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De : Maeglin  Ecrire à Maeglin
Page web : http://Maeglin
Date : Lundi 9 septembre 2013 à 22:36:14
Tea Time

Il manquait chaque jour une dizaine de minutes pour que l'aiguille de l'horloge indiquât exactement cinq heures. Et comme chaque jour, à ce moment tant certain qu'imprécis, Saturnin s'activait en cuisine à faire frémir de l'eau dans l'attente de sa visite.
Qu'il ait préparé comme aujourd'hui quelques langues de chat, qu'il fût alité au sortir d'une mauvaise grippe ou qu'il ne le souhaitât pas importait peu : il était presque cinq heures, le thé serait bientôt prêt et on allait toquer à sa porte.

- Vous arrivez un peu plus tard, ces temps-ci.
- Et j'en suis bien désolée Saturnin, j'en suis bien désolée.

L'horloge donna cinq coups enroués, hésita sur le quatrième. Saturnin avait remarqué cette légère arythmie depuis quelques années mais n'y avait jamais prêté cas, puisqu’à cette heure il recevait sa visite et qu'il n'avait aucun souvenir que celle-ci se soit manifestée après que le mécanisme eut achevé son carillon.

- Vous avez avancé depuis hier ? reprit la femme en s'installant dans l'un des deux fauteuils du réduit.
- Je crois, j'imagine que nous allons en parler, j'ai même pris un peu d'avance...
- Vous savez que je n'aime pas ça !, lâcha-t-elle en ajustant machinalement sa position sur le coussin.
- Ce ne sont que des pistes. Ne vous fâchez pas. J'ai fait quelques gâteaux aujourd'hui, justement, pour que nous puissions les évoquer. J'amène ce qu'il faut.

Lorsqu'ils avaient été présentés, elle lui avait demandé de l'appeler Constance et de la vouvoyer. Bien qu'encore assez jeune à l'époque, elle portait déjà des tailleurs sévères et n'accordait de fantaisie qu'à quelques accessoires sans importance dont elle se fatiguait d'ailleurs régulièrement. Elle manquait d'empathie et ne s'en cachait pas. Seules semblaient lui importer les visites, la dégustation d'une infusion sombre et fermentée de la province du Yunnan et ce que Saturnin lui donnait chaque jour, ce qu'il avait produit. Ces trois conditions satisfaites - et elles l'étaient, inlassablement – permettaient un échange plus ou moins long sur les phénomènes climatiques en cours, la mort de la littérature ou l'origine des thés. Lorsque les tasses étaient froides ou vides, elle s'en allait.

- Vous en étiez resté à «un songe», enchaîna-t-elle lorsqu'elle eut dégluti sa première gorgée.
- C'est une petite journée, Constance. Je vous propose «inutile... et décevant ». Il croqua une langue de chat avec un peu de nervosité, comme si ce geste pouvait suspendre la réponse de la femme qui tenait silencieusement son regard.
- Vous voulez dire que vous me proposez ces deux adjectifs ? finit-elle par questionner.
- Non, je pense qu'inutile et décevant caractérisent au mieux le rêve que j'évoque. L'un ne va pas sans l'autre.

Elle réfléchissait, pesait certainement le pour et le contre, préparait une objection pertinente ; Saturnin sut qu'il n'aurait pas gain de cause.

- Je comprends votre propos, fit-elle calmement. Je vais néanmoins vous rappeler la règle que nous nous sommes fixée : pas plus d'un signifiant par jour. Or vous en énoncez deux, et pas des moindres. Êtes-vous certain de l'inutilité du songe ? De la déception qu'il semble porter ? Et pourquoi dans cet ordre ? N'est-ce pas la déception qui entraîne une forme de stérilité de ce rêve ?
- J'y ai réfléchi toute la matinée, se défendit Saturnin. Je voulais partir sur cette ambiguïté pour le paragraphe suivant, et qui fera...
- Vous ne pouvez pas savoir ce que sera votre prochaine phrase, puisque vous n'avez pas encore défini si le songe est d'abord inutile ou décevant !, coupa Constance.
- Il est LES DEUX !
- Si vous en êtes aussi sûr, j'imagine que vous pouvez choisir un adjectif aujourd'hui et attendre demain pour écrire le second, vous savez que vous n'êtes pas payé au nombre de mots.

Paradoxalement, il l'était. De la façon la plus littérale qui soit. Un signifiant par jour, jamais plus, cela faisait partie du contrat (et même pas des petites lignes en bas de page, Saturnin s'en voulait de s'être fait piéger de manière aussi peu tordue). Quelques paragraphes dactylographiés, signés de sa main sur un coin de table voilà une douzaine d'années. Exactement cent quarante mois, soit quatre mille deux cent neuf jours que Constance venait, sur le coup des cinq heures de l'après-midi, réclamer son dû.

- Vous ne comprenez décidément pas grand-chose à l'écriture, reprit Saturnin la mine défaite. Je vous donne « décevant », comme cet échange en quelque sorte...
- Bien, répondit la femme avec un soupçon de malice dans la voix, peut-être que ce songe ne sera pas tout à fait inutile finalement. Nous verrons demain ! Je vais goûter une de vos langues de chat si vous le voulez bien. Elles ont l'air délicieuses et se marient très bien avec le thé. Vous l'achetez toujours à votre petite épicière du bas de la rue ?

La discussion dura autant que la politesse de Saturnin le lui permit. Tiraillé par ce nouveau revers, et du reste à chaque fois que Constance le mettait en difficulté, il songeait à sa soeur. C'était par l'intermédiaire de Solange que Saturnin avait rencontré la maison d'édition « L’oeuvre d'une Vie ». Elle l'avait soutenu dans une énième phase d'artiste déprimé, l'entretenant financièrement en exigeant de lui qu'il se présente à tous les rendez-vous qu'elle organisait avec son réseau personnel. De mauvais gré, il avait joué le jeu durant des mois jusqu'à cette entrevue avec Constance où , peut-être lassé de la dette qu'il accumulait envers sa soeur, il imagina la troquer contre une autre, toute professionnelle et contractuelle, qui lui permettait de continuer son métier d'écrivain.

Constance revint le lendemain, il lui proposa « et futile ». Il avait changé d'avis : elle ne releva pas qu'il lui avait donné raison. Elle revint aussi les jours suivants, les week-ends, le jour de Noël, la semaine qu'il s'accorda sur la côte atlantique afin de se changer les idées, la fois où on l'avait transporté à l'hôpital pour une cheville qu'il s'était tordue en allant acheter du thé en bas de la rue. Peu après cet épisode, et lors qu'il boitillait encore, Saturnin invita sa soeur à déjeuner.

- Rappelle-moi comment tu as connu les patrons de « L’oeuvre d'une Vie », soeurette.
- Par mon ex je crois, ou par une copine qui bossait pour eux. J'ai coaché un des directeurs, le plus mignon si je me souviens, à l'époque ils cherchaient de nouveaux auteurs, j'ai parlé de toi... C'est vieux tout ça, tu bosses encore pour eux ?

Obtenir d'une simple interrogation à sa soeur deux réponses, plusieurs détails superflus et une question supplémentaire faisait partie de la relation normale qu'entretenait Saturnin avec Solange. Ou plutôt de la relation que Solange imposait à l'ensemble de l'univers. Il se souvenait que petite, elle était restée des heures assise dans le jardin à discuter avec les fourmis. Lorsqu'il lui avait demandé ce qui n'allait pas, elle lui avait rétorqué avec aplomb que celles-ci étaient en train de se disputer avec les cailloux du chemin et qu'elle s'était proposée pour « trouver une solution à ce gros problème ».

- Bien sûr, Solange, ce sont eux qui me payent pour tous les livres que je n'écris pas ! Si j'avais publié ces dix dernières années, tu aurais eu au moins ton exemplaire dédicacé pour Noël !
- J'adore tes fauteuils mais tu devrais les retapisser, ça fait trop vieux garçon. Que te demandent-ils d'écrire exactement ? C'est toujours Constance que tu vois chez eux ?
- Toujours, en plein dans l'étymologie : tous les jours. Je n'ai qu'une contrainte : n'écrire qu'un mot. Lui remettre quotidiennement. Elle me fait grâce de la ponctuation et des conjonctions. Je pensais que l'exercice serait amusant, d'autant qu'il me laissait le champ libre et les moyens de subsister pour travailler d'autres textes. À la vérité je suis épuisé, je n'ai rien écrit depuis des années. Ce boulot a pris toute la place, toute l'énergie : je n'ai pas trente pages et je réinvente chaque nuit une nouvelle suite à mon histoire. Chaque phrase, chaque verbe, chaque adjectif pèsent une tonne. Je ne t'en ai jamais vraiment parlé, mais depuis l'accident je pense sérieusement à arrêter.
- En somme, une tonne de plomb pour une toute petite plume ! releva Solange amusée. Bizarre, moi qui pensais que tu manquais de patience, voilà plus d'une décennie que tu t'astreins à un exercice absurde, au seul motif qu'il te procure juste assez d'argent pour passer à côté de ta vie et de ton talent.

L'après-midi aurait pu s'arrêter sur cette fulgurance, heureuse contrepartie de l'incessant babil de sa soeur. Saturnin prit néanmoins le temps d'écouter ses conseils de décoration – il se surprit même à 'y intéresser – et ils regardèrent ensemble de vieux albums de famille en papotant jusqu'à ce que Solange saute du fauteuil pour dévaler à toute vitesse vers les escaliers, invoquant trois rendez-vous à honorer d'ici la fin de la journée mais « on s'appelle, frangin, on s'appelle très vite pour une petite bouffe et pense à un tissu pour tes fauteuils ». Il était cinq heures moins le quart.

Ce ne fut pas ce jour-là. Saturnin était au milieu d'une phrase importante et se laissait quelques jours, qu'il s'amusa à dénombrer par rapport à la quantité de thé noir qu'il restait dans la boîte. Ce mélange de symbolique et de résolution le satisfaisait : il fût durant cette dernière semaine un écrivain dédié et soumis à la contrainte, recevant Constance avec beaucoup d'égards et participant de bon gré au bavardage traditionnel qui suivait l'annonce du signifiant.

Le moment venu, elle fit évidemment valoir le contrat, la rente que la maison d'édition allait lui retirer et la perte des droits sur ce qu'il avait produit pour eux. Ne recevant qu'un silence déterminé de Saturnin, elle s'empêtra en dernier recours dans un exercice de charme plutôt maladroit où elle décrit la piètre qualité de l'accueil des autres auteurs qu'elle côtoyait et son attachement à leurs discussions quotidiennes. Sur le pas de la porte, elle lui rendit tout de même un sourire.

Le reste de la procédure se fit par correspondance. Le dernier accusé de réception était accompagné d'un petit mot de la main de Constance : vous êtes talentueux, donnez-vous la patience de réussir.
Saturnin lui expédia une jolie boîte de thé noir à la maison d'édition.


- J'aurais dû venir avant ! Tu as gardé ta vieille horloge ? Et j'adore Cali, c'est la femme qu'il te fallait. Vous êtes bien ici près de la mer, c'est calme.
- Solange, je te rappelle qu'elle est dans la cuisine, juste à côté, et que tu ne l'as rencontrée que depuis un quart d'heure, sermonna Saturnin en amenant les flûtes à champagne.
- Ton dernier livre est excellent. J'ai reconnu papa dans ton personnage principal, je me trompe ? Tu sais que mes clients me parlent de tes bouquins ?

Elle enjolivait certainement. Les oeuvres de Saturnin avaient néanmoins fini par connaître un succès d'estime quelques années auparavant et deux de ses romans avaient été édités en format de poche. Sa tardive réussite littéraire correspondait d'ailleurs avec l'épanouissement de sa relation avec Cali, la propriétaire de l'épicerie indienne où il faisait ses courses. À la suite de son accident, elle lui avait fait porter une boîte de chocolats au poivre avec une petite note gentille où elle lui demandait de ne pas tant se presser pour venir la voir, puis elle s'était arrangée pour livrer ses achats à Saturnin durant sa convalescence afin qu'il n'ait pas à descendre les escaliers.

Leur habitude s'était consolidée bien après la cheville de Saturnin. Elle amenait les spécialités invendues qu'elle préparait pour l'épicerie, il passait le lendemain lui rapporter les plats et faire quelques emplettes pour l'inviter à dîner. Ils sortaient peu, parlaient beaucoup. Elle lisait à haute voix les brouillons de Saturnin et racontait ses anecdotes à l'Alliance Française de Madras. Son accent le faisait rire, alors il s'était lancé dans la cuisine indienne pour lui donner quelques opportunités de revanche. Ils épuisèrent ainsi délicieusement et méticuleusement toutes leurs certitudes de ne rester qu'amis. Cali ferma plusieurs jours la boutique et ils partirent sur la côte atlantique, en copains. Ils revinrent amants. Le lendemain, un éditeur avait appelé Saturnin pour lui faire une offre.

- Je travaille ma retraite avec un peu d'avance, reprit-il à l'attention de Solange. Cali ouvre un salon de thé asiatique la semaine prochaine et les livres, tant que tes clients veulent bien me les acheter, je ne me fais pas trop de soucis pour les écrire.
- Il faut qu'elle me raconte tout, Saturnin. La maison, sa famille, l'épicerie, sa taille de chaussures... Je veux tout savoir de celle qui t'a rendu si léger ! Sers-moi un peu de champagne, je vais l'aider en cuisine !
- Tu auras le temps de la traquer ce week-end. Tu restes bien tout le week-end ?

Solange s'installa une dizaine de jours. Devint la meilleure amie de Cali et invita la moitié de son carnet d'adresses à l'inauguration du salon de thé où elle organisa, avec l'accord bienveillant de la patronne, une séance de dédicaces des livres de Saturnin. Lorsqu'elle fut partie et Cali absorbée au travail, Saturnin retrouva le rythme tranquille de ses après-midi d'écrivain, ponctué par les carillons boiteux de sa vieille horloge. Il restait des heures entières à regarder la mer.

Elle devait avoir oublié ses clefs ou son téléphone, ça lui arrivait souvent. Peut-être un peu plus ces temps-ci, à cause de ce qui lui grossissait dans le ventre. Ce fut une des raisons pour laquelle il ne put se départir d'un large sourire lorsqu'il ouvrit la porte et reconnut Constance. Tailleur gris foncé, lunettes de soleil, cheveux plus courts. Un peu gênée. L'horloge lui rappela qu'il était cinq heures. Elle lui tendit une boîte de thé.

- Je l'ai achetée au salon. Cali est une très belle femme. Vous nous en préparez deux tasses ?
- Constance... c'est... surprenant ? Comment allez-vous ? Je vous en prie... entrez et... désolé, je n'ai pas de mots...
- Mais je ne vous en demande plus depuis un moment, répondit-elle en s'engageant dans la salle à manger. Je vais bien, merci, je suis en vacances en j'ai vu l'article sur le journal... la séance de dédicaces. J'ai lu vos livres, vous savez ?

Saturnin sentit une vieille anxiété ressurgir, dans l'attente d'une remarque de Constance. En prenant maladroitement la bouilloire, il fit tomber le coeur que Cali avait dessiné sur une petite note collée au mur de la cuisine.

- Et qu'en avez-vous pensé ?
- Par jalousie professionnelle, que vous gâchiez votre plume. Par affection, que votre liberté vous avait enfin rapproché de vos lecteurs, dont je suis. Pas de lait, pas de sucre, vous vous souvenez ?

Il se rappelait d'autant plus qu'il avait imaginé cette scène des centaines de fois. Exactement deux mille deux cent six fois. Sans en parler à Solange ou à Cali. Cela ne lui prenait maintenant que quelques minutes, mais il n'avait jamais pu renoncer à écrire, dans un coin de sa tête, un signifiant par jour. Ni plus, ni moins. Constance contemplait la mer, ses lunettes de soleil posées sur ses jambes croisées. Elle n'avait presque pas vieilli. Saturnin finit par apporter un plateau avec l'infusion fumante et deux mazagrans. Elle se tourna vers lui et esquissa un sourire.

- Je ne suis pas là pour vous tourmenter. Ma visite peut vous sembler étrange, mais j'avais envie de vous revoir, ou de voir l'homme que vous étiez devenu. « L’oeuvre d'une vie », d'une manière un peu détournée...
- Vous travaillez toujours sur ce projet ?
- Bien sûr. Beaucoup ont arrêté, comme vous, mais aucun n'a véritablement percé. Vous estimez avoir réussi ?
- Sûrement pas en littérature. Le meilleur était certainement dans les trente pages que vous avez récupérées il y a six ans. Le reste... pour le reste, je vais très bien. Sincèrement.
- Je vous crois.

Ils burent lentement. Constance posa beaucoup de questions sur son prochain roman, puis reprit un peu de thé avant de demander le chemin des toilettes. Saturnin lui fit visiter la maison, elle s'arrêta de longues secondes devant la chambre qu'il préparait pour l'enfant, un semblant d'émotion sur le visage.

Saturnin l'attendait en bas. Le jour déclinait et Cali rentrerait bientôt. Sur la terrasse derrière la baie vitrée, les hortensias crachaient leurs dernières couleurs d'été, agités par le vent de la mer. La lumière était magnifique. Le mot auquel il avait pensé aujourd'hui était "patience".


  
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