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 WA - Participation exercice n°70 (edit 03/01/10) Voir la page du message Afficher le message parent
De : Maedhros  Ecrire à Maedhros
Date : Dimanche 27 decembre 2009 à 19:56:50
Bon, je suis très en retard... cette histoire comprend bien des personnages qui reviennent à la vie, l'auteur est effectivement présent... pour le reste...

3/01/10 : quelques modifications plus substantielles.
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NAMENLOS


I have a gift for you
I’ll show you the world behind the light
I’ll take you there tonight



Le train s’immobilise le long du quai. Je suis arrivé au bout de la ligne, à la fin du voyage. J’ignore ce qui m’amène là. Les autres voyageurs ont déjà tous quitté le compartiment et je suis le dernier. Pourquoi descendre? Qu’est-ce qui me pousse à accomplir ce que je redoute confusément? Pourquoi ne pas poursuivre le voyage? Tentation insidieuse et tellement rassurante. Etre l’unique passager d’un train fantôme, filant éternellement vers une destination inconnue à jamais inaccessible. Traverser à vive allure des successions de paysages, balayage flou et incompréhensible de couleurs et de formes estompées. Ressentir cette sorte de détachement qui n’appartient qu’à ceux qui sont à l'extérieur du cadre, qui se s’impliquent pas. Je suis dans ce couloir déserté, avec pour tout bagage une sacoche ventrue posée sur le sol. Je ne parviens pas à mobiliser une volonté suffisante pour bouger, pour descendre de ce maudit train. Pour affronter le réel. Tant que je suis dans ce wagon, je peux imaginer être encore ailleurs. Si je reste à l'abri du cône des probabilités, tout peut encore arriver. Le vieux principe de l’incertitude. Les démons de la physique quantique doivent sourire sur l’épaule du brave professeur Heisenberg. Tant que je suis à bord de ce train, je reste indéterminé.

A ce moment précis, je ne sais pas grand-chose de l’histoire qui se déploie autour de moi. Toutefois, lorsque je repartirai d’ici dans quelques poignées d’heures, je ne serai plus jamais le même. Un contrôleur de l’Österreichische Bundesbahnen passe la tête. Ses yeux s’arrondissent en me découvrant encore là. Je lui souris poliment mais il fronce les sourcils:

«Vous devez sortir maintenant. Le train est arrivé à Vienne!» me dit-il dans un anglais légèrement guttural.

Il croise les bras tout en me défiant du regard. Je me redresse à contrecoeur, attrape ma sacoche et m’enfuis dans le couloir comme un collégien pris en faute, sentant dans mon dos la réprobation outragée de l’employé du rail. Finalement, quelqu’un d’autre a pris la décision à ma place. Expulsé du cône, je file sur la trajectoire rectiligne qui m’est destinée, avec toutes les propriétés qui font de moi ce que je suis en cet instant.

Je sors de la gare, croisant les rares voyageurs qui se pressent pour rejoindre les trains en partance vers l’ouest. Je ne parviens pas à me défaire de cette sensation de cheminer au milieu d’un rêve. Le claquement de mes talons sur les dalles du grand hall des pas perdus ne m’est pas d’un grand secours. De part et d’autre, les guichets sont encore silencieux. Une pâle clarté m’accueille sur le parvis tandis qu’un air sec et froid envahit mes poumons. Ma respiration se met instantanément à former de légères volutes de condensation. Le ciel demeure fermé au-dessus du halo lumineux tissé par les grands réverbères. Temps blanc.

Les dés sont jetés. J’ai franchi une invisible limite et toute retraite m'est interdite. Comme un électron ayant traversé la plaque ajourée, l’onde de probabilité me propulse droit vers un point fixé à l’avance sur la figure d’interférence. Toujours cette maudite mécanique quantique, invariable et sourde au facteur humain.

Avant-hier, parmi les factures et les publicités, j’ai trouvé un pli inattendu aux couleurs de la SNCF. Dans l’enveloppe, il y avait un titre de transport établi à mon nom. Un aller retour non remboursable Paris – Vienne, en voiture couchette de première classe. Le départ était programmé le soir même de Paris. Aucune mention ne me permit de découvrir qui m’avait fait ce «cadeau» singulier.

Je me suis perdu en conjectures. L’ultime cadeau de ma femme? Cela aurait bien cadré avec son sens de l’humour mais cela ne pouvait être elle, elle qui m’effaçait peu à peu de son existence. L’attention délicate de mon éditeur? Lui n’avait pas le sens de l’humour. Furieux, il attendait depuis deux ans le roman que je lui avais imprudemment promis. L'inspiration me faisait défaut. Je tournais en rond depuis des mois au beau milieu d’un paragraphe qui ne menait nulle part. Alors qui? Mes amis? Ils avaient tous fui, lassés de mes sautes d’humeur imprévisibles. Mes créanciers? Ils m’avaient envoyé les huissiers. Mes maîtresses? Décevantes, elles s’évanouissaient imperturbablement avec l’aube. En fait, mon futur se résumait à l’ouverture des bars louches du Vieux Port où, accoudé au comptoir, je méditais sur le secret des amours de l’ambre et de la glace..

Alors pourquoi pas? Qu’avais-je à redouter? Qu’est-ce qui me retenait près de la Bonne Mère? J'étais las de voir lentement s'éloigner les grands navires de croisière vers d’autres horizons, au-delà de la mer? Ils me laissaient en arrière, impuissant sur la corniche. J’ai pris ma décision. J’ai éteint l’ordinateur sans chercher à sauvegarder mon travail. De toute façon, c’était de la merde. J’ai fourré quelques affaires dans un gros sac et j’ai attrapé le premier TGV pour Paris. A la gare de l’Est m’attendait l’Orient Express, ce train légendaire, au luxe ostentatoire et au charme suranné. Le voyage a duré toute la nuit. Contemplant les étoiles dans le ciel, je savais que je remontais en quelque sorte le temps. Bien ou mal, j’irai au bout de ce voyage.

Et me voilà ce matin à Vienne, la cité bâtie sur une ligne de faille. La ville de la Pomme d'Or n’a jamais réussi à concilier les mondes qui l'ont façonnée et entre lesquels elle est demeurée écartelée. Vienne est une ville de lumière et d’ombre. Est-ce elle qui m'a appelé?
Je baragouine un peu l’allemand mais je suis sans illusion, je suis un étranger en terre étrangère. Le tramway s’avance entre les voiles de l’aurore naissante. Je me presse pour rejoindre la station. Encore un quai. Encore des rails. J’achète un ticket à la borne et je monte dans une voiture. Je dois détoner car les conversations cessent et les regards convergent vers moi. Je fais front un instant puis je capitule, m’abandonnant à la contemplation des immeubles qui se dressent le long de l’avenue. Les façades sont monumentales. Je me perds un peu parmi les styles architecturaux, mais tous sont lourds et orgueilleux. J’ai l’impression que ces bâtiments ont vu bien plus de merveilles que tous les brillants esprits qui ont déambulé à leurs pieds. Chacun d’eux est un géant de pierre assoupi dont les rêves sont peuplés de riches et tumultueux souvenirs où se mêlent le faste des valses impériales et la gloire des aigles bicéphales. Ils n'en ont cure et gardent les yeux fermés sur mon passage. Un passé prestigieux dort sous chaque pierre. Qui suis-je pour le réveiller?

Dans ce contexte singulier, la chanson qui s’élève dans mes écouteurs, prend soudain une dimension onirique surprenante:

The feeling has gone only you and I.
It means nothing to me.
This means nothing to me.
Oh Vienna!


Bien sûr, il ne peut en être autrement. Il y a une part de moi qui espère une réponse à la question que je ne veux poser. Il y a un mystère qui m’attend ici et tout ce que je pourrais tenter pour l'esquiver est voué à l’échec.
Les accords ternaires d'une valse languide emplissent la vacuité de mon âme, accordant leur rythme sautillant à mon état d'esprit. La valse tourne et tourne encore. J'aime la sensation d’ivresse qui s’empare de moi. J'éteins le mp3. Plus besoin de subterfuge. La valse ne cesse de tournoyer, faisant battre mon coeur à l’unisson. Je suis vivant et demain est un autre jour.
Place Roosevelt. Je suis arrivé à destination. De l'autre côté de la rue, l'hôtel Regina est un bâtiment majestueux, Je m'engouffre sous ses arcades pour atteindre l'accueil. L'hôtesse aux joues rouges me tend le badge de ma réservation. Elle me souhaite en souriant un agréable séjour. Je refuse le dialogue que me proposent ses yeux tendrement bleus. Trop tôt ou trop tard. Quand j'ouvre les volets, les premiers flocons de neige se sont mis à danser sous la voûte cotonneuse d’un ciel percé par la flamboyance g_o_t_hique des flèches jumelles d’une église toute proche. Plus loin, de l’autre côté de l‘édifice consacré, un parc étend ses pelouses rectilignes, m’invitant à une méditation songeuse. Une indéfinissable proximité sentimentale se dégage de ces allées parfaitement alignées.

Dix heures déjà? Le temps passe à une vitesse erratique. J’ai faim. Faim? Stupéfait, je me découvre littéralement affamé. Je croyais avoir perdu tout appétit depuis que le curseur du traitement de texte s’était bloqué au beau milieu d’un paragraphe, au bout d’un mot inutile. Impasse. Plus aucune idée pertinente. La barre clignotait désespérément, attendant vainement le caractère suivant. J’ai fini par laisser l’écran allumé après avoir désactivé toutes les mises en veille automatiques. Chaque matin, le curseur m’accueillait en palpitant, toujours au même endroit. Comme la magie n’existe pas, l'espoir s'estompa peu à peu.

Ce fut le début d’une interminable glissade qui ôta tout relief et toute saveur à ma vie. Je ne désirais plus rien sauf l’alcool. Je compris bien vite que c’était mon sang qui en réclamait, pas vraiment moi. Ma faiblesse triomphant de ma volonté, j’ai lâchement continué de boire et le monde extérieur a cessé définitivement d’exister.

C’est quelque part au cours de cette descente que j’ai commencé à remarquer leur présence. A entrevoir du coin de l'oeil des silhouettes ténues et translucides. La lumière incidente les trahissait en ne se réfléchissant pas exactement comme elle l’aurait dû quand elle les traversait selon un certain angle. Elles me faisaient penser à ces effets de marquage qui persistent sur une dalle plasma quand une image statique est restée trop longtemps affichée. Cachées juste sous la surface de la réalité, elles n’étaient jamais bien loin de moi, immobiles et aucunement menaçantes. Elles semblaient attendre. Attendre quoi? Attendre qui? Moi? Peu à peu, elles se sont approchées au plus près de ce que l’on pourrait appeler des amies, discrètes et étonnamment fidèles, patientes et attentives. Jusqu’à ce que je prenne ce train. Elles ne m'ont pas suivi à bord.

J’ai faim. Faim de ces délicieux croissants que l’on ne trouve qu’ici, au coeur moelleux et sucré. Ou mieux. Oui, beaucoup mieux. Une, non deux belles parts d’Apfelstrudel. Le goût de la cannelle et des pommes acidulées m’envahit la bouche, me faisant d'avance saliver de plaisir. Oh oui! Je désire deux grosses parts accompagnées d’un café noir et généreux, confortablement installé au fond d’un kaffeehaus chaleureux. Est-ce que cela fait aussi partie de la trajectoire quantique? Que m’importe. J’ai faim.
J’enfile ma parka et je dévale les escaliers. Je rends le badge à la charmante hôtesse. Au passage, je glane sur le comptoir un petit dépliant illustré de la capitale autrichienne présentant le plan sommaire de son centre historique. Voilà, il y a ce que je cherche, pas très loin. Le Querfeld’s Wiener, à quelques centaines de mètres d’ici, sur le Ring, le boulevard périphérique intérieur de Vienne, juste en face de l’Université. Je sors de l’hôtel et je laisse derrière moi l’église votive pour longer le parc que j’avais aperçu tout à l’heure de ma fenêtre. Une plaque m’indique qu’il s’agît du parc «Sigmund Freud». La trajectoire quantique continue. J’avais pourtant choisi cet hôtel par hasard, sur un site de voyage en ligne qui bradait ses invendus. Le royaume des rêves n’en finit pas de m'ensorceler! Quelque chose grandit en moi. Des embryons de mots qui disparaissent à peine nés, formant des esquisses de phrases éthérées. Leur sens m’est encore caché. Il me sera révélé quand j’aurai compris toute cette histoire.

La neige a enveloppé le décor urbain d’une fine pellicule cotonneuse qui étouffe les bruits de la rue. Sur les trottoirs, les visages s'illuminent d’une joie presque enfantine. Sur la chaussée, les véhicules glissent lentement au sein d'un silence ouaté que brise la sonnette caractéristique d’un tramway. C’est une note pure et cristalline qui, l’espace d’un instant, paraît refuser de s’éteindre. Les mains enfoncées dans les poches, je me hâte de rejoindre le café. Au-dessus, le ciel est d’un blanc étincelant comme si un soleil têtu s’obstinait à vouloir transpercer sans succès l’épaisse couche nuageuse. La lumière en résultant est dense et vibrante, modelant chaque chose de façon féérique. Demain, c’est Noël. Vienne aime Noël et Noël le lui rend bien. Existe-t-il ailleurs en ce monde, un endroit où la magie de Noël surpasse celle de Vienne? Je n’en connais pas.

L’enseigne du café est toute proche quand je l’aperçois, de l’autre côté du boulevard. Solitaire, il est immobile au beau milieu du trottoir, obligeant les passants à le contourner. Gêné par la distance et le miroitement de la neige, je ne parviens pas à distinguer précisément ses traits. C’est une haute silhouette, sombre et digne. Il tend sa main gauche vers moi. Quand il l'ouvre, elle est vide. La figure très nette du Commandeur s’impose à moi et je frémis sous la violence des coups qui ébranlent mon âme. Que doivent-ils me rappeler? Quand je reprends mes esprits, il a disparu. Je suis troublé. Ai-je rêvé? Non, ce n’était pas une apparition! Je revois parfaitement les gens l’éviter soigneusement. Si je traversais le boulevard, je trouverais les traces qu'il a laissées dans la neige. Ce n’est pas un fantôme et, j’en suis intimement convaincu, il fait partie de mes connaissances. Mon bel optimisme a refroidi de plusieurs degrés. Je fouille en vain mes souvenirs. Pourtant, c’est quelqu’un qui a été très près de moi. Je pressens qu’il appartient lui aussi à cette trame où tout semble déjà écrit.

Quand je pousse enfin la porte du Kaffeehaus, l’endroit correspond exactement à l'idée que je m'en faisais. Une atmosphère douillette et chaleureuse. Des tables simplement mais délicatement dressées. Le ronflement d’un énorme poêle en fonte trônant au fond de la salle. Des murmures feutrés et un long comptoir de bois clair et lumineux derrière lequel s’affairent deux jolies serveuses en costume traditionnel. Je repère une table à l’écart, libre et loin des fenêtres. Je m’y installe en soupirant d’aise. Après le froid mordant du dehors, la douce chaleur qui m’enveloppe me réconforte. Je commande une grande tasse de café et deux parts d’Apfelstrudel. Le calme ambiant apaise progressivement mes craintes. Je saisis un journal qui traîne sur une chaise voisine. Si l’autrichien est proche de l’allemand, les rares différences truffent ma compréhension déjà hésitante de grands points d’interrogation. De guerre lasse, je profite de l’arrivée de ma commande pour renoncer à poursuivre la lecture. Heureusement, le gâteau est tout à la fois croustillant et fondant à souhait. Le café apporte une tonalité forte et boisée qui se marie idéalement à la douce saveur de la cannelle. La terre peut s'ouvrir à mes pieds en cet instant et le diable m'appeler du fond de l'Enfer, je ne cèderais ma place pour rien au monde.
La porte s'ouvre brusquement. Au sein d’une bourrasque de froid qui me fait frissonner, une bande d'étudiants s’engouffre dans le café, attirant immédiatement les regards réprobateurs des clients attablés. Les jeunes gens ont l'air de s'en moquer royalement et viennent s'abattre comme une nuée de corbeaux sur la table d'à côté. Je remarque les bagues d'argent, les coiffures étonnantes et le style recherché, presque précieux, de leurs sombres vêtements. Je connais cette mouvance, héritière des courants musicaux new-wave des années quatre vingt, frôlant quelques fois le mouvement g_o_t_hique jusqu'à mêler le noir et la nuit aux froides sonorités des boîtes à rythmes. Ce sont les enfants spirituels d’Ultravox, de Human League ou de New Order. Ils passent leur commande et entament, à voix basse, une discussion animée.

Une des filles assises avec eux attire mon attention même si elle me tourne le dos. Je ne suis fasciné par l’incendie rougeoyant de ses longues mèches qui possèdent la couleur de ces torrents de lave s’échappant d’un volcan en éruption. Séduction magnétique. Cela devient si visible qu’un de ses voisins ne tarde à surprendre mon intérêt et, en souriant, se penche vers l’objet de ma curiosité. Il lui murmure quelques mots à l’oreille. Elle se retourne pour me lancer une longue oeillade. Elle ne s’attarde pas et reprend sa conversation. Avec difficulté, je parviens à faire abstraction de son charme envoûtant et je me replonge dans le déchiffrage du journal.

Un brouhaha interrompt ma laborieuse lecture. Les jeunes gens se préparent à quitter les lieux. Diable, mon horloge intérieure est vraiment déréglée. Ils ont déjà tous revêtu leurs lourdes pelisses et se dirigent vers la porte. La fille aux cheveux rouges s'arrête à ma hauteur. Elle est si près que son visage est penché au-dessus du mien. Dans l’eau claire de ses iris se reflète une interrogation muette. Sans mot dire, elle claque la paume de sa main sur le bois ciré de la table, me faisant sursauter. Elle a plaqué un morceau de papier soigneusement plié. Quand je relève la tête, elle est partie.

Déplié, le papier se révèle être une affichette pour un concert gratuit. Le nom du groupe s’étale en lettres stylisées sous la photographie en noir et blanc d’un couple qui s’enlace en fixant l’objectif. Malgré le grain assez grossier de l’image, il ne fait aucun doute qu’il s’agit de la même jeune femme. Le concert aura lieu ce soir dans un club appelé le Rhiz situé sur le Gûrtel. J’ignore où cela se trouve mais je ferai tout pour la revoir.

A quoi bon s’alarmer? Vienne est une ville magnifique qui plonge ses racines au plus profond de ma fibre européenne. Pourtant, certains disent que Vienne est indolente, qu'elle est la capitale endormie d’un pays à la gloire évanouie. Je règle l’addition. Dehors, la neige a cessé de tomber. Je relève le col de ma parka et je me dirige vers la station de tramway.

Je descends un peu plus tard aux abords d’une place où une statue équestre monte une garde vigilante devant la Hofburg, la résidence d’hiver des Hasbourg.

Je ne mêle pas aux touristes agglutinés aux guichets et je pénètre dans un vaste jardin presque désert, saupoudré d’une fine couche d’un blanc immaculé. Au-dessus des nuages qui s’écartent apparaît un ciel au bleu délavé. J’ignore le nom de ce parc mais j’apprécie son atmosphère tranquille. J’ai l’impression de sortir du temps présent et je ne suis donc pas surpris de découvrir, au détour d’une allée, un temple grec au chapiteau supporté par six colonnes doriques. En m’approchant de ce monument incongru, je déchiffre l’inscription qui figure sur une plaque rivée à une petite borne de pierre. Je suis devant le temple de Thésée. N’était-ce pas ce héros légendaire qui, incapable de retrouver par ses propres moyens la sortie d’un terrible labyrinthe, a suivi le fil magique que lui avait remis une femme amoureuse? Nos histoires ont un point commun. Comme le héros tragique, je progresse selon une trajectoire que je ne maîtrise pas.

«La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles...»


La voix s’est brusquement élevée dans mon dos, s’exprimant dans un français impeccable. Je me retourne pour me trouver face à face avec un homme dans la belle quarantaine qui pourrait faire un excellent commercial. C’est un de mes péchés mignon que d’essayer de deviner la profession de ceux qui s'adressent à moi. Je remarque une cicatrice sur son cou, une fine zébrure qui disparaît sous le col d’une chemise de bonne coupe. J’ai son nom sous le bout de la langue mais impossible de m'en souvenir. Il me tend une main gantée. Sa poignée est franche, cela colle bien au personnage.

«C’était vous tout à l’heure?» Cette question me brûle les lèvres.

«Ah non, je ne crois pas. C'est notre première rencontre... à Vienne!»

«Mais... on se connaît n’est-ce pas?»

«Beaucoup plus que vous ne pouvez l’imaginer!»

«Vous êtes...»

«...André voyons! André.»

Ce prénom n’éveille rien. Je me montre un peu plus direct

«Veuillez m’excuser, je sais bien que je vous connais mais je n’arrive pas à...»

«Rappelez-vous! Une route dans le nord. Le nord de la France bien sûr. Ma voiture était en panne dans la forêt, en pleine nuit! Sans vous, qui peut dire ce qui se serait passé!»

Cela ne m’évoque absolument rien. Je n'ai jamais porté assistance à un automobiliste en détresse. Moi, m’arrêter pour aider autrui, c’est la meilleure! Je tente néanmoins de masquer ce trou de mémoire en poursuivant poliment la conversation.

« Puis-je vous demander pourquoi vous êtes à Vienne? Pour le réveillon?»

« Sans doute pour les mêmes raisons que vous!» me répond-il.

« Oh, j'en doute! Je suis ici vraiment par hasard. On m'a offert un séjour, presque tous frais payés!»

«Sympathique attention. Vienne est une ville qui cache des merveilles insoupçonnées croyez-moi!On n'y vient jamais par hasard!»

«Vous la connaissez donc bien?»

«Disons que je m’y sens comme chez moi. Vous savez, cette sensation d’être en parfaite harmonie avec ce qui vous entoure! Il y a un endroit près du Danube où j’aime à me reposer. Il faudrait que vous puissiez y venir à la Toussaint. Durant quelques brèves journées, au bord de l’eau, on se croirait vraiment au paradis!»

«C’est pour ça que vous avez cité Baudelaire!»

«Oui. Vous connaissez ce poème?»

«Les Correspondances? Euh, guère plus que le premier quatrain malheureusement!»

«Personnellement, je préfère le premier tercet!» Il récite à mi-voix:

Il est des parfums frais comme des chairs d'enfants,
Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,
Et d'autres, corrompus, riches et triomphants...


«Je vous y conduirai!»

«Où ça?»

«Là où vous pourrez sentir ces parfums! Mais laissons ça voulez-vous? Il est presque midi et je connais un restaurant où on prépare les meilleurs schnitzel de Vienne! »

«Des schnitzel?»

«Des escalopes! Une spécialité viennoise qu'ils servent avec des pommes de terre tièdes! C’est copieux et ça tient au corps. Idéal en cette saison! Vous êtes bien sûr mon invité!»

Il siffle deux fois. Quelle n’est pas ma surprise en voyant s’avancer une calèche tirée par deux chevaux blancs. La caisse est d’un noir profond tandis que les rayons des hautes roues sont peints en rouge vif. Le conducteur de l’attelage est un vieux bonhomme tout ridé qui nous sourit, les jambes emmitouflées sous une épaisse couverture de laine. Il est curieusement attifé d'un uniforme bleu et or.

«C’est votre moyen de transport habituel?»

«Non, juste pour aujourd’hui alors il faut en profiter!»

Nous grimpons dans le «bateau» où André, puisque je ne sais toujours pas son nom, me tend un gros plaid.

La balade est magnifique sous un soleil froid et pâle. Je dois reconnaître que c’est une expérience singulière que d’observer le monde à bord d'une calèche. Les perspectives sont différentes, comme décalées. André se montre un guide incollable. Il ne mentait pas quand il disait que Vienne n’avait aucun secret pour lui. Il me parle patiemment des trésors du musée de l’Ethnologie et de la bibliothèque nationale. Il m’explique que la Hofburg compte plus de deux mille cinq cents pièces et une dizaine de bâtiments. Il me décrit avec force détails les appartements impériaux et notamment ceux de la reine-impératrice Elisabeth, plus connue sous le nom de Sissi. «Saviez-vous que cela s’écrit officiellement Sisi?». Il est intarissable. Captivé par mon Cicéron, bercé par l’agréable balancement de la nacelle, émerveillé par tout ce que je vois, je savoure sans retenue ce moment unique.

La promenade s'achève devant le Figlmüller, un restaurant pittoresque avec le personnage jovial et bonhomme qui nous accueille, accroché au fronton de la porte cochère. La salle est loin d’être bondée. André me conduit à une table située près d’une fenêtre donnant sur une galerie couverte. Une jeune femme est déjà attablée. Son teint est pâle, presque trop pâle. Sa peau est également d’une blancheur impressionnante et ses cheveux sont d’un blond très clair. Elle porte une paire de lunettes aux verres teintés qui dissimulent ses yeux. Je l’ai déjà rencontrée elle aussi. Et le plus incroyable, c’est que je suis incapable de me rappeler son nom. Ce n’est pas une de mes maîtresses éphémères. Dommage,cela aurait pu expliquer le cadeau. Ce n’est pas mon genre même si elle n’est pas dénuée d’un charme insolite et troublant. Elle doit être médecin ou infirmière car elle a conservé une sorte d’uniforme qui ressemble d’assez près à ceux des personnels de santé.

«Vous connaissez Liliane?» me dit André en s’asseyant lourdement.

«Non... enfin... je ne crois pas!»

«Vous avez eu un problème avec votre mémoire?» s’étonne André. «Ne me dites pas que Liliane est une inconnue pour vous! Liliane, aide-moi s’il te plaît. Il ne se souvient pas de moi non plus!»

La jeune femme retire lentement ses lunettes. Ses iris sont d’un bleu très pâle où danse une petite flamme grenat. Ce regard me met très vite mal à l’aise et je triche en fixant un point situé derrière elle, vieux truc appris en psychologie.

«André! André! Tu vas trop vite. Tu sais bien que cela n’est pas aussi simple que tu le crois! Laissons-lui du temps! »

Sa voix est très douce mais curieusement atone. J’ai la désagréable impression qu’elle joue un rôle. Qu’ils jouent un rôle. Qu’ils composent à mon intention des personnages. Elle esquisse un léger sourire avant de continuer.

«Oui, nous nous connaissons. Mais ne vous inquiétez pas, il est normal que vous ayez du mal à vous rappeler des circonstances! Quand cela sera le moment, tout s’éclairera!»

Je suis un peu nerveux. Les probabilités de rencontrer inopinément deux anciennes relations ici, dont je suis incapable de me rappeler où et quand je les ai connues et plus encore, dont j’ai oublié jusqu’à leurs noms, sont voisines de zéro. Et je ne suis pas bon en maths! Je soupçonne un coup monté, une arnaque. Serais-je en train d’être piégé? Comment s’appelait cette émission? Surprise sur prise? Quel intérêt? Je ne suis pas un auteur médiatique et je n’ai jamais dévoilé ma véritable identité. Seul mon pseudonyme figure sur la couverture de mes écrits. Pas de quoi faire exploser l’audimat. Non. C’est autre chose. Je pense à toute vitesse en faisant semblant d’étudier la carte.

Je surprends le long regard complice qu'échangent André et Liliane par-dessus la table. Ils sont de connivence. Mais dans quel but? Ma fortune. Le solde de mon compte en banque n’est pas bien gros. Un garçon s'approche de nous.

«Schnitzel pour tout le monde?» demande André.

J’opine du chef. Cela m’évite de parler.

«Oh non, elles sont énormes ici !» proteste Liliane «Je vais plutôt prendre une salade composée.»

«C'est noté!» dit le garçon.

«Avec une bouteille de Kremser Blauer Zweigelt !» ajoute André.

Nous nous regardons en silence. Je suis face à Liliane et André est à ma droite. La salle s’est remplie. Je m'efforce de reprendre la situation en main. Je ne dois pas me contenter d’accepter passivement les évènements. Je me jette à l'eau.

«Il y a quelque chose que je ne comprends pas. Hier matin, j’ignorais que je serais là aujourd’hui. C'est un fait. On m’a offert ce voyage à Vienne...»

«... qui «on»?» m’interrompt André en contemplant son verre à pied comme s’il pouvait y lire l’avenir.

«Je ne sais pas. Vous peut-être?» Je l’ai dit. C’est une hypothèse comme une autre mais elle se tient. Cela expliquerait ces rencontres... fortuites.

«Intéressante suggestion!» murmure André.«Cela vous rassurerait-il?»

«Peut-être après que vous m’ayez expliqué pourquoi! Et pourquoi je ne me rappelle pas de vous!»

Liliane se penche vers moi.

«Il y a tant de choses qu’on oublie. Tant de choses. On oublie nos rêves de jeunesse. On oublie nos plus belles histoires d’amour. On oublie les promesses que l’on a faites. On oublie les douleurs que l’on a causées. On referme des tiroirs et on en jette les clés. Ces tiroirs où sont rangées les lettres d’amour qu'on ne lit jamais plus. Croyez-moi, l’oubli est le plus beau cadeau que Dieu nous a fait. Sans l’oubli, arriverions-nous encore à nous regarder dans le miroir?»

Ces mots sont voilés d’une tristesse insondable et pourtant empreints d'une douceur infinie. Cette femme me fait songer à un ange. Oui, elle n’appartient pas à ce monde. Elle le frôle, l'effleure comme une caresse ailée. Un oiseau sur la branche. Elle traverse la vie comme une ombre, invisible aux yeux de tous. C’est ce que je devine quand je plonge mes regards dans les siens. Elle est d’une envoutante beauté. Je crois que j'aurais pu l'aimer. Oui. J'aurais pu.

«Comment nous sommes-nous rencontrés? Vous étiez avec André dans cette forêt?»

«Non!» Elle secoue doucement la tête.«Nous avions un ami commun à Poitiers.»

«Poitiers? Je crois n'avoir jamais mis les pieds à Poitiers!»

«Martial, un militaire. Il était malade. Très malade. J'étais là quand il nous a quittés. Vous aussi en quelque sorte!»

Tous ces noms, tous ces lieux résonnent en moi, éveillant des échos endormis. J'ai l'impression de m'acharner à essayer d'ouvrir un rideau coincé. Le souvenir remonte vers la surface, je le sens. Martial, le militaire, André et sa voiture en panne dans la forêt et Liliane, non Lili... oui, c'est ainsi que je la connais aussi. Je suis frustré comme si j'essayais de retenir un rêve déchiré qui s'évanouit irrémédiablement.

«Lili?»

Ses yeux brillent soudain d'un éclat intense. Elle pose une main aérienne sur la mienne en exerçant une douce pression. Elle ne dit rien mais son regard est éloquent. Il me manque beaucoup de morceaux du puzzle mais la première pièce est à sa place. Lili. T'ai-je aimée au moins une fois?

Ce moment magique vole en éclats quand les serveurs s'avancent. Le premier fait adroitement glisser devant nous les assiettes contenant chacune une énorme escalope dont le fumet est particulièrement agréable. Le second dépose le plat de pommes de terre tièdes et la salade pour Liliane tandis que le sommelier décachète une bouteille d'un vin à la couleur rubis.

André attaque sa viande avec un plaisir évident. Il mâche longuement en plissant les yeux et à chaque gorgée de vin, il fait claquer sa langue contre le palais.

«Ces escalopes sont définitivement succulentes. C'est bon de se sentir en vivant non?» me dit-il en me donnant un léger coup de coude. «Dites-moi ce que vous mangez, je vous dirai qui vous êtes!»

Lili manie ses couverts comme des instruments chirurgicaux, découpant les rondelles de tomates avec de petits gestes méticuleux. Elle ne parle pas, se contentant de nous regarder à tour de rôle. André a raison. Le veau est tout simplement délicieux dans sa chapelure dorée et croustillante. Tout comme les pommes de terre nappées d'une sauce à la moutarde. Le vin souple et vif apporte le bouquet final, magnifiant la richesse des saveurs dans la bouche. J'ai recouvré l'appétit.

«Il y a une explication n'est-ce pas?» Je pose la question en ne regardant personne en particulier.

«Il y a toujours une explication! La raison ne peut pas perdre le nord!» André s'essuie les lèvres avec un pan de sa serviette. «Sinon serions-nous tous les trois à bavarder tranquillement comme des touristes venus réveillonner à Vienne?»

«Je peux la connaître?» J'essaie de garder une voix égale.

«Il est trop encore tôt.» me répond Lili. «Je vous promets que rien ne vous sera caché mais il vous faut encore patienter!»

«Est-ce que vous aimez les manèges?» me demande à brûle-pourpoint André en repoussant son assiette vide.

«Les manèges? Euh...»!

«Alors, il faut que vous voyez celui de Vienne, dis-lui Liliane!»

«André a deux bonnes raisons, poursuit Lili. La première c'est que c'est magnifique et la seconde, c'est qu'il ne peut en être autrement. Mais celle-ci, vous ne l'ignoriez pas!»

L'enchaînement des événements m'empêche de mettre de l'ordre dans mes idées. Je suis sur la crête d'une vague qui me pousse vers la plage. L'image me traverse l'esprit. Je suis un surfeur qui tente de ne pas finir sous le rouleau. Si je perds l'équilibre, je me noie. Alors mieux vaut ne faut pas résister. Je crois que c'est un principe de base du surf.

André paie l'addition et quand nous sortons du restaurant, la calèche nous attend.

«Bonjour Werther» dit Lili en souriant au vieux bonhomme.

«Bonjour mademoiselle Lili!» lui répond-il d'une voix chaude et profonde.

«Partons, il est quinze heures passées. La représentation ne va pas tarder à commencer et le Winterreitschule n'est pas à côté!!» reprend André en s'installant à ma droite. Lili est toujours face à moi, ses genoux touchant les miens.

«Vous aimez les chevaux?» me glisse Lili. «Les Lipizzans sont les plus beaux chevaux du monde!»

Je commence à apprécier ce moyen de transport. Malgré le flot des voitures de cette fin d'après-midi, la calèche se faufile sans encombre jusqu'à la Hofburg. Elle stoppe au pied d'un édifice majestueux, devant une porte monumentale encadrée par de hautes statues. Nous pénétrons dans un endroit merveilleux aux proportions gigantesques. Sous la galerie où nous nous trouvons, une grande piste de manège est recouverte d'un sable roux profond. Deux paires de poteaux blancs se font face vers les deux extrémités de la piste. Au sommet de chaque poteau est fiché un drapeau replié que je devine autrichien. Nous ne sommes pas seuls. Une foule de touristes se presse joyeusement autour de nous et sur la galerie supérieure. De nombreuses fenêtres percent les façades claires, laissant pénétrer la maigre lumière du jour déclinant. Trois énormes lustres, suspendus à la voûte au-dessus de la piste, sont déjà allumés.

Un air de musique classique accueille l'entrée des cavaliers et de leurs superbes montures blanches. Ils sont vêtus d'une culotte de cheval immaculée et d'un haut d'uniforme brun foncé garni d'une double rangée de boutons dorés. Gantés de blanc et bottés de noir, ils portent tous un chapeau à deux pointes orné d'un ruban d'or plus ou moins large.

Au rythme de la musique, toujours en cadence, les cavaliers font preuve d'une aisance ahurissante, enchaînant les figures parfaitement exécutées. Les piaffers, les passages et les pirouettes se succèdent sous les acclamations enthousiastes des spectateurs. Lili se serre contre moi mais je ne sais pas si c'est réellement volontaire. Les chevaux ont une élégance et une intelligence qui forcent mon admiration. Quand ils se cabrent et maintiennent la posture durant de longues secondes, je suis définitivement conquis. Les cabrioles font rire les enfants qui ne mesurent pas la somme de travail nécessaire pour atteindre cette perfection.

Soudain éblouie par une sorte de flash, ma vision se trouble et deux images se superposent. Durant un très court instant, j'aperçois distinctement un grand cheval noir qui porte debout sur son dos, vêtue d'un habit de lumière, une frêle cavalière, bras tendus à l'horizontal. Elle se cambre lentement en arrière, telle une souple danseuse étoile puis, se redressant, elle adresse un baiser à un spectateur situé au-dessus d'elle, non loin de l'endroit où je me tiens.

En suivant le vol de ce baiser, je remarque, accoudé à la balustrade, un homme qui la fixe éperdument. Sa chevelure d'un roux étincelant enflamme ma mémoire et plus encore cette petite mèche qui forme une boucle de feu sur son front presque aussi pâle que celui de Lili. Et puis cela passe. Il n'y a plus rien, ni le grand cheval noir, ni sa ravissante écuyère. Tout s'est dispersé comme la fumée dans le vent. Seule demeure en moi la certitude que je connais cet homme.

«Oui, tu as raison!» murmure Lili. «Mais ne cherche pas. Il ne nous a pas dit son nom. »

«Il était là bien avant nous. Il quitte rarement cet endroit. Il y a quelque chose qui le retient.» ajoute André en haussant les épaules.

«Mais il n'a jamais rien voulu nous dire quoi!»

«Il va venir?» Je suis un peu nerveux.

«Non. Pas maintenant. Cela ne serait pas une bonne idée! Il est un peu fou. Il ne faut pas le distraire quand il vient ici. Il assiste à toutes les répétitions et à tous les spectacles donnés par l'Ecole Espagnole.» me répond Lili en me prenant la main. Son contact me rassure.

«Pour une fois, c'est moi qui vais vous étonner, dis-je. Je sais ce qu'il recherche. Elle est là»

«Elle?» demande André.

«Son amour. Cet amour qu'il a perdu. J'ai vu son fantôme sur la piste. C'est une écuyère, comme on en voit dans les cirques!»

«Les femmes... les femmes....» soupire André. «Quand elles nous mettent le grappin dessus, elles ne nous lâchent plus! Je me suis damné pour une femme. Mais vous connaissez mon histoire non? »

Le spectacle s'achève. André fait un petit geste en direction de l'homme à l'accroche-coeur puis nous nous dirigeons vers la sortie. Dehors, dans la nuit déjà tombée, la calèche est toujours là. On dirait que le froid n'a pas de prise sur Werther.

«André, je dois aller là ce soir!» je lui montre l'affichette du concert.

Il la saisit et l'examine rapidement. Il sourit et la tend à Lili qui n'en veut pas.

«Le Rhiz? C'est une boîte de nuit branchée sur Stadtbahnbogen. Une trotte pour s'y rendre. Il est vingt heures. Nous pouvons t'y déposer pour que tu ne loupes pas cette fille!» continue-t-il en clignant de l'oeil!»

«Et... vous m'accompagnerez?»

«Moi, je préfère les Eagles, si tu vois ce que je veux dire! Non, le look vampire de supermarché et leur bazar de pacotille, très peu pour moi! On te dépose simplement.»

«La nuit n'appartient pas aux vampires!» confirme Lili. «La nuit nous appartient. Cette nuit en particulier. Pour tous les autres, c'est le réveillon et ils s'empiffrent en attendant d'ouvrir les boîtes. Ils font la fête en valsant sur les parquets vitrifiés. Ils oublient dans les bulles et la musique. Comme toi. Cette nuit de réveillon est une seconde chance qui t'est offerte. Ne la gâche pas.»

«Alors c'est comme ça que cela se termine?»

«Qui dit que c'est terminé? Est-ce que la nuit s'achève? Non, elle se lève à peine. Ce n'est qu'un au revoir mon ami.»

Les rues de Vienne sont brillamment illuminées et l'air translucide est aussi délicat que le plus fin cristal de Bohème. Les façades sont parées de mille couleurs tandis que nous filons entre les voitures immobiles, empruntant un itinéraire à l'écart des grands axes de circulation. Notre vitesse n'est pas naturelle. Aucune secousse, des trajectoires s'inscrivant presque miraculeusement dans les virages. Certaines fois, nous rasons les carrosseries de si près que je ferme les yeux en redoutant la plainte inéluctable du métal déchiré. Mais je n'entends que la respiration régulière des chevaux dont les naseaux forment des halos de vapeur. Le froid me mord cruellement malgré l'épaisse couverture remontée jusqu'au cou. Je n'ai plus aucune notion du temps et des lieux. André et Lili gardent le silence. Tous les feux clignotent quand nous traversons sans ralentir les carrefours. Sur son siège devant nous, Werther est aussi immobile qu'une statue. J'ai l'impression d'être Alfred, en plus vieux, filant droit vers l'auberge de Shagal, m'attendant à ce que les loups hurlent dans notre sillage.

Quand la folle course s'immobilise enfin je crois que je ne parviendrais jamais à déplier mes membres engourdis. Les abords du Rhiz sont quasi déserts. Quand je pénètre dans le club, le concert a déjà débuté. La salle est plongée dans la pénombre. Je ne peux m'approcher des abords de la scène, pris d'assaut par des spectateurs frénétiques. Je parviens néanmoins à me glisser sur le côté et à me caler le dos contre un pilier de métal. Un ballet minimaliste de quelques projecteurs élabore des ambiances g_o_t_hiques, alternant nappes violettes et effets stroboscopiques. Le duo est là. Lui porte lunettes noires et costume de même couleur. Tempes rasées, une crête de cheveux court sur le haut de son crâne. Dandy post-apocalyptique. A ses côtés, elle est vêtue d'une longue et sombre robe qui lui dénude le haut de la gorge et les épaules. Ses bras sont entièrement gainés de noir. Derrière eux, une poignée de musiciens s'occupe des guitares, des claviers et de la batterie. En retrait, je distingue à contre-jour deux violonistes et un violoncelliste.

La musique est orientée darkwave même si elle me semble, sur certains arrangements, emprunter des ingrédients pop, recourant à des effets faciles de guitares saturées et à des mélodies assez prévisibles. Le batteur cogne ses fûts à tout rompre pour dominer les boîtes à rythmes au tempo «dance floor» dont la régularité est toute électronique. Dans un registre g_o_t_hique classique, voix angélique et voix sépulcrale, ils chantent alternativement en anglais et en allemand. Les paroles, puisées à la même source, me paraissent souvent adolescentes,. Néanmoins je passe un bon moment et je me surprends même à marquer la cadence sur certains passages très
enlevés.

Soudain à la fin d'un morceau, sans transition, toutes les lumières s'éteignent, plongeant la salle entière dans la plus totale obscurité. Les arpèges d'une guitare surgissent de nulle part, ligne claire et nostalgique. Puis sa voix s'élève, légèrement chaude et vibrante. Presque a capella. Une magie délicate est à l'oeuvre. Une lumière blafarde et vacillante se focalise sur son visage, lui conférant une dimension surnaturelle.

Tief im Schatten alter Rüstern
Starren Kreuze hier am düster
Uferrand
Aber keine Epitaphe
Sage uns wer unten schlafe
Kühl im Sand (*)


J'ai des frissons qui me parcourent le corps quand elle prononce ces mots qui me frappent en plein coeur car c'est à moi qu'elle s'adresse. Elle paraît différente. Je n'arrive pas à savoir en quoi mais elle est plus distante, presque surhumaine, comme née hors de ce monde. Elle me fait une confidence. Elle me murmure un secret perdu. Et chaque phrase éveille en moi des images oubliées. Sur son visage comme baigné d'un éclat lunaire, dans ses yeux qui s'attachent irrésistiblement aux miens, je lis une prière muette, un serment qui n'a pas été tenu, une terre balayée par les tempêtes d'un autre âge... J'ai menti, j'ai oublié... dis-moi... dis-moi encore... rappelle-moi... La voix masculine se joint à cette mélopée qui me frappe de stupeur. Juste un mot, un seul, douloureusement mélancolique :

Namenlos
Namenlos


Je tressaille quand les cordes des violons se mêlent aux arpèges, renforçant l'émotion qui m'emporte sur des chemins que j'ai jadis foulés, loin de cette terre. Elle marche devant, invisible, me guidant de sa magnifique voix. Les percussions et la boîte à rythmes accélèrent le tempo bientôt suivies par le martèlement tellurique de la batterie qui accentue un sentiment d'urgence grandissant. La scène est brutalement illuminée par des éclairs de lumière bleue où musiciens et chanteurs deviennent des spectres aux gestes saccadés. Elle me regarde toujours. Quand son compagnon reprend ad libitum «Namenlos», elle lui répond : «Wir bleiben hier (1)». Mais je sais bien que ces mots me sont destinés. La chanson s'achève dans les plaintes rageuses et désespérées des violons, à la limite de la dissonance. Avant que les lumières ne s'éteignent définitivement et que les applaudissements ne viennent rompre le charme, c'est une autre femme qui est debout sur la scène. Je reconnais ses traits, des traits que j'ai sans doute rêvés. Elle me conjure de tenir une dernière promesse quand le cône de lumière se referme lentement sur elle. Il ne subsiste bientôt qu'une fleur rouge avalée lentement par les ténèbres. Elle m'a donné rendez-vous avant que cette nuit ne s'achève.

Je me précipite à l'extérieur. La calèche est bien là. Lili et André m'attendent. Tout en grimpant à leurs côtés, je demande d'un ton pressant :

«André, Namenlos... ça t'évoque quoi?»

«Pas grand chose hormis sa signification. Mais si tu me demandais plutôt où se trouve le «Friedhof der Namenlosen (2)» alors je te répondrais : bien sûr cher ami! Je sais où il se trouve et Werther se fera un devoir de nous y conduire! N'est-ce pas Werther?»

Sans répondre, Werther se retourne et me sourit. Werther? Il lit dans mes yeux la parfaite incrédulité et, toujours souriant, il hausse les épaules. Il fait claquer son fouet et les chevaux reprennent leur course. Une lune toute ronde nous accompagne en dansant sur l'horizon. Il est plus de minuit et les rues sont étrangement vides.

Nous regagnons le centre ville de Vienne et nous longeons bientôt un mur interminable.

«C'est le grand cimetière de Vienne. Derrière ces murs reposent le divin Mozart, Strauss, les trois, Beethoven, Brahms, Schubert et Gluck... et tant d'autres! égrène André. Je ne peux imaginer qu'ils soient tous tous là, couchés dans le froid. A quoi peuvent-ils rêver? Je voudrais bien être enterré auprès d'eux pour percevoir ne serait-ce que l'écho de leur musique. Car je crois que seule survit la musique non?»

«Nous ne dormirons jamais là, tu le sais bien. Aucun cimetière ne nous accueillera, aucun prêtre n'ouvrira la terre pour nous!» Lili le reprend vivement. «Notre ami le sait fort bien!»

Je le devine. C'est impensable, extraordinaire. Tout simplement impossible. Je refuse de me rendre à l'évidence. Tous les signes sont là. Je n'ai qu'un effort à faire et le rideau se lève sur mon théâtre d'ombres. Un tout petit effort. Les souvenir affluent à la surface gelée de ma mémoire. Je n'ai plus envie de savoir. Je ferme les yeux pour bâtir un mur de pierre et les contenir derrière. La course folle continue. La fin approche, inéluctable. C'est si pénible d'achever une histoire. J'observe Lili dont le visage est aussi pâle que la lune accrochée au bout du ciel. Ses mains délicates enserrent les miennes et maintenant je me rappelle leur étrange pouvoir. Elle me semble si fragile, diaphane, presque transparente. André me dévisage et mesure en souriant les progrès que j'accomplis. Il sifflote doucement l'air d'une chanson. Hôtel California. Il ne pouvait en aller autrement n'est-ce pas? Il ne faut pas que je réfléchisse. Pas encore. Elle m'a donné rendez-vous. Je ne le manquerai pas.

La calèche s'engage dans une allée qui traverse un immense parc. De part et d'autre, s'étendent de larges pelouses pétrifiées où les arbres lèvent leurs branches dénudées pour implorer en vain la clémence des dieux. C'est alors que, sur une petite éminence dominant l'allée, j'aperçois la silhouette d'un animal fabuleux qui se détache en ombre chinoise sur le disque lunaire. D'une taille hors du commun, il semble sortir tout droit d'un bestiaire fantastique. Le plus impressionnant, ce sont les bois qu'il dresse fièrement au-dessus de sa tête majestueuse. Une ramure large et puissante, aux enfourchures belliqueuses, que nul cerf en ce monde n'a ou ne portera jamais. Le seigneur des Cerfs. Avant que je puisse alerter mes compagnons, il s'est éloigné entre les ombres du bosquet tout proche.

«Il est là pour toi, lui aussi! Son apparence est différente mais ne t'y trompes pas, c'est encore lui. Celui que tu as aperçu sur le boulevard ce matin!» La voix d'André est subitement très sérieuse. «Nous sommes tous là pour toi. Tout à l'heure, j'ai vu à ton expression que tu comprenais ce qui t'arrivait. Il nous reste peu de temps avant d'atteindre le cimetière. Ils t'attendent tous là-bas! Dis-lui Lili.»

Lili n'a pas lâché mes mains. Elle se penche vers moi:

«Oui. Nous sommes tous revenus pour toi. L'oubli est un enfer. Tu nous as oubliés et tu n'as pas tenu tes promesses. Nous sommes tous là-bas et tu ne peux imaginer combien nous sommes nombreux près du fleuve. Du Danube puisque tel est le nom que tu lui donnes. Il en porte beaucoup d'autres. Il y a très longtemps, il marquait même la limite du monde civilisé et du monde barbare. Mais en fait, il s'écoule bien au-delà des frontières de ce monde.»

Quand elle prononce le dernier mot, la calèche s'immobilise dans une sorte de friche industrielle. Je reconnais les formes arrondies ou saillantes et verticales d'installations portuaires. L'eau n'est pas loin, des effluves marins embaument un air lourdement chargé d'humidité. La clarté lunaire travestit les couleurs de l'enclos de dimensions modestes qui s'offre à nous, légèrement en contrebas. De grands ormes se pressent derrière les murs qui en délimitent le pourtour. De nombreuses croix s'élèvent à même le sol. Aucune pierre tombale, aucun monument funéraire. Gardant l'entrée, une pancarte, surmontant un Christ crucifié, indique laconiquement : «Der Friedhof der Namenlosen 1840 -1900», le cimetière des anonymes. Je suis enfin arrivé.

Je me retrouve soudain seul. André et Lili ne sont plus à mes côtés. Seul devant l'entrée du cimetière. N'ayant plus rien à perdre, ni à gagner, je fais un pas en avant. Puis un deuxième. Les croix sont alignées, serrées les unes contres les autres. Sur la plupart, il est simplement inscrit «Namelos». Aucun nom, peu de dates. Une étrange nostalgie et une tristesse poignante règnent ici. Un autre panneau attire mon attention où est calligraphié une sorte de poème. Au fur et à mesure que je le déchiffre, je me rends compte que c'est ce que la fille aux cheveux rouges chantait tout à l'heure. D'ailleurs, j'entends sa voix plus que je ne lis les deux derniers autres couplets :

Still ist's in den weiten Augen
Selbst die Donau ihre blaue
Wogen hemmt
Denn sie schlafen hier gemeinsam
Die, die Fluten still und einsam
Angeschwemmt


Alle die sich hier gesellen
Trieb Verzweiflung in der Welle
Kalten Schoß
Drum die Kreuze die da ragen
Wie das Kreuz das sie getragen
"Namenlos". (**)


«Ici sont enterrés les malheureux qui se sont précipités par désespoir dans les eaux du Danube. Le fleuve les a ramenés sur ses berges et, comme nul ne pouvait les identifier, ils furent ensevelis anonymement. Nous sommes comme ces malheureux. Oubliés et anonymes.»

C'est elle. C'est sa voix. Juste derrière moi. Je redoute qu'en lui faisant face, tel Orphée remontant des Enfers, elle ne disparaisse. Aussi je ne tente aucun geste, me contentant de demeurer immobile.

«Ces tombes renferment bien plus que les âmes tourmentées de ces inconnus. Elle contiennent également tous les rêves abandonnés, tous les souvenirs oubliés, toutes les amours enfuies, toutes les possibilités écartées. C'est un des pouvoirs de ce fleuve. Nous nous sommes échoués sur cette berge quand tu nous a oubliés. Nous qui étions l'essence même de tes rêves! Non, ne te retourne pas. Regarde tout autour, ils sont tous venus pour toi!»

Entre les croix, j'aperçois en effet des silhouettes qui se précisent peu à peu. Je reconnais la vielle dame qui berce un bébé, le vieillard sardonique qui flatte son petit républicain, le paysan qui tient la longe de l'ombre d'une petite vache... Et comme je regarde, ils se lèvent sous la pâle lueur de la lune fuyante. Il y a un soldat qui rampe près des fourrés, un étrange homme aux traits changeants qui saigne sans blessure apparente, et un autre aux oreilles effilées qui se tient comme une statue... Je me rappelle! Je laisse le flot de mes souvenirs submerger ma mémoire... Ils sont tous là, chacun me renvoyant une infime parcelle de ce que je fus. En fait, chacun d'eux est l'éclat d'un miroir brisé. Lorsque je les aurai tous reconnus, le miroir sera à nouveau entier et mon reflet sera à l'intérieur. Je m'étais perdu. Ils m'ont ramené sur la terre ferme.

Les larmes coulent sur mes joues. Je les aime tous. Sans exception. Chaque fois que je regarde l'un d'eux, chaque fois que nos regards se croisent, sa silhouette s'estompe. Elle ne disparaît pas vraiment car je la sens si vivante en moi. Et chaque fois, je me sens un peu plus complet. Bientôt, le cimetière des anonymes a recouvré sa tranquillité. Il ne reste plus aucune manifestation étrangère à ce monde. Je suis revenu et j'ai tant à faire. Je rebrousse chemin. La calèche attend toujours. Werther soulève son képi et me fait un grand sourire. Il tend son bras, m'indiquant une direction.

Elle est là, à quelque distance, comme je l'ai toujours imaginée. La lune elle-même ne parvient pas à éteindre le feu de ses cheveux. Elle sourit et me fait un dernier salut.

«Ce n'est pas un adieu!» me crie-t-elle. «Nous nous reverrons sur d'autres terres et dans d'autres histoires. Ne perds pas foi en ce que tu crois. Jamais! Et essaies de tenir les promesses que tu fais!» ajoute-t-elle d'un ton enjoué.

A ses côtés, le grand cerf pousse un long et profond brame. Entre les bois de sa puissante ramure, juste au-dessus de son front, resplendit une gemme dont l'éclat ternit les étoiles du ciel. Elle lui caresse le poitrail et tous deux se détournent et s'enfoncent dans l'ombre des grands ormes.

Il faut que je rentre à présent, j'ai une histoire à écrire...

M

(*) Traduction personnelle du poème écrit par le comte Wickenburg:

Dans l'ombre profonde de vieux ormes
Des croix s'élèvent
Au bord de la rive automnale
Mais pas d'épitaphe
Prévient celui qui repose plus bas sous le sable froid

(**) Les prés verdoyants sont tranquilles
Même le Danube réprime ses vagues bleues
Car ils dorment ici tous ensemble,
Ceux que les marées ont nonchalamment ramenés un par un

Tous ceux qui sont rassemblés en ce lieu,
Se sont jetés par désespoir dans les vagues.
Leurs croix qui s’élèvent là, comme celles qu’ils ont portées,
Ne portent « aucun nom »


N.d.A.

(1) : Nous restons ici
(2) : Le cimetière des anonymes


  
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3 Exercice 70 : Maedhros => Commentaire - Estellanara (Ven 29 jan 2010 à 11:19)
       4 Une piste... - Narwa Roquen (Ven 29 jan 2010 à 22:41)
3 Commentaire Maedhros, exercice n°70 - Narwa Roquen (Mer 6 jan 2010 à 23:44)


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