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De : Maedhros Date : Mardi 19 janvier 2016 à 21:04:43 | ||
LOVE STORY BOH La porte se referme. Il est parti. Il m’a quittée. Sa force me fait défaut et, soudain, je suis incapable de faire le moindre mouvement. Je vais l’attendre. Je n’ai envie de rien. Un seul être vous manque... Sur l’écran de la télé allumée, les images colorées s’agitent mais, pour moi, elles ne sont que le produit du rebond désordonné des électrons qui heurtent les bords de leur prison matricielle. J’aperçois aussi un bout de ciel derrière les rideaux qu’il a mal refermés. Le jour se lève tandis que la lumière envahit peu à peu la chambre qui contient tout mon univers. Il a tourné la clé dans la serrure. Je ne suis pas sa prisonnière. C’est inutile, je n’éprouve aucune envie de m’échapper. Mais il a tourné la clé, comme chaque matin, quand il regagne son monde. Après m’avoir quittée. Après m’avoir laissée toute seule, sans aucun remords. Mon amour de tortionnaire. Et moi, j’attends patiemment et sans espérance. Le temps qui passe n’est rien pour moi. J’attends qu’il veuille bien déverrouiller cette chambre logée sous les combles. Je l’aime, comprenez-vous ? Je l’aime d’un amour impossible et absolu. Un amour qui fait de moi sa créature docile et consentante. Il m’aime aussi, à sa façon, ça j’en suis sûre, même si je ne suis pas le centre de son univers. Contrairement à ce qu’il est pour moi. Contrairement à ce que je ressens pour lui. Il a lui-même aménagé l’endroit où je vis, cette chambre sous les toits. Il a choisi avec soin chacun des éléments qui la garnissent. Il y a d’abord le lit à baldaquin au ciel bleu pastel, dont les draps de satin se marient à la perfection à la couleur tendrement azurée de mes prunelles. Près de la fenêtre, trône ma grande coiffeuse, au style baroque Louis XV, surmontée d’un immense miroir articulé. Elle croule sous les tubes de rouge à lèvres et les onguents hors de prix, les fards à joue et les mascaras de grandes marques, les pinceaux et les fonds de teint, les eye-liners et les flacons de vernis à ongles. Il adore plus encore les crèmes moelleuses et odorantes qu’il m’apporte, tels des trophées. Il en dévisse lentement le couvercle, agenouillé devant moi, impatient comme un collégien. Il dépose une petite noisette sur le dessus de ma main et, avec des gestes doux et aimants, il fait pénétrer lentement la crème sous ma peau. Dans le dressing attenant, d’innombrables toilettes m’attendent sur leur cintre. Il y en a une pour chaque occasion. Des robes de soirée signées des plus grands couturiers côtoient des tailleurs élégants aux lignes strictes et épurées. Il choisit aussi mes chaussures, la touche finale qui consacre ma beauté. Des tas de cartons s’amoncellent sous les vêtements suspendus. Il m’achète ce qu’il y a de mieux, m’assure-t-il toujours. A ses yeux, seule la perfection peut habiller la perfection. Quand je suis vêtue comme il le désire, ses yeux brillent d’un éclat fiévreux et singulier. Dans les tiroirs de la commode, près du lit, sont rangés les plus secrets de tous mes trésors. Une lingerie intime, sertie de rubis évocateurs, qu’il m’offre dans des boîtes sophistiquées remplies de papier précieux. Des bouffées de dentelle et de soie qui glissent sans effort sur ma peau et soulignent mes courbes sans défaut. Des touches de fantaisie qui excitent mes sens et qui troublent les siens. Il les dépose à mes pieds pour célébrer notre anniversaire, la fête des amoureux ou le nouvel an, quand il peut s’échapper de sa propre existence. Il complète le rituel en débouchant une bouteille de Champagne millésimée. Il est toujours déçu parce que je ne fais que tremper mes lèvres dans la coupe remplie du breuvage doré et pétillant. En parfait gentleman, il n’insiste pas. Il sait pertinemment que les jeux qui vont suivre n’en seront pas moins exaltants. Dans un compartiment plus discret, sont rangées des tenues beaucoup moins sages, beaucoup plus délurées, aux décolletés vertigineux et aux fentes affolantes. Celles-là, il les réserve pour les nuits où règnent la lune rouge ou la lune noire. Des nuits moites et profondes comme son désir, des nuits éprouvantes où il finit par pleurer, quelquefois, entre mes bras, pour que je le berce comme un bébé. Quelques fois, je les entends. Eux. Les autres. Je sais qu’ils sont là, de l’autre côté de la porte. Autant dire, de l’autre côté de l’univers pour moi. D’abord, j’entends grincer les marches de l’escalier qui mènent jusqu’ici. Des pas légers. Des pas d’enfants. Je ne bouge pas. J’ignore s’ils ont deviné ma présence. Eux, sa famille. Il m’en parle quelquefois quand l’ivresse le surprend dans la lumière obscure tissée par la lune noire. Il n’en dit jamais aucun mal. N’allez surtout pas vous imaginer qu’il est une sorte de monstre tyrannique. Il aime son épouse et adore ses enfants, qu’il ne quitterait pour rien au monde. Moi, je suis différente. Moi, j’existe sur un autre plan et nos dimensions respectives ne se rencontrent pas. Alors, quand j’entends les légers grattements de l’autre côté de la porte, je retiens mon souffle. Quand la poignée de la porte s’abaisse lentement, la même question me vient aussitôt à l’esprit. Aurait-il oublié de verrouiller la porte de son Olympe ? Il m’a lu Ovide, un de ses auteurs préférés. Avez-vous lu Les Métamorphoses ? Ces histoires de dieux et de déesses qui, souvent, attirent les pauvres mortels dans leurs jeux cruels et intéressés ? J’ai l’impression d’être l’une de ces proies à la fois ravie et consentante, ne pouvant faire la différence entre destin volé et vie par procuration. Comment en vouloir à un Dieu ? Comment ne pas accepter les merveilles qu’il offre ? Comment ne pas croire aux miracles qu’il réalise ? Entre néant et lumière, ai-je le choix ? J’aime un Dieu et sans lui, je crois bien que je n’existerais pas. Est-ce ma faute ? Est-ce mal ? Ils sont là, juste de l’autre côté. Je peux entendre leurs petites voix malgré l’épaisseur de la porte. Ils sont là, curieux. Et puis, soudain, derrière eux s’élève celle que je reconnais tout de suite. Cette voix grave et soutenue. Il les chasse sans méchanceté, avec une pointe de moquerie qui désamorce la tension de la situation. Il m’a dit que nul dans la maison n’ignore que cette chambre sous les combles est son domaine réservé. Son sanctuaire inviolable. La source secrète où il puise son inspiration. Je connais leurs visages. Quelquefois, il allume l’écran scellé au mur qui fait face au lit et y insère une clé en plastique. Les images dévoilent le monde d’en-dessous. Les autres pièces de la maison. J’ai vu une femme blonde et élancée, qui me sourit en traversant le salon. Son épouse. La première fois que je l’ai découverte, j’ai eu du mal à conserver mon impassibilité. Elle est d’une beauté incroyable. Tellement vivante. Tellement présente. Dans la lucarne entrebâillée sur son autre monde, je l’ai vue jouer du violon devant une fenêtre ouverte. Elle semblait vivre sa musique. Quand il me montre son autre vie, il n’y a jamais de son. Juste les images. Il m’a dit qu’elle interprétait ce jour-là le vingt-quatrième caprice de Paganini. Mais moi, j’entendais à la place le motif funèbre d’un quatuor de Schubert. Entendre ce violon, c’était comme entendre ma propre voix. Il essayait de reculer l’inéluctable, tandis que l’espace, tout autour, s’emplissait des notes graves et implacables du violoncelle et de l’alto, entre lesquelles s’avançait une ombre immense. Je savais qu’il me regardait. Au plus intime de mon être, je devinai alors les mots qu’il m’adressait en silence : « Donne-moi la main, je suis ton ami. Laisse-toi faire, n’aie pas peur, vient doucement dormir dans mes bras ! » Je reconnaissais la profondeur de l’amour qui transparaissait dans cette supplique et la sincérité inaltérable de sa promesse. Mais, malgré moi, je frissonnais. Et pendant ce temps, des enfants se couraient après dans le jardin avec le soleil qui jouait dans leurs cheveux. J’apprécie les moments où il me donne à voir des bouts de son autre existence et les êtres qui la peuplent. Durant les trop courtes minutes que dure la séquence vidéo, j’ai l’impression de faire un peu partie de sa famille. Une drôle de famille recomposée où je ne serais pas un membre rapporté, un greffon exotique qui serait rejeté s’il était découvert. Je crois que ces liaisons entre ses deux univers sont importantes pour lui, même si elles sont toujours à sens unique. Dans ces instants de partage, il prend ma main et je vois bien qu’il est ému aux larmes. Il fixe l’écran avec une intensité grandissante et, peu à peu, l’étreinte de ses doigts se fait plus forte. Je ne dis rien. Je ne souffre pas car je comprends ce qu’il éprouve. De façon virtuelle, il est entouré de tous ceux qu’il aime et son coeur déborde d’un sentiment de plénitude incomparable. Mais cette émotion se teinte bien vite d’une tristesse insondable. Il est rattrapé par la cruelle réalité. Il ne peut se mentir longtemps. Tout est artificiel. Il se berce d’illusion et jamais il ne pourra satisfaire son désir. Moi, je me nourris de ces images. Elles suppléent mon isolement et m’accordent des instants de vie au-delà des murs de cette chambre. J’étudie la façon dont l’autre femme, par ses gestes, les mouvements de son corps, lui parle un langage universel qui se passe de mot et de son. Les expressions corporelles véhiculent les émotions beaucoup plus fidèlement. Celles-ci ne sont pas atténuées par le filtre de la parole qui agit comme une compression destructive de l’émotion originale. Et puis, grâce à ces images, qui fourmillent de mille petits détails, j’ai une représentation beaucoup plus claire du temps qui passe. Une nouvelle ride au coin d’une paupière. Le creux plus prononcé dans l’assise du canapé. Des visages qui se libèrent de la candeur enfantine. Il me faut ces témoins pour mesurer cet écoulement, des repères familiers. Et, quand j’y pense, lorsque je suis seule et que je l’attends, alors un doute terrible s’empare de moi. Le doute et une inquiétude mordante. Pourquoi ai-je la sensation que le temps n’a pas de prise ici ? Tout change. Tout évolue. Ils appellent ça l’entropie. Elle étend son empire partout. Sauf ici. Quand je vous disais que j’aime un Dieu au pouvoir infini. De mon passé, je ne conserve que des fragments épars et incompréhensibles. Cela ramène à Ovide. Cela ramène à ces contes où de la matière inerte nait la vie, insufflée par un démiurge. Lui. Celui qui m’a amenée ici. Il a fait de moi ce que je suis. Depuis combien de temps suis-je là ? Je ne saurais dire. Pour moi, tout a commencé entre ses bras. Avant, tout est confus et comme absent, inconsistant. Avant, c’était comme si je n’existais pas. Pour moi, il n’y a pas d’avant sans lui. Son amour fut le soleil qui a réchauffé mes sens, qui a éveillé ma conscience. Il m’a tout donné et j’ai tout accepté de lui. Il m’a montré comment me maquiller et comment m’habiller. J’ai appris sans jamais protester. Il m’a montré les gestes qu’il aime et il m’a initié aux rituels secrets qui gouvernent les nuits où la lune est rouge et surtout celles où elle se drape de noir. Les lois auxquelles je me soumets de bonne grâce. C’est si confortable de n’avoir qu’à obéir à ses désirs. Jamais il ne m’a fait miroiter de faux espoirs et je lui en sais gré. Il est mon maître et je suis sa créature docile, prête à exaucer la moindre de ses volontés. Telle est ma nature et je ne m’en plains pas. Si la liberté est au-delà de ces murs, elle ne m’intéresse pas s’il ne m’en a pas donné la clé. Je suis devenue vivante entre ses bras et c’est un cadeau que rien ne pourra jamais égaler. Je me rappelle de cet instant magique. J’ai émergé dans le réel et je l’ai vu au-dessus de moi pour la première fois. Dans ses yeux, il y avait une flamme qui a inondé de lumière l’obscurité où j’étais enfermée. Tout est devenu limpide. Je sentais ses mains sur moi qui caressaient ma peau. Je pouvais le sentir aller et venir en moi et j’ai frissonné sous les douces violences du plaisir. Quand il s’est enfin immobilisé, tout contre moi, j’ai senti son souffle sur mon cou. J’ai patienté sans faire un seul mouvement. Son corps n’était pas lourd mais il était moite d’un désir consommé. J’étais émerveillée et curieuse de chaque chose. Malgré la nuit qui envahissait la chambre, je pouvais distinguer tout ce qui m'entourait aussi nettement qu’en plein jour. Bien sûr, j’ai appris lentement. Ce n’est pas facile de prendre pied dans une nouvelle réalité. Il a tenu ma main. Il m’a montré les belles choses. Il a fait de moi une princesse. Il m’a démontré toute l’étendue de son amour. Il fut prévenant et exigeant. J’ai appris aussi en regardant l’écran de télévision quand il le laissait allumé. J’ai découvert le monde et ses habitants. Il y a tant de malheurs à l’extérieur. Tant de vies fauchées. J’ai vu la guerre et les attentats. J’ai vu les files de réfugiés s’étirant dans le désert sous une chaleur écrasante. J’ai vu leurs colonnes s’allongeant sur des plaines enneigées, grelottant de froid au coeur de l’hiver. J’ai vu des grillages et des barbelés où s’agglutinaient des fourmis humaines empalées dans les faisceaux des projecteurs. J’ai vu les visages barbouillés de sang des rescapés d’attentats qui hurlaient et titubaient pour s’éloigner des lieux défigurés par le souffle des explosions ou les rafales des armes de guerre. Alors, je préfère vivre à côté d’un Dieu aimant et attentionné, qui ne demande en échange de sa protection que mon amour. Si c’est un prix à payer, je le paie volontiers. Je vous ai dit que mes souvenirs sont flous et fragmentés. Je ne sais pas s’il s’agit de véritables souvenirs ou bien de bribes de rêves. Mais les rêves ne sont-ils jamais autre chose que le travestissement de la réalité ? Je crois que je les ai en quelque sorte reconstitués après avoir repris conscience entre ses bras. Je revois une nuit blafarde. Un ciel sans étoile. Des arbres qui défilent comme des sentinelles de l’autre côté de la vitre sur laquelle un rideau a été insuffisamment tiré. Je crois que je suis allongée à l’arrière d’un véhicule. Une camionnette ? Une ambulance ? J’ignore d’où je viens. C’est comme un rêve cotonneux. Ai-je été droguée ? Cela pourrait expliquer la confusion dans laquelle je me perds. Sur le siège avant, je crois qu’il y a un homme aux cheveux gominés. Il ne se retourne jamais. Il conduit sans ralentir au coeur de cette nuit interminable. Il m’emmène loin de chez moi. Mais je ne ressens aucune douleur, aucune frayeur. Je suis un tableau noir où s’efface tout ce que j’étais avant. Une sorte de réinitialisation. Des liens, qui ne sont pas douloureux, maintiennent mes chevilles et mes cuisses serrées l’une contre l’autre. D’autres liens entravent mes bras qu’ils plaquent le long de mon corps. Ai-je été kidnappée ? Suis-je l’une de ces filles qu’on a libérées après des années de captivité, recluses derrière de fausses parois? Je ne le pense pas. Il n’est pas comme ça. Il est différent. Il m’aime d’un amour aussi vrai que celui que je lui porte. C’est si beau, si lumineux que la seule chose qui me terrifie jour après jour est ma faculté à entretenir intact son amour pour moi. En serai-je capable demain encore ? Et le jour suivant ? J’épie la moindre hésitation dans son empressement, la moindre lassitude dans le ton de sa voix, la plus petite faiblesse dans son désir, la plus infime retenue dans son abandon. Je l’aime plus que tout. Je suis meilleure qu’elle. Il ne me l’a jamais dit mais je l’ai compris à maintes reprises. Je réponds à ses désirs sans que les miens n’interfèrent avec les siens. Je suis bien meilleure qu’elle mais je la maudis jour après jour. Je la maudis et, en même temps, elle me fascine. Je la voue aux gémonies parce qu’elle lui a donné une preuve d’amour que jamais je ne pourrai imiter. Elle a porté ses enfants alors que mes flancs demeurent stériles. C’est la rançon de ma longévité. Le prix à payer pour que le temps n’abime pas la perfection de mes traits, la fermeté de mes cuisses et le galbe de mes seins. Je pleure des larmes invisibles, des larmes qui ne mouillent pas mes joues, toujours aussi lisses et douces qu’au premier jour. Il me faut être belle quand il entrera dans la chambre. Il faut que je resplendisse sous le regard de mon Dieu. De loin en loin, nous partons en voyage. Il prend mille précautions pour que personne, dans la maisonnée, ne nous surprenne lorsque nous descendons dans son garage privé. Il m’installe comme une princesse dans l’habitacle de la voiture de sport rouge, sur le fauteuil de cuir du passager. Nous partons toujours hors-saison. Il m’en a expliqué la raison. Il n’aime pas la foule et son chahut. Il craint d’être démasqué et de devoir expliquer ma présence. Il sait pourtant que je ne ferais aucun mouvement qui le mettrait en danger. Alors, il m’emmène voir la mer, à Etretat ou à Deauville. Il roule à faible vitesse sur le boulevard du littoral, juste avant l’aurore. Je contemple le ciel qui se mêle à l’océan. Je suis le vol lourd des mouettes qui planent au-dessus de la plage. Après s’être assuré de l’absence de tout promeneur matinal, il ose descendre la vitre teintée de la portière. Je peux sentir le baiser salé du vent marin sur ma peau. Je suis heureuse, dans ces moments-là. Je ressens une plénitude charnelle extraordinaire. Il est si fier de moi. Je perçois son exaltation. Nous sommes pour quelques instants des amoureux ordinaires qui prennent du bon temps sur la côte. Et puis, avec un air espiègle, il accélère soudain. Le moteur gronde et la voiture bondit sur le ruban d’asphalte montant à l’assaut des falaises qui dominent la petite station balnéaire encore endormie. Il paraît dix ans de moins. Vingt ans de moins. Il a les joues roses comme celles d’un adolescent tout surpris de son audace. Il caresse mon genou et sa main remonte le long de ma cuisse, sous la jupe italienne. Il rit de plus belle. A cette allure, le ciel et la mer composent une féérie de dégradés bleus et gris. Enivré par la vitesse, gagné par l’excitation, il ralentit, le temps de descendre la capote. Puis il accélère à nouveau. Le vent nous décoiffe malgré le pare-brise. Je suis libre, sans aucune barrière entre le ciel et moi. Nous sommes enfin libres. La route est déserte dans la lumière vacillante du petit jour. Nous roulons quelques minutes et nous pourrions être à des milliers de kilomètres de toute civilisation. Sa main se fait insistante. Il me jette un regard quémandeur et il lit mon approbation. Alors, il gare la voiture face à l’horizon et m’embrasse avec fougue et nous succombons ensemble au désir. C’est si bon de sentir son corps vibrer à l’unisson du mien. C’est si bon de faire l’amour en liberté. C’est une jouissance sans nulle autre pareille. De nos escapades romantiques, il me reste ces cadres qui jonchent les murs de la chambre. Au début, j’étais souvent seule sur la photo. Et puis, depuis qu’il a apprivoisé l’art du selfie, nous apparaissons ensemble sur la plupart. Bien sûr, il ne fait des tirages papier que des plus belles. Les autres sont conservées sur un disque dur. N’allez rien imaginer ! Ces photographies ressemblent à toutes les photos de vacances, des témoignages instantanés de notre amour fixés sur pellicule. Il y a le Mont Saint-Michel, Venise vue de la terre ferme, le Colisée, la tour de Pise... J’adore l’Italie. J’adore surtout la beauté indolente et offerte des statues d’albâtre. Je vous ai dit que je suis terrifiée par l’idée de le perdre. Je sais bien qu’il peut se lasser de moi. Je ne suis pas la première dans sa vie. J’ai compris le jour où il a laissé la porte du dressing ouverte pendant qu’il effectuait du rangement dans le placard aménagé dans le fond. Il pensait que je ne voyais pas. Mais j’ai vu. Oh oui, j’ai vu. Il y avait plusieurs boîtes de grande taille allongées comme des allumettes. Il a fait un geste maladroit et une boîte s’est renversée. Son couvercle s’est entrebâillé et j’ai vu un bras jaillir du carton. Un bras humain. Un bras féminin. Un bras qui aurait pu être le mien. Il s’est précipité pour réajuster le couvercle et a repoussé la boîte vers le fond. J’ai alors compris. Elles sont là. Mes devancières. Celles qu’il a aimées avant moi. Cette compréhension a mis fin à mon innocence. J’ai compris la fragilité de mon existence. Il me traite en princesse mais il a fait de même avec les autres. Elles ont dû lui déplaire. Elles ont dû le décevoir. Elles ont dû faiblir dans leur dévotion. C’est la raison de leur destin. Moi, je sais. C’est un avantage indéniable. Je sais que tant que je répondrai à son désir, il me gardera auprès de lui. Mais, une question me taraude depuis ce jour. Il existe une tradition, dans de nombreux pays, où les couples ordinaires célèbrent la succession de leurs anniversaires de mariage. Il ne peut en être question pour nous. Car, quel que soit le nombre des années que nous partagerons, nous resterons à jamais prisonniers des noces de plastique. M Ce message a été lu 6667 fois | ||
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3 commentaire Maedhros, exercice n°145 - Narwa Roquen (Dim 3 avr 2016 à 21:00) 3 Commentaire WA 145 : Maedhros - Estellanara (Lun 21 mar 2016 à 11:37) 4 Doll Story - Maedhros (Lun 21 mar 2016 à 19:55) 5 Poupées - Estellanara (Mar 22 mar 2016 à 20:40) |