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De : Maedhros Date : Lundi 28 avril 2014 à 08:34:14 | ||
Une histoire bien prise de tête... elle mériterait peut-être un cadre bien plus vaste! ------------- AUTRES TEMPS... Je suis encore en Europe, tout au sud, près d’une ville toute blanche qui dort à l’ombre d’un grand rocher. Il fait chaud. Le soleil tape vraiment fort et la climatisation ne fait pas partie des prestations offertes. Si je me mets sur la pointe des pieds, à travers les barreaux, je vois un petit coin de plage. Le matin, j’aime à regarder les vagues monter sans relâche à l’assaut du sable, refluer en désordre à bout de forces, et puis recommencer. C’est dans l’ordre des choses. Si elles se ressemblent toutes, elles sont cependant toutes différentes. Je vis en Europe. Évidemment, rien qu’avec ce détail, vous avez compris à quel temps j’appartiens. Bien sûr. Les Règles. Rien n’échappe aux sacro-saintes Règles. J’arrive de moins en moins à me rappeler comment c’était avant. Avant la Rupture, je veux dire. C’est fou comme l’esprit évacue les choses qui n’ont plus d’importance. Je trouve presque naturel, à présent, de vivre selon les Règles. Quand je tourne mon regard vers le pont, j’imagine le rivage situé de l’autre côté de l’eau, pas très loin en fait. L’Afrique,là où vivent les Autres. Ils obéissent aussi aux Règles bien sûr. La Rupture les rend nécessaires. Plus encore, indispensables. Je vis ici. Elle vit là-bas, de l’autre côté du détroit. Ici, elle est morte. C’est difficile à concevoir. Ce qui relève de l’affect est difficilement abstrait. Son absence m’est cruelle, mais cela ne va pas durer. Techniquement, je suis un Remonteur même si je n’ai pas traversé l’Atlantique. Avant la Rupture, on parlait déjà du Nouveau Monde, par opposition au vieux continent! Le jour est toujours plus jeune quand on se tourne vers l’Ouest. A présent, en cette ère de confusion, toutes ces notions de science-fiction, espace-temps, voyages et paradoxes temporels, sont devenues très relatives. Ou alors trop prégnantes. Pourtant, aujourd’hui, si vous vous teniez là où finit la terre, à la pointe extrême de la Bretagne, et que vous regardiez vers l’Amérique, vous contempleriez vraiment votre futur. Je prends un très grand risque en vous confiant mon histoire. Les Règles sont impitoyables et les Régulateurs surveillent tout. J’encours une très lourde peine. La sentence est terrible : la déchéance civique et la déportation sans retour vers l’Australie. Mais cela m’est égal. Ici, elle est... morte, mais là-bas, en Afrique, elle m’attend. Les effets de la Rupture concernent chacun d’entre nous. Les Dieux doivent bien rigoler au-dessus des nuages. Ne me dites pas que les Dieux n’existent pas ! Sinon, comment expliquer la Rupture ? Comment expliquer ce qui nous arrive? Malheureusement, les Règles ne répondent pas à cette question. Elles l’éludent. Elles s’appliquent aux conséquences, pas à la cause. L’origine de la Rupture nous échappe. Les plus grands savants échafaudent des théories qui ne mènent nulle part. Les prêtres tournent les pages de leurs livres sacrés sans trouver la réponse. Ce qui s’en rapproche le plus est sans doute l’Apocalypse. Malheureusement, le monde tourne encore et les effets de la Rupture sont trop localisés pour vraiment lui correspondre. Toutefois, là n’est pas mon propos. Je ne suis pas un érudit et mes connaissances scientifiques et théologiques sont assez courtes. Ne soyez pas impatients! Mon histoire n’est pas très longue même si je sais qu’aujourd’hui tout doit être immédiat. Zéro temps ajouté, selon l’expression consacrée. La Rupture. Le 21 février 2021, à deux heures du matin, méridien de Greenwich, une aurore boréale s’est déployée entre les pôles magnétiques et a progressivement enveloppé toute la planète. Un spectacle merveilleux. Le cauchemar a débuté quelques minutes plus tard. Le fait est dûment consigné dans les annales officielles. Un gars dans le métro, à Londres. Et puis, les cas se sont succédé très rapidement. On est quelques milliards. Multipliez par trois. Notre brave planète s’est rétrécie comme peau de chagrin en un instant. Une période assez chaotique s’en est suivie avant que les Règles ne soient adoptées par tous les gouvernements. Leur dernière décision. Les Régulateurs ont pris la relève. Ils s’occupent de tout à présent. Ils veillent à la stricte observation des Règles et à tout ce qui en découle. J’ai besoin d’écrire mon histoire, même si elle n’est pas zéro temps ajouté. Aussi, dans ce récit, les hommes du passé parlent au passé. Les hommes du futur parlent au futur. Les hommes du présent parlent au présent, enfin la plupart du temps, car eux, ils n’y sont pas expressément astreints. Pour les hommes du présent, cette inclination est venue peu à peu. Une orientation grammaticale fondant leur appartenance à une identité commune. Cela leur permet aussi d’éviter les ennuis avec les Régulateurs. C’est l’effet de la Rupture le plus étrange, si on accepte le reste, bien entendu. Je m’appelle Jean-Paul. Un prénom un peu anachronique, objet de moquerie. Il paraît qu’il sied à mon caractère souvent pontifiant. Lui non plus n’est pas compatible zéro temps ajouté. Je suis un musicien professionnel. Pas de formation académique, solfège, conservatoire et tout le toutim. Je suis un sacrément bon musicien formé au fond du garage familial. J’ai toujours ma première guitare, offerte par mes parents pour mon dixième anniversaire. Une guitare folk bon marché, avec sa bandoulière rouge et son placage de pacotille. Maintenant, je suis un musicien de studio réputé. Un requin, un mercenaire. Nombre de fichiers audio commerciaux véhiculent mon Idpro dans leurs tags indélébiles. Depuis la Rupture, tout est beaucoup plus compliqué. Mais ça, c’est notre lot commun. Alors, je ne m’en soucie guère. Les Règles ont du bon. Elles sont dures à avaler mais après, on ne peut plus s’en passer, n’est-ce pas ? Je rentre après une soirée d’enfer bien arrosée. Trop arrosée. Je suis ivre. J’ouvre la porte. Samedi est mort, vive dimanche. Dimanche 21 février. L’appartement est vide. Mon lit est vide. Vide et froid. Comme mon frigo. Comme mon coeur. C’est la raison pour laquelle je refuse de rentrer trop tôt. Je ne veux pas affronter le crépuscule et ses fantômes. Je retarde chaque soir l’échéance et, si je peux être lesté de quelques verres d’alcool, c’est encore mieux. Grâce à mon statut de musicien célèbre, j’ai un carnet d’adresses bien garni où les médiastars côtoient les demi-mondaines. Alors je n’ai pas beaucoup de difficulté à trouver une soirée compatissante. Ce soir, je suis si épuisé que je m’écroule sur le lit sans prendre le temps de me déshabiller. Merde, cela ne marche pas ! La faute au mélange de cocktails exotiques. Le rhum et le cognac ne vont pas bien ensemble. Cela contrarie ma plongée zéro temps ajouté dans le néant sans rêve. Et, forcément, mon regard accroche la photo qui trône sur le meuble bas. Celle que je ne peux me résoudre à faire disparaître, comme les autres. C’est elle, Amandine, sur la photo. Elle m’adresse un sourire espiègle. Avec cette expression qui n’appartient qu’à elle et qui me fait chavirer. Elle est morte, emportée par une fièvre hémorragique foudroyante. Une de ces saletés de rétrovirus mutants. Je ne parviens toujours pas à l’oublier. Quatre ans déjà. Quatre années et je sens toujours sa présence près de moi. Sur le piano du salon, il y a une partition inachevée. J’en ai perdu la clé. Mes doigts restent scotchés sur les touches endeuillées, accouchant d’accords crépusculaires. Cela ressemble au chant sépulcral entonné par des milliers de corbeaux noirs alignés sur les branches d’une forêt dénudée. Cette tonalité qui nécrose mon âme. Pour trouver le sommeil, je dois lâcher prise et ne plus penser à elle. Je ferme les yeux et je me concentre sur la houle acide qui me ronge l’estomac. La nausée n’est pas loin. Je transpire sous l’effort. Enfin, je plonge dans un océan de brume alcoolique. Un océan familier. Rideau. La lumière du jour pénètre à flots dans la chambre. Dérangé, je me retourne en grommelant. A moitié réveillé, à moitié grognon, je tends un bras vers l’autre oreiller pour m’en faire une protection contre la marée lumineuse. Ma main heurte quelque chose. Une voix ensommeillée proteste. Une voix féminine, sans l’ombre d’un doute. Je ne me souviens pas d’avoir ramené une greluche avec moi. Mais ce n’est pas impossible non plus. L’intrusion de cet élément perturbateur excite ma curiosité et m’empêche de sombrer à nouveau dans le cocon protecteur de l’inconscience éthylique. Je suis encore tout habillé. Cela n’augure rien de bon quant à mon éventuelle performance sexuelle. Je suis incapable de me rappeler le nom de l’inconnue ! Une petite voix intérieure me souffle que je ne ramène jamais personne dans cette chambre. Jamais. Evidemment. C’est notre chambre, celle que j’ai érigée en sanctuaire interdit. Je ne veux pas polluer les souvenirs qui y sont encore présents, aussi fragiles que des bulles de savon. Je maintiens l’illusion de toutes mes forces. Je fais comme si, par quelque enchantement de conte de fée... Je refuse d’admettre que le lien qui me relie à elle se délite, même si je sais bien que c’est dans l’ordre des choses. Alors, pourquoi diable cette inconnue est-elle là, dans cette chambre? Pourquoi diable lui ai-je permis d’être là ? La petite voix dans ma tête me murmure qu’il n’y a rien à craindre. Un étrange sentiment rassurant m’envahit et cela me fait frissonner sans raison. Toutes ces pensées fulgurent dans mon esprit à la vitesse de la lumière. Des pensées zéro temps ajouté. Cela devient si inconfortable que je décide d’en avoir le coeur net. Je me retourne vers la forme allongée à côté de moi. Le drap est remonté et la femme me tourne le dos mais je reconnais la masse de cheveux sombres qui dépasse en bataille. Dieu ! C’est juste impossible. Je dois hanter un souvenir vagabond harponné par la photographie. Elle est là, revenue d’entre les morts. Mes doigts tremblent quand ils se posent sur son épaule. « Chérie... chérie... ?» C’est un croassement étranglé qui sort de ma gorge. Comme grince le métal rouillé. Mes doigts se cramponnent à son épaule, comme un naufragé à sa bouée. « Réveille-toi, chérie, réveille-toi ! » Mes doigts se font plus insistants. « Aie ! » Elle écarte ma main. C’est bien sa voix. Amandine, mon amour! Elle se redresse, la marque de l’oreiller sur sa joue lui dessine une ligne rouge ondulante. Ce détail n’appartient pas au domaine du rêve. Trop prosaïque. Mon regard s’attarde sur l’ovale de son visage, sur les lobes délicats de ses oreilles qui lui arrachent de petits cris de plaisir quand je les mordille, ses lèvres pleines et sensuelles et ses yeux malicieux qui pétillent d’une soif de vie inépuisable. C’est elle. Malgré le caractère irréel de la situation, je décide de ne pas réfléchir. Je décide de profiter au maximum de chaque instant volé avec elle, même si ce n’est qu’une hallucination produite par les vapeurs d’alcool. Quand les effluves du sommeil se dissipent au fond de ses prunelles, elle esquisse un mouvement de recul, une mine dégoutée le disputant sur son visage à une moue de réprobation. « Tu m’avais promis, Jipi, tu me l’avais promis ! C’était trop te demander, hein ?» Chaque mot qu’elle prononce est une formule magique qui m’émerveille. Cela ne peut être un rêve. On sait quand on rêve, n’est-ce pas, même si on fait semblant du contraire? « Mais, chérie, comment est-ce possible ? Comment... comment es-tu revenue ? » Amandine arrondit les yeux. Elle ne comprend pas. Elle me dévisage attentivement. Je sens son regard glisser sur moi et me détailler. Je devine ses pensées au fur et à mesure. Elles s’imposent à moi comme des évidences. Mes traits se sont durcis, à cause de l’alcool et du reste. Elle découvre les rides creusées par la douleur sur mon front et à la commissure de mes lèvres. Elle remarque les mailles grises du filet qui recouvre mes cheveux. Bientôt, elle se demande si c’est bien moi. Le doute naît dans son esprit même si sa raison ne lui fournit aucune explication plausible. Elle porte lentement une main à sa bouche, comme pour réprimer un petit cri. Elle me dit : «Tu as... changé, comme si tu n’étais plus le même homme ! Et ces vêtements ? Je ne les ai jamais vus avant. Je croyais que tu n’aimais pas le mauve et le gris. Et cette coupe de cheveux ? Quand tu m’as appelée hier soir, tu disais que tu avais encore du boulot au studio. Visiblement, tu as décidé de terminer la session à Pigalle ou sous les quais de Seine ! Tu m’avais promis d’arrêter ces conneries ! Et dire que je te faisais confiance. Quelle idiote ! Je me trompais, comme d’habitude ! Je voulais y croire. Croire que ce n’était pas perdu d’avance ! » J’essaie de me couler entre ses bras mais elle me repousse sans ménagement. Mon petit pirate. Toujours prête à sortir les griffes ! Et puis, soudain, des exclamations fusent dans la rue, nettement perceptibles malgré le double vitrage. J’entends un long coup de frein et le crissement des pneus sur l’asphalte qui s’achèvent dans un froissement de tôles assourdissant. Puis le silence. Amandine jaillit du lit, uniquement vêtue d’un tee-shirt. Elle est aussi sexy que dans mon souvenir. Elle se précipite à la fenêtre. Quelques secondes plus tard, elle recule de plusieurs pas, blanche comme un linge. Je la rejoins et je cherche ce qui l’a ainsi impressionnée. En bas, un passant court sur le trottoir. Je n’arrive pas à en deviner la cause. Une alerte à la pollution chimique ? Non, aucune sirène ne se fait entendre au-dessus des toits. Je vois une voiture une petite Ping Hoe chinoise encastrée dans la colonne Morris. Par la portière rabattue côté conducteur, je distingue une femme qui s’accroche toujours au volant de son véhicule. Elle pleure sans se soucier du sang qui perle sur son front et dégouline sur ses joues. Se penchant au-dessus du pare-brise, sa soeur jumelle la contemple sans rien dire. Elles ne peuvent être que jumelles tant elles se ressemblent. Leur coupe de cheveux et le style de leurs vêtements sont extraordinairement similaires. Il paraît que certains jumeaux gomment à dessein tout ce qui peut les différencier. Il me semble toutefois que la conductrice arbore des couleurs plus à la mode, contrairement à ceux que porte sa soeur. Mais ce qui me frappe surtout, c’est qu’elles n’ont pas l’air heureux de se rencontrer. Bien au contraire. C’est alors que j’aperçois, près de la colonne Morris qui penche dangereusement, un homme qui lève la tête dans ma direction. Celui-là, je le reconnais immédiatement. Son visage est las et buriné. De longs cheveux poivre et sel lui retombent dans le cou. Il est grand, légèrement voûté et ses vêtements sont trop amples pour son corps filiforme. C’est bien moi. Enfin, pas tout à fait. Une sorte de copie carbone, plus pâle, plus transparente. Comme le reflet dans un miroir liquide. Voilà, tous les ingrédients du drame romantique sont réunis. Le triangle amoureux. Sauf que dans mon histoire, les liaisons sont légèrement plus compliquées. Existe-t-il un triangle qui possède deux angles droits ? Les Régulateurs rétablirent l’ordre. Il le fallait bien. Nous étions totalement dépassés par les évènements. Quand j’ai vu Jipi dans le lit, le matin de la Rupture, je n’en ai pas cru mes yeux. Il avait changé en l’espace d’une nuit. Au début, tout était incompréhensible. Quand j’ai découvert que cinq ans s’étaient écoulés, j’ai bien failli perdre le peu de raison qui me restait. Tout allait trop vite pour moi. Pour nous tous, en fait. La Rupture, Jipi, non les deux Jipi. Mais tout ceci ne compta pour rien quand Jipi, le jeune, m’apprit que j’étais morte depuis quatre ans. Que j’étais une sorte de revenant, un parmi des milliards. Pas un de ces zombies assoiffés de sang qui pullulaient dans les films de série B. Non. C’étaient des hommes et des femmes ordinaires, désorientés et hagards, capables d’éprouver des sentiments. La distance qui me séparait de Jipi le jeune était égale à celle qui le séparait de Jipi le vieux. Cinq années. Pourquoi cinq années ? Personne n’apporta de réponse à cette question. Compte tenu de ce qui se passait, cela n’avait pas vraiment d’importance. Aucune loi imaginée par les auteurs de science-fiction ou les astrophysiciens quantiques pour les voyages temporels, ne se vérifia. La flèche du temps semblait autoriser toutes les possibilités sans se soucier des paradoxes qui auraient dû survenir. Et le monde a bien failli sombrer dans l’obscurité, terrassé par les émeutes et les pillages, les suicides de masse ordonnés par des messies apocalyptiques et les utopies temporelles qui se repliaient sur elles-mêmes. Des trains ont déraillé, des avions se sont écrasés, des soldats ont retourné leurs armes contre d’autres soldats qui leur renvoyaient leur propre image, des victimes ont croisé leurs meurtriers, ou l’inverse... Des scènes plus surréalistes les unes que les autres passaient en boucle sur tous les écrans, jusqu’à la nausée. La civilisation a lentement glissé vers l’abîme. Dans cet océan de chaos, les deux Jipi et moi, nous avons réussi à maintenir une certaine cohérence. Comme disait Jipi le vieux, nous avons réduit notre traînée au strict minimum. Il connaissait son affaire, rompu aux techniques de survie. C’est lui qui décida de quitter l’appartement de Jipi le jeune. Il nous dit qu’il nous fallait dénicher un endroit absolument inconnu de nous, de nos familles, amis et relations. Au surplus, il fallut nous abstenir de reprendre contact avec eux. Il avait déduit que cela nous éviterait pas mal de problèmes liés au syndrome de réplication temporelle. Il nous dégotta une petite villa rococo coincée entre une voie ferrée et le périphérique. Nous nous y sommes retranchés après avoir dévalisé les rayons de plusieurs magasins pour constituer des provisions de boîtes de conserve, de lait en poudre et de bouteilles d’eau. Ensuite, nous avons fait le minimum de bruit et nous sommes sortis uniquement pour le ravitaillement. Nous avons patienté plusieurs mois, jusqu’à l’apparition des Régulateurs. Mais moi, je piaffais d’impatience. Nul ne réussit à percer le secret de leur origine. Nul ne découvrit qui ils étaient et d’où ils venaient. Etaient-ce des militaires mus par une motivation altruiste, une confrérie secrète, des extra-terrestres bienveillants, des anges attendant la vingt cinquième heure? Ils ne dirent rien. Ils apparurent masqués comme des comédiens antiques. Des masques blancs ou noirs, bleus ou verts, dorés ou argentés. Chaque couleur possédait une signification particulière, comme nous eûmes vite fait de nous en rendre compte. Dans l’ambiance de fin du monde qui régnait alors, ils réussirent à rétablir un équilibre précaire. Ils édictèrent les Règles qui permirent une cohabitation raisonnée. Les Revenants furent regroupés en Afrique, les Descendants en Amérique et les Contemporains en Europe et en Asie, car ils étaient les plus nombreux. Bien sûr, tout n’alla pas aussi simplement. La nature humaine ! J’étais une Revenante, ma place était donc en Afrique. Mais je ne le voulais pas. Comme je n’étais pas la seule dans ce cas, les Régulateurs durcirent les Règles qui devinrent impitoyables. Ils mirent sur pied une redoutable police temporelle, les Masques Noirs, qui pourchassa sans relâche ceux qui violaient les Règles. Ce fut le début des Traques. Non, elles n'étaient pas des courses poursuites spectaculaires ou violentes. Elles ressemblaient plutôt à de banals contrôles d’identité, comme au bon vieux temps. Mais les Noirs ne se contentaient pas de réclamer les papiers habituels, facilement falsifiables. Ils mirent au point une technique d’interrogatoire sophistiquée qui confondit efficacement les Contretemps, comme on appela les contrevenants. Ceux-ci furent déportés en Australie, sans espoir de retour, rendant à ce continent sa vocation originelle. L’esprit frondeur des Parisiens rebaptisa rapidement ces interrogatoires de rue. C’était « la Baise » et les Noirs, les « Baiseurs ». Bien sûr, le jeu de mots n’était pas du meilleur goût. Il tirait son origine de l’abréviation des contrôles d’identité temporelle : « CoIT ». Jipi le jeune, celui qui m’était le plus attaché, me fit le serment de mettre tout en oeuvre pour ne plus jamais être séparé de moi. C’était touchant et sans espoir. Jipi le vieux avait hoché la tête mais n’avait rien ajouté. Nous n’étions plus sur la même longueur d’onde, nous deux. Il y avait dix ans entre nous. Un gouffre infranchissable. La nuit, il dormait dans la chambre la plus éloignée. Il m’évitait subtilement. Je le sentais constamment sur ses gardes. Jipi le jeune ne semblait pas s’en apercevoir, tout à son bonheur de m’avoir retrouvée. Lui, je me pris à l’aimer en retour. C’était facile pour moi. C’était celui qui se rapprochait le plus du Jipi qui vivait dans mon temps. Mon Jipi. Le musicien qui jouait des mélodies douces comme des sucres d’orge sur sa guitare sèche. Des accords faciles qui ravissaient sans coup férir le coeur des filles. Moi, je l’avais rencontré sur le parvis des Halles. Il s’y produisait le samedi soir, juste pour se défouler. Il avait presque dix ans de plus que moi mais la différence n’était pas si visible que ça. Je vins le revoir semaine après semaine, m’approchant lentement de lui pour ne pas l’effaroucher. Bien sûr, je l’apprivoisai peu à peu mais il était trop tard quand je découvris que le jeu n’avait pas été à sens unique. Il m’avait séduite comme un cambrioleur maladroit crochète une serrure par hasard. Un accord en ré mineur avait pincé les cordes de mon coeur et son écho ne voulut pas voulu s’éteindre. J’étais amoureuse de lui et les cours de philosophie à la Sorbonne devinrent ennuyeux comme une lune sous la pluie. Et puis l’étoile de Jipi se mit à luire au firmament quand les plus grands artistes pop s’arrachèrent ses services. Malheureusement, les latins avaient raison, la roche tarpéienne n’est guère éloignée du Capitole. Jipi négocia très mal le virage de la célébrité. Il eut beau m’assurer que les jolies filles ne venaient pas pour lui, rien n’y fit. Le germe de la jalousie fermenta dans mon âme, malgré moi. Je devins irritable et maussade, lui servant régulièrement la soupe à la grimace. Jipi réagit comme l’adolescent qu’il était. Je le surpris, un soir, aux bras d’une poupée scandinave, choriste de son état. C’était pure provocation de sa part. Il avait voulu me donner une leçon mais il ne réussit qu’à accroître le doute en moi. Nos chemins se séparaient inexorablement. J’étais une fille obstinée jusqu’à la mauvaise foi. Je me serais tuée plutôt que de me renier. Et lui, c’était pareil. J’avais la nette impression d’assister à mon propre naufrage. A plusieurs reprises, je le mis au pied du mur, simplement pour le pousser à bout. Il était si prévisible. Nous jouions comme des enfants avec des allumettes à côté d’un bidon d’essence. C’était une impression étrange de vivre avec deux incarnations de celui que j’aimais, à la fois si semblables et si différents. C’était encore plus étrange de penser qu’ils étaient les reflets passé et futur de mon Jipi alors que moi, je n’existais plus dans les temps qui étaient les leurs. Jipi le jeune semblait toujours amoureux de moi. Peut-être plus encore. Comme s’il avait voulu abolir le temps écoulé. Revenir en arrière pour éviter la bifurcation. Il en faisait trop. Jipi l’ancien, au contraire, maintenait une distance entre nous. Quand il se tenait à côté de Jipi le jeune, il ressemblait à son grand frère. Un grand frère malmené par la vie. Ils étaient tous les deux Jipi, bien évidemment, mais ils n’étaient plus celui que j’avais aimé. C’étaient d’autres hommes. Un soir, Jipi l’ancien nous révéla le sort du troisième Jipi, celui qui vivait en même temps que moi. C’était vraiment difficile de le comprendre car Jipi l'ancien parlait toujours au futur, ce qui nous désorientait au plus au point. Ecouter un Descendant, c’était comme entendre la lecture à haute voix des prophéties de Nostradamus. Ce soir-là, le courant avait encore été coupé à cause des restrictions d’énergie, fréquentes à l’époque, plusieurs fois par semaine. Nous avions allumé une poignée de bougies qui dégageaient une clarté organique. Elles faisaient naître des ombres qui dansaient sur les murs autour de nous. Nous avions tendu des couvertures contre les fenêtres pour occulter toute lumière qui aurait pu attirer les maraudeurs. Le quartier était très mal famé dès la nuit tombée. Jipi le vieux avait réussi à se procurer un peu de viande au marché noir. La pièce était trop jeune mais j’avais réussi à la cuire dans une casserole sur le petit réchaud à bois. Il fallait bien la mastiquer tant elle était filandreuse mais son goût nous parut tout juste somptueux. Pour l’occasion, Jipi le jeune avait ouvert une bouteille de rouge de sa réserve personnelle et le repas frugal prit des allures de festin. Mon Jipi avait trouvé la mort au cours d’une émeute, non loin du Trocadéro, peu après le début des troubles. Le cours de la vie y était au plus bas, ces jours-là. Jipi l’ancien nous horrifia quand il nous apprit qu’il avait conservé le corps dans l’un des gros congélateurs installés dans la cave. Il avait aussi pensé au groupe électrogène pour pallier les coupures d’électricité et avait stocké plusieurs jerrycans de fuel. Sous le choc de cette nouvelle, je me suis effondrée en larmes. J’ai pleuré comme une madeleine. Puis je me suis rebellée. J’ai hurlé comme une hystérique et, en me ruant sur lui, je l’ai giflé. J’ai voulu me ruer au sous-sol parce que je ne pouvais pas croire à cette horreur. Jipi le jeune m’a retenue. Il m’a serrée tout contre lui. Moi, je tremblais comme une feuille. Jipi l’ancien ne broncha pas. Il n’avait même pas essayé de se défendre. Il laissa simplement passer l’orage. Quand je me suis calmée, il nous parla de la façon dont il voyait les choses. C’était noir, très noir. Il se montra très convaincant. Ses arguments étaient imparables. L’avenir lui donna raison. Comment en être étonné ? N’était-il pas l’un de ses enfants? Trop de monde sur la planète. Les choses vont empirer. Cette histoire finira mal. Celle des hommes et la nôtre. Mon histoire. Celle de mon double et celle d’Amandine. Nous, les Descendants, nous serons les plus faciles à démasquer. Pas évident de soutenir une conversation en conjuguant les verbes uniquement au futur. Une mission presque impossible sur la longue distance. Ou alors, il me faudra aligner des phrases sans verbe, recourir à des constructions littéraires alambiquées ou, le plus souvent, à une grammaire approximative et discutable. Je vous laisserai donc le soin de conjuguer mes idées au bon temps. Celui du conteur. Car le futur ne sera jamais le temps de la narration. Amandine sera naturellement plus à l’aise dans cet exercice. Venant du passé, elle pourra sans aucune difficulté employer le temps qui ira bien. Jipi le jeune également, peut-être plus encore. Le présent lui offrira beaucoup de latitude pour s’exprimer et il pourra aussi recourir autres formes temporelles. Pas moi. Les Noirs n’auront aucun mal à démasquer les Contretemps parmi nous, les Descendants. Au bout de quelques poignées de questions sélectionnées, nous nous couperont forcément et nous seront envoyés croupir en Australie, dans les bagnes rouverts pour l’occasion. Car, évidemment, les Régulateurs apprendront très vite les subterfuges employés par tous ceux qui, malgré leur origine temporelle différente, voudront, comme nous trois, demeurer ensemble. Les époux éplorés séparés par la mort. Les parents pleurant un enfant disparu ou bien l’inverse. Les conflits aux frontières russo-européennes, indo-pakistanaises, américano-hispaniques et les guerres entre les Royaumes Islamiques sub-sahariens se chargeront de remplir les cimetières de tous les continents. Une chimère romanesque, qui aura ébloui toutes les générations depuis l’aube des temps, émergera de la Rupture. La tentation du recommencement. L’amour triomphant ne s’écrira jamais autrement qu’au présent. Ou alors, il n’appartiendra qu’au domaine du rêve fiévreux. Il sera insaisissable et inaccessible. Autant dire frustrant. Je ne m'engagerai pas dans cette impasse émotionnelle. Je ne rivaliserai pas avec mon double antérieur : trop de temps écoulé entre Amandine et moi, même si elle ne sera jamais remplacée dans mon coeur. Une explication comme une autre à ma réserve et ma feinte indifférence qu’Amandine n’aura pas manqué de remarquer. Jipi, mon autre moi, aura une chance de reconstruire quelque chose de durable avec Amandine. Il aura à coeur de ne pas commettre deux fois les mêmes erreurs. Il saura l’aimer comme je ne pourrai jamais le faire maintenant. Enfin, tant que cette extraordinaire juxtaposition temporelle perdurera. En conséquence, je me réserverai, bien malgré moi, le rôle du planificateur. Du visionnaire. Du prophète, en quelque sorte. Cela me sera plus facile. Bien sûr, connaître les évènements à venir ne me servira pas à grand-chose. Ils existeront peut-être dans un univers parallèle au nôtre. Ou pas. Prédire le classement du tiercé à Auteuil, la grille gagnante du loto ou celle d’une journée de championnat de football ne sera pas possible, hélas ! Trop facile ! Amandine ne respectera pas les consignes de sécurité convenues entre nous. Imprudemment, sans nous prévenir, elle décidera d’aller se balader sur les Champs Elysées dès qu’elle estimera suffisant l’ordre restauré par les Régulateurs. Au moment où les flux des Revenants devant gagner l’Afrique et celui des Descendants, partant vers l’Amérique, commenceront à décroître. Cela marquera également le début des Traques organisées par les Noirs pour débusquer les Contretemps. Elle se fera arrêter bêtement sur le quai de l’une des deux lignes de métro remises en circulation, celle desservant l’Etoile. Elle s’embrouillera dans ses réponses, malgré les heures d’entrainement passées à se préparer à la Baise. Mais les Noirs connaîtront leur métier. Ces limiers n’auront pas à rougir de la comparaison avec le mythique Blade Runner, la loupe oculaire et la prestance d’Harrison Ford en moins. Amandine sera d'abord dirigée vers un centre de regroupement à la périphérie sud de Paris pour attendre la décision du tribunal. Et malgré ses nombreuses relations mondaines, Jipi le jeune sera impuissant à la faire libérer. Néanmoins, il lui évitera d’être déportée vers l’Australie, sanction quasi-automatique des Contretemps. De Palaiseau, elle sera transférée ensuite à la Porte du Sud, à Gibraltar, l’ultime point de rassemblement des Revenants avant leur départ vers l’Afrique. Elle empruntera le pont éphémère reliant le Rocher à la côte marocaine. Nous ne pourrons plus rien pour elle. Il me faudra alors trouver autre chose. Pour Amandine et pour Jipi le jeune. Quant à moi, je n’irai pas en Amérique. Je ne réintègrerai pas mon époque. No future. Je ne demeurerai pas ici non plus, en Europe. Je tenterai sans doute ma chance en Australie. Les bagnes actuels ne pourront pas contenir éternellement le désir de convergence temporelle qui apparaîtra tôt ou tard. Les Régulateurs se contenteront de mettre en place un blocus imperméable autour de l’île continent. Maîtres des airs et des mers, ils se borneront à contrôler toutes les routes d’accès. Je trouverai la solution pour Jipi et Amandine. Et je me donnerai une nouvelle chance. Bien sûr qu’il l’a trouvée. J’étais malade comme un chien quand Amandine s’est fait coincer par les Noirs sur le quai du métro. J’ai sollicité toutes mes relations mais j'ai juste réussi à adoucir sa peine. Elle est partie en Afrique. Je l’ai vue une dernière fois derrière les barbelés du centre de Palaiseau. On n’a pas pu se parler. Trop loin. Je lui ai envoyé un baiser du creux de ma main et en retour, elle m’a fait un petit sourire triste. Les Masques Bruns m’ont repoussé à coups de bâton quand j’ai voulu dépasser la ligne rouge tracée sur le sol bétonné. Jipi l’ancien a mis au point le scénario. Un incendie a pris naissance dans la cuisine à cause d’une fuite de gaz opportune. Quand les flammes ont atteint les jerrycans d’essence stockés à la cave, l’explosion a littéralement éventré la maison, la dévastant de fond en comble. Les secours ont découvert les restes d’un corps complètement carbonisé. Selon l’ADN, c’était moi. Ma crise d’hystérie à Palaiseau a incité les enquêteurs à privilégier la version du suicide. Ils m’ont rayé des listes des Contemporains. Vous avez compris. J’ai pris sa place. Ma place. J’ai profité ensuite d’une des nombreuses mesures de clémence des Régulateurs promettant aux Contretemps une amnistie totale s’ils se rendaient volontairement. Jipi l’ancien l’avait prévu. J’ai eu droit malgré tout à là Baise mais j’ai réussi à la déjouer. Ce n’est pas trop compliqué pour un Contemporain. Ils m’ont pris pour Jipi le Revenant. Ils m’ont donc renvoyé ici, à Gibraltar où j’attends le prochain transfert vers le Maroc. Chaque matin, je regarde le petit bout de plage et je m’imagine de l’autre côté de la mer. Demain, en franchissant le Pont, je vais remonter le temps, revenir dans mon passé, d’une certaine façon. En Afrique, avec Amandine, nous écrirons une nouvelle histoire à partir d’un chapitre antérieur où le présent et le passé donneront naissance à un autre futur. Nous aurons peut-être un enfant. C’est juste une question de temps. M Ce message a été lu 6442 fois | ||
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3 Commentaire Maedhros, exercice n°129 - Narwa Roquen (Lun 12 mai 2014 à 23:42) |