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 WA n°89 : participation 1/3 Voir la page du message Afficher le message parent
De : Estellanara  Ecrire à Estellanara
Page web : http://estellanara.deviantart.com/
Date : Mercredi 7 decembre 2016 à 12:25:15
Un gros délire, une récréation après des textes sérieux, un texte pas mal psychédélique. Commencé pour l’exercice 55 mais finalement respectant mieux la consigne du 89.
La bande son (copyright Maedhros) : Just dropped in de Kenny Rogers.



Surtout, pas mélange






L’épicerie

Ce soir-là, Erwan n’avait pas envie de faire la cuisine. Il n’avait pas non plus très envie de rentrer chez lui mais il était bien obligé. La journée avait été exécrable, encore pire que d’habitude, et il avait cru ne jamais en voir la fin. Les clients s’étaient succédés sans interruption au guichet de la gare et il avait essuyé récriminations, mépris, ronchonnements et même quelques insultes. La routine, quoi. Comme s’il était responsable du prix ou de la ponctualité des trains ! Si encore il avait le cran de leur répondre... Ce boulot l’emmerdait de plus en plus mais il ne savait rien faire d’autre. Alors, il attendait que ça se passe.

Les jours défilaient au rythme d’une tortue paralytique, tous identiquement sans intérêt. Lever au son strident du radioréveil chinois, café noir dans la cafetière chinoise, nouvelles du monde (mauvaises). Matinée au guichet : un homme d’affaire pédant, le vrai trou du cul, une mendiante avec deux bébés sales dans les bras, une vieille dame aux trois-quarts sourde, les annonces de départ et d’arrivée dans les haut-parleurs. Repas rapide, un sandwich américain avec autant de goût et de vitamines que dans une éponge mais beaucoup de gras et de sel, retour au guichet. Une jeune fille pressée et quasi hystérique, la voix criarde , un gros homme avec une forte odeur corporelle, un jeune parlant aux gens sans les regarder, les yeux rivés à son portable, une nana venant accrocher un avis de recherche pour un gosse disparu, le quatrième de la semaine, fermeture du guichet.

Un tour en ville pour se changer les idées, regarder les pubs sur les murs avec des nibards qui s’exhibent, claquer du pognon qu’on n’a pas (faut bien engraisser les sociétés de crédit à la consommation), l’impression d’exister le temps de sortir la carte bleue, puis la culpabilité, des godasses neuves dans un sachet, chinoises, cousues par des mioches sûrement. Retour en banlieue, rues ternes et sales, immeuble grisâtre, personne qui attend, écoute du répondeur chinois, pas de message, plat surgelé dégueulasse devant une émission débile, regardée sur un écran plat (japonais) acheté à crédit, coucher, insomnie jusque quatre heures du matin. Une vie ordinaire, quoi. Pour un type ordinaire.

Erwan avait fait des études longues autrefois mais dans une filière morte qui l’avait envoyé directement à l’ANPE. Il avait essayé de se trouver une copine, histoire de se marier et de faire deux ou trois enfants. La société disait que c’était ça le bonheur. Ça et puis consommer. Mais aucune fille ne voulait de lui. Trop coincé, trop petit, trop banal, avec du bide et un début de calvitie à trente piges. La loose. Et même pas la tchatche ou de l’humour pour compenser. La chance, ce n’était pas pour lui.

Il n’avait plus de famille. Ses parents étaient morts et son frère était un sale con. Il n’avait quasiment pas connu ses grands-parents (comme il aurait aimé se souvenir d’eux). Il n’avait pas d’amis. A chaque fois qu’il avait rassemblé son courage et essayé de s’en faire, il avait perdu le contact malgré tous ses efforts. Un jour, les gens ne le rappelaient plus et ne répondaient plus à ses messages. Il avait songé à s’acheter un chat ou un poisson rouge mais ça lui semblait vraiment pathétique de meubler sa solitude de cette façon. La seule personne qui lui témoignait de la sympathie, c’était son psy.

Il attendait un signe, un clin d’oeil du destin, un événement qui ferait tout basculer. Qui changerait sa vie banale en aventure, comme dans un film où le héros gagne à la loterie, comme dans un livre ou l’héroïne apprend qu’elle est la princesse du royaume des fées. Mais le signe tardait à venir et les années s’empilaient sur sa tête chauve comme les nuages dans un ciel du Nord. Il se sentait comme anesthésié par la routine, creux, vide, lobotomisé.

Ce soir-là, Erwan n’avait pas envie de faire la cuisine. Ni de s’ouvrir un de ces putains de surgelés. Et il n’avait pas non plus le courage d’aller au restaurant et d’affronter le regard condescendant du serveur quand il annoncerait qu’il était seul. Il avait marché au hasard pas mal de temps et les supermarchés étaient fermés. Et puis, dans une rue qu’il ne connaissait pas, du côté du quartier de Wazemmes, il était tombé sur une épicerie exotique, ouverte vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Pas une épicerie reubeu ou asiatique. Indienne peut-être. Il n’était pas sûr. A l’intérieur, ça sentait le renfermé et les herbes aromatiques. Le type, un petit vieux, avait un sourire tellement large qu’on aurait cru que sa tête allait se séparer en deux. Et une moustache digne d’un fox terrier. Erwan s’était fait emballer une grosse portion de curry et une douzaine de trucs tout ronds, emballés dans des feuilles de bananier, qui devaient être des gâteaux. Et puis, il avait décidé que c’était une bonne journée pour se saouler. Il zonait dans les rayons étroits et encombrés, à la recherche d’alcool fort. Et c’est là que le destin se décida brusquement à lui faire un clin d’oeil.

Au fond d’une étagère, derrière des boites de fruits au sirop, il aperçut le goulot d’une bouteille avec une forme originale. Il la dégagea et observa avec intérêt l’étiquette vert et or, couverte de poussière, qui figurait une sorte de chien-dragon en train de danser. Les mots étaient incompréhensibles, écrits avec des signes qui lui étaient totalement inconnus. A travers le verre coloré, on devinait un liquide extrêmement épais. Cette bouteille lui plaisait. Il sentait qu’avec ça, il allait pouvoir se prendre une biture mémorable. Il la ramena au comptoir en la tenant dans ses bras comme un précieux bébé et la déposa à côté de son curry. Le vendeur lui lança un :
- Hum ! Trrrrès bon ! Mais surrrtout, pas mélange !
Dans sa bouche, les r roulaient comme des billes au fond d’un sac d’écolier. Erwan paya, souhaita le bonsoir et sortit avec son sac plastique. Comme il laissait la porte se refermer dans un tintinnabulement de grelots, le vendeur lui lança de nouveau :
- Surrrrtout, pas mélange, boisson !
Le guichetier haussa les épaules. Un peu dingo, le papy.




Première bascule

Le curry réchauffait en exhalant des parfums enchanteurs et Erwan s’était sorti un DVD en l’honneur de cette soirée d’exception : Les dix commandements. Comme d’habitude, il n’irait pas au-delà de la traversée de la Mer Rouge. Trop long. Il déboucha sa bouteille spéciale et huma au ras du goulot. Pouah ! Ça sentait fort et zarbi. Il n’aurait pas su dire quoi ; la cardamome peut-être pour le côté épicé, la pâte d’amande pour le côté doux, et puis l’herbe coupée. Si ça avait le goût de l’odeur, ça devait arracher et il valait mieux le couper avec autre chose. Il extirpa du frigo une canette de cola zéro calorie et des glaçons et se servit à boire. L’alcool indien était tellement sirupeux qu’il avait du mal à couler et sa couleur tirait sur le vert. Une fois ajouté le cola, Erwan obtint un cocktail qui avait la teinte et la consistance d’une mare croupie, avec des bulles en plus. Super sexy, quoi. Après tout, il voulait de l’exotisme, il en avait ! Il leva son verre à lui-même et à sa future cuite et but, d’abord à petites gorgées prudentes puis à longs traits gourmands. C’était excellent. Ça vous caressait le gosier et ça vous mettait une agréable tiédeur dans l’estomac. Un délice. Le guichetier fit un large sourire à son salon aux papiers peints décrépits et passés et aux plantes agonisantes, puis alla servir le curry. Il revint avec un plateau :
- A nous deux, la bouffe hindoue !

Il s’installa dans le canapé qui avait connu les deux guerres et lança le film. La musique majestueuse s’éleva dans la pièce, couvrant le bruit de la rue. Le plat était également délicieux, un peu fort mais plein de saveur. Ça faisait longtemps qu’Erwan n’avait pas fait un gueuleton pareil. En mangeant, il se resservit un cocktail et le siffla. Son moral, d’habitude aussi bas que la fosse des Mariannes, remontait au fil des verres et à présent, il déclamait les répliques de Charlton Heston en même temps que lui. Il se sentait plein d’une énergie nouvelle et des bulles de cola sans calorie éclataient sous son crâne. Il repoussa son plateau, remplit de nouveau son verre et se cala contre le dossier à demi défoncé :
- A la tienne, Yul !
Le niveau dans la bouteille d’alcool avait pratiquement baissé de la moitié et Erwan se sentait totalement ivre. Les murs de la pièce ondulaient doucement sous ses yeux et il rigolait tout seul sans raison.

Du coin de l’oeil, il aperçut un mouvement sur le tapis et se retourna brusquement. Mauvaise idée : le décor tangua violemment et il dut fermer les yeux pour ne pas vomir. Marrant ; il avait cru apercevoir une sorte de lapin. Cette pensée le fit rire de nouveau :
- Chuis totalement déri... déchiré ; vlà que j’ai des hallus !
Il rouvrit lentement les yeux et les reporta sur la télé où Nefertari repoussait les avances de Ramsès II. Les mots de la princesse égyptienne s’élevaient au-dessus de l’écran plat comme un brouillard doré et le guichetier les regarda s’envoler, fasciné. Cette femme était si belle. Il était sûr que sa peau avait le parfum de la crème fraîche, le goût du velours. Le canapé lui parut soudain plus profond et il s’accrocha à l’accoudoir pour ne pas sombrer dans les replis du tissu. Sur l’étagère, une de ses plantes vertes lui fit un signe amical de la feuille. Il jura :
- Putain de merde ! Ce tu... truc est plus fort que je senpais... !

Il se tapota les joues pour reprendre ses esprits mais des brumes de couleurs continuèrent de s’élever de la télévision, brunes pour les tambours et bleues pour les violons. La tête lui tournait, le parfum soyeux de la bouteille lui agressait les narines et il avait un goût de jungle dans la bouche. Se sentant partir, il se leva et se dirigea vers les toilettes. Autour de lui, les motifs de la tapisserie du couloir clignotaient furieusement.

Il manqua s’étaler dans le tournant quand son pied droit heurta son pied gauche mais réussit à se rétablir. Il tituba jusqu’à la cuvette, baissa son pantalon et se laissa tomber sur le siège. Il n’avait jamais été aussi bourré ; il fallait qu’il se couche dare dare. La nausée le gagnait, les muscles de ses mollets se nouaient douloureusement et son coeur faisait des embardées dans sa poitrine. Le rouleau de papier feinta à gauche puis à droite mais il réussit à l’attraper et s’exclama :
- Haha ! Je t’ai eu, chaloperie !
Devant lui, la porte des toilettes commença à se désintégrer et un bout de la cloison vola en éclats minuscules, révélant un ciel turquoise, quelque part au-delà. Erwan ferma les yeux et s’asséna une claque puis une seconde. Ce n’était que des hallucinations dues à son ébriété. Il fallait qu’il s’accroche au réel assez longtemps pour gagner sa chambre. Sa main chercha la poignée de la chasse d’eau à tâtons, au bout de la chaînette, et tira dessus. Puis, ce fut le néant.

Le guichetier planait dans un vide où rien n’avait jamais existé et où le son se résumait aux battements de son coeur dans ses tempes. Sous ses doigts, il pouvait encore sentir le contact rassurant de la poignée de céramique mais plus rien d’autre n’existait. Et il tournoyait doucement. Il voulut appeler à l’aide mais les mots roulèrent de sa bouche comme de petits graviers, sans faire aucun bruit. Il lâcha quelques jurons bien sentis qui prirent la forme d’oursins et s’éloignèrent en dérivant. La peur commença à le gagner. Pour des hallucinations, c’était corsé ! Si ça se trouvait, il s’était cogné la tête contre les toilettes, s’était brisé le crâne et on ne trouverait son corps que dans des semaines. Son estomac fit un noeud à cette pensée. Même si sa vie était de la merde, il ne voulait pas mourir ! Il s’agita et fit des mouvements de brasse, espérant se déplacer dans ce néant angoissant, mais cela ne servait à rien. Puis, sans prévenir, le monde se contracta brutalement et explosa.

Erwan ouvrit les yeux et lâcha un hoquet de surprise. Il se trouvait à l’extérieur, dans une clairière entourée d’arbres, sous un soleil radieux. Des accords de jazz lui parvenaient, un peu étouffés, ainsi qu’un bruit de mâchonnement. Il jura de nouveau, avec conviction. Mais qu’est-ce qu’il se passait ? Où était son appartement ? Et ses toilettes ? A cette pensée, il tâta dans sa main la poignée de la chasse d’eau, à laquelle il s’accrochait encore. Molle et chaude. Il déglutit et une sueur froide se forma dans son cou. Avec une prudence infinie, il tourna la tête pour regarder et se figea. Il tenait la queue d’un monstre. Une créature de la taille d’un petit éléphant, à la peau écailleuse, grise zébrée de rose. Son arrière-train remplissait la moitié de son champ de vision. Le coeur d’Erwan loupa un battement. Lâchant la queue, il se plaqua les deux mains sur la bouche pour ne pas crier et s’éloigna à reculons. Mais bordel, c’était quoi ça ? Le monstre se déplaça pesamment, tournant à demi son gros corps. Le guichetier trébucha, s’affala sur le dos et se mit à hurler à plein poumons. Descendant des hauteurs des frondaisons, une tête grise pas plus grosse qu’une pomme vint à sa rencontre, au bout d’un long, très long cou souple. Elle portait des lorgnons en fer et mâchouillait des feuilles. Deux petits yeux myopes observèrent Erwan qui continuait à hurler puis la tête laissa échapper un « pout », s’éloigna et regagna les branches.

Parvenu au bout de sa capacité pulmonaire, le guichetier suffoqua un instant puis reprit son souffle. La bête broutait paisiblement et ne lui prêtait plus aucune attention. Il l’observa pendant un long moment, n’osant bouger, cherchant à comprendre. Que se passait-il ? Qu’était cette bête ? Il se leva, mit de la distance entre lui et la créature et reporta son attention sur le paysage. Eberlué, il dut se rendre à l’évidence : il n’était plus sur Terre. Le ciel n’était ni gris ni même bleu mais de toutes les couleurs, comme si on avait laissé un enfant le peindre à la gouache. Les nuages, petits et vaguement cubiques, ne se déplaçaient pas en suivant la direction du vent mais dans tous les sens. Tous proches, un arbre portait des fruits en forme d’entonnoirs et un autre des fleurs aux reflets métalliques. Même le sol était étrange, souple, tiède et couvert d’une pelouse toute douce qui évoquait de la fourrure. Horrifié, Erwan se demanda s’il se tenait à la surface d’un énorme animal. La tête lui tourna devant toutes ces bizarreries et, du même coup, il réalisa autre chose : il n’était plus saoul. Plongé en plein délire oui, mais sobre.

Se prenant la tête dans les mains, il tenta de réfléchir. Quelle était la dernière chose dont il se souvenait ? Ah, la vache ! La boisson indienne ! Le vieux lui avait bien dit de ne pas la mélanger ! Et lui, comme un abruti, il l’avait coupée avec du cola zéro calorie ! Qui sait ce que ce cola pouvait contenir comme saletés chimiques ? A peu près sans danger quand on le buvait seul mais le vrai poison quand on le mélangeait avec le mauvais ingrédient. Comme ces bombes qu’on pouvait fabriquer dans sa cuisine ! Et maintenant, il se tapait un délire hallucinatoire carabiné.

Obéissant à une impulsion, il se pinça sauvagement les poignées d’amour et poussa un couinement. OK, ça faisait mal. Mais impossible de savoir si il rêvait et que ce truc de se pincer ne marchait tout simplement pas ou s’il délirait et que la douleur passait le filtre de l’illusion. Consterné, Erwan se laissa tomber à genoux. Les larmes lui montèrent aux yeux et il commença à pleurer à gros bouillons. C’était vraiment trop injuste ; il ne lui arrivait jamais rien de bien. Il voulait que ça s’arrête ; il voulait retourner dans son quartier minable, son appartement minable, à son boulot minable... Il allait crever ici, comme un pauvre paumé, coincé dans une vision absurde sortie d’une bouteille hindoue, entouré de nuages cubiques et de monstres qui faisaient « pout ». Il voulait juste rentrer chez lui. Il sanglota ainsi pendant un certain temps puis finit par se calmer. Alors, il se leva et marcha au hasard dans la forêt.

Le soleil brillait toujours dans le ciel psychédélique et les accords de jazz que le guichetier avait entendus à son arrivée lui revenaient, plus proches. Il déboucha dans une clairière et s’arrêta, interloqué. La musique provenait d’un groupe de créatures semblables à des poulpes, qui planaient en tournoyant à un mètre du sol. L’un d’entre eux jouait du saxophone, un autre de la guitare, un autre encore de la trompette et un quatrième agitait un tambourin. Autour des musiciens, d’autres poulpes lévitaient en dansant mollement, leurs tentacules ondulant au rythme de la mélodie. Leurs yeux aux pupilles fendues roulaient dans tous les sens et ils gloussaient ou improvisaient des chants formés de syllabes aléatoires. Erwan les observa durant plusieurs minutes, ne sachant que faire, puis s’approcha du groupe avec précautions. Quelle que soit son appréhension, il fallait qu’il demande comment rentrer chez lui. Même si ça devait être à un sushi en lévitation. Il choisit un individu à la peau pâle et presque transparente et aux ventouses pourpres, coiffé d’un chapeau en papier. Rassemblant son courage, il balbutia :
- Euh... Excusez-moi ?

Il se sentait particulièrement stupide de s’adresser à un octopode surgi de son inconscient. Celui-ci interrompit sa danse :
- Je peux faire quelque chose pour toi, bro ?
La créature semblait sourire de sa petite bouche ronde. Elle dégageait un léger parfum d’iode. Le guichetier hésita :
- Ben... Je cherche... Enfin, je voudrais... Euh... Mais comment ça se fait que vous parlez ?
Le poulpe s’esclaffa et fit un tour sur lui-même :
- Venant d’un lolgue qui parle, je trouve cette question vraiment hilarante !
- Un quoi ?
- Un lolgue, bro. Ce n’est pas ce que tu es ?
- Ben... non. Je ne crois pas. C’est quoi, un... Pourquoi vous dites ça ?
- Les oreilles pointues, la fourrure bleue, la grande poche, la queue qui traîne par terre ?

Erwan écarquilla les yeux puis se palpa frénétiquement. Il avait bel et bien des oreilles pointues et de la fourrure partout et plus aucun vêtement. Affolé, il contempla ses mains, à présent deux pattes couleur de schtroumpf, munies de coussinets. Un long hululement franchit ses lèvres. Putain, mais comment ça se pouvait ? Qu’est-ce qui se passait ? Il voulait que ça s’arrête ! Le poulpe lui tapota l’épaule d’un tentacule compatissant :
- Allons, bro, ce n’est pas si grave. Tu aurais pu être un tanne ou un orignon. C’est classe d’être un lolgue. Tu peux ranger plein de choses dans ta poche ; c’est drôlement pratique.
- Je ne suis pas un... une bestiole à la con ! Je suis... je suis... je suis un cheminot, moi !
- Ne t’énerve pas, voyons bro...
- Rien... rien de tout ça n’a de sens ! Je ne peux pas... enfin... m’être changé en kangourou ! Et les poulpes ne parlent pas... et ne jouent pas de jazz... et ne flottent pas dans les airs !
La voix du guichetier montait dans les aigus sur le mode hystérique. Le poulpe, perplexe, se gratta la tête d’une ventouse :
- Tu es sûr que je ne peux pas flotter dans les airs ?
- Archi-sûr !

La lévitation de la créature se rompit brutalement et il s’aplatit au sol avec un « pluich ! » sonore, ses bras mous s’étalant autour de lui. Les autres cessèrent de jouer, lui jetèrent des regards étonnés puis éclatèrent de rire ensemble et reprirent leur musique. Le poulpe poussa un profond soupir :
- Ah là là, tu as fait du joli, bro...
Et il s’éloigna en rampant et en maugréant.

Erwan le regarda partir, la bouche grande ouverte. Ce monde, c’était du n’importe quoi. Et il avait oublié de demander comment rentrer chez lui. Pas grave ; il interrogerait la prochaine bestiole improbable qu’il rencontrerait. Il traversa la clairière au son de la musique des poulpes qui s’éloignaient et s’engagea sous le couvert des arbres. Effectivement, sa queue trainait par terre et s’accrochait dans les broussailles. Réticent à toucher cette excroissance incongrue, il la ramassa du bout des pattes, épousseta la touffe de poils au bout et, ne sachant qu’en faire, la glissa dans sa grande poche ventrale. Bordel de merde, tout cela était ridicule ! Une queue, une poche, et tout ça à cause d’un cola sans calorie ! Le magasin allait l’entendre à son retour dans le réel ! Il se remit en route et la forêt céda rapidement la place à un sous-bois puis à une plaine désolée, encombrée d’un chaos d’énormes rochers en forme de parties du corps : nez de granit de trois mètres de haut, oreilles basaltiques, pieds brisés en plusieurs morceaux... Le guichetier errait dans ce dédale, cherchant des passages pour contourner les blocs, s’arrêtant parfois pour passer la patte sur l’un d’entre eux, fasciné malgré lui.

Au détour d’une gigantesque main, fissurée et en partie envahie de mousse, il tomba sur un cortège miniature. Ebahi, il se pencha pour mieux voir. Il s’agissait de petites plantes, qui défilaient en silence en tenant des panneaux et des banderoles du bout de leurs feuilles et de leurs branches. Elles se déplaçaient en sautillant ou en se trainant sur leurs racines. Un plant de tomates-cerises brandissait un écriteau où était inscrit « les salades y en a marre ! » ; derrière lui venait un géranium qui agitait un drapeau avec le message « on veut plus d’arrosages ». Erwan les regarda passer, les yeux ronds, en lisant les revendications, toutes plus farfelues les unes que les autres. Les manifestants ne lui prêtèrent aucune attention. Est-ce que ça valait le coup de leur demander comment rentrer chez lui ? Il décida que non et continua son chemin.

Les rochers anatomiques ne tardèrent pas à s’espacer et une vaste prairie s’ouvrit à perte de vue. Des bouquets d’arbres, de ci de là, résonnaient de chants d’oiseaux (ou peut-être n’était-ce pas des oiseaux après tout), des insectes multicolores voletaient au ras du gazon-fourrure et le soleil resplendissait dans le ciel chamarré. La brise amenait des parfums de brioche et une musique douce et diffuse, faite de clavecin et de flûtes. Au loin, on apercevait un troupeau d’animaux d’un jaune doré, très hauts sur pattes. Erwan s’arrêta pour observer le paysage et gonfler ses poumons d’oxygène. Sa peur et son énervement cédaient imperceptiblement face à un bien-être douillet et une impression de vacances. Il avait perdu toute notion du temps. Les hébreux avaient-ils traversé la Mer Rouge à présent ? Peut-être même y avait-il une file de voyageurs mécontents en train de poireauter au guichet de la gare. Cette pensée le fit rire. Qu’ils attendent ces cons ! Mais s’il ne se réveillait jamais ? S’il se trouvait dans une sorte de dimension parallèle dont on ne revient pas ? C’est qu’il n’avait pas d’oncle Félicien pour le ramener du A de Océan Atlantique, lui !

Il en était là de ses réflexions quand il sentit quelque chose de pointu lui heurter la cheville. Une petite voix s’éleva entre les herbes :
- Pardon monsieur !
Erwan s’accroupit et découvrit un tout petit hérisson qui le regardait en se massant le museau. Il hésita un moment puis :
- Euh... tu t’es fait mal ?
- Oh, c’est pas grave, j’ai l’habitude. Je me cogne souvent.
Le petit animal s’était assis sur son arrière-train. Il semblait essoufflé et jetait des regards à gauche et à droite, bien que les hautes herbes l’empêchassent de voir quoi que ce soit. Le guichetier se lissa l’oreille. Sa timidité le reprenait, lui faisant comme une boule coincée dans la gorge, mais il voulait en savoir plus :
- Et tu... enfin... tu fais quoi dans le coin ?
- Je m’enfuis.
- Tu... tu t’enfuis ? Mais de quoi ?
- D’un monstre très méchant. J’étais prisonnier avec d’autres enfants et je me suis échappé. Ho là là, qu’est-ce que j’ai eu peur !
- Hein ? Un monstre ? Des... des enfants ? Mais alors, tu es ... Je veux dire, tu n’es pas un hérisson ?
- Oh non, je suis une personne. Et j’ai neuf ans et demi.
Erwan prit cinq minutes pour assimiler cette information :
- Tu viens du monde normal ? Mais euh... comment t’es arrivé ici ? Tu n’as quand même pas... ?
- J’étais dans la rue ; j’allais à l’école. Il y avait des travaux et ils avaient ouvert des grands trous dans le macadam. J’ai vu un drôle de truc dans un des trous, quelque chose qui brillait. Je me suis penché pour voir et je suis tombé ! Et je suis arrivé ici.
Le bébé hérisson plissa ses petits yeux noirs, brillants comme des perles, et se mit à se gratter avec sa patte arrière. Il reprit :
- Et vous monsieur, vous êtes qui ?
- Je m’appelle...

Le guichetier se figea, la bouche ouverte sur la dernière syllabe. Impossible de se rappeler son nom ! Il se tritura les méninges mais ne parvint qu’à se donner mal au crâne. Pas moyen !
- Merde de merde ! Oh, pardon, petit !
- Moi non plus, je ne sais plus mon nom. C’est bizarre, hein ?
Erwan lâcha un ricanement nerveux. Pas plus bizarre que de s’être changé en kangourou bleu. Il soupira :
- Ben... moi aussi, je suis... je viens du monde normal et je suis un humain. Je cherche... enfin... un moyen de rentrer chez moi.
- J’aimerais bien rentrer moi aussi...
Le bébé hérisson avait dit ça d’une toute petite voix où on entendait un trémolo et Erwan se sentit soudain fondre de tendresse. Les mots jaillirent d’eux-mêmes :
- Tu n’as qu’à rester avec moi, petit. On trouvera bien un moyen de retourner chez nous !
- Oh merci, monsieur, vous êtes chic !

Ils se remirent en marche de concert, le guichetier prenant garde à ne pas avancer trop vite. Au bout de quelques mètres, il entendit un « ouch ! ». Le bébé hérisson avait fait un roulé-boulé. Il se remit sur ses pattes et fit une petite moue :
- J’ai trébuché...
- Je... je peux te porter si tu veux.
- Ça ne vous dérange pas ?
Erwan le ramassa délicatement en prenant garde à ne pas se piquer, et repartit.
- Je n’ai plus peur avec vous, monsieur !
L’animal lui souriait de son mignon petit museau. Le guichetier haussa les sourcils et sa bouche s’ouvrit en forme de O. C’était bien la première fois qu’on lui disait quelque chose de ce genre. Faut dire qu’il n’avait pas trop l’habitude des interactions sociales. Ses relations se limitaient à ses collègues de travail, pour la plupart aigris et attendant la retraite, sa boulangère, avec qui il n’avait jamais parlé que de pain, et son psy. Le hérisson se mit à babiller, s’émerveillant sur le paysage, racontant sa vie, et Erwan fut surpris de constater qu’il habitait Lille lui aussi. Le gamin vivait seul chez sa mère. Son père les avait quittés quand il était encore un bébé et il ne l’avait jamais revu. Il aimait faire du vélo et lire des livres, collectionnait de jolis cailloux et voulait devenir « chercheur d’extra-terrestres ». Erwan, de son côté, lui parla un peu de trains.

Ils parcoururent ainsi la grande prairie et s’arrêtèrent à l’orée d’un bois de ce qui ressemblait à des sapins. Le soleil avait disparu et il faisait plus sombre sans que la nuit soit vraiment tombée. L’estomac du bébé hérisson gargouillait et le guichetier se mit en quête de nourriture dans les environs. Mais, ayant toujours vécu en ville, il n’avait aucune notion de survie en nature. Il tenta de cueillir des baies lumineuses qui clignotaient dans un buisson mais elles s’évaporèrent sous ses pattes. Il poursuivit un moment un gros crabe mais ne put se résoudre à le tuer. Dépité, il ne put rapporter que trois minuscules oeufs en forme de poire. Assurant au petit qu’il avait des réserves, il lui laissa la maigre pitance, après l’avoir aidé à percer les coquilles. Le hérisson entreprit de gober les oeufs en se mettant du jaune plein les poils. Erwan le regarda manger, attendri. Il fallait qu’il trouve autre chose ; trois oeufs rabougris c’était bien peu pour un tiot en pleine croissance. Tout cela était tellement nouveau. Personne n’avait jamais dépendu de lui, compté sur lui, auparavant. C’était une sensation à la fois grisante et très effrayante. Il réalisa qu’il n’avait pas pensé à son appartement depuis bien des heures. La préoccupation de rentrer chez lui était passée au second plan.

Il murmura, pensant à haute voix :
- Ta mère doit se faire du mouron...
- Oh oui ! Et la mère des autres enfants aussi. Ceux qui sont toujours prisonniers du monstre.
- Parle-moi un peu de... Enfin, dis-moi comment tu... Et d’abord il ressemble à quoi, ce monstre ?
- Il est très grand et tout noir, avec des petites taches blanches qui clignotent dedans. Il ressemble à un trou dans le monde et aussi à un orage... Parfois, on dirait qu’il n’a pas de bras et parfois il en a. Des bras d’éclairs... Et il mange les couleurs. Il est terrifiant.

Le hérisson s’était recroquevillé en parlant et ses yeux, qui regardaient le vide, s’écarquillaient comme s’il revoyait la créature. Erwan posa une patte rassurante sur lui :
- C’est fini maintenant...
- Non, c’est pas fini ! Je dois y retourner pour libérer les autres ! Sinon, je ne sais pas ce qu’il va leur faire !
Sa voix aigüe tremblait d’indignation et ses piquants tressautaient :
- Oh monsieur, il faut que vous veniez avec moi pour les sauver !
- Hein ?! Mais je...
A cet instant précis, une nausée violente saisit le guichetier. Il se courba en deux en se tenant le ventre et lâcha un gémissement. Son regard se couvrit d’un voile noir et l’air s’enfuit en sifflant de ses poumons. Il ferma les yeux tandis que le monde se mettait à tourner de plus en plus vite autour de lui. Puis, il plongea dans les ténèbres.

Est', qui s'y remet sur la fin d'année.

PS : edit avec bricoles d'Asterion


  
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3 WA n°89 : participation 2/3 - Estellanara (Mar 10 jan 2017 à 15:28)
       4 WA n°89 : participation 3/3 - Estellanara (Mar 13 mar 2018 à 09:27)
       4 Love Is All (The Butterfly Ball) - Maedhros (Dim 16 avr 2017 à 19:25)
3 WA 89 commentaire Estellanara - Asterion (Ven 9 dec 2016 à 16:00)
       4 Merci pour ta lecture ! - Estellanara (Lun 19 dec 2016 à 15:37)


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