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 Répondre à : WA - Participation exercice n°123 
De : Maedhros  Ecrire à <a class=sign href=\'../faeriens/?ID=196\'>Maedhros</a>
Date : Samedi 5 octobre 2013 à 17:55:53
Ouaf, une histoire qui respecte de très loin la consigne. J'avais en tête une partie II bien différente mais, quand sur l'écran est apparu le nom de l'héroïne, le récit a pris une toute autre direction!!! Comme quoi, l'auteur peut être débordé par sa créature!


OBLIVION


La bande-son


I


Finalement, les hommes rentrèrent à la maison.

Durant des siècles, ils regardèrent le ciel en rêvant de voler. Ils se nourrirent de leurs rêves pour s'affranchir de la pesanteur. Ils quittèrent une Terre agonisante et inhospitalière. Jaillissant de l'atmosphère polluée, les astronefs ressemblaient à des milliers de larmes scintillantes pleurées par une planète exsangue. Ce fut un spectacle grandiose, le début d'un voyage sans retour.

Seuls entre les étoiles, ils rêvèrent de rivages étrangers et de courses lointaines. Ils se nourrirent de leurs rêves et leur technologie devint immense. S'inspirant des Dieux que jamais ils ne rencontrèrent, ils bâtirent des vaisseaux galactiques aux dimensions prodigieuses, caravanes de planètes enchaînées puisant leur énergie dans la combustion de soleils asservis.

Ils partirent si loin que la notion même de distance ne fut bientôt compréhensible que par les Déïmates, symbiotes supra-conscients qui ouvraient leurs yeux de mercure, miroirs d'argent liquide, dans les courants paradoxaux séparant les plis de l'espace et du temps.

Ils s'élevèrent au rang des Dieux qu'ils avaient toujours révérés. Mais l'Espace était bien plus profond que toutes leurs brillantes théories ne l'avaient supposé. Chaque fois qu'ils croyaient atteindre enfin la dernière limite, ils découvraient, navrés, qu'il y avait toujours quelque chose situé au-delà. Une nouvelle frontière les narguait dans le lointain. Et, comme des alouettes abusées par le miroir, ils se lancèrent toujours plus loin, poursuivant vainement une chimère mille ans durant, repoussant la Terre originelle dans la légende et la superstition.

L'Espace se moquait d'eux. L'espoir quitta peu à peu leurs coeurs et l'amertume remplaça peu à peu l'espoir. Ils ne renoncèrent pourtant pas, s'enfonçant obstinément dans ce qui n'était ni le centre ni la périphérie. Mais l'Espace demeurait silencieux. Il n'y avait ni Dieux ni vie. Les hommes demeuraient seuls et toute leur puissance ne se mesurait qu'à celle du vide.

Alors ils retombèrent dans leurs vieilles querelles. Le frère se retourna contre le frère. Le père contre le fils. Ce fut l'ère de la Grande Désillusion, longue et cruelle période de ténèbres au cours de laquelle l'Humanité faillit disparaître dans le silence railleur des étoiles. Peu survécurent. Les plus riches. Les plus puissants. Les plus sages. Quelques poignées à peine. Quand le fracas des armes se tut, ils se regroupèrent tant bien que mal et, finalement, se résolurent à rebrousser chemin. Ce chemin de Damas fut un long et pénible voyage vers leur planète oubliée.

Ils étaient plus puissants que les Dieux qu'ils avaient imaginés. Les Hommes avaient enfanté les Dieux. L'ironie du sort s'abattit sur leurs têtes car les Dieux étaient orphelins.

Finalement, plusieurs millénaires après l'exode initial, les survivants épuisés rentrèrent à la maison, maîtres de l'Espace et du Temps, de la Matière et du Vide. Quand ils ouvrirent en grand les baies d'observation aux abords de la Lune, ils s'aperçurent que la Terre était belle à nouveau. Ses océans étaient limpides et ses plaines verdoyantes. L'air y était doux et parfumé, le ciel d'un bleu parfait. Les neiges éternelles scintillaient, immaculées, sur les cimes des montagnes. Ses sources et ses rivières étaient pures et fraiches. S'ils avaient retrouvé l'Eden, ils découvrirent bien vite que toute vie animale l'avait quitté.

Cependant, ils auraient pu être heureux. Grâce à toute leur science, ils auraient pu facilement repeupler les mers et les terres. Mais la rédemption qui leur avait été accordée, avait un prix. Un prix incroyablement élevé.

Quand ils se réveillèrent de leur long sommeil de glace, les Hommes ne savaient plus rêver. Leur sommeil était désormais noir et silencieux. Leur existence était quasiment éternelle mais ils se contentèrent de répéter chaque jour les mêmes gestes que la veille, peut-être un peu plus lentement. Ils ne rêvèrent plus et furent incapables de créer la moindre chose nouvelle.

Ils ne désirèrent plus rien. Car le désir est une forme de création. Il aurait pu transformer la Terre en un merveilleux paradis mais ils errèrent sans but dans un glorieux cimetière parfaitement entretenu et absolument silencieux. Un écrin vide dédaigné par l'Univers. Ils avaient oublié qui ils avaient été et pourquoi ils étaient revenus!

Alors le temps glissa sur eux comme la pluie sur les galets.

Beaucoup s'abandonnèrent à la contemplation et au silence. Le froid s'insinua dans leurs veines et l'immobilité s'empara d'eux, les figeant dans une attente stérile. Leurs besoins étaient infimes et leur puissance infinie. Ils n'espéraient rien, étant revenus de tout. Le soleil domestiqué ne s'éteindrait pas avant longtemps. L'Univers mourrait avant eux!

Alors, ils s'allongèrent le long des rivages et devinrent des dunes de sable contemplant le ballet renouvelé des vagues dociles grignoter peu à peu leur empire. Ils s'érigèrent en puissantes montagnes enneigées, culminant à de vertigineuses hauteurs, bien au-dessus des sommets les plus élevés. Ils se changèrent en fleuves nonchalants ou intrépides, inondant les plaines quand les pluies grossissaient leurs cours. Ils revêtirent l'apparence d'arbres monumentaux émergeant des canopées comme des phares au-dessus des flots. Ils plongèrent au milieu des océans où naquirent autant d'îles alanguies, recouvertes de sable blanc et d'arbres penchés aux longues palmes.

C'était une fin miséricordieuse et discrète. Une fin délibérément choisie et acceptée. ils quittaient la scène sur la pointe des pieds. Il n'y aurait pas d'apocalypse. Les morts ne se lèveraient pas à nouveau. Il n'y avait aucun bruit. Aucun rire d'enfant. Aucune musique. Aucune chanson. Ils s'étaient détournés des Arts. Car toute forme d'art est un acte de création. Les habitats, où quelques humains consentaient encore à partager le même espace, étaient très rares.

L'un de ces derniers endroits s'appelait Pâris. Ce nom avait été proposé par CHIR-1, le dernier Deïmate. D'après lui, c'était le nom d'un ancien héros qui avait aussi bâti à cet endroit, sur cette île au milieu du fleuve, longtemps auparavant, une cité prestigieuse.

Les Déïmates étaient à la fois homme et femme et leur destin était programmé par une quadruple hélice ADN. L'espace était leur élément où ils évoluaient avec grâce, choisissant les routes les plus sûres entre les quasars et les trous noirs. Ils affrontèrent les monstres du chaos extérieur qui essayaient de pénétrer les champs de force préservant les vaisseaux de l'Exode, attirés par la chaleur palpitante de la vie.

CHIR-1 protégea tant et si bien ses fragiles passagers qu'il en vint à les aimer comme un Dieu aime ses créatures. Un dieu esclave certes, mais à la puissance considérable. Il fut le seul parmi les siens à monter à bord des barges de débarquement qui transportèrent les rescapés humains à la surface de la Terre. Il contempla, le plus longtemps possible, le gigantesque vaisseau, le dernier de son espèce, toute propulsion coupée, glisser le long d'une trajectoire le précipitant droit vers le soleil. Quand une langue de feu embrasa les superstructures de la nef qu'il avait commandée, il sut qu'elle était sa véritable mission. Il ne pleura pas.

CHIR-1 servit ses parents en évolution du mieux qu'il le put. Ses banques mémorielles étaient riches d'un infini de connaissances. Il était cependant, comme eux, affligé de la même impuissance, quoique la cause en était différente. Devant la beauté et la magie qui se dégageaient des paysages changeants de la planète ressuscitée, il n'éprouvait aucune émotion. Les zones cognitives de la paroi médiane de son cerveau, siège des émotions, avaient été réarrangées afin de lui permettre d'affronter sans dommage les ténèbres extérieures.

Toutefois, il était le dépositaire d'un savoir multimillénaire qu'il devait à tout prix préserver de la disparition. C'était inscrit dans ses gènes. Alors il construisit un entrepôt interstitiel où il déposa tous les trésors qu'il avait protégés jusque là, afin que l'oubli ne les recouvre pas comme un linceul. Il en organisa les accès et indexa les arborescences de recherche. Il l'appela le "Tjukurpal", le Temps du Rêve. Ce fut un extraordinaire travail que seul un Ingénieur de sa trempe pouvait réaliser. Il forma quelques disciples, qu'il choisit parmi les esprits les plus curieux, les plus ouverts et les plus rebelles qu'il conduisit sur l'île au milieu du fleuve.

Quand il eut la certitude que l'étincelle ne s'éteindrait plus, CHIR-1 s'assit en tailleur au bord d'une falaise dominant la mer, face au soleil levant. Il joignit ses mains en flèche devant sa poitrine et brisa les milliards de liaisons biochimiques qui le maintenaient en vie. Sa chair se changea en pierre et bientôt une statue d'ivoire poli s'éleva à l'endroit où il se tenait. Une source inépuisable jaillit de ses lèvres et dans le bassin formé par ses jambes repliées, trois fleurs d'une beauté étrangère à ce monde émergèrent de l'onde, embaumant loin à la ronde, aux couleurs chaque matin différentes.

II


bande-son 2

Le jour s'est levé. Do-Dièse plus difficilement. Elle serait bien restée au chaud dans le cocon plus longtemps. Il lui semble qu'il devient de plus en plus difficile de s'extirper du confort douillet qui nourrit ses besoins primaires. Elle secoue la tête pour chasser ces idées mortifères. Elle ne deviendra pas comme les autres. C'est une Pârisienne.

Do-Dièse n'est ni jeune ni vieille. A quoi sert ce genre de référence quand aucune ride ne viendra jamais altérer ses traits? C'est la raison pour laquelle elle a banni tout miroir de sa bulle domestique. Elle a vingt ans. Durant mille ans.

C'est pour elle une idée insupportable. Mille ans à ne rien attendre d'autre que la fin. Attendre que le jour passe. Elle a été la disciple favorite de CHIR 1, le commandant du Constellation, le vaisseau qui a réussi à les ramener sur la Terre, sains et saufs. Un seul vaisseau alors que la flotte du retour en comptait plusieurs centaines. Elle lui doit son nom actuel. Elle n'en comprend que confusément le sens, aidée par les maigres indices laissés par son mentor.

Un accord de musique. Do-Dièse conçoit ce que signifie la Musique, les portées et les notes, les diminutions et les augmentations, les clés et les harmonies. Oui, elle possède un savoir réellement encyclopédique sur la Musique et elle comprend parfaitement à quoi sert le solfège et les accords. Elle est capable d'aligner sur la portée les signes convenables mais quand elle s'essaie à jouer ce qui est écrit, c'est au mieux bancal, plus généralement, désagréable. Elle n'y arrive pas.

Elle n'est pourtant pas, loin de là, la plus mauvaise des Escholiers, comme les a surnommés CHIR-1. Au contraire, Do Dièse fréquente assidûment le Tjukurpal. Comme tous les jours. Comme ce matin.

Elle ne rêve toujours pas. Son sommeil reste essentiellement minéral, intervalle inerte et mécanique, tout juste zébré par quelques éclairs synaptiques, fantômes régressifs de signaux désordonnés. Elle entr'aperçoit comme masquées par un rideau de brume, des étendues inconnues, bruissant de murmures assourdis. C'est là qu'elle doit aller. Elle en est convaincue. Il y a des sons à peine audibles et pourtant ensorceleurs. Ils l'invitent à les rejoindre mais la barrière de fumée se révèle aussi dure que la paroi des cocons, infranchissable.

Une fois prête, elle prend le chemin du Panthéon, le bâtiment qui abrite le Tjukurpal. CHIR-1 a assemblé plusieurs éléments préfabriqués employés dans la construction des bulbes collectifs. Le résultat a des allures industrielles, des lignes simples, utilitaires. Doté d'angles droits, c'est ni beau, ni laid, sans fioritures. Sa masse austère domine les cocons alignés le long des voies rectilignes qui rayonnent à ses pieds.

Do-Dièse marche d'un pas lent et mesuré. Son visage est impassible et ses mains sont croisées sous les longues manches du vêtement de néolin. La lumière tente de jouer sur ses traits. En vain. Elle ne croise personne sur sa route. On entend seulement le vent dans les feuillages et la rengaine butée de l'eau vive autour des piles d'un pont. En pénétrant dans l'édifice, elle parvient sous le dôme d'une vaste rotonde percée de nombreuses portes. Elle remarque aussitôt que certaines étaient masquées. Trois Escholiers ont été plus matinaux qu'elle. Ils déambulent déjà dans les allées du Tjukurpal où jamais ils ne se rencontreront. Il reste vingt-neuf portes.

Elle s'approche de l'une d'elles près de laquelle une mince colonne supporte une plaque de commandes. Elle pose sa paume sur une surface tactile qui se réveille à son contact. Elle compose sur un clavier virtuel une courte séquence du code D-CHIR, conçu par CHIR-1 pour dialoguer avec le pool d'IA qui gère le Tjukurpal. La surface prend une teinte opaline et la porte s'efface, cédant place à un miroir d'argent liquide parcouru de vagues concentriques qui naissent en son centre pour glisser vers les bords. La surface miroitante pulse doucement. Sans hésitation, Do-Dièse avance et sent la caresse fraîche et familière sur sa peau nue alors qu'elle traverse le miroir.

Sans transition, elle termine son pas... ailleurs. Une lumière pâle et crémeuse frissonne dans un ciel qui ne ressemble pas à celui qu'elle connait. Un ciel trop proche et trop lointain à la fois. La perspective est dérangeante, mettant ses sens à rude épreuve. Elle récite un mantra de concentration pour affronter la perturbation générée par la reconfiguration des textures topomentales créées par le Tjukurpal. L'induction est directe et sans contact. Les nano-récepteurs que CHIR-1 a greffés sur les chaînes de ganglions spécialisés du système nerveux cérébrospinal des Escholiers fonctionnent à plein régime. Ils calculent en temps réel une réalité alternative. Do-Dièse ravale la brusque nausée qui accompagne la mise en place de la liaison syn-haptique. C'est passager.

Elle est vêtue différemment. Des tonnes de tissus cascadent jusqu'à ses pieds. Sa poitrine, si menue, a pris des proportions étonnantes. Elle plaque les mains sur sa gorge, si pleine, si ronde, si lourde. Ce n'est pas désagréable. Juste différent. Le décor s'affirme autour d'elle. Elle se tient dans une ruelle. Il neige. Ses narines perçoivent de nouvelles odeurs. Du bois qui se consume. Des corps qui transpirent. Son odorat est décuplé par les sous-routines du Tjukurpal. CHIR-1 les a prévenus. Tous leurs sens seraient amplifiés afin de favoriser leur immersion dans le Monde du Rêve. Leur atrophie sensorielle est trop complexe pour se satisfaire de niveaux habituels. Ils sont demeurés trop longtemps dans les cavernes de glace du Constellation, bombardés par des rayons que les protections n'ont pu entièrement arrêter.

Do-Dièse peut mettre un nom sur ce qu'elle ressent. Elle peut mettre un nom sur ce qui l'entoure. Le Tjukurpal y pourvoit. C'est à la fois grisant, car cela lui offre la possibilité de s'immerger totalement, sans crainte d'être stoppée par l'incompréhension, et frustrant, car elle sait que tout ce savoir lui sera confisqué dès qu'elle franchira à rebours le sas de la salle aux trente-deux portes. Non par la faute du Tjukurpal, CHIR-1 aurait heureux de libérer ses parents de leur prison régressive. Mais à cause de ce que les hommes ont perdu quelque part entre les étoiles, sur le chemin du retour. CHIR-1 leur a promis que, s'ils le cherchaient avec assiduité et humilité, les Escholiers regagneraient ce qui leur avait été dérobé. Il ne leur a jamais dit que cela serait facile ou rapide.

Do-Dièse sent une ville bourdonner autour d'elle. Une ville immense. Emplie de tellement de vies. Tant de personnes réunies au même endroit. Pâris compte une petite centaine d'habitants. Une goutte d'eau par rapport à cet océan urbain. Elle resserre son écharpe autour du cou et relève les larges revers de son manteau. Un avertissement fuse dans son dos. Elle fait un bond pour éviter un carrosse tiré par deux énormes chevaux, noirs comme le charbon. Leurs naseaux fument de façon incroyable. Do-Dièse est fascinée. Elle effleure du bout des doigts la muraille grisâtre. Cela parait si naturel, si réel. Elle sait qu'elle est plongée dans un bain de particules lourdes qui génère une transe singulière. Ses sens lui affirment le contraire.

Vienne. Bien sûr! Elle est à Vienne. Le soir tombe et elle se dépêche d'atteindre le faubourg de Wieden. Le théâtre n'est plus très loin. La troupe de ce gredin de Schikaneder y donne un spectacle assurément fabuleux. Do-Dièse ne peut différencier les artefacts mémoriels implémentés par le Tjukurpa de ses propres souvenirs.

Elle court assister à la représentation d'un opéra populaire écrit par cet effronté courtisan, Mozart, mais tellement pétri de talent. Les rues grouillent de tout un monde de silhouettes qui semblent vaquer à des occupations auxquelles elle n'entend rien. Elle serre ses robes autour d'elle. Ses bottines de cuir sont trop légères pour affronter le tapis de neige fondue qui envahit le trottoir, mais elle ne ressent pas le froid.

Au bout de l'avenue, elle distingue enfin le théâtre, imposant bâtiment aux lignes surchargées. Sur les larges escaliers qui conduisent à l'intérieur, se presse une petite foule compacte. Des coches et des carrosses marquent une courte halte devant l'entrée. Une rumeur se répand de proche en proche. Mozart sera présent. Oui. Il jouera même du glockenspiel. Cela promet une extraordinaire représentation. Il se fait tellement rare depuis plusieurs semaines. On dit qu'il est physiquement diminué, qu'il aurait encore grossi.

Mue par une brusque intuition, Do-Dièse fourre une main dans une profonde poche. Elle sent sous ses doigts un pli de papier. Mais elle refuse de se laisser distraire. Elle fend sans difficulté la longue file des spectateurs qui ne lui disent rien. Le Monde du Rêve permet certaines libertés avec la cohérence.

Do-Dièse s'assied au premier rang. Tout lui parait fastueux. Les lustres qui supportent des dizaines de grosses bougies projetant une lumière chaude et épaisse. La scène fermée par de lourds rideaux de velours cramoisi. L'orchestre attend. Do-Dièse ne perd pas une miette des sons des instruments qu'on accorde. Sur les pupitres sont posées les partitions retranscrites à la main. Elle étudie le placement de chaque musicien, la façon dont il tient son instrument, ce rapport qui touche à l'intime.

Tous les visages qui l'entourent sont joyeux et attentifs. La fête est imminente. L'opéra sera une nouvelle fois merveilleux. Un homme s'approche du petit clavier à l'écart de l'orchestre. Mozart. Mozart. Le nom se propage rapidement dans le théâtre. Des cous se tendent, des jumelles se braquent pour apercevoir le Maestro. Do-Dièse est captivée. Des stimuli préprogrammés éveillent dans sa mémoire des informations nécessaires. Mozart. L'homme est plaisant. Un visage assez juvénile mais aux traits tirés, fatigués. Des cernes noires creusent ses orbites. Mais ses yeux brillent d'un éclat passionné. Sa perruque est de piètre qualité, mise un peu de travers. Son pourpoint, qui devait être à l'origine taillé dans un satin bleu pâle, est élimé. Un bouton manque même à la boutonnière. Curieusement, il ne lui apparaît pas si gros que ça! Il a plutôt l'air d'un adolescent vieilli artificiellement.

CHIR-1 leur a expliqué. Le Monde du Rêve emmagasine le contenu des gigantesques banques de données précieusement conservées depuis la nuit des temps, dans tous les domaines artistiques. CHIR-1 ne leur a pas caché qu'il existait des limites et des biais à ce méta-univers virtuel. Ce n'est pas forcément la stricte réalité historique. Certains univers s'accordaient quelques licences dues à la qualité imparfaite du substrat de base. Le Tjukurpa n'est pas une machine à remonter le temps. Quand il n'existe aucune source audiovisuelle historiquement certifiée, le pool des IA extrapole à partir des documents disponibles : supports écrits, films de fiction, tableaux, statues, partitions, architecture... Le résultat est généralement le meilleur compromis possible. Les Escholiers n'ont jamais été confrontés à une contradiction flagrante quand ils cheminent dans les réalités reconstruites. CHIR-1 était un ingénieur de classe exceptionnelle et le pool des IA de parfaits contremaîtres.

Do-Dièse lève ses regards vers les loges qui surplombent le parterre et la scène. Elle n'a aucun mal à distinguer la paire de petites jumelles qui se cache dans l'ombre d'un rideau. Salieri, le rival de Mozart, est là. Do-Dièse connait son nom et son histoire sans effort, grâce à la magie du Tjukurpa. Elle devine, plus qu'elle ne voit, un visage anguleux, un regard de braise, une bouche sensuelle. La soirée sera exaltante.

Trois coups sont frappés derrière le rideau. Le spectacle va commencer. Les conversations baissent de plusieurs tons sans toutefois s'interrompre totalement. Des odeurs étonnantes flattent les narines de Do-Dièse. On mange, on boit dans la grande salle, sans vergogne, en famille. Le théâtre est une vaste pétaudière.

Et soudain, la musique emplit l'espace. L'ouverture de l'opéra. L'adagio. D'abord la musique est ample et lente. Chaque instrument est aisément identifiable. Do-Dièse n'ignore pas que l'ouverture a été écrite après que l'opéra ait été composé. Sur la scène, Tamino et Papageno prêtent serment devant une sorte de temple égyptien. Puis, le rythme de la musique s'accélère. La fugue d'une vivacité éblouissante étourdit l'assistance. La musique met de l'ordre dans le chaos. C'est bien là sa fonction. Les violons galopent et virevoltent, les flûtes, clarinettes et hautbois insèrent de longues phrases liquides. Tout est parfaitement en place. C'est un opéra populaire composé par un artiste exigeant, qui veille au moindre détail. Do-Dièse se laisse emporter par la musique. Elle n'est pas distraite par la sarabande exubérante des comédiens qui, sur scène, courent et surjouent ce conte enchanté où leurs personnages, haut en couleurs, vivent d'extravagantes aventures. Tamino épousera Pamina et ne succombera pas à la machiavélique Reine de la Nuit.

Do-Dièse écoute avec ravissement cette musique qui n'est qu'harmonie, dialogues féériques entre instruments. Elle serait capable de tout noter sur une partition. C'est tellement simple, tellement évident, tellement lumineux. Il s'en dégage cependant une très grande force vitale. Do-Dièse ferme les yeux quand la Reine de la Nuit débute son aria, à l'unisson des violons, perchée sur son nuage de carton, menaçant la pauvre Pamina d'un spectre d'argent. Sa voix est forte, juste et claire. L'explosion pyrotechnique qui ponctue la scène déclenche un tonnerre d'applaudissements. Do-Dièse surprend le malaise de Mozart qui doit s'appuyer sur la balustrade derrière lui, une main sur le coeur. Une pâleur cadavérique envahit son visage.

Mais sa Musique le soutient et il dirige sans hésitation l'orchestre et la cantatrice, quitte à puiser dans ses dernières réserves. Il s'assied ensuite devant le petit clavier qui a l'air d'un jouet pour enfant. Illustrant la supplique de Papageno qui souhaite une gentille compagne à ses côtés, il plaque quelques accords simplissimes qui pourtant bouleversent Do-Dièse.

Elle comprend que la vie quitte Mozart et que celui-ci ne veut toujours pas se résigner. Il tousse dans un mouchoir un flegme sanguinolent. Il se passe une main sur son front luisant de transpiration. Il se meurt mais sa Musique est vivante, aérienne et sublime. Il se meurt mais sa Musique lui survivra. Contrairement à ce qui se passe hors du Monde du Rêve.

La flûte enchantée est une leçon murmurée par le passé. Tamino et de Pamina échapperont à la fin au funeste destin ourdi par la Reine de la Nuit, grâce à la puissance de la Musique, leur plus fidèle alliée.

A la faveur d'un changement de décor, Mozart disparaît par une porte latérale. Do-Dièse se retourne vers les loges supérieures. Salieri n'est plus là non plus. Poussée par une nécessité qu'elle ne comprend pas, elle se lève et remonte l'allée centrale du théâtre. Elle sort dans la rue. Dans son dos, elle peut entendre l'écho de la Musique et les voix des chanteurs. Il fait nuit désormais sur Vienne. La neige tombe toujours et les passants sont rares. Elle se dirige vers le centre de la ville. Elle ne sait pas où elle va mais elle se repère sans difficulté dans l'écheveau des ruelles étroites. Les lois du Monde du Rêve s'imposent à elle, obéissant aux routines du Pool des IA.

Elle s'engouffre sous la porte cochère d'un immeuble bourgeois. Un escalier mène aux étages. Elle l'emprunte. Elle n'est plus vêtue de ses amas de tissus qui s'élargissent en corolle. Elle est engoncée dans une sorte de grand manteau aussi noir que l'Enfer. Elle? Ses bottes ferrées claquent sur la pierre tendre. Ses mains sont gantées de cuir épais. Elle sent la pression d'un masque de cuir qui lui recouvre tout le visage. Elle? Elle s'immobilise devant une porte et son poing s'écrase contre le bois. Cela résonne lugubrement. Pas de réponse. Elle répète son geste. Deux fois. Une voix inquiète s'élève alors de l'autre côté de la porte. Une voix éteinte.

"Allez-vous en! Je n'ai pas fini... je n'ai pas fini...!"

Do-Dièse frappe encore, faisant trembler le chambranle. Il suffirait de pas grand chose pour que le panneau de bois cède sous la violence du choc. Une seconde voix se fait entendre. Celle de Salieri. Elle le sait. Il aide son ami, au pied de son lit de mort. Il l'aide à terminer une commande. Sa commande. Une grand messe des Morts. Elle se souvient. C'est le thème central du parcours défini pour elle par CHIR-1. Une grand messe en souvenir des âmes des générations ensevelies dans l'oubli. Mozart lui a promis. Il a signé le contrat et a perçu une avance rondelette. Il doit lui donner ce qu'elle lui a commandé. Coûte que coûte.

La porte s'ouvre à la volée et Mozart apparaît, défait, le visage mal démaquillé, les cheveux en bataille, le teint d'un jaune maladif. Do-Dièse distingue fugitivement une autre silhouette à l'autre bout du couloir. Salieri, une plume à la main, où perle une gouttelette d'encre. Mais sur le mur derrière Mozart et face à Do-Dièse, un grand miroir renvoie l'image de l'apparition sur le palier. Une statue sombre et immense, bien trop haute pour être tout à fait naturelle, entièrement vêtue de noir, un masque sinistre sous un large tricorne de feutre noir. Un émissaire de l'Autre Monde.

Do-Dièse met une seconde à comprendre que c'est elle, cette imposante statue qui attend, une main gantée tendue vers Mozart. Une main qui attend de recevoir sa partition. Mozart tressaille, dominé par l'écrasant visiteur. Il bafouille, bredouille :

"Je n'ai pas terminé, Monseigneur! Pas encore! Il me faut plus de temps! Je n'ai écrit que l'introït. Juste l'antienne et un verset!"

"C'est trop peu! Les mots jaillissent tous seuls de la bouche de Do-Dièse. J'ai payé sans barguigner et vous êtes en retard. Je ne peux m'occuper de vous continuellement! C'est trop peu, Mozart!"

"Il me faut plus d'argent! gémit le compositeur. J'ai des frais. Ma femme, mes beaux-parents! Mes enfants. Je suis criblé de dettes... versez-moi une autre avance! Vous ne serez pas déçu. J'écris les plus belles pages de ma Musique. Pour l'amour de moi, accédez à ma requête, Monseigneur, de grâce!"

Do-Dièse ne répond pas. Mozart écarquille les yeux, paraît se recroqueviller devant elle.

"J'ai besoin de plus de temps... répète Mozart, au bord des larmes. La fièvre m'étreint et pourtant, avec Salieri, je couche sur le vélin des notes qui transporteront ceux qui écouteront ma Musique. Elle sera véritablement éternelle. Je peux vous jouer le thème sur le piano. Vous voulez bien?"

"Il n'est plus temps, Mozart. Vous n'avez pas tenu votre engagement. Il est trop tard, vraiment trop tard. Vous vous acquitterez de votre dette d'une autre façon. Je vais revenir, Mozart. Cette nuit. Plus tard. Et quand je repartirai, vous viendrez avec moi, Mozart"

La sonnerie cristalline d'un carillon retentit à cet instant. Dans une heure, le jour aura passé. Mozart ne vivra pas beaucoup plus longtemps. Un courant d'air glacial referme brutalement la porte, comme la dalle tombale scelle le trou où gît le cercueil.

Sans transition, Do-Dièse se tient sur une vaste plaine crépusculaire dont les confins se perdent dans le vague. A quelques pas, un corbillard anonyme pénètre lentement dans un cimetière, suivi par une poignée de silhouettes, dans le silence ouaté de la neige fraîche. Dans un coin, une tombe de terre noire a été ouverte. Une fosse commune. Il fait froid mais Do-Dièse n'en ressent pas la morsure. Elle entend une musique descendre du ciel. Ample, majestueuse, mêlant les accords en canon des cors de bassets et des bassons. Puis les anges entonnent un canon à leur tour, mariant voix féminines et voix masculines, douloureusement belles, douloureusement poignantes.

Do-Dièse pourrait énumérer sans une seule erreur les instruments qui interviennent dans l'adagio : les cordes et le cor, les bassons et la clarinette, les timbales et les trombones, l'orgue à la basse. Elle repère sans effort l'armure en ré mineur et les accords joués en syncope par les cordes, précédés par la basse sur les temps. Elle note sans s'y arrêter que les accords changent tous les temps sur les sept premières mesures pour terminer sur le ré mineur au début de la huitième mesure. Elle pourrait même réciter sans se tromper l'ordre des accords. Mais elle comprend soudain que la Musique ne se résume pas à cette description intellectuelle qui ne sert qu'à reproduire la beauté de l'acte de création. Il y a quelque chose de plus puissant à l'oeuvre, dans ces voix, humaines ou instrumentales, qui convoquent le passé.

Do-Dièse est sur le point de faire une découverte majeure, qui l'aidera à progresser sur son long chemin. Une clé tourne enfin dans la serrure. Elle sent poindre en elle une nouvelle sensation. Il faut qu'elle la conserve en elle, hors du Monde du Rêve. C'est chaque fois une petite victoire arrachée à l'oubli. Un petit pas de plus dans la bonne direction. La Musique de Mozart retentit toujours et les cieux se déchirent pour inonder la scène d'une lumière dorée, peu naturelle. Do-Dièse a compris. L'intervalle de temps que lui a octroyé le Tjukurpa touche à sa fin. Les ressources ne sont pas illimitées.

Do-Dièse fait un pas et traverse le miroir dans l'autre sens. L'extrême fatigue qui la submerge aussitôt lui rappelle que ces excursions dans le Monde du Rêve ne sont pas gratuites pour son organisme. En temps relatif, elle a l'impression de n'avoir été absente qu'une poignée d'heures. Dans la réalité, près de deux jours se sont écoulés. C'est déjà le début de la soirée. Elle est complètement vidée. Elle ne pourra pas tenter de nouvelle incursion dans le Tjukurpa avant plusieurs semaines, le temps que son corps évacue les toxines secrétées par les greffons. C'est le prix. Elle dispose d'un crédit temps quasi illimité. Mille ans. Ce n'est finalement pas cher payé!

Elle ressent une irrépressible envie de dormir. Le sommeil est réparateur et les systèmes sophistiqués du cocon, modifiés par CHIR-1, s'occuperont d'elle durant les semaines où elle sera inconsciente. Mais, avant de se glisser dans la chrysalide, elle veut préserver ce qu'elle a réussi à garder en mémoire. Elle prend dans un tiroir une partition vierge et trempe son stylet favori dans l'encrier. En fronçant les sourcils pour ne pas commettre d'erreur, elle dessine au début de la première portée, une clé de sol parfaitement proportionnée. Juste à côté, elle forme une dièse et termine en plaçant un 3 au-dessus d'un 4. C'est bien ça. Une mesure à trois temps. Puis elle commence à poser une à une les notes correspondant à l'air qui trotte dans sa tête.

Ses yeux se ferment malgré elle. Elle lutte pied à pied, voulant au moins terminer la première ligne de la portée. Do-Dièse ne peut aller bien plus loin et déjà l'air se dissipe dans sa mémoire. Il est temps d'aller dormir. Sur la partition, une tache d'encre ponctue les 8 premières mesures. Cela donne ça :

"si-si-si si-la-sol sol-fa dièse-mi mi-sol-si MI-MI-MI MI-RE-DO Do-si-la la-si-DO".

M

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