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De : Maedhros Date : Dimanche 14 septembre 2014 à 20:23:12 | ||
Le cadeau d’Héméra La bande-son d'ouverture La porte donnant sur la galerie extérieure s’ouvre. Un homme émerge à l'air libre. Le soleil n’est pas encore levé mais une clarté frissonnante embrasse déjà les sommets des gratte-ciel du centre ville. L’homme se dirige vers l’endroit qui fait face à l’océan, à l’ouest. Dans son dos, une mince bordure de feu embrase peu à peu la ligne montagneuse qui domine la cité d’émeraude endormie. Il se tient sur la plus haute construction érigée dans la ville. L’Aiguille de l’Espace. Sans qu’il ait besoin de le vérifier, il sait que beaucoup d’autres se sont postés également sur les épaules des géants de pierre, même s’ils n’apparaissent sur aucun écran de contrôle. Plusieurs minutes s’égrènent. Les ombres se décalent lentement sur les façades de verre et d’acier pendant que l’orbe solaire glisse par-dessus les crêtes éloignées. Les rayons obliques de l’astre levant rejoignent l’océan près de la ligne d’horizon, traçant une sorte de chemin lumineux si rectiligne qu'il semble défier la courbure terrestre. Inaudible sous le tumulte de la ville qui s’ébroue, une prière s’échappe de toutes les lèvres mi-closes, prononcée en une langue mélodieuse, oubliée depuis longtemps. Puis le soleil passe un point invisible dans sa trajectoire incurvée vers le zénith. La lumière devient plus dense, ce qui en altère subtilement la transparence. La route scintillante s’efface rapidement sur les flots, ponctuée d’un soupir de déception poussé par ceux qui patientent au sommet des buildings. Le moment est passé. Il n’y a plus rien à attendre du jour nouveau. L’été s’achève bientôt et, avec lui, l’espoir de quitter cette terre inhospitalière. Il voit ses semblables refluer lentement vers les bouches ombreuses qui les avalent les uns après les autres. Leurs rangs semblent s’être encore clairsemés. Il n’en tient plus le compte, alors que cette charge lui revient. Il a décidé de ne plus coucher sur le vélin consacré les noms de ses frères et de ses soeurs qui ne sont plus. Il était rongé par le sentiment insidieux de n’être que le fossoyeur attitré d’un immense cimetière. Cela fait longtemps qu’il a oublié l’utilité de ce décompte morbide. Comme chaque matin, elle est la dernière à regagner les entrailles de la ville. Elle esquisse un léger sourire. Juste pour lui. Elle l’attendra dans la station de métro. Cette idée inonde son coeur d’une joie incoercible, même s’ils devront survivre une nuit supplémentaire, héros invisibles et sans gloire, pour gagner le droit de guetter une nouvelle fois l’horizon marin au petit jour. Sur la carte plastifiée de son permis de conduire est inscrit le nom de John Ingmar Valdemarsdotter. Il a les traits et la stature des colons suédois qui franchirent l’océan pour s’installer dans le Minnesota, la terre de la glorieuse Nouvelle Scandinavie. Il habite un petit deux-pièces dans un bloc à loyer modéré d’une banlieue ouvrière, prisonnière du maillage autoroutier qui irrigue Seattle. Il se hâte de redescendre. Le Skycity, le restaurant qui culmine à cent quatre vingts mètres au-dessus du sol, est prêt pour accueillir bientôt ses premiers visiteurs. En sortant de l’ascenseur, il remise son chariot de ménage dans le local technique et traverse le parc d’attractions qui entoure l’Aiguille de l’Espace. Les traces des combats nocturnes ont disparu. Les corps aussi. C’est une matinée ordinaire qui commence pour la ville. Un autre jour au paradis. Les manchettes des journaux ne relateront pas ce qui s’est passé durant la nuit. Cela n’a pas existé. John lâche encore un soupir. Il n’en a jamais été autrement. Dans le lointain, le Mont Rainier s’élève, majestueux, au-dessus des sapins d’Oregon qui déboulent, en vagues serrées, des hauteurs environnantes. Il descend dans la station de métro de Republican Street. A cette heure, il n’y a pas grand monde sur le quai. Il la cherche du regard. Elle est là, aussi belle qu’hier et que les jours précédents. Les milliers et les milliers de jours qui se sont succédé depuis que le soleil se meurt, cloué au centre de la révolution copernicienne. Elle est vêtue simplement, comme toutes les autres femmes de ménage qui attendent l’express de 5 heures. John ne s’arrête pas à cette apparence. Ses yeux, qui ont la couleur changeante de la haute mer, scrutent bien plus profond. Il voit briller en elle une flamme éternelle qui disperse sans peine la grisaille de ces lieux souterrains. Son coeur bat plus vite quand elle vient à sa rencontre. Ils s’enlacent au milieu du quai, se moquant des regards étonnés ou gênés. L’amour n’est guère glamour en salopette de travail et sans maquillage. Eux mesurent la chance d’être en vie. Ils se moquent de cette indifférence ignorante qui ne les crédite d’aucun remerciement. Dans les bras de celle qu’il aime, John sent naître en lui le faible écho de ce qui fut. Le quai et la lumière froide des néons, l’air confiné et les relents de caoutchouc brûlé cèdent place à la magie d’un sous-bois odorant baigné dans la pâle clarté lunaire. Un ancien monde disparu. Leur terre. A jamais perdue. Le vacarme métallique de la rame qui freine devant eux les arrache à leur étreinte. Avec une grâce inattendue et une souplesse toute féline, ils franchissent le seuil de la voiture. Certains passagers remarquent, sans y prêter beaucoup d’attention, que l’éclairage vacille une demi-seconde, hoquette et enfin se rétablit. John dépose un chaste baiser sur les lèvres d’Ophélie et lui murmure à l’oreille : « Tu m’as manqué ! » John tourne le robinet et l’eau se déverse sur lui. Ses muscles sont perclus de fatigue. Sa peau est marbrée des contusions qui se ternissent légèrement. Une longue estafilade lui entaille le flanc quand il détache en grimaçant la bande de tissu qu’il a utilisée pour stopper le sang. Il s’en est fallu de peu, cette fois-ci. Il applique l’onguent déjà préparé, sans se soucier de l’eau qui ruisselle dessus. Il en badigeonne longuement la plaie à vif. Cela diffuse une chaleur réparatrice qui anesthésie aussi la douleur. Ce soir, il sera prêt à nouveau. Il le faudra bien. Il ferme les yeux pour délasser son esprit, comme son corps sous le jet qui l’enveloppe dans une énergie vivifiante. « Tu mets bien trop de temps ! » Elle le rejoint sous la douche. Il sent le contact de sa peau nue sur la sienne et cela l’électrise. Elle se presse tout contre lui, réveillant lentement son désir. Dans la petite cabine envahie d’une vapeur d’eau complice, ils font l’amour doucement, longuement, sans bruit, comme des amants clandestins qui réapprennent leurs caresses après une éprouvante absence. Plus tard, il referme les volets, plongeant la chambrette dans une semi-obscurité moite. Elle défait le lit, répétant un rituel qu’ils acceptent faute de mieux. Il n’est pas midi quand il la rejoint sous le drap où, vaincus par cette pesanteur de l’être qui les accable depuis si longtemps, ils se réfugient dans un sommeil factice. Ce n’est pas un sommeil normal, ils n’en ont pas besoin. Mais il abrège le temps, ce temps qui les emprisonne et les étouffe. Ce temps qui les condamne à attendre. Bientôt il rêve d’une clairière éloignée. En fait, il convoque un souvenir, comme chaque nuit, pour ne rien oublier. Une rivière éclabousse les rochers qu’elle contourne en pépiant sans fin une chanson fraîche et rapide. Il est près d’un gué. Dans le ciel, un jeune soleil arrache des reflets argentés au fil de l’onde. John est accroupi sur la berge, fouillant du regard les profonds taillis qui encombrent l’autre versant. John ? Non ! Il est enfin lui-même. John n’est pas son véritable nom. Mais sa mémoire lui joue un tour. Cela devient de plus en plus fréquent. Il s’appelle... il s’appelle.... « Que vois-tu, Lenwë à la vue perçante ? Parle, cela fait des lieues que nous chevauchons dans la forêt. Nos ennemis nous ont-ils distancés ? Devrons-nous nous présenter bredouille devant le Roi ? Le Seigneur de la Septième Porte, Ecthelion de la Source, en serait contrarié. Il est rare que les Orques s’aventurent si près du Royaume Caché. Ceux-ci avaient peut-être un but qu’il nous faut découvrir ! » Lenwë. Lenwë est son nom. Oropher, le capitaine de la Maison de la Fontaine, commande la petite troupe. Elle a été dépêchée par Ecthelion à la poursuite de la bande d’Orques repérée par les sentinelles postées sur les crêtes qui entourent Gondolin. Lenwë est son nom. Il se promet de ne plus l’oublier. Comme à chaque fois. « Il y a des traces du passage d’une dizaine d’Orques, Oropher ! Elles sont visibles malgré le soin mis à les effacer. Les Orques ont traversé un peu en amont, là-bas, près de ces rochers. Ils ont ensuite longé la rive jusqu’ici. Puis ils ont gravi cet escarpement. Ils n’ont pas été plus loin. Ils attendent. Ils sont fourbus, nous les avons serrés de trop près pour qu’ils puissent envisager une autre option. Non, Oropher, nous ne les avons pas perdus... bien au contraire... préparez-vous à... » Il n’a pas le temps de finir sa phrase. Une flèche se fiche sèchement dans la poitrine d’un cavalier. Celui-ci s’affaisse sur son cheval qui se cabre en hennissant. D’autres traits s’abattent sur les Elfes de Gondolin, semant la confusion. Oropher crie un ordre. A ses côtés, deux autres gardes s’écroulent, atteints par les sinistres flèches empennées de noir et de rouge. Lenwë, toujours accroupi, se protège tant bien que mal derrière son bouclier. Il est très exposé sur la berge. Il y a, à l’évidence, bien plus qu’une dizaine d’Orques. II recense des mouvements sur la crête qui les domine, trop nombreux pour être comptés. Une armée, ou son avant-garde, est rassemblée sous les futaies, les sous-bois et au-delà. Les Elfes ne sont pas tombés dans un piège. L’Ennemi ne concentrerait pas autant de forces pour un si maigre butin. Comment se fait-il qu’il n’ait rien remarqué, lui, le pisteur infaillible? Un sortilège plane au-dessus de la rivière. Oui, un puissant sortilège est à l’oeuvre. Il n’y a jamais eu de piège. Lenwë scrute plus intensément le coteau opposé de la rivière. Blêmissant sous l’effort, à l’extrême limite de son champ de vision, il peine à deviner d’autres silhouettes. Ce ne sont pas des Orgues. Trop grandes. Elles attendent sous les saules, presque invisibles derrière le voile de protection tissé par quelque sombre incantation. D’autres détails se révèlent encore plus fugitivement. Les cimes des arbres, qui dépassent la ligne de crête, semblent ployer comme si quelque chose de monstrueusement lourd s’y frayait un passage en rampant. Lenwë entrevoit la réalité. Il se retourne vivement et, d’une voix de stentor, fait voler en éclats le silence trompeur : « Oropher, il faut décrocher... Ce n’est pas un piège. Il n’y a pas que des Orques. Nous sommes tombés sur l’avant-garde d’une forte armée ! Il y a aussi au moins un puissant sorcier. Oropher, il faut prévenir Turgon. Gondolin court un grave danger ! Oropher... » Mais le Capitaine de la Maison de la Fontaine gît, la gorge transpercée, dans les hautes herbes de la berge. Les Elfes survivants ont réussi à mettre pied à terre et reculent, essayant de se mettre à couvert derrière les arbres. Un seul est encore en selle. Il a entendu l’avertissement que Lenwë a adressé à son capitaine. Malgré les flèches et les silhouettes menaçantes qui apparaissent entre les troncs, il murmure quelques mots à l’oreille de son cheval qui s’élance au galop en direction des montagnes. Plusieurs traits ricochent sur le bouclier qui protège son dos. Lenwë adresse une courte prière à Oromë, le Grand Chasseur Vala. Pas pour lui, ni pour ceux qui sont à ses côtés. Leur destin semble scellé. Mais pour celui qui tente de rompre l’encerclement pour délivrer son message au Grand Roi du Royaume Caché. Le rugissement discordant d’une trompe s’élève au-dessus du tumulte. Elle appelle à la curée. Surgissant de tous côtés, les Orques accourent, leurs formes repoussantes contrefaisant la grâce elfique. Ils sont innombrables. Un Elfe, par bravade, embouche son cor et en délivre une seule et longue note. Une note puissante, limpide et fière, file droit vers l’azur. Cette note indomptable et inaltérable affirme le triomphe du Beau sur le Laid et du Bien sur le Mal. Mais elle s’éteint brusquement quand une hache impitoyable s’abat sur le porteur du cor. Lenwë hurle de rage. A son appel, ses compagnons le rejoignent pour former un cercle. Ils s’apprêtent à vendre chèrement leur vie. Leurs armures rutilent d’or et d’argent et leurs capes, bleues ou vertes, rappellent qu’ils appartiennent à la Maison de l’Arbre et à celle de la Fontaine. L’instant est exaltant. Ne sont-ils pas des Noldor de Gondolin, ceux qui ont vu briller la lumière pure des Silmarils ? Ne servent-ils pas fidèlement Turgon, leur Seigneur, le fils du Grand Roi Fingolfin, depuis les rives d’Aman, sans jamais faiblir ni se renier? N’ont-ils pas survécu au long voyage à travers les glaces de l'Helcaraxë ? N’ont-ils pas assisté, émerveillés, au premier lever du Soleil ? Ils sont braves et intrépides. La prodigieuse force des Premiers Nés coule intacte dans leurs veines. Mais Lenwë aperçoit, derrière les premières lignes d’Orques, quelques uns des démons à la stature impressionnante. Les Balrogs arrivent. En cet instant, Lenwë comprend que la Cité Cachée, par quelque traîtrise qu’il ne peut concevoir, n’est plus désormais protégée par le sceau d’invisibilité qui perdait sans retour les espions de l’Ennemi dans le dédale de l'Echoriath, le cercle des montagnes. Melko a ourdi son plan machiavélique avec grand soin. La fête de l’été bat son plein sur Amon Gwareth et elle est vouée au chant, à la danse et à la musique. Les remparts sont bien moins garnis qu’en nulle autre période de l’année. Lenwë crie un nouvel ordre. A l’unisson, les Elfes se mettent en garde, épées levées et boucliers tendus devant eux, se préparant à l’impact. Le choc est terrifiant. Les Orques tentent de rompre la ligne de fer qui s’oppose à eux. Les Elfes résistent fermement. Ils repoussent cruellement les créatures difformes, leurs lames étincelantes taillant sans pitié dans les chairs, malgré les cuirs et les mailles. Dix fois les Orques montent à l’assaut et dix fois, ils meurent aux pieds des Elfes indomptables. Lenwë lit dans les yeux des créatures de Melko, le doute et la peur. Les lames forgées au feu inassouvi qui brûle dans les salles souterraines de la Cité Cachée déciment leurs rangs. Rien ne semble émousser l’ardeur des Elfes et surtout, pas celle de celui qui paraît en être le chef. Une trompe impérieuse retentit à nouveau. Les Orques interrompent leur charge et s’écartent craintivement, se regardant les uns les autres. De nouveaux combattants avancent entre leurs rangs, lentement, sûrs de leur force, hauts comme deux Elfes. Ils sont armés de fouets aux multiples lanières ardentes et de longues épées semblables à des flammes vivantes. A leur vue, même le plus courageux des Elfes sent son sang refluer vers le coeur. Dans sa main, son épée se fait hésitante. Une quinzaine de Balrogs leur font face. Devant le péril qui les menace, Lenwë sait qu’il doit agir. Alors, il saisit une lance orque tombée à terre et la projette de toutes ses forces vers le Balrog le plus proche. La lance traverse les plaques de corne durcie qui enserrent le poitrail du démon où elle s’enfonce de plusieurs pouces. Le démon ne tressaille pas, ne ralentit pas. Tout en marchant, il agrippe de ses mains griffues la hampe qu’il retire d’un seul coup. Il beugle de défi, découvrant ses ignobles crocs, et fait claquer son fouet enflammé. Malgré leur vaillance, les Elfes ne peuvent résister à la puissance de leurs adversaires, trop grands, trop forts. Avec l’énergie du désespoir, ils luttent pied à pied mais ils sont contraints de reculer inexorablement vers la rivière. Déjà, plusieurs sont tombés sous les coups des Balrogs. Le cercle se fait plus étroit. Les démons redoublent de férocité, décidés à en terminer rapidement. Bousculant les boucliers, écartant les épées, ils emprisonnent les derniers Elfes dans une horrible étreinte de feu qui les consume vivants. Seul Lenwë parvient à échapper aux griffes du grand Balrog qui visaient sa gorge. Il descend dans le lit de la rivière. C’est un répit illusoire. Il ne peut aller nulle part. Sur les deux rives se massent des dizaines d’Orques. Leurs arcs sont bandés et leurs flèches pointées droit sur lui. Le Balrog fait un signe. Les arcs s’abaissent. Le démon veut sa victoire et le coeur de son ennemi. Il s’avance à son tour dans la rivière, son épée flamboyante levée haut. Soudain, un grondement se fait entendre et l’eau frémit autour des deux combattants. Surgissant de l’amont, une vague immense soulève l’onde, couronnée d’écume immaculée. Ulmo n’a pas oublié. Le Seigneur des Eaux n’a jamais abandonné les Elfes. La vague en furie prend l’apparence d’un grand cheval blanc que monte le Vala. Eclaboussant les deux rives sur son passage, Ulmo tend une main secourable à Lenwë tandis que les sabots de sa monture écrasent sans pitié le Balrog qui disparaît sous la surface à jamais. « Viens, mon fils, ton destin n’est pas encore écrit dans le grand livre de Nàmo ! Il te reste beaucoup à accomplir ! » (à suivre) M Ce message a été lu 6965 fois | ||