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De : Narwa Roquen  Ecrire à Narwa Roquen
Date : Samedi 7 novembre 2015 à 21:46:47
Eo





I. Avant






« Je ne te dérange pas ?
- Mais non, Max, bien sûr ! Entrez, je vous en prie. »
L’homme aux cheveux gris, vêtu d’un costume anthracite issu de la plus pure tradition terrienne anté-migratoire, s’assit en face d’Ernesta. Ses yeux bleus pétillaient de malice et son flegme légendaire avait du mal à tiédir l’immense sourire qui lui explosait d’une oreille à l’autre.
« Nous l’avons !
- Nous...
- Nous l’avons, nous, moi, je, toi, ils, nous ! La construction du pont sur l’Eo est officiellement confiée au cabinet Winders, et accessoirement la route qui suivra. Les travaux peuvent commencer dans un mois, enfin si Gustavo et Tim ne traînent pas à faire acheminer les matériaux.
- C’est magnifique...
- Extraordinaire, tu veux dire, passionnant, euh... méga-géant ! Ce projet te doit beaucoup, Ernesta. C’est toi qui as eu l’idée de l’arc, et esthétiquement la Commission a été séduite. Et puis, le peindre en vert, ça... ça les a fait craquer ! »
Ernesta sourit. Elle en avait passé des nuits sur le projet de ce fichu pont !
« Viens avec moi.
- Où ça ?
- Sur le chantier, Ernesta, sur le chantier ! Je veux que tu sois ma première assistante.
- Mais Moussa...
- Eh bien pour une fois il passera son tour. Pense un peu à toi, Ernesta ! Ce pont nous donnera accès à la Grande Forêt, un des derniers territoires inexplorés de notre planète ; la canopée est tellement dense qu’on n’a même jamais pu y poser un hélico !
- C’est... vraiment très gentil à vous, Max, et... je vous en suis très reconnaissante... Mais... c’est loin...
- Et alors ? Tu as 35 ans, que je sache ni mari ni enfants, tu es libre de tes choix...
- Mes... parents...
- Ah non, tu ne vas pas me les ressortir, ces deux là ! Ils ont à peine plus que mon âge, ils sont bien-portants, ils n’ont pas besoin de toi.
- Sans doute pas vraiment... Sauf qu’ils ne se parlent plus depuis dix ans, et que je leur sers de... messagerie...
- Mais tu n’es pas fille unique !
- Mon frère est hors-planète, et ma petite soeur leur a depuis longtemps envoyé une fin de non-recevoir. Il faut bien que quelqu’un le fasse...
- Eh bien tu leur téléphoneras, et si les réseaux ne passent pas, tu iras une fois par semaine à la Nouvelle-Angoulême, c’est à cinquante kilomètres. Tinha, allez !
- Ils vont être furieux... »
Max Winders lui adressa son sourire le plus charmeur.
« C’te blague ! Et alors ? »
Et alors... Etait-ce le regard, était-ce le sourire, était-ce le mot « blague », ou un moment de folie, ou la tendresse qu’elle éprouvait pour cet homme qu’elle se serait volontiers choisi pour père.... Ou quelque chose comme un double six lancé par une déesse aveugle... Il éclata de rire, et elle en fit autant.
Le Grand Pont sur l’Eo sauvage... Il se dressait dans ses rêves toutes les nuits. Il l’attendait, il l’appelait.
Elle avait dit oui.



II. Pendant



« Quoi, on risque l’accident? Il n’y a pas la place pour que trois mini-navettes restent en vol stationnaire sur un front de cent cinquante mètres ? C’est quoi, des interstellaires, que tu es allé me chercher? »
Apparemment l’interlocuteur se débattait dans l’oreillette et Ernesta voyait passer sur le visage de Max les expressions les plus variées, allant de la colère à l’incompréhension, en passant par le doute, l’inquiétude et le souci, tout ceci ponctué par des « ah », des « bien », des « mais... » et des « vraiment ? » . Pour finir, il raccrocha sur un « Je te rappelle ».
Max défit les deux premiers boutons de sa chemise, signe chez lui d’un trouble profond.
« Tinha, la carte, s’il te plaît. »
Ernesta étala la carte sur le grand plateau de bois. Le fleuve Eo naissait des monts Heidegger, une large chaîne aux sommets enneigés, culminant à 5 800 mètres, mais dont aucun col n’était en dessous des 4000. Large de 36 km sur 150 de long, sa masse impénétrable barrait tout le nord de la carte. La source de L’Eo était située quelque part à l’est, dans le coin supérieur droit de la carte. Le fleuve se formait au pied des massifs et courait dans la plaine en une grande boucle nord-est / sud / nord-ouest, encerclant la Grande Forêt par sa rive droite, tandis que sa rive gauche bordait la plaine Victoria. Ce géant de 2000 km était remarquable par plusieurs points : il gardait une largeur constante de 314 mètres tout au long de son périple jusqu’à la mer de Vénus ; son impétuosité irrégulière, tourbillonnante et fantasque le rendait partout dangereux, et navigable nulle part ; bien entendu à la fonte des neiges il inondait régulièrement la plaine sur quelques kilomètres, alors qu’il respectait toujours la forêt ; et enfin, les quelques tentatives de pont en aval avaient toutes échoué, et par souci d’économie et de rapidité, les gouvernements successifs s’étaient contentés d’installer des navettes-bacs qui transportaient les voyageurs d’une rive à l’autre. Certes elles étaient payantes, mais les professionnels incluaient les passages dans les notes de frais. Et les seuls habitants de Sensys III qui avaient les moyens de voyager préféraient en général se rendre outre-planète...
Cette boucle en forme de U majuscule mesurait 82 km de rive droite à rive droite dans sa plus grande largeur, et 212 km séparaient le pied des montagnes du sommet de la boucle.
« Nous sommes ici, sur la rive gauche. En plein milieu du sommet de la boucle. C’est une zone inondable, donc nous avons établi de solides fondations pour la culée de la rive gauche. Et ça tient. Avant de lancer l’arc et de poser le tablier, nous devons poser la culée de la rive droite, ce qui suppose dans un premier temps de
défricher la forêt sur un carré de 150 à 200 m de côté. Je n’ai pas pu obtenir davantage de ces idiots d’obsédés de la préservation de l’environnement, mais cela suffira pour poser trois baraques et quelques engins ; et surtout pour faire atterrir les mini-navettes. Une petite dose d’explosifs largués nous aurait fait gagner du temps, mais les hydrologues pensent que ça peut déséquilibrer le fleuve et nous faire inonder, même si nous sommes loin de la fonte des neiges. Donc nous avons prévu de faire descendre trois équipes de trois pour attaquer ces monstres d’arbres à l’ancienne même si ça s’apparente à tailler une haie avec des ciseaux à ongles ! Fergie vient de m’appeler. Les navettes n’arrivent pas à rester stationnaires. Elles sont bousculées par des rafales de vent imprévisibles, et ils ont frôlé la collision à trois reprises. On va donc faire descendre les gars d’une seule navette à la fois. Sauf que si le vent se lève, ça va les faire drôlement swinguer contre les arbres ! Caisson rigide ? Bulle de latex ? Ces couillons d’arbres ont pratiquement les pieds dans l’eau, il n’y a pas de place par devant, et le fleuve est impraticable, c’est d’ailleurs pour cela que nous construisons un pont... Enfin, qu’on essaie...
- Et est-ce qu’on ne pourrait pas... C’est peut-être idiot, ce que je vais dire... une espèce de faux au laser, au bout d’un câble : si le câble se balance, mouvement pendulaire, on étête. Et de proche en proche, on dégage assez pour poser une navette. Ou alors la navette se met en stationnaire sur le fleuve, on déroule une passerelle et on fait débarquer les gars sur l’extrême bord. Est-ce qu’il y a du vent sur le fleuve ?
- Tinha ! J’ai bien fait de t’emmener ! OK. Tu t’occupes de la passerelle, je cherche la faux. Il va falloir que j’aille à Charlesville demain ; profites-en pour te rendre à la Nouvelle-Angoulême. Comme ça, tu appelleras tes chers parents... »



Ernesta hésitait. Le chantage affectif, il y en aurait des deux côtés. Lequel serait le moins pénible ? L’acrimonie assassine maternelle ou la doucereuse séduction paternelle ? Les estocades bille en tête ou les faux-semblants et les faux-fuyants ?
« Ah, ma petite fille ! Que je suis heureux de t’entendre ! Tu vas bien, ton travail te plaît toujours ? Tu construis une route, c’est ça ? Ca doit être dur pour une femme... Ah bon, un pont, quelle idée... Tu as des nouvelles de ta mère ? Il faudra lui dire qu’elle va recevoir la note du médecin... Rien de grave... Juste une dégradation générale, j’ai dû passer un check-up complet et je dois partir trois semaines en cure... sur Vanina IV, le médecin dit que c’est vital pour moi... C’est payable d’avance... »
« Ah quand même ! J’aurais pu mourir trois fois depuis ton dernier appel, tu exagères ! Oui, le réseau, le réseau, quand on en veut on en trouve...Tu diras à ton père qu’il reçoive ses maîtresses ailleurs que dans mon appartement, je le loge parce que je ne veux pas qu’on dise que je le laisse dans la misère, mais je ne veux pas non plus entretenir toutes les traînées de la planète ! Quoi ? Vanina IV ? Mais c’est la planète du jeu et des putes ! Cure thermale, tu parles ! Je ne paierai rien, je ne paierai rien ! Vous n’aurez pas mon argent, il me vient de ma famille ! Ton père n’a qu’à retourner travailler, il n’a que 72 ans, il est jeune et en bonne santé. Et puis il n’avait qu’à mieux gérer ses placements. Le docteur ? Quel docteur ? Assowski ? Cet assassin ? Dis-lui qu’il m’appelle, ou plutôt non, appelle-le et ensuite prends l’avis du Professeur Jarnac, lui, je lui fais confiance. Quoi, pas le temps ? »
« Allô, docteur Assowski ? »
« Allô, professeur Jarnac ? »
« Allô, maman ? »


Il n’y avait pas de vent sur le fleuve. La passerelle était moins chère et plus rapide à obtenir que la faux-laser qu’il aurait fallu fabriquer tout exprès. En une journée, les neuf hommes réussirent à abattre trois arbres. Ce n’était pas grand-chose, mais c’était le début. De nouveaux prélèvements de sol par carottage furent également effectués. Cependant cinq forêts cassèrent à un mètre de la surface.
Autant la soirée fut euphorique dans tout le camp, chacun goûtant un repos bien mérité avec la certitude que les dernières difficultés avaient été surmontées, autant le lendemain apporta à nouveau son lot de contretemps. D’une part pendant la nuit le fleuve envahit la zone défrichée, laissant derrière lui un mètre de boue épaisse et collante qui interdisait de continuer le défrichage pendant plusieurs jours. D’autre part les résultats des carottages furent consternants. A un mètre de profondeur commençait une couche rocheuse inconnue, dont on n’avait pu ramener que d’infimes éclats car sa dureté la rendait inattaquable par tous les matériaux, et impénétrable au laser.
Max se prit la tête dans les mains.
« Je fais quoi, maintenant ? J’invente un acide capable de faire fondre cette roche, j’envoie une bombe H, je détourne le fleuve pour construire le pont ailleurs ? Nous sommes maudits, Tinha, nous sommes maudits...
- Qu’est-ce que le labo a dit, exactement, de cette roche ?
- Inconnue ! Ils ont consulté toutes les bases de données accessibles, personne n’en a jamais trouvé ailleurs. Mais bon, dans le système Sensys, la nôtre est la seule planète habitée. Ils ont envoyé un échantillon sur Terra, mais avant qu’on ait trouvé une solution, tu seras grand-mère, et moi...
- Très bien. Il nous faut repenser la structure du pont. Je me remets au travail.
- Dès que la boue aura séché, on reprendra le défrichage. De toute façon il y a une route à faire. J’irai sur le chantier demain après-midi.
- A la pêche aux idées ?
- Exactement. Je n’ai pas ton imagination, moi. J’ai besoin de voir et de toucher. Debrief demain soir.




Au milieu de l’après-midi du lendemain le ciel s’assombrit brusquement et un violent orage déversa des trombes d’eau sur le campement. Bien entendu il y eut un court-circuit et Ernesta se retrouva à griffonner et à calculer avec du papier et des crayons de couleur, à la lumière crue d’une lampe torche. Renoncer au pont en arc n’était pas un problème. Il fallait juste refaire tous les calculs, au moins approximativement pour juger de la faisabilité, prévoir d’autres matériaux, donc renvoyer le projet au cabinet où on travaillerait dans de meilleures conditions. Donc interrompre le chantier. Ah, non, le défrichage. Faire venir ici d’autres collègues ingénieurs ? Pas sûr que Max approuverait...
Elle fut interrompue dans ses réflexions par l’arrivée intempestive de Miguel, dégoulinant et affolé.
« Ernesta ! Vite ! La navette vient de rentrer ! Max...
- Quoi, Max ?
- Viens ! »
L’homme était trop bouleversé pour parler. Elle courut derrière lui jusqu’au hangar, sans prendre garde à la pluie battante qui collait son chemisier bleu à sa peau et se concentrait en flaques glacées où pataugeaient ses chaussures légères. A l’entrée, deux hommes filtraient les passages.
« Mademoiselle... Vous pouvez voir monsieur Winders, mais restez sur le côté gauche, n’allez pas à droite, code rouge !
- Code rouge ?
- Risque d’épidémie, Mademoiselle... ou des moustiques, on ne sait pas. Le docteur Kahn vous en dira plus. »
Ernesta entraperçut sur la droite du bâtiment plusieurs civières, autour desquelles s’affairaient des hommes en combinaison intégrale anti-contamination. A gauche, sur un lit de fortune, entouré de Gustavo, Tim et Fergie, reposait un Max livide et grimaçant de douleur.
« Infarctus massif », déclara le docteur Kahn. « Je l’ai perfusé, j’ai injecté quelques drogues pour l’aider, mais ici je ne peux pas faire plus. J’ai appelé Charlesville, ils envoient une navette-hôpital, il sera opéré à bord. Ils seront là dans une heure.
- Et les gars ?
- On avait déjà transporté Max dans la navette quand ceux qui restaient sur la rive ont subi une attaque de moustiques gros comme des frelons. Malaise général, fièvre, choc... Je ne sais pas si c’est une allergie ou un virus foudroyant. Je vais les transférer aussi. Dans le doute, code rouge. Si vous voulez les voir, combinaison obligatoire. Mais de toute façon, ils sont dans le coma... »
Des ondes de terreur parcouraient l’échine d’Ernesta avec la même violence que les vagues d’une tempête sur l’océan Alpha. Ses dents se serraient pour ne pas se mettre à claquer, sa gorge était sèche et douloureuse, ses mains tremblaient, ses jambes flageolaient... Elle aurait voulu appeler au secours, éclater en sanglots, se blottir en gémissant contre une épaule forte et rassurante... Elle ferma les yeux un instant, se concentra sur une longue et profonde respiration. Ce n’était pas le moment. Personne ne viendrait à son secours, et elle n’était pas la plus en danger. Au diable ses émotions, Max avait besoin d’elle, et le chantier de Max aussi.
Elle lui prit la main et il ouvrit les yeux.
« Tinha... Toi au moins tu vas bien... C’est fini, pour moi...
- Mais non, la navette-hôpital arrive, ils vont vous...
- Ils n’auront pas le temps. Le fleuve me l’a dit. Je ne suis pas fou, Tinha. Le grand Eo se venge. J’ai accepté le prix du sang. Tu vas continuer, toi. J’ai signé les papiers. Le cabinet est à toi si tu continues ce chantier. Tu promets ?
- Oui, bien sûr, Max, mais...
- Est-ce que... tu as trouvé une solution ?
- Oui, je crois. Il va falloir reprendre tout le projet, commander d’autres matériaux, et demander l’aide de quelques-uns de mes collègues...
- C’est toi qui décides. Fais vite, je m’en vais. Parle-moi du nouveau plan...
- Un pont haubané, sur deux piliers rive gauche. Aucun appui sur la rive droite. Comme... un pont basculant, mais sans bascule. Il arrivera bord à bord sur l’autre rive.
- C’est bien, c’est bien... Confie à Auguste le calcul de charge... Et pour les câbles... Martinez, à Saint Louis... Négocie les prix... Il faut du xylar, c’est le seul matériau qui... Triomphe de l’Eo, Tinha, il faut que tu tri... »
Il ferma les yeux dans une dernière crispation, puis ses traits se détendirent, et il soupira.
« Docteur ! »
Le hurlement d’Ernesta couvrit tout le brouhaha du hangar. Le scope montrait un tracé plat. Fergie la força à s’éloigner tandis que le docteur tentait les gestes de la dernière chance. Mais elle savait que c’était trop tard. Et elle n’avait toujours pas le temps de pleurer.



Moussa partit en claquant la porte quand le notaire informa l’équipe qu’Ernesta devenait la seule propriétaire du cabinet. Les autres restèrent. Auguste et Germaine vinrent l’aider sur le chantier.
Martinez se fit tirer l’oreille pour baisser ses prix. Ernesta apprécia la présence de Gustavo, qui se révéla un négociateur redoutable, tout à tour mielleux et tranchant, conciliant et agressif.
Petit à petit tout se mit en place : les gigantesques pylônes, peints en vert pour garder quelque chose du projet initial, les câbles de haubanage, côté rive gauche, et les câbles côté pont. Le tablier fut confectionné outre planète, sur Techtitan II, car cette planète était la seule à extraire le techtitanium, un métal plus léger que l’aluminium et plus résistant que l’acier le mieux trempé. L’idée géniale, cependant, qui attira à Ernesta les applaudissements de toute l’équipe, fut de faire fabriquer un tablier monobloc mais entièrement ajouré, comme un napperon en dentelle – ou une gigantesque passoire. Outre le considérable allègement, cela permettait aussi d’évacuer l’eau si l’Eo, dans un de ses débordements fantasques, venait à le recouvrir.
En revanche ce fut Germaine qui résolut l’épineux problème de la mise en place du tablier. Une charnière sur la rive gauche aurait créé un point de faiblesse, et l’aérotreuillage était délicat sur une pièce de plus de 300 mètres de long. Elle mit au point un système de rails qui permettait de faire coulisser la pièce sur la rive, les cordages se tendant progressivement au fur et à mesure que l’ouvrage avançait au dessus de l’eau.
Pendant ce temps la route, en quelque sorte, piétinait. Si les moustiques ne firent plus jamais leur réapparition, au point que les combinaisons furent rapidement abandonnées, la boue était quotidienne et rédhibitoire. Le seul moyen de progresser fut de décaisser jusqu’à la roche. La taille de l’esplanade fut considérablement réduite à 20 mètres sur 20, puisque de toute façon on ne pouvait pas y poser une navette ni y établir un campement. Il fallut également entourer cette zone dégagée, de même que les avancées de la route, de garde-fous en techtitanium hauts de trois mètres, accrochés à la terre par de longues dents vissées, sur le principe amélioré du peigne à chignon ; et par prudence, on ajouta des filins en xylar solidement arrimés aux arbres alentour... La progression de la route, lavée chaque nuit par l’eau du fleuve, était d’une lenteur consternante ; chaque soir il fallait retransborder la pelleteuse pour lui éviter d’être inondée voire emportée pendant la nuit, et la ramener chaque matin... Mais ça avançait...




La route ne mesurait guère plus de quarante mètres (quarante-deux, pour être exact), quand enfin le pont atteignit la rive droite, dans un bord à bord ajusté à quelques millimètres et suivant une à une les irrégularités dentelées de la roche.
« C’est le plus beau puzzle à deux pièces que j’aie vu de toute ma vie ! », s’exclama Fergie quand cessèrent les exclamations enthousiastes et les applaudissements de toute l’équipe.
« Ernesta, à toi l’honneur ! », l’invita Tim avec une cérémonieuse révérence. Mais elle haussa les épaules.
« Nous avons réussi tous ensemble, c’est la seule chose qui compte. Quartier libre pour tout le monde jusqu’à demain. Auguste, si tu voulais bien juste m’accorder une heure de plus, pour revérifier avec moi la tension des câbles... Allez, vous tous, allez, vous l’avez bien mérité. »
Tous les hommes se ruèrent sur le pont comme des écoliers à la sortie des classes, volée de moineaux joyeux s’éparpillant ensuite dans la forêt avec de grands cris de victoire.
En cuisine, on avait travaillé d’arrache-pied toute la journée pour transformer l’ordinaire en un festin digne de l’évènement. Un véritable banquet attendait les équipes à leur retour, Ernesta en avait donné l’ordre – et ses deniers. La bière et le vin faisaient monter le niveau sonore des tablées, et Ernesta se retira bien avant le dessert ; elle les entendait encore depuis sa tente, et elle pensa très fort à Max. L’épuisement eut raison de ses premières larmes, elle s’endormit très vite.
Fergie la secoua en pleine nuit.
« Ernesta ! La forêt brûle ! »
Elle regarda l’homme effrayé en se demandant si c’était un cauchemar.
« Qu’est-ce que tu dis ?
- La forêt est en flammes ! Le feu, Ernesta ! Il ne nous atteindra pas, mais...
- Mais nom de Dieu, qui... Non, plus tard. Le feu... Nous ne pouvons pas... Est-ce qu’on a 300 m de tuyau ?
- Non, à peine 50.
- Fais monter la pompe dans une mini-navette, pompez dans le fleuve. Il faut à tout prix sauver cette forêt ! »
Ernesta se frotta les yeux. Elle avait du mal à réfléchir. Ce n’était que du bois, et elle était fatiguée. Mais laisser détruire un territoire vierge... Pourquoi était-ce toujours si compliqué avec ce pont ? Elle soupira, et s’habilla en hâte. C’est là qu’une crue de l’Eo aurait été utile ! Vouloir éteindre un pareil brasier avec une seule lance, c’était vider la mer avec une cuiller à café...
Elle se fit emmener à la Nouvelle-Angoulême. Il lui fallait de l’aide.
« Il dort, et alors ? La grande Forêt brûle, il nous faut des canadairs de toute urgence, et les pompiers de la Nouvelle-Angoulême comme ceux de Charlesville refusent de venir sans l’accord du ministre. Alors vous allez le tirer du lit dans la minute, sinon dans trois heures c’est moi qui vais le réveiller, et accompagnée d’une nuée de journalistes ! »




Un seul vol de trois canadairs suffit à éteindre l’incendie. Ernesta s’en vint saluer le chef des opérations.
« Merci de votre aide, Commandant. Puis-je me permettre d’abuser de votre temps ? J’aimerais que vos hommes inspectent la forêt. Nous devons savoir s’il s’agit d’un incendie criminel. »
C’est alors qu’en se tournant vers la forêt, Ernesta vit trois silhouettes noires s’avancer sur le pont ; l’homme du milieu chancelait, soutenu par ses deux camarades. Ils étaient couverts de suie, les habits déchirés, les bras brûlés, et le blessé portait une longue balafre de la tempe à la joue, qui saignait encore.
« On n’a pas voulu ça, madame !
- On... a juste allumé quelques brindilles... et puis les sauvages nous sont tombés dessus...
- Mais on s’est défendus ! Matt a pris un mauvais coup, mais y en a bien cinq ou six des leurs qui feront plus jamais de mal à personne ... madame...
- Allez à l’infirmerie », trancha Ernesta, et quoi qu’en dise le médecin, restez-y jusqu’à nouvel ordre ! »





Il faut que je parle aux hommes. Non, pas au réfectoire. Après. Dehors. Ma voix ne portera jamais assez. Fergie pourrait... Non, c’est à moi de le faire. Comme ils disent, je suis la patronne. Mais je n’ai pas envie de leur dire... Tout ceci est profondément injuste. Ah, Max, si seulement tu étais là ! Ce Chef de la Police, quel dégoût...
« Dans un souci d’apaisement... » Tu parles ! Quelques sauvages, madame, pas de quoi en faire un plat ! Je ne me suis pas battue pour ce pont pour qu’il apporte la souffrance et la mort ! Si le progrès est source de douleur, alors le progrès doit être arrêté ! Je ne veux pas... Je ne veux pas...
« ... et donc le chantier reprendra demain. Il n’y aura pas d’enquête approfondie pour rechercher les éventuels responsables de cet incendie et d’autres dégâts collatéraux. Cette décision de mansuétude et d’apaisement émane du Chef de la Police. Je tiens à préciser que je ne la soutiens absolument pas, persuadée que je suis que tout crime doit être puni parce que toute vie est sacrée, au-delà des ethnies, langues et confessions. Mais je me soumets au choix de l’Autorité.
En revanche, à dater de ce jour, toute incursion dans la Forêt, de jour comme de nuit, qui n’aurait pas reçu mon agrément, sera sanctionnée d’un licenciement immédiat et sans indemnité. Nous sommes venus dans cette région de notre planète pour apporter le progrès. Et le progrès ne peut se concevoir que comme une avancée vers plus de vie et plus de confort de vie. Toute connotation négative remettrait en question l’essence même du progrès.
Je vous remercie de votre attention. »
Miguel la rejoignit dans la salle de réunion déserte, où elle se servait un café.
« Tu es fatiguée, n’est-ce pas ? »
Ernesta se crispa un instant.
« Pas plus que nous tous.
- Je pense que si. Tu leur as parlé d’un ton froid, en employant des mots que pas un sur dix ne peut comprendre. Tu as toujours été compréhensive et chaleureuse... »
Ernesta refusa de s’ouvrir.
« Alors je suis peut-être fatiguée. Qu’importe, ce chantier touche à sa fin... »




La nuit était tombée. Le campement était totalement silencieux. Sans doute les fortes têtes préféraient-elles se faire oublier pour quelque temps. Mais Ernesta n’avait pas l’intention d’oublier. Cela lui prit presque deux heures pour fixer les charges sur les pylônes et sur chaque filin de haubanage. Elle ne versa pas une larme, ni sur son propre travail, ni sur cette merveille de technologie, ni sur l’illusion perdue d’un monde meilleur. C’était seulement la seule chose à faire. A peine lui sembla-t-il, quand son merveilleux feu d’artifice embrasa le ciel et la terre, entendre dans sa tête comme le son d’un « merci ». Puis le sol s’effondra sous ses pieds, une vague gigantesque la recouvrit et elle se sentit emportée à jamais dans les profondeurs du fleuve.



III. Après




« Mama-Ti, Mama-Ti, raconte encore ! Raconte le pays lointain, raconte...
- On dit qu’il existe un pays lointain où il n’y a pas d’arbres. Les chemins sont en pierre, les maisons sont en pierre, et l’eau coule sous la pierre.
- Alors les hommes doivent creuser la pierre pour boire ?
- Oui. Et cette eau est sale et leur donne le coeur mauvais.
- Mais nous si on leur portait l’eau d’Eo, ils seraient contents ?
- Ils sont trop loin, petit oiseau, trop loin... Un jour ils mourront tous et le peuple d’Eo survivra.
- Mama-Ti, Mama-Ti, raconte l’histoire de la Bien-Aimée du Fleuve !
- Ah non », intervint Pa-Vao. « Cette histoire-là, c’est moi qui vais vous la raconter. » Et le vieil homme, s’appuyant sur l’épaule de sa femme, s’assit en tailleur au milieu des enfants, sur le bois blanc de la plateforme qui se balançait doucement au milieu des arbres frémissant au vent.
« En ce temps-là, un peuple lointain voulut construire un pont sur l’Eo. Eo savait que c’était une mauvaise chose, aussi essaya-t-il de l’expliquer à ces étrangers. Mais ils n’écoutèrent rien, et un jour le feu attaqua la forêt, et il y eut des morts dans le peuple d’Eo. Alors une femme, qui avait entendu Eo, fit naître une grande explosion d’étoiles, et le ciel trembla, et la terre trembla, et le fleuve fut libéré. Le peuple lointain, terrifié, rentra chez lui et ne revint jamais. Quant à la femme, Eo l’emmena avec lui pour la récompenser, et il dit à son peuple de l’accueillir et de la protéger, parce qu’elle était sa Bien-Aimée.
- Et alors le peuple l’a fait ? Et la Bien-Aimée, qu’est-elle devenue ?
- L’histoire dit qu’elle vécut longtemps et encore plus longtemps, sur la terre d’Eo, entourée de l’amour de son mari, de ses enfants, de ses petits-enfants...
- Et de ses arrière-petits-enfants ! » reprirent les enfants en choeur. L’un d’eux sauta sur ses pieds, sans doute lassé d’être resté trop longtemps immobile, et en quelques instants ils s’étaient tous éparpillés dans le village en haut des arbres, qui faisant résonner le bois des passerelles de la course effrénée de leurs petits pieds nus, qui voletant de liane en liane comme une nuée d’écureuils.
Pa-Vao prit la main de la vieille femme.
« Tu ne regrettes jamais ?
Mama-Ti secoua la tête et se blottit contre l’épaule de son mari.

« Eo m’a redonné la vie, Vao. Et ma vie est ici. »
Narwa Roquen, le retour


  
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Réponses à ce message :
3 WA 141 Narwa : commentaire - Estellanara (Lun 14 nov 2016 à 15:37)
3 A vert tale... - Maedhros (Ven 20 nov 2015 à 19:52)


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