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 WA - Participation exercice n°52 (Edit) Voir la page du message Afficher le message parent
De : Maedhros  Ecrire à Maedhros
Date : Vendredi 23 janvier 2009 à 22:52:40
En retard...

__________

Encapsulation



Je ferme les yeux...

Dehors, la nuit est tombée. La fenêtre n’a pas de volets. La lune baille derrière le gros arbre qui se dresse dans le jardin. C’est une silhouette de géant, noire et tordue, qui griffe le ciel de ses bras décharnés. Je ne l’aime pas après le coucher du soleil. Il n’est plus mon ami. On dirait qu’il m’épie et attend de moi quelque chose. J’ai l’impression qu’il est toujours un peu plus près de la vitre. Un peu trop près.

« Tu veux que je raconte une histoire, mon chéri ?»

Maman est là, douce et prévenante. J’ai posé ma tête sur l’oreiller à côté du Capitaine Flam qui bondit entre les étoiles, son laser à la main. La lampe de chevet jette une pâle et jaunâtre lumière. La grande pièce sous les toits a pris des proportions fantastiques. Les ombres envahissent déjà les coins les plus éloignés. Je n’aime pas cette vieille ferme. Elle est loin de tout dans la campagne berrichonne. A plusieurs kilomètres d’Issoudun. Très loin de Bordeaux. J’aime bien mes grands-parents mais je redoute l’épreuve de la chambre sous les toits. Surtout je redoute le moment où maman va quitter définitivement la pièce. J’entends les autres, en bas, rassemblés dans la grande salle où crépite un bon feu ! J’ai peur du moment où je vais me retrouver seul. Je suis l’unique petit garçon et je dois me coucher avant les grands. C’est injuste mais la justice semble n’avoir pas cours dans la famille! Et quand tout devient noir et silencieux, je me tiens aux aguets, le drap remonté jusqu’au menton. Le courage de l’intrépide Capitaine n’est pas d’un grand secours. Juste bon à me recouvrir la tête quand cela devient insupportable.

« Bon, je vois que tu as fait un sort aux croquets aux amandes de ta grand-mère ! » dit en souriant Maman en découvrant la coupelle vide où quelques miettes de biscuits racontent leur tragédie.

Maman est attentive. Elle est toujours proche de moi et n’oublie jamais que je suis son petit garçon. Elle est si belle et ses cheveux ressemblent à ceux d’un ange. Elle me prête quelques fois son peigne en nacre pour que je lui démêle ses longues mèches blondes aux reflets d’argent. Elle m’a dit que c’étaient les cendres de l’amour qui les avaient rendus ainsi. Bien sûr, je n’ai pas compris. A dix ans, il y a beaucoup de choses pas faciles à comprendre. Mais j’aime bien l’image. Je la conserve précieusement dans ma mémoire. Les cendres de l’amour. Ces mots vont bien ensemble.

Les voix venant du bas diminuent peu à peu d’intensité jusqu’à se confondre avec le bruit de fond, sourd et diffus. Je suis suspendu aux lèvres de ma mère qui vont me dévoiler l’histoire du soir. Maman n’a pas besoin de livre pour raconter des histoires mille fois plus intéressantes que celles qu’on achète. Elle trouve des idées sans effort juste en fronçant au début ses sourcils. Elle prend son temps pour planter le décor et décrire les personnages. Elle a le chic pour semer des fausses pistes qui ne mènent nulle part. Je suis fasciné par son timbre de voix. Une voix douce et mélodieuse qui sait rendre, rien qu’en appuyant légèrement sur un mot ou sur une simple syllabe, toute l’intensité d’une situation où la princesse est en danger! Elle me lance ce long regard complice, le signal habituel entre nous.

C’est le moment magique. Le moment où les volutes du récit vont s’enrouler tout autour de moi. Je frémis d’impatience. Plus rien n’existe autour. L’arbre aux branches menaçantes peut bien cogner au carreau, la brume peut bien se lever au-dessus de l’étang, l’orage peut bien déchirer le ciel, rien n’est en mesure d’écorner ma félicité. J’ai les yeux rivés à ceux de ma mère. Elle va commencer.

«C’est l’histoire d’un petit garçon. Il a à peu près ton âge, peut-être un peu plus jeune cependant. Il habite une ferme, un peu comme celle-ci. Une vieille ferme, abandonnée au bout d’un très long chemin plein d’ornières. Il a perdu ses parents et il a été recueilli par ses grands-parents paternels. C’est une histoire d’automne et de feuilles mortes. Une histoire joliment triste au début mais qui recèle des merveilles à la fin!

Ce petit garçon s’appelle Léo. Il ne connaît pas l’électricité et les automobiles. Je ne te parle pas des disques ou des cassettes. Il vit dans un autre temps bien différent de celui-ci. Le monde pour lui est immense. Toute une vie ne serait pas suffisante pour en faire le tour. C’est déjà tout un périple pour rejoindre la capitale où habite le Roi en son palais. Malgré la disparition de ses parents, Léo n’est pas malheureux. Passé les premiers chagrins, il continue son bonhomme de chemin. En ce temps-là, la vie n’avait pas la même valeur qu’aujourd’hui. La mort était plus proche des gens et ils vivaient avec. Ou si tu veux, ils admettaient leur sort et ne se révoltaient pas contre un destin malheureux. Mais ceci est une autre histoire.

Léo est un petit garçon aventureux. Il aime battre la campagne environnante, une fois les travaux de la ferme terminés. L’été est finissant mais les jours sont encore longs vers le soir. Alors il traverse le grand champ où quelques semaines auparavant, les épis de blé mûr se couchaient devant le cheval attelé à la charrue. Il gagne le petit bois perché sur une butte aux formes douces où se distinguent les grands chênes et les majestueux châtaigniers aux feuilles dentelées. Ce n’est juste qu’un petit bois mais pour Léo, c’est un monde immense et inconnu, un royaume enchanté où pépie un joli cours d’eau aux boucles paresseuses. »

J’écoute religieusement la voix intérieure qui me berce. Que de souvenirs enfuis remontent en moi en cet instant. Des senteurs familières trop longtemps oubliées, des images vieillies de courses vers l’étang, de couchers de soleil au-dessus des collines arrondies, d’animaux de la basse-cour accourant pour picorer les grains que je jetais avec hésitation. Je ferme les yeux pour mieux m’immerger dans cette réminiscence mémorielle. Mon attention est attirée vers la périphérie où une sorte d’ombre commence à s’insinuer, un filet d’encre de chine qui s’écoule peu à peu. Drainant mon attention... Non ! Je fais un effort pour revenir en arrière.

Ma mère poursuivait le récit.

« Il connaît un endroit caché où la source a creusé la pierre tendre jusqu’à former une sorte de petit bassin entouré de fougères et de longues herbes aux feuilles étroites aux couleurs sienne et mauve qui effleurent la surface d’une eau étale et sombre. L’eau n’est pas stagnante, un mince mais vif courant l’entraîne sous un gros rocher pour qu’elle puisse jaillir un peu plus loin. Les grands arbres délimitent une minuscule clairière de leurs colonnes brunes et droites tandis que leurs feuillages serrés modèlent une lumière déjà déclinante. De profonds buissons d’épineux se pressent entre les troncs, encerclant la clairière et renforçant ce sentiment de forteresse cachée qui plaît tant à Léo. Il a entendu les anciens conter les légendes qui courent sur le bois. Les flammes de l’âtre, dans le dos des conteurs, pétaradaient d’escarbilles quand ils évoquaient les créatures extraordinaires qui s’étaient réfugiées dans le bois lorsque les serviteurs de la Vraie Croix avaient converti les paysans et chassé leurs coutumes païennes. Léo l’Intrépide, comme il s’était rebaptisé, s’était enfoncé de plus en plus profondément sous les ombres des grands arbres pour découvrir, par hasard, une trouée peu visible qui s’infiltrait à travers les buissons formidables et apparemment impénétrables, pour déboucher dans la clairière de la fontaine. Le coeur de son Royaume où il s’est autoproclamé le Roi Caché. Il règne ainsi sur un vieil hérisson qui s’est peu à peu habitué à sa présence, un couple de lapins au pelage clair et soyeux et quelques écureuils qui bondissent dans les basses branches, tendant leur tête et agrippant l’écorce, toujours prêts à disparaître en un clin d’oeil quand il fait mine de s’approcher. Léo est un roi heureux qui veut le bonheur de ses sujets. Alors il les laisse tranquilles. Il s’allonge dans l’herbe fraîche et rêve en regardant les nuages qui passent dans le trou du ciel, bien au-dessus des têtes feuillues des plus grands arbres. Et le temps coule sans heurt.

Impossible de savoir l’heure, les montres n’existent pas. Quand Léo entend les échos, assourdis par la distance, de la cloche de l’église de Saint-Rémy qui appelle les fidèles pour le dernier office des vêpres, il reprend le chemin du retour. Jamais son grand-père ne l’a interrogé sur ses escapades depuis qu’il lui a avoué qu’il explorait le bois enchanté. Son grand-père est un homme bourru et travailleur mais au coeur d’or, qui ne sait pas exprimer ses sentiments. Les ans ont courbé son dos mais n’ont pas réussi à émousser sa vitalité. Pourtant, la vie n’a pas été tendre avec lui. Ses deux plus grands fils sont partis à la guerre, recrutés par les sergents du Roi et n’en sont jamais revenus. Trois autres de ses enfants ont été emportés par la maladie l’année même de leur naissance. Enfin, ses yeux se sont emplis de larmes quand son fils préféré, celui à qui il avait montré tous les secrets de la moisson, a succombé, avec son épouse, sous les coups impitoyables de bandits de grands chemins qui ont fait main basse sur le maigre trésor, quelques pièces d’or cachées derrière un moellon du manteau de la cheminée. Léo s’était réfugié dans une meule de blé d’un champ tout proche. Il n’avait pas cinq ans. Il a fini par oublier et voue désormais un amour quasi filial à ses grands-parents. »

Ces mots résonnent longuement en moi et je m’évade à nouveau du rythme apaisant de l’histoire. La ferme est silencieuse. Encadré par la fenêtre sans volet, l’arbre solitaire s’est doucement approché. Il me semble qu’il se penche vers la vitre comme s’il voulait aussi écouter le récit. Une grosse lune pâle s’arrondit à présent dans le ciel piqué d’étoiles brillantes. Le temps semble s’étirer à l’infini. Un pont aligne ses arches jumelles entre rêve et réalité. Je sens que je me tiens précisément au milieu et que le moindre mouvement rêvé ou réel risque de faire voler en éclats cet instant miraculeux. Je garde précautionneusement les yeux bien clos pour ne pas altérer le souvenir qui se développe délicatement autour de moi. Il devient difficile de maintenir ma concentration. Si je perds le fil de l’histoire, des choses horribles ne manqueront pas de survenir. Je ne veux pas me retrouver seul dans la ferme abandonnée à scruter les obscurités noirâtres où finiront par apparaître les fantômes familiers. Il ne faut pas que je perde pas le fil de l’histoire...

Dans le contre-jour nocturne, le profil du visage maternel se détache en ombre chinoise. Un halo d’argent danse sur ses cheveux. Pendant une fraction de seconde, elle semble si loin de moi. Si loin qu’elle paraît se dissoudre dans la clarté lunaire qui se déverse par la fenêtre. Il faut que je reste concentré sur l’histoire. La clé est cachée là.

«Léo est tranquillement allongé sur l’herbe rase. Un lapin sort des fourrés pour s’asseoir à quelques pas du petit garçon. Il attend. Léo tire doucement de sa poche quelques petits bouts de carotte qu’il lance vers son sujet aux grandes oreilles. Le lapin pince plusieurs fois ses narines avant de s’approcher prudemment des rondelles finement coupées. Ne quittant pas son seigneur des yeux, il commence de grignoter son festin, rejoint bientôt par madame Lapin qui attendait sagement en arrière. Un éclair roux dévale un haut tronc d’arbre. C’est un écureuil qui trottine sur une basse branche. Sa queue en panache fouette l’air derrière lui. Un à un, tous ses sujets sont rassemblés, jusqu’au vieil hérisson qui se pelotonne à un pas de Léo. Celui-ci extirpe encore de ses poches quelques friandises qu’il distribue à ses sujets. Le Roi Caché ne peut faire moins. Curieusement, Léo n’a jamais parlé à ses petits amis de la forêt qui, en retour, respectent son silence. Léo aime par-dessus tout le silence. C’est un trait de caractère qu’il partage avec son grand-père.

Soudain, un frémissement ride la surface étale du bassin, tirant Léo de sa rêverie. Ce n’est pas le vent. Aucun vent n’a jamais réussi à s’engouffrer dans le Royaume Caché. Ce n’est pas la pluie non plus. Léo observe attentivement. Le frémissement s’amplifie. Quelque chose semble se réveiller sous l’eau. Léo connaît la légende de la Dame de la Source, une de ses légendes préférées. Elle serait d’une grande beauté et elle surprendrait le chasseur qui s’aventurerait dans le bois après les feux de la Saint-Jean. Elle pose une question et malheur s’il ne peut répondre. Elle l’entraîne aussitôt avec elle au plus profond de la rivière pour en faire un serviteur docile. Quelque chose comme ça. Il y aussi des détails qui semblent beaucoup amuser les grandes personnes mais Léo n’a pas bien compris. Pas plus que les allusions qu’elles s’échangent avec force clins d’oeil entendus. Mais pour Léo, la Dame des Eaux est devenue la Reine Cachée. Léo n’a pas peur. Le Roi Caché ne peut avoir peur de la Reine Cachée, c’est évident. Alors, il attend.

A présent, la surface est agitée par de gros remous sonores. Une créature émerge progressivement sous les yeux ébahis de Léo. C’est une femme d’une merveilleuse beauté vêtue d’une longue tunique aux reflets moirés qui ruisselle de perles d’eau glissant en longs chapelets. Ses cheveux, du plus bel argent, tombent librement sur ses épaules et descendent jusqu’à sa taille. Sous son front orné d’un mince cerceau de métal poli, ses yeux sont clos. Léo s’attarde sur les délicates oreilles curieusement effilées. Il note aussi que le teint de l’apparition est aussi pâle qu’une lune d’hiver. Une force mystérieuse élève sans effort la créature au-dessus de l’eau jusqu’à ce que ses pieds en effleurent à peine la surface. Tout autour d’elle volent de minuscules créatures ailées, brillant d’un éclat presque insoutenable.

Une sourde inquiétude étreint maintenant Léo que la créature domine de toute sa taille. Elle finit par ouvrir les yeux , également d’une extrême pâleur, où se lit une insondable tristesse. C’est ce que ressent Léo. Elle semble s’apercevoir de sa présence car elle esquisse un léger sourire. Les petits animaux ne semblent pas effrayés. Au contraire, ils se sont même rapprochés. »

Maman reprend sa respiration. Elle me sourit fugitivement. Je voudrais me redresser pour la saisir dans mes bras mais le drap est lourd comme du plomb. Comme elle ressemble à la fée du conte. Aussi belle et mystérieuse. Je n’ose l’interrompre. Un enchantement singulier nous unit étroitement.. Elle est assise au pied du lit qui se creuse légèrement sous son poids et je n’aurais qu’à tendre la main pour toucher son bras. Je n’ai jamais été aussi proche d’elle Je n’avais jamais remarqué les rides au coin de ses paupières. Maman ne peut pas vieillir, c’est sûr, tant que je serai un petit garçon! Je serai toujours son petit garçon n’est-ce pas ? Toujours ! Maman tourne légèrement la tête vers la porte de la chambre mansardée comme si quelqu’un l’appelait d’en bas. Mais je n’entends rien. Elle esquisse un mouvement, prête à se lever. Puis elle se ravise et me regarde à nouveau et j’ai la sensation qu’elle voit profondément en moi.

« Ce n’est rien mon chéri. Laisse moi continuer. Tu aimes ça les histoires. Tu sais, je te raconterai de belles histoires tant que tu le désireras. Parce que tu seras toujours mon petit garçon!». Une indicible mélancolie m’étreint. Une main de glace passe dans mon dos et je frissonne malgré moi sous le drap et la couverture.



Heureusement, maman continue.

« La Dame de la Source était bien sûr une fée vivant là. Elle avait longuement observé Léo à chacune de ses visites. Dans ce bois, elle était la dernière de son espèce, une race belle et ancienne qui avait régné sur le monde avant l’avènement des hommes. Ces créatures aimaient la musique et le chant, la lune et les étoiles, les sciences et la poésie. Leurs demeures diaphanes et aériennes réconciliaient la nature et l’architecture. Leurs palais rivalisaient d’audace vertigineuse et d’harmonie gracieuse. Mais leur beauté était éphémère. Les inimaginables constructions auprès desquelles nos sept merveilles feraient fait pâle figure, disparurent sans laisser la moindre trace, la moindre empreinte poussiéreuse, le moindre vestige archéologique. Les matériaux reprirent leur destination initiale, gypse et porphyre, granit et marbre veiné, libérés des forces magiques qui les maintenaient sous la forme souhaitée. Non belliqueuses, les fées durent fuir devant la brutalité des premiers hommes pour se réfugier au plus profond des bois, au plus profond des eaux ou sur les corniches enneigées des plus hautes montagnes. Et les fées aimèrent la neige et la glace car elles leur permirent de construire à nouveau des merveilles froides et bleues, translucides et tout aussi éphémères, qui miroitaient sous le soleil d’altitude. Là haut, sur les toits du monde où dans les contrées hyperboréales, les royaumes des fées ont duré plus que nulle part ailleurs.

Mais, dans les vallées et les campagnes, pourchassées par les hommes qui domestiquaient violemment la nature, les fées qui ne voulurent pas quitter leurs belles demeures, se couchèrent et moururent. On dit que chaque fois qu’une fée disparaît, une étoile filante tombe du ciel. Certaines nuits, elles sont tellement nombreuses qu’il semble que toute la voûte céleste se couvre d’innombrables et fugitives rides luminescentes.

La Fée des Eaux dort le plus clair du temps tout au fond de la fontaine enchantée. Elle rêve à la gloire disparue de son peuple, aux horizons libres d’entrave, aux chants sous la lune et surtout à celui qu’elle aimait. Il l’aimait en retour mais la quitta malgré tout pour fuir avec ceux qui prirent les routes de l’exode. Cette fée n’est qu’amour. Régulièrement elle jaillit de sa couche marine et hante le bois pour constater amèrement qu’il n’est pas revenu. L’espoir du retour de son amant l’a maintenue en vie durant des siècles car les fées peuvent vivre mille ans sans vieillir d’une seconde. Elle est persuadée qu’il reviendra pour elle. Elle l’attend donc sans impatience. Quelques fois, elle rencontre un chasseur téméraire ou imprudent perdu au milieu des illusions enchantées que la fée tisse entre les arbres. Elle ne pense pas à mal, elle pense à son amour absent. Les sortilèges qu’elle dispose sur les chemins secrets du bois sont destinés à le conduire jusqu’à elle. Mais ces enchantements sont trop puissants pour de simples mortels. Hypnotisés par des apparitions féériques, ensorcelés par des chants captivants, subjugués par une musique délicieuse, ils courent à leur perte. Attirés sous la surface de l’eau, ils se noient irrémédiablement. La fée se désole mais ne se résigne pas à défaire ses sortilèges. Alors elle prend grand soin des noyés. Elle les allonge dans des conques de cristal qu’elle aligne dans le lit de la rivière, à l’abri des charognards et des outrages du temps. Leurs corps restent parfaitement conservés et le seront à jamais. Ou jusqu’à ce que la fée, fatiguée, décide de mettre fin à ses jours. »

C’est une histoire belle à pleurer que me raconte Maman. Elle ne m’a jamais raconté une histoire aussi longue. Elle ne fait plus attention à l’heure tardive. Je n’entends plus aucun bruit provenant de la grande salle d’en bas. La lune est énorme et la fenêtre ne parvient plus à la contenir toute entière. L’arbre élance ses branches dénudées qui strient la pâleur de l’astre nocturne. Il vient me chercher. Maman, protège-moi. Tant que tu racontes l’histoire, je suis invulnérable. Il ne peut m’atteindre. Il faut que j’arrive à m’endormir juste à la fin pour ne pas me retrouver seul et éveillé. Dans le sommeil, il ne m’atteindra pas. Maman, continue, je t’en supplie, continue...

Comme une bénédiction, elle reprend heureusement son récit.

« Bien qu’elle ne cesse de lui sourire, l’apparition de la fée paralyse Léo qui sent ses forces l’abandonner. Un petit cri s’étrangle dans sa gorge. La nature des fées ne leur permet pas d’enfanter et les enfants leur sont donc étrangers. Pourtant, la fée a conçu un étrange sentiment qu’elle a longtemps bercé. Un sentiment de possession qui a transcendé le sentiment amoureux. Elle a décidé que l’enfant serait sien. Aujourd’hui, elle vient le chercher pour l’emmener avec elle dans son palais sous-marin. Elle a tout préparé et il ne se noiera pas comme les autres. Elle a aménagé une chambre de cristal où il pourra respirer grâce à un ingénieux système de pompes et de tuyaux. Une fois qu’il se sera habitué à son nouvel environnement et qu’elle l’aura définitivement charmé, elle l’autorisera, de temps en temps, à jouer à l’air libre dans la clairière secrète.

Elle ne prononce aucune parole. Les fées n’utilisent aucun langage pour communiquer. Cela se passe à un niveau purement émotionnel et organique qui surpasse les pauvres limites du vocabulaire. Léo penche la tête, ressentant confusément le désir de la fée. N’en comprenant pas le sens, il lui substitue l’image de sa mère disparue. Devant ses yeux abusés, il la voit qui l’appelle, mélange de joie et de pleurs. Sa maman. Elle est revenue pour lui. Elle est là, à quelques pas à peine. Il pousse un autre petit cri, de bonheur cette fois. Son coeur bat la chamade. Sa maman. Le flot de souvenirs qui afflue, achève de troubler ses sens. Il se redresse vivement et fait un pas hésitant en direction de la berge. Planant au-dessus de l’onde étale, la fée tend ses bras vers lui tandis que s’élève un chant pur et vibrant, à la profonde harmonie. Sur le visage impénétrable de la fée, le sourire n’a pas disparu mais la concentration creuse ses traits sous l’effort qu’elle fait pour maintenir le contact mental et investir totalement l’esprit du jeune garçon.

Léo fait un second pas, au comble du ravissement. Il ne quittera plus sa maman qui le protègera à jamais. Plus rien ne les séparera et ils resteront ainsi jusqu’à la fin des temps. Ils vivront dans un palais magnifique. Léo n’aura plus à retourner dans la ferme inconfortable où il partage la paille et l’odeur forte des animaux. Il sera vêtu de riches vêtements et n’aura plus jamais ni faim ni froid. Encore un pas et il tombera dans les bras de sa mère. Un dernier souvenir le gêne quelque peu. Et ses grands-parents? Ne pourraient-ils pas venir également vivre dans le palais avec lui? Bien sûr, croit-il percevoir, mais un peu de temps sera nécessaire pour tout bien préparer mais en attendant...

Un pied déjà au-dessus de l’eau, en équilibre précaire, Léo va basculer.

- LEO !

La voix forte et grave interrompt le geste du jeune garçon. Son grand-père se dresse à l’orée de la clairière, le visage griffé par les épines des buissons gardiens, la chemise lacérée où le sang perle par endroits. Mais rien en ce monde n’aurait pu l’arrêter. Pas même la magie et les sortilèges de la fée.

En s’immobilisant, Léo secoue la tête comme pour chasser un mauvais rêve. Il se retrouve brutalement dans la clairière où le fantôme de sa mère laisse à nouveau la place à l’inquiétante présence de la créature des eaux. Il recule vivement. Instantanément, une froide colère déforme les traits de la fée qui lève les bras en un geste lourd de menace. Le vieil homme se place devant Léo :

- Prends-moi à sa place et laisse le repartir. Il est innocent et n’a pas mérité le sort que tu lui réserves. Je connais les rites anciens. Tu ne peux entraîner celui qui refuse de te suivre volontairement ou qui s’est libéré de tes enchantements. Léo a rompu le charme. Tu peux te venger sur lui mais il t’est définitivement inaccessible. Il ne t’accompagnera pas dans ta demeure sous-marine. Je te propose un marché. Je veux bien te suivre librement si tu le laisses repartir sain et sauf en faisant en sorte qu’il mettre tout ceci sur le compte d’un mauvais rêve! Qu’en dis-tu ?

La fée plonge ses regards liquides dans ceux du vieil homme. Elle soupèse les termes du marché. Un calme irréel plane sur la clairière. La fée n’est plus aussi puissante qu’au temps de sa gloire mais le pouvoir qui lui reste est suffisant pour déchaîner les éléments de façon très localisée. La foudre pourrait frapper à l’endroit même où se tiennent le garçon et son grand-père et les réduire en cendres. Une tornade irrésistible pourrait les disloquer comme des pantins ou les emporter comme des fétus de paille. Une vague monstrueuse pourrait s’abattre sur eux et les noyer en une fraction de seconde. Elle n’a qu’un geste à faire et tout sera dit.

Mais quelque chose dans les yeux du vieil homme retient son attention. Une flamme qu’elle croyait disparue. Une étincelle de fierté et de force qu’elle connaît bien. Cela ne peut être celui qu’elle attend depuis des siècles, la vieillesse n’a aucun sens pour la race des fées. Elle dirige ses pensées vers le vieil homme, scrutant les couleurs qui composent son âme. Certaines lui sont étrangement familières mais en proportions si faibles qu’elles en deviennent difficilement discernables. Le vieil homme ne répond à aucun des signaux subliminaux qu’elle lui adresse. Il n’est pas celui qu’elle attend mais il détient une parcelle de son essence éternelle et infalsifiable. Elle ne comprend pas la nature de ce prodige mais sa décision est prise.

Léo se couche lentement dans l’herbe rase. Il s’endort profondément et sa respiration devient calme et régulière. Son grand-père pousse un soupir de soulagement et sourit à la fée. Il s’avance rapidement vers elle et la suit quand elle s’enfonce sous les eaux. Au bout de quelques instants, la quiétude est revenue dans la clairière. Quelque part au-delà du bois, le soleil disparaît derrière l’horizon. »

L’histoire est terminée. Je le sais. Maman s’est tue. Comme à chaque fois. Je vais m’endormir tranquillement. Une odeur saumâtre flotte dans la pièce. Une odeur d’étang et de roseaux. Une odeur de brume et de vase. Cette odeur m’est familière. Un souvenir ennuyeux. Un goût d’eau grasse dans la gorge me fait déglutir péniblement. La sensation est très désagréable. Je ne veux pas me rappeler. Il faut que je m’endorme vite pour ne pas rester seul avec l’arbre au clair de lune. L’odeur devient persistante. Ma maman se lève et ses yeux sont rougis de larmes. Pourquoi pleure-t-elle? L’histoire se finit bien non? Le petit garçon est sauf. Maman regarde une dernière fois la chambre silencieuse avant d’appuyer sur l’interrupteur. La lampe de chevet s’éteint et la clarté lunaire envahit toute la pièce. Entre mes paupières qui deviennent lourdes, j’aperçois Maman, immobile dans l’encadrement de la porte. Elle pleure encore. Puis elle referme doucement la porte et je plonge dans le néant miséricordieux.

Je reviendrai. Dans un an exactement.

M


  
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Réponses à ce message :
3 Exercice 52 : Maedhros => Commentaire - Estellanara (Jeu 29 jan 2009 à 15:10)
       4 D'une explication. - Onirian (Jeu 29 jan 2009 à 16:54)
              5 L'inacceptable... - Narwa Roquen (Jeu 29 jan 2009 à 17:55)
                   6 Evidemment ! - Estellanara (Ven 30 jan 2009 à 14:36)
                   6 Oui... - Maedhros (Jeu 29 jan 2009 à 19:34)
                       7 fantôme ? - z653z (Ven 30 jan 2009 à 17:31)
                       7 Visions. - Onirian (Ven 30 jan 2009 à 10:38)
3 Commentaire Maedhros, exercice n°52 - Narwa Roquen (Lun 26 jan 2009 à 23:25)
3 Commentaire Wa 52 Maedhros - Onirian (Lun 26 jan 2009 à 18:44)
3 blabla - z653z (Dim 25 jan 2009 à 02:35)


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