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De : Elemmirë Page web : http://lemondedelemm.canalblog.com Date : Mardi 10 fevrier 2015 à 11:47:22 | ||
Et paf!, Elemm' le retour! ^_^ Je n'aime plus les dimanches. Dès le samedi matin, j'en ai la boule au ventre. Sur la route d'Uzès, j'angoisse. J'espère. Je doute. Je culpabilise. Des fois, je pleure à l'aller. Je pleure toujours au retour. J'imagine comment ça se serait passé, si j'avais été plus forte, si j'avais eu un plus grand appartement, si je l'avais gardée chez moi, si je n'avais pas quitté Jean-Paul et sa grande maison, oui mais... J'essaie d'imaginer dans quel état je vais la trouver... J'espère, pas comme ce dimanche de mars, seule dans la chambre au fond du couloir, la robe souillée d'urine, les yeux pleins de larmes, accrochés dans le vide, vide dehors, vide dedans, juste de la douleur et de la solitude immense, et pas une foutue infirmière pour entendre ses cris! À l'heure du goûter pour les valides, tout le monde se fout de ma mère, qui crie qu'elle a peur, dans la chambre 28. Je gare ma voiture au bout du parking, il n'y a plus une place libre près du grillage. Comme moi d'autres enfants vont se racheter une conscience le dimanche... J'ai le ventre lourd. Je voudrais être déjà partie... Pardon maman, tu n'y es pour rien. Toi la plupart du temps, tu souris quand tu me vois, même si je n'ai pas la moindre idée de pourquoi tu souris. Est-ce que tu sais qui je suis? Est-ce que tu aimes mon écharpe, ou est-ce que simplement tu es heureuse que quelqu'un enfin s'arrête à ta hauteur pour te parler? 3434B. Il faut un code pour te voir. Je descends l'allée, personne dehors, pourtant il est joli ce jardin, avec ses rosiers et son gazon bien entretenus... Quel gâchis. Les portes vitrées se dérobent à mon approche, mes jambes aussi. Je tiens bon. Ils sont tous là, ces parents oubliés, qui eux-mêmes ont oublié qu'ils étaient parents, qu'ils étaient vivants, qu'ils étaient là... Ils ont été installés là, alignés, bêtement les uns à côté des autres, pour aucune raison. Ils ne se parlent pas. Ils ne se regardent pas. Des fois l'un se lève, fait quelques pas, se rassoit ailleurs. Des fois l'autre se lève, et une blouse blanche lui saute dessus : "Non non, Paulette, rasseyez-vous, vous allez tomber! On va devoir vous attacher Paulette si vous vous levez, c'est pour votre bien, hein? Alors soyez gentille, asseyez-vous. Là... À plus tard ma belle. Oui oui, je reviens tout à l'heure." J'ai envie de m'enfuir. Je traverse cette salle insensée et j'atteins le couloir. La lumière ne s'allume pas tout de suite, il reste sombre ce couloir, un moment. J'imagine sa voix. Quand elle était plus jeune, j'adorais sa voix, elle chantait même plutôt bien aux veillées de Noël. Maintenant sa voix est un filet frêle, et ses mots, des oiseaux effrayés qui s'envolent en tous sens. Dimanche dernier, elle m'a dit : "Ah? ... Madame?" J'ai dit "Bonjour maman...". Ma voix tremblait autant que la sienne. Serre les vannes, ne pleure pas, c'est pas bon pour elle, elle sourit aujourd'hui... "Bonjour mademoiselle, j'ai besoin d'aide s'il vous, c'est l'autre fil là, je sais plus comment... Ah... J'ai de la menthe qui danse vous savez... " J'ai encaissé. Elle était en chemise de nuit, à 15 heures passées. Elle était assise en travers du lit, avec des miettes de biscuit sur le drap. Sa vieille main s'était levée, j'avais vu un poignet maigre et la peau si fine, jaune et bleutée, je n'ai pas reconnu la main qui m'a nourrie et choyée. Ses ongles étaient trop longs, alors qu'elle les a toujours gardé courts pour le travail de la maison. J'ai pensé qu'elle avait froid, je lui ai posé un gilet sur les épaules, elle n'y a prêté aucune attention. "Ah oui. La bleue elle est facile ici, tu sais. Et toi tu, tu, tu es...? Pas demain...? Je suis pas belle ici..." J'avais senti l'os de son omoplate sous ma main. Maman... Et puis son regard avait accroché le mien. Chaque fois qu'elle me regarde, son émotion brutale me transperce le coeur. Elle dit n'importe quoi, elle ne sait plus rien faire, mais son regard est toujours noyé dans une humanité évidente, qui dit tout, qui en dit trop. Si elle est heureuse, elle pleurera de joie, rien que pour une main sur la sienne. "Oh, Madame, que c'est bouton cette petite... ah... c'est gentil de me voir...". Si elle est inquiète, elle sera terrorisée, son regard vous assomme de toute l'horreur du monde, sa bouche ouverte crie sans rien trouver à dire. Si elle est contrariée, elle sera folle de rage, avec des mots dans sa bouche qu'elle n'aurait jamais même pensé avant. Il y a quelques semaines : "Ca pue la merde ici! Pas toi mon bouchon, c'est l'autre vieille pute là-bas! Elle est salope, salope!"... Je mets des jours à m'en remettre quand elle est comme ça. Elle me fait mal. J'en pars les bras griffés de ses ongles, le désespoir de son regard soudé à la peau, et toujours envahie de colère moi aussi. C'est comme ça qu'elle est, maintenant, ma mère. Ma mère. Qui vit dans une maison de retraite. Toute de rides vêtue, assise comme on attend un train, mais sans train, au milieu du ballet des blouses blanches, qui passent affairées et qui n'écoutent jamais... Qui voudraient bien, mais qui manquent de temps... Les premiers temps, comme la Directrice m'avait dit que je pouvais compter sur l'équipe, j'ai cherché de l'aide. L'infirmière : "Oui le médecin est au courant qu'elle est déprimée, il va passer. Mais bon c'est compliqué de toute façon, elle crache les médicaments, alors..." Le médecin ne passe jamais. Il paraît qu'il vient à 7h du matin, il fait des ordonnances, et après? Au téléphone, ses mots lointains : "Ah ben votre mère, elle a des troubles du comportement, oui, mais ça fait partie des signes de la maladie. C'est pour ça que vous l'avez placée, n'est-ce pas? Je vais lui mettre du Risperdal, si vous voulez. Mais ça fera pas de miracle, les Alzheimer sont souvent agressifs vous savez." L'aide-soignante : "Ah, vous êtes sa fille? Ben... on a pas pu la laver ce matin, elle a insulté ma collègue, elle était très très en forme! On essaie de forcer mais là c'était pas possible, elle était super agitée, on a dû appeler l'infirmière. Désolée mais bon, on est pas payées pour se faire frapper hein. Oh, non mais allez... Ne pleurez pas, c'est pas grave... C'est comme ça... Vous voulez pas voir la psychologue?" La psychologue, qui n'a jamais rencontré ma mère. Le lundi de 16h à 18h. Deux heures par semaine pour 52 "résidents", une réunion d'équipe et l'impuissance pour l'heure qu'il reste. Elle a mis plus de trois mois à me recevoir. Elle a l'air désolée. "Je comprends Madame... C'est difficile, nous essayons d'adapter notre accompagnement aux difficultés de votre maman, mais elle sollicite beaucoup les soignants, elle a besoin de réassurance, et cela prend du temps de l'apaiser. Vous savez, les soignants font de leur mieux mais... J'essaierai d'aller la voir. Ca va, vous? Vous avez du soutien autour de vous?" J'ai hâte de partir. J'atteins sa porte. Ils ont mis une grande photo de jonquilles sur sa porte, pour l'aider à se repérer. C'était il y a longtemps, maintenant elle s'en fiche des jonquilles, elle s'en fiche, de toute façon elle n'aime pas sa chambre, pourquoi voudrait-elle la retrouver? Je pousse la porte et j'espère. J'angoisse. Je doute. Je culpabilise. "Non Mr Bourdin, je crois qu’il faut distinguer deux choses, l'état de la Sécurité Sociale aujourd'hui, qui est issu de toutes les politiques passées, et je vous rappelle que la gauche au pouvoir, ces dix dernières années, n'a pas oeuvré en ce sens, et ce qui... - Vous voulez dire que ce n'est pas votre faute ? - Bien évidemment nous assumons nos responsabilités, mais il faut voir d'où nous partons, avec un déficit significatif qu'il est difficile... de faire disparaître actuellement, car vous connaissez la conjoncture de crise, mais nous ferons... - Est-ce que c'est à cause de ce déficit, Madame la Ministre, qu'aujourd'hui 127 médicaments sont en passe de ne plus être remboursés? Des médicaments qui ne sont pas sans intérêt, pourtant! Pour le diabète, l'hypertension, est-ce que la santé des français d'aujourd'hui doit pâtir des mauvaises politiques de la gauche d'hier? - Ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit, Monsieur Bourdin. La question du déremboursement est étudiée avec attention par ... - Attendez, c'est quand même votre gouvernement qui négocie aujourd'hui ces déremboursements! Je ne comprends pas ce manque de transparence, vous dites... - Non non, Monsieur Bourdin, ne... - ... que c'est la gauche qui a agrandi le trou de la Sécu, et j'entends bien que vous ne voulez plus privilégier les chômeurs, mais les malades, Madame la Ministre, les malades n'y sont pour rien! - Ce n’est pas un manque de transparence, c'est un des plus grands débats de notre société française actuelle, que de savoir dans quelle mesure nous devons rembourser des traitements dont l'efficacité... n'est pas toujours euh, démontrée de façon, suffisamment probante. Les discussions sont en cours, je souhaite qu’elles puissent aboutir. Il faut surtout que nous continuions à travailler en ce sens, pour que les Français puissent, tous, bénéficier de ce droit au soin qui fait partie des acquis de notre chère République. (Le jingle monte et la lourdeur dans mon estomac, se desserre.) - Madame la Ministre, merci. - Merci à vous, Monsieur Bourdin. - Et tout de suite, nous retrouvons..." Bon! Voilà une bonne chose de faite! Je m'en suis pas si mal sortie. C'est vrai que sur la question des retraites, j'aurais pu garder un peu plus mon calme, mais c'est que c'est un coriace, le Bourdin! "Sans rancune, Madame la Ministre!", me sourit-il joyeusement. Ce sale gosse n'arrivera pas à pourrir ma matinée. "Sans rancune, Monsieur Bourdin. Mais faites attention à vos affirmations... - Ah... C'est le jeu, vous savez bien!" Je quitte le plateau et l'assistante me tend mon téléphone : "Vous êtes attendue au Ministère, réunion avant l'entretien avec le Président du CTIP à 10h45. Petit déjeuner dans la voiture? - Merci Monique. Double café si possible. Oui Gérald? - Pardon de vous déranger, c'est que la remise du Rapport CESP au Président est avancée à demain, mercredi il sera en Touraine à cause des événements... - Eh merde. Faites-le poser sur mon bureau, j'y jetterai un oeil ce soir." Voiture. Café double insuffisant, croissants froids. Ministère. Je cours. Pas avec mes jambes, on ne court pas dans les Ministères, on a l'air pressé mais on garde le sourire, on se salue poliment. Mon équipe de fourmis en costards s'affaire et baisse les yeux à mon passage. Dans le grand bureau cosy, qu'on me prête jusqu'à ce que le fauteuil de Ministre devienne un siège éjectable, je m'affale. Sur le bois de merisier vernis, Monique a déposé quatre dossiers. Conférence de presse jeudi 12. Réunion gouvernement mardi 10. Chiffres retraite 2ème trimestre. Ordre du jour ministériel, vendredi 13. Merde, vendredi 13. Pfff... Et le cinquième, Rapport CESP, "Oui Gérald? - On vous attend pour la réunion, Madame. - J'arrive." Je jetterais bien tous ces dossiers à la poubelle. Ils sont tous tirés à 4 épingles, la mine triste et les traits fatigués. Gérald a la tête du mec qui a passé la nuit à son bureau, pour me pondre un rapport inutile que je ne saurai pas défendre à l'Assemblée. Qu'est ce qu'on se marre dans les Ministères... On m'expose les attentes des Prévoyances et leurs arguments pour se faire plaindre. Les chiffres. Les ripostes. J'emmagasine. Il est en avance, ce con! Il attendra. 3ème café double, j'arbore mon plus beau sourire avant de m'avancer vers lui : "André, ravie de vous revoir! Entrez, je vous en prie." Je rêverais d'être Monique à cette heure-ci. De l'autre côté de la lourde porte, elle doit souffler enfin. Il ne vaut pas le journaliste de ce matin, mais dans la famille Coriace, il vaut quand même son pesant d'or. Au terme d'une bataille acharnée de 45 minutes, j'obtiens qu'il patiente jusqu'à septembre, élaboration du prochain Plan Retraite. Je l'ai un poil agacé, mais il l'a bien cherché. Je sors du ring avec mon splendide sourire plaqué. J'attends qu'il ait traversé le hall pour redevenir moi-même. "Monique, pitié, plus rien jusqu'à 14 heures. - Bien, Madame le Ministre. Enfin, vous déjeunez avec... - Oh! C'est vrai, je l'avais oubliée celle-là..." Je passe le déjeuner à faire des ronds de jambe à la Présidente du GroFASS (Groupement Féministe contre les Agressions Sexuelles et Sexistes), parce que c'est le bouledogue vicieux de la petite association qui monte, et qu'en tant que femme, je me méfie du pouvoir de ces extrémistes du string et de la liberté de jouir. Ma secrétaire d'Etat la couvre de miel, la salade ne passe pas. 13h50, elle nous lâche enfin. Je n'ai pas beaucoup d'affinités avec Ghislaine Deltour, mais elle a le mérite d'être douée en léchage de bottes. Je la remercie mollement et pour une fois, je suis contente que mon mari m'appelle, ce qui me donne une bonne excuse pour éviter les digressions de Ghislaine. "Le collège a téléphoné pour Marie-Carole, qui ne s'y est pas rendue de la matinée. Elle est à la maison et elle est bourrée. Je rappelle le Dr Wattelle? - Fait chier. Fais ce que tu veux, je m'en fous. - Je te la passe? - Certainement pas! Démerde-toi, cette gosse m'emmerde!" Je pense à cette connasse de féministe qui prône la liberté d'avortement, d'abandon, de faire noyer les gamins trop chiants, et pour une seconde je rejoindrais sa cause. 14h30, de retour au Ministère. J'ai 15 minutes avant de partir pour le Sénat. Je jette un oeil rapide aux dossiers sur mon bureau. Demain mes collègues ne manqueront pas de m'intégrer dans leur paranoïa terroriste, et il faudra statuer sur la gestion des cellules de crise pour les victimes d'attentats. Pour le dépôt du rapport au Président, je fais confiance à mes collaborateurs, plus par nécessité que par réelle conviction. Et la Conférence de presse... Je rêve d'un kidnapping. Que ces jihadistes se rendent utiles, qu'ils m'emmènent en Syrie, personne ne paiera la rançon mais ça me ferait des vacances! Ces salauds de journalistes vont passer une heure à m'exposer avec sérieux et véhémence tous les problèmes de la France que j'ai pas les moyens de résoudre. PMA, IVG, euthanasie, Ebola et H1N6, vaccination, honoraires des médecins, T2A, don du sang, remboursement des psychothérapies, emploi et handicap, CMU, violences faites aux femmes, protection de l'enfance, déserts médicaux et inégalité d'accès au soin... Quoi, j'ai l'air d'une magicienne?? Tout le monde s'en fout de la santé, de toute façon on va tous mourir sous le feu des terroristes, à quoi bon soigner les cancéreux... "Désolé, encore un appel. Il entre sans frapper, en plus. - Dites leur d'aller se faire foutre. - J'espère qu'elle est assez sourde pour ne pas vous avoir entendue. C'est la chargée d'Etat aux personnes âgées, elle sollicite une entrevue. Pour l'état des maisons de retraites. - Reportez à avril, Gérald, c'est vraiment pas la priorité. - Avril? Mais nous sommes en juin! - Oui, très bien. Merci Gérald." Ce message a été lu 6692 fois | ||
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