environs à la recherche de nourriture, elle s’empresse d’indiquer comment y retourner. Quand l’endroit est éloigné, elle trace dans le noir une danse en forme de huit. Ainsi, tout ce qui est loin est placé sous le sceau de... »

« ... L’infini, souffle Gymir, bien sûr ! »

« Oui, nous réfutons la théorie selon laquelle l’Univers aurait un bord. Nous croyons au contraire, en paraphrasant Nicolas de Cuse, que l’Univers a son centre partout et sa circonférence nulle part ! »

à suivre... plus tard.


M


  
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3 Commentaire WA 111 : Maedhros - Estellanara (Ven 26 jul 2013 à 10:23)
       4 Merci pour ta lecture - Maedhros (Sam 27 jul 2013 à 00:20)
3 Pourquoi une suite ? - z653z (Mar 27 nov 2012 à 15:01)
3 Commentaire Maedhros, exercice n°111 - Narwa Roquen (Sam 27 oct 2012 à 22:37)


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