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De : Narwa Roquen Date : Jeudi 4 janvier 2007 à 17:27:25 | ||
...Et le Trio vota la guerre, par deux voix contre une. Non point tant parce que Tamak avait été convaincu par les arguments de Léonida, que surtout parce qu’il ne voulait pas perdre les faveurs de Garance, elle-même toujours prête à soutenir une cause femelle – et en son coeur tremblait le souvenir de ce petit si beau qu’elle avait perdu, et qui n’était ni faible ni maladroit ! Son échine se hérissait encore à l’évocation des mots de Diogen... A la réunion du Conseil, Léonida se montra étonnamment sobre en manifestations de victoire. Elle surprit Diogen en présentant longuement un plan minutieux et habile, qui n’avait rien d’imprudent ni d’irréfléchi. Elle déclara souhaiter conduire un commando de trois femelles pour détruire les nids des aigles, avec la permission du Conseil, et s’en remettre à Diogen pour mener les Wats au combat. Tamak était enchanté. Diogen, pris de court, accepta. Pendant les nuits qui précédèrent la nouvelle lune, les jeunes furent affectés à la chasse à la tortue. Les anciens les vidèrent, ne conservant que les carapaces, auxquelles ils fixèrent des lanières de cuir. Quelques guerriers se mirent en chasse et rabattirent une biche et son faon dans un défilé rocheux qui se terminait en cul-de-sac. Deux Wats à l’entrée suffisaient pour les garder là. Léonida entraîna son petit groupe : Merkine, Valeya, et Jaspe. Toutes trois jeunes et agiles, elles avaient toutes déploré la perte d’un petit, et toutes trois elles auraient suivi Léonida au bout du monde. Diogen quant à lui accepta de former une vingtaine d’archers, au détriment de leur sommeil diurne. Et le jour de la nouvelle lune arriva. En milieu d’après-midi, recouvertes de branchages qui les camouflaient parfaitement, Léonida et ses trois compagnes s’élancèrent à l’assaut du Mont des Aigles, un poignard de silex entre les dents. Elle avait depuis longtemps reconnu le chemin, mais l’ascension restait longue et périlleuse. Il fallait faire attention à progresser en silence, prendre garde aux pierres roulant sous les pattes, et au moindre bruissement d’ailes se terrer tant bien que mal entre les rochers pour passer inaperçues. Enfin, peu de temps avant le crépuscule, les Wats se postèrent à quelques mètres de l’étroit sommet où les aigles femelles couvaient leurs oeufs. En bas, dans la vallée, les autres Wats avaient poussé la biche et son faon dans une clairière à découvert, et les avaient égorgés en prenant soin de ne pas tuer du premier coup, afin que les bêtes brament de toutes leurs forces avant de succomber. Puis ils se retirèrent. Les derniers aigles qui tournoyaient dans le ciel avant de regagner leur repaire pour la nuit furent attirés par les cris. Sans méfiance devant ces proies encore chaudes, ils descendirent en piqué pour profiter de l’aubaine, en lançant des appels joyeux pour rameuter leurs congénères. Les femelles couveuses dressèrent la tête et s’envolèrent aussitôt. C’était ce qu’attendait Léonida, ombre tapie dans l’ombre longue d’un rocher, pour passer à l’action. Les Wats se jetèrent sur les nids et éventrèrent tous les oeufs. Dans une des couvées, Valeya trouva un oisillon qui venait d’éclore. Elle hésita un instant devant la mine gracile et ébouriffée, mais Léonida veillait. « Nous sommes en guerre, Valeya. Cet aiglon est vraiment adorable, mais quand il sera devenu adulte, crois-tu qu’il aura pitié de tes petits ? Allons, brise-lui la nuque d’un coup sec, il ne souffrira pas. » Valeya ferma les yeux et obéit. Quand tous les nids furent détruits, les quatre Wats redescendirent aussi vite qu’elles le purent. Elles n’avaient plus de raison de se cacher, et de la vallée montaient les clameurs du combat qui faisait rage. Une vingtaine de grands Aigles s’étaient bousculés autour des cervidés pour avoir la meilleure part. Ils n’entendirent même pas le faible sifflement qu’émit Diogen le Gris, et la volée de flèches qui s’abattit sur eux les prit complètement au dépourvu. Quelques oiseaux roulèrent sur le sol, foudroyés. Plus nombreux furent les blessés, hurlant de douleur et de colère, qui déjà sous le choc de la surprise reçurent de plein fouet la charge effrénée des félins, se déversant des arbres alentour comme une vague en furie. Le dos abrité par une carapace de tortue, armés eux aussi de silex aiguisés, les Wats avaient l’avantage du terrain, de la lumière déclinante et du nombre, à trois contre un. Mais les Aigles étaient individuellement beaucoup plus puissants, et ceux qui pouvaient encore voler étaient presque invincibles. Au début, chacun frappa au hasard, et ce fut une mêlée confuse de poils, de plumes et de sang. Lambeaux de chairs, rémiges déchirées, pattes coupées, têtes décapitées s’éparpillaient dans l’herbe au milieu des jurons et des gémissements. Puis la douleur des premières blessures et la peur ressentie en voyant tomber ses compagnons tout près de soi calmèrent l’excitation, et les stratégies se mirent en place. Les Wats se souvinrent de la consigne: d’abord achever les blessés, ce qui déjà n’était pas sans risque. Les oiseaux pouvaient les garder à distance au bout d’une serre, n’abaissant la garde que pour frapper d’un coup de bec tranchant. Sauter sur leur dos était la meilleure tactique, à condition de les égorger du premier coup, avant d’être désarçonné par un soubresaut furieux. Mais le pire danger venait d’en haut : les aigles indemnes serraient leur proie dans l’étau de leur griffes, et l’emportaient, malgré ses gesticulations inutiles, pour l’envoyer se fracasser contre les rochers, ou simplement atterrissaient sur lui quelques mètres plus loin, l’étouffant dans un fracas d’os brisés lors de l’impact. Diogen le Gris, qui venait de terrasser son troisième aigle, se sentit ainsi soulevé dans les airs par un oiseau qui avait accroché son armure. D’un coup de silex il trancha les liens de cuir et se retrouva au sol, mais sans aucune protection. Sa tête heurta une pierre et à demi assommé, il tarda à se relever. Dans une brume floue il vit un énorme bec fondre en direction de son ventre exposé... Il y eut un hurlement sauvage, un hurlement de Wat, et l’oiseau se retourna pour faire face à l’attaquant juché sur son dos. Un flot de sang tiède et sucré jaillit de son cou, et il s’écroula. Léonida était arrivée à temps. Elle esquissa un petit sourire et se replongea dans la bataille. Diogen se remit avec peine sur ses pattes et s’ébroua. Il avait perdu son silex dans la chute, mais ne prit pas le temps de le chercher. Juste devant lui il avisa Tamak en grande difficulté face à deux aigles qui s’acharnaient sur lui. Le sang coulait de son épaule droite, une oreille arrachée pendait sur son front, et ses orbites n’étaient plus que deux trous noirs sanguinolents. Le vieux chef tentait d’esquiver les coups à l’instinct, mais ne pouvait plus guère se défendre. Diogen sauta à la gorge d’un des deux assaillants, mais ne put empêcher l’autre de porter le coup fatal avant de s’envoler. Dans un dernier soupir, Tamak posa sa patte sur celle de son ami. « Ne sois pas triste, mon jeune frère. C’est une belle mort pour un guerrier. Prends soin de la tribu, que ta vie soit longue et tes chasses prospères... » Quand la nuit fut presque noire, les Aigles comprirent qu’ils n’avaient plus aucune chance face aux Wats nyctalopes. Au cri de ralliement de leur chef, ils s’envolèrent vers leurs nids. Les félins s’arrêtèrent et attendirent. Quelques instants plus tard, des cris de détresse déchirèrent le ciel : les Aigles avaient découvert le massacre de leurs oeufs. Epuisés, blessés, désespérés, ils quittèrent ces lieux maudits ; leurs glatissements tristes résonnèrent dans les montagnes, de plus en plus lointains, puis s’éteignirent. Ce fut seulement alors que s’éleva, clameur fervente et triomphale, le cri de victoire des Wats. Les pertes avaient été sensibles, une dizaine de félins avaient succombé, dont Tamak, Trinège, la meilleure amie de Léonida, et un des fils adultes de Garance. Les dépouilles furent portées triomphalement jusqu’à la rivière, et selon la coutume, confiées au fil de l’eau. Puis le soir suivant, après une journée de repos et de soins aux blessés, le Conseil se réunit à nouveau pour désigner un nouveau chef. Garance prit la parole. « Frères et soeurs Wats... » Mais un groupe de jeunes guerriers l’interrompit en scandant : «Lé-o-ni-da ! Lé-o-ni-da ! » Celle-ci, avec une légère boiterie qui mettait encore en valeur la courbe de ses hanches, s’avança dans le cercle. « Je regrette que Tamak ne puisse voir un si beau jour ! J’ai eu la chance de pouvoir mener à bien la mission que vous m’avez confiée, et je suis fière d’avoir combattu au sein d’un clan si habile et si courageux ! Je sais que certains d’entre vous souhaiteraient me voir prendre le commandement. Mais je suis persuadée qu’ici parmi nous, un seul est non seulement digne de cet honneur, mais capable d’assumer avec talent cette lourde tâche. Je vous demande de tout coeur d’accorder, comme je le fais, votre confiance à... Diogen ! » Ce fut un déluge de vivats, de sifflements joyeux, de trépignements enthousiastes. Diogen se leva pour prendre sa place sur le Rocher ; quand il passa près de Léonida, elle lui lança un regard langoureux qui le transperça jusqu’au fond du ventre. Longtemps après, en la regardant dormir près de lui, satisfaite et repue, il ressentirait encore ce trouble profond qui l’avait saisi alors, et se demanderait, pour la millième fois et peut-être plus, si le désir d’une femelle pouvait mener le monde... Narwa Roquen,in extremis! Ce message a été lu 7266 fois | ||
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