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De : Narwa Roquen  Ecrire à Narwa Roquen
Date : Mardi 15 avril 2008 à 18:16:09
Avertissement : ce récit est une fiction. Toute ressemblance avec des lieux, faits ou personnages existant ou ayant existé ne serait que pure coïncidence.


Portrait n°1



Ce fut une année dure pour notre pays. Le 15 janvier, le pont suspendu de Fu Soueng s’écroula à une heure de pointe. On compta sept cent douze morts et plusieurs centaines de blessés. Le 1° mars, un tremblement de terre effroyable dévasta la région des Collines Ombrées, faisant à peu près cinq cent mille morts, cent mille disparus et un nombre non précisés de blessés. Les hôpitaux étant surchargés, la plupart d’entre eux n’y eurent pas accès. Les secours sanitaires tardèrent à arriver. Il s’en suivit une épidémie de choléra qui décima les survivants. Des deux millions d’habitants qui peuplaient la région, ne restèrent sur place que quatre cent mille personnes, vivant dans des ruines, sans aucune ressource. L’Etat vota des crédits, mais à ce jour de septembre, aucune aide n’a été mise en place.
Fin avril, les grands fleuves qui descendent des montagnes se mirent tous en crue, inondant le pays sur des milliers de kilomètres carrés. De nombreuses entreprises firent faillite, le chômage monta en flèche, et tous les pauvres, chômeurs ou rescapés, affluèrent vers les grandes villes. La délinquance doubla en quelques mois, et l’Etat répondit par une répression accrue. Des camps de travail furent créés, pour pallier à la surpopulation des prisons. On y comptait autant de voleurs à la tire que de braves gens qui s’étaient insurgés contre leur situation précaire.
Parallèlement, le taux de suicide, dans toutes les tranches d’âge, fut multiplié par trois – une véritable épidémie.



Le premier patient qui me parla de cette vision était un pauvre paysan venu des Plaines Bleues chercher du travail en ville. Sa femme, enceinte de leur premier enfant, était décédée brutalement, et il avait perdu la raison. Au milieu des quarante quatre autres patients de la grande salle commune, il restait tout le jour recroquevillé sur son lit dans un mutisme total, les yeux perdus dans le vague. Les filles de salle disaient que la nuit il avait des crises d’agitation paroxystique qui cédaient bien aux neuroleptiques. Ma tâche était pourtant de m’occuper de chacun de ces patients, non point tant pour les soigner que pour compléter mon rapport de stage, indispensable à l’obtention de mon diplôme de psychiatre. Mon maître de stage, l’éminent professeur Chung Li, m’avait d’emblée prise en grippe parce que j’étais la seule parmi ses étudiants à être fille d’ouvriers ; il ne l’avait pas dit ouvertement, mais il était clair qu’il trouvait cela inadmissible. Tandis que mes collègues passaient leurs journées entourés d’infirmières compatissantes à pratiquer des psychothérapies confortables auprès de jeunes épouses délaissées ou de riches commerçants fatigués par le décalage horaire, j’étais seule à pratiquer dans la salle dite des Hommes Perdus, qui accueillait, sous couvert de charité étatique, tout ce que la ville de Xiang abritait comme aliénés irrécupérables et laissés pour compte dépressifs.


A force de patience, de petites phrases bienveillantes et de bonbons à la menthe ( je ne sus jamais s’il était gourmand ou s’il avait simplement faim), j’eus droit de la part de Lou Po à quelques sourires d’abord, puis à quelques réponses simple à mes questions. Un jour enfin, il s’adressa à moi.
« Vénérable doctoresse » (je n’avais droit ni à l’un ni à l’autre, étant encore étudiante et trop jeune pour être vénérable, mais je n’osai l’interrompre), « veux-tu savoir comment je suis arrivé ici ? Tu vas me prendre pour un fou, et c’est ce que je suis, n’est-ce pas, puisque je suis ici. Mais je te jure, vénérable doctoresse, je te jure sur la mémoire de la femme défunte et de notre enfant mort, je te jure que ce monstre existe, et que c’est lui qui les a tués ! »
Je m’assis au bord du lit, et je luis souris pour l’encourager.
« Depuis quelque temps déjà nous avions peur, toujours peur, peur de tout. Dans les Plaines Bleues nous avions affronté les sécheresses, les inondations, la malaria, les cyclones, les tremblements de terre, et cela ne nous empêchait pas de vivre, de rire et de nous aimer. Mais cette ville... Jin, ma femme, avait été bousculée dans la rue, et depuis elle avait peur de sortir. Il y a beaucoup de chômage, tu sais, beaucoup de voleurs, aussi, et tout le monde se méfie de tout le monde. Quand tu trouves un travail à la journée, pour décharger des camions ou pour déménager un entrepôt, le patron te surveille tout le temps, et toi le soir tu dois bien vérifier qu’il ne triche pas sur ta paie... Les autres gars te marcheront dessus s’ils peuvent, pour prendre ta part de travail, et le marchand de riz ambulant, s’il le peut, t’escroquera sur la quantité...
Dans la petite pièce qu’on sous-louait dans le quartier pauvre, on entendait tout – les bagarres de la rue, les disputes des voisins, les pleurs des gosses... J’ai voulu intervenir une fois, cinq hommes agressaient une petite vieille... Ils m’ont laissé à moitié mort sur les pavés, et la vieille n’a même pas appelé les secours...
On se terrait dans cette chambre comme des lapins pris au piège. On ne riait plus, on osait à peine respirer, on avait peur, et la nuit on avait du mal à dormir. On s’aimait toujours, bien sûr, mais ça ne suffisait plus.
Cette nuit-là, c’était il y a un mois... ou deux mois, je ne sais plus... Jin dormait près de moi, et moi je pensais aux Plaines Bleues, je me disais que j’avais eu tort de partir. Les lampes de la rue éclairaient faiblement la pièce, on n’avait pas pu s’acheter des rideaux.
Il y a eu d’abord une odeur, comme de la pourriture, puis un souffle de vent glacé qui passait sous la porte. J’ai entendu sonner une clochette, avec un son très aigu, et des vibrations tellement puissantes que tout mon corps en était envahi. Ce souffle de vent a empli la pièce dans un tourbillon, et en tournant il est devenu noir et flou comme un fantôme. Il a pris la forme d’une femme âgée, portant la robe ample traditionnelle, le gilet à manches courtes et la toque brodée. Elle était tout en noir, sauf ses pieds, deux taches blanches dans la pénombre, qui ne touchaient pas le sol. Elle était immense, et son souffle haletant empestait la putréfaction. Son visage figé était recouvert de poudre de riz, on aurait dit une lune pâle, ses lèvres étaient peintes en noir, et ses yeux...
Donne-moi encore un bonbon, vénérable doctoresse, j’ai la bouche sèche... Ah, tu es gentille... Tu viens du peuple, n’est-ce pas ? Que les Dieux veillent sur toi... Ne change jamais...
Alors, je te disais... Ses yeux ... étaient rouges, petits, perçants comme ceux d’un oiseau de proie, ils me brûlaient de leur lueur sauvage, elle était terrifiante, j’ai reculé...Elle a ouvert la bouche, et sa bouche est devenue immense, noire comme un gouffre sans fond, avec des lèvres épaisses, gluantes, une bouche faite pour engloutir... Du fond de sa gorge est monté un râle rauque, comme... Ne te fâche pas, vénérable doctoresse, je suis un homme simple, je ne sais pas bien parler... Comme un râle de plaisir... Elle s’est approchée de Jin, qui dormait toujours. Elle s’est penchée ... Je me suis jeté sur elle, mais elle était faite d’ombre et de vent et je n’étreignais que de l’air, et Jin avait disparu... J’ai hurlé, appelé au secours, frappé, griffé, mordu dans le vide... jusqu’à ce qu’elle se tourne vers moi. Elle a passé une langue rouge, longue et ronde comme un serpent, sur ses lèvres visqueuses, et elle a de nouveau ouvert la bouche... et elle m’a avalé. Je me suis retrouvé à l’intérieur de cette chose, dans le noir absolu, paralysé, muet, et là quelque chose de froid et d’humide est entré dans mes deux oreilles et j’ai eu l’impression qu’elle aspirait mon cerveau... J’étais sûr que j’allais mourir, et je me suis évanoui.
Je me suis réveillé au matin. Jin était près de moi, morte. J’étais incapable de bouger et de parler. J’étais enfermé au-dedans de moi ; je n’avais plus peur, je ne ressentais rien... »
L’homme regarda le sol, longuement.
« La nuit j’en rêve encore. Mais le monstre n’est pas revenu. Ce serait mieux, pourtant, qu’il me tue. Est-ce que tu me crois ? »
L’homme avait été victime d’hallucinations, peut-être était-il psychotique ou schizophrène, peut-être avait-il lui-même étranglé sa femme... Mais c’était mon patient. Et son regard clair était si sincère, si honnête, que je n’eus pas à me forcer pour lui répondre :
« Oui, Lou Po. Je te crois. »



Une hallucination n’est qu’une vision étrange issue d’un esprit malade. Le sujet est persuadé de sa réalité, mais la vision n’a aucune existence propre. D’un patient à l’autre, les hallucinations diffèrent.
Mais pas celle-là.
J’en trouvai douze, douze sur les quarante cinq, qui ne se connaissaient pas, n’avaient jamais habité au même endroit, n’étaient pas voisins de lit, n’avaient même jamais échangé plus de deux paroles... Ce n’étaient pas des gens cultivés qui lisaient des livres ou allaient au cinéma. Seuls deux d’entre eux avaient déjà possédé une télévision.
Et ils me racontèrent tous, à peu de choses près, la même histoire. La peur, omniprésente, et une nuit la vision de la vieille femme, la clochette, les habits noirs, les pieds blancs, la poudre de riz, les yeux rouges, l’immense bouche qui les avait engloutis, tuant parfois leurs proches, et cette aspiration du crâne... Tous avaient connu la peur, une peur intense, continue, durable, avant l’apparition. Tous étaient restés hébétés et paralysés juste après, et avaient retrouvé progressivement la parole et le mouvement, mais avec la sensation d’un vide intérieur.
Quelques jours après notre entretien, on trouva Lou Po étranglé par son propre drap, ses mains encore crispées autour du tissu. Les onze autres se suicidèrent dans les jours suivants, trois en se jetant par une fenêtre, quatre en se pendant avec leur ceinture, deux en se noyant dans le lavabo des toilettes, deux enfin en se tranchant la gorge avec un couteau.
Je ne pouvais pas en parler au professeur Chung Li. Il se serait moqué de moi. J’inventai des histoires différentes, des diagnostics faux mais plausibles, sachant que probablement il ne lirait même pas mon rapport.
Mais en même temps la peur commençait à s’infiltrer en moi, et avec elle la peur de la peur, et la peur de cette créature qui semblait s’en nourrir...




Portrait n°2

J’étais dans mon lit. J’avais du mal à trouver le sommeil. Malgré moi je ne cessais de penser à la vision horrible dont m’avaient parlé mes patients et la peur me paralysait. Mon coeur battait trop fort, j’allais sûrement faire une crise cardiaque et un oedème du poumon, j’allais mourir dans mon lit, ce soir, et mes parents auraient beaucoup de peine. Ou alors peut-être à force de rester sans bouger j’arriverais à m’endormir et demain j’aurais moins peur. Ou bien je serais paralysée à jamais, momifiée par cette peur monstrueuse, je ne pourrais plus bouger ni parler, et on retrouverait mon cadavre desséché et putréfié dans un ou deux mois... On frappa à la porte. Je crus que mon coeur allait exploser. Je me dressai d’un bond, et rassemblant ma dernière énergie je parvins à crier :
« Allez-vous en !
- Tu ne veux pas m’ouvrir ? », répondit la voix d’une femme âgée. « Si tu crois que cela me gêne... »
J’allumai la lampe. Je pris dans ma main droite mon couteau à viande et dans la gauche une image de l’Eveillé – on ne sait jamais.
Et tout à coup elle fut là devant moi, la vieille femme vêtue de noir, avec sa toque brodée, son visage d’un blanc lunaire, ses lèvres maquillées de noir, visqueuses et dégoulinantes, et ses yeux rouges qui me fixaient d’un air joyeux.
« J’ai faim ! », s’exclama-t-elle en passant sa langue rouge de serpent immonde sur ses lèvres noires.
Pourquoi ai-je réagi de la sorte ? Je n’en sais rien. Une inspiration divine, un miracle...
Il y avait une tablette de chocolat noir à peine entamée sur ma table de chevet. Je la lançai à la tête de l’apparition, qui s’en saisit au vol, et je l’entendis sucer la friandise avec des bruits ignobles – n’avait-elle donc pas de dents ?
En même temps, je vis ses pieds blancs se poser au sol et ses yeux se fermer dans un soupir d’extase.
« Mmmmmh... » murmura-t-elle. « Ca, c’est bon. Merci, jeune fille. Ca, c’est drôlement bon... C’est exactement ce que je voulais... »
Et elle disparut comme elle était venue.
Quand je me réveillai le matin suivant, la lumière était encore allumée, et j’avais un couteau dans une main et une image de l’Eveillé dans l’autre. Je courus à l’épicerie la plus proche acheter cinq tablettes de chocolat, que je glissai dans le tiroir de ma table de chevet.
Je ne mange plus de chocolat depuis ce jour, mais rien ne m’a plus jamais empêchée de dormir...
Narwa Roquen, on ne changera pas le monde aujourd'hui. Demain, peut-être...


  
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Réponses à ce message :
3 Exercice 35 : Narwa => Commentaire - Estellanara (Jeu 10 jul 2008 à 15:25)
3 Choco-addict - Liette (Mar 22 avr 2008 à 20:21)
       4 ça! - Clémence (Mer 23 avr 2008 à 20:54)
3 La thérapie de l'eau amère. - Maedhros (Ven 18 avr 2008 à 10:49)
3 Très joli - Elemmirë (Ven 18 avr 2008 à 10:40)
3 trop forte la chute !! - z653z (Ven 18 avr 2008 à 00:58)


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