Version HTML ?

Messages FaeriumForum
 Ajouter un message Retour au forum 
 Rechercher un message Statistiques 
 Derniers messages Login :  S'inscrire !Aide du forum 
 Masquer l'arborescence Mot de passe : Administration
Commentaires
    Se souvenir de moi
Admin Forum 
 Derniers commentaires Admin Commentaires 

  WA - Participation exercice n°78 Voir la page du message Afficher le message parent
De : Maedhros  Ecrire à Maedhros
Date : Jeudi 3 juin 2010 à 21:06:39
une histoire comme je les aime... saignante... et les innocents me fatiguent.

LES SIRENES DE PANDEMONIUM


PLAY

Elle regarde par la fenêtre. L’aube s’approche dans le ciel immense, au gris lourd et bleuté, cette couleur dont il se pare lorsqu’il hésite entre ombre et lumière. Dans l’entrée, la respiration paisible de la comtoise égrène doucement le temps qui passe. Il passe pour tous sauf pour elle car elle, elle attend. Depuis si longtemps maintenant. Elle a vu défiler d’innombrables saisons. Oh, elle n’est pas hors du temps. Hors du monde. Bien sûr que non. Elle aime, elle pleure, elle rêve aussi mais sans jamais cesser d’attendre. Son coeur est loin d’être vide, sec ou aride. Elle possède un amour infini et lorsqu’elle vous regarde droit dans les yeux, vous avez l’impression de plonger dans l’océan tant son regard est bleu et liquide. C’est une sorcière savez-vous? Une sorcière sans doute parce que nul n’ose imaginer qu’elle est une fée. Un de ces êtres fabuleux qui fascinent notre pauvre imagination. Car de nos jours, qui croit encore aux fées? Elle attend, ai-je dit. Elle attend son retour.

Elle vit dans une adorable maisonnette perchée tout au bord d’une vertigineuse falaise de craie qui surplombe l’océan atlantique. Le vieux chemin tout en lacets serrés qui mène à là-haut est en si mauvais état qu’aucun véhicule à moteur ne s’est jamais risqué à l’emprunter. Pas même les modernes tous-terrains rutilants et bruyants conduits par les riches Parisiens qui viennent flâner les week-ends de printemps en pays cauchois. Seule une minuscule carriole à hautes roues, tirée par un cheval jaune étonnamment fringuant, affronte sans grande difficulté les profondes ornières et les nids de poules qui jouent à cache-cache. Quand elle descend en ville, les enfants se retournent sur son passage et lui font de grands signes joyeux de bienvenue. La vieille dame qui tient les rênes leur sourit tendrement en retour et ils sont envahis d’une bouffée de bonheur inexplicable. Leurs chagrins et les soucis enfantins s’évanouissent jusqu’à ce que la carriole tourne au coin de la rue. Il ne leur reste alors qu’un souvenir agréable et évanescent, comme le goût fruité d’un sucre d’orge. La vie est belle et il fait bon vivre. Mais ce ne sont que des enfants alors ils s’en souviennent le temps d’une chanson. En ville, tous la connaissent mais nul n’en parle et surtout pas aux étrangers. Dès que la belle saison ramène les cohortes de touristes blafards, elle se fait encore plus discrète, plus transparente, presque invisible. Chose étonnante, elle n’apparaît sur aucune carte postale et aucun reportage ne lui a été consacré. Chose prodigieuse, aucune trace d’elle non plus sur les photos ou sur les films de vacances. Cela n’a jamais ému personne. Pour vous en convaincre, interrogez ceux de vos amis qui ont séjourné à Etretat. Aucun ne se souviendra l’avoir aperçue. Ils vous le jureront. Et pourtant, ils l’auront tous croisée un jour ou l’autre au hasard d’une promenade sur la plage de galets gris ou sur le chemin qui couronne les falaises. Ne vous ai-je pas dit que c’était une sorcière?

J’ai dit aussi que c’était une vieille dame. Oui, c’est vrai. Comptez les galets de la plage. Le résultat est encore de loin inférieur au nombre de ses années. Il faut s’approcher d’elle plus près, beaucoup plus près. Alors impossible de ne pas succomber à son charme délicieux, à son regard pétillant et à son sourire qui ferait fondre le plus dur des granits. Et puis, si vous poussiez l’audace jusqu’à vous approcher plus encore, pénétrer le cercle impalpable d’intimité qui flotte autour d’elle comme un anneau magique, alors oui, vous seriez véritablement en danger. Un danger pourtant aussi doux que l’aile nuageuse d’un ange. Ses lèvres dessineraient rien que pour vous une invitation sensuelle à la suivre sur des sentes suaves et parfumées où les choses triviales et brutales n’ont jamais existé. La ligne de sa nuque, qu’elle ploie comme le col d’un cygne, appelle furieusement le baiser et vous n’en seriez jamais rassasié. Les courbes de sa gorge inclinée vous poursuivraient jusque dans vos rêves les plus enfiévrés. Oui, si vous pouviez vraiment la voir telle qu’elle est réellement, sa flamme droite et pure vous aveuglerait à coup sûr et vous pourriez rester pétrifié mille ans comme ces trolls au fond de l’antique forêt. Il y a longtemps, elle a embrasé d’un seul regard le coeur d’un prince qui servait lui-même un tsar. Et l’âme romantique de ce slave s’est envolée vers une félicité sans égale. Ce prince-là se serait jeté sans hésiter de la falaise rien que pour un sourire de cette femme. De cette fée. Mais je m’égare. Elle attend son retour.

De sa fenêtre, elle surveille l’horizon. Comme chaque jour depuis la dernière fois. Cela remonte à... oh, tant que ça ? C’est un autre avantage de paraître très âgée. L’apparence physique devient intemporelle à partir d’une certaine limite. Les années qui se succèdent ensuite refusent de s’additionner aux précédentes. Personne n’a réellement pris conscience que cela fait beaucoup trop longtemps qu’elle se promène sur la plage à marée basse. Lorsque les prémisses de cette interrogation émergent des brumes vers la raison, elles en sont immédiatement chassées comme des fumerolles par grand vent. Et le moment passe, sans importance, aucune culpabilité ne subsiste. N’ a-t-on pas tout le temps devant nous pour se la reposer? Remettons ça à plus tard. Oui, cette question est toujours remise à plus tard. Les enfants grandissent et les adultes qu’ils deviennent oublient régulièrement qu’elle ne paraît pas plus âgée qu’il y a vingt ans, trente ans, quarante ans... Encore sont-ils bien loin de la vérité. Ce n’est qu’au crépuscule de leur vie, juste à l’instant de clore définitivement les paupières, qu’ils l’entreverront fugitivement Mais trop tard, la porte de lumière se sera déjà découpée sur les ténèbres du couloir des angoisses et ils ne veulent rebrousser chemin, emportant avec eux leur étonnement.

Il viendra de l’océan. Il vient toujours de l’océan. Comme lorsqu’il avait débarqué avec les barbares blonds descendus du Nord pour piller la côte il y a des siècles de cela. Il était fier et ténébreux, grand et fort, très différent de ses pâles compagnons qui semblaient le craindre. Elle était là puisque, entre eux, ce n’est qu’un perpétuel recommencement. Elle se baignait dans l’eau claire d’une fontaine, après avoir étendu sur l’herbe fraîche du pré, le linge qu’elle venait de lessiver. Ils avaient tenté de la soumettre à leur brutal désir mais il les en avait empêchés d’une voix puissante. Il leur avait montré un signe dans le ciel, un éclair froid entre les nuages amassés devant le soleil. Les barbares aux âmes simples et craintives renoncèrent alors à leur vil dessein. Avant qu’ils ne repartent porter le fer et le feu dans les villages des alentours, il lui avait souri. Un sourire de carnassier, aux lourds sous-entendus, le sourire d’un ennemi intime et éternel. Frémissante et droite, elle lui faisait face, nullement apeurée. Ce jour-là, elle n’avait pu contrarier ses plans. Il venait réclamer un autre tribut pour son Maître. Elle ne gagne malheureusement pas à chaque fois.

Alors, au coeur des nuits les plus profondes et les plus glaciales de l’hiver, lorsque le vent qui descend tout droit du septentrion tourbillonne en grondant derrière les volets clos, elle les entend parfois supplier et gémir. Des voix désincarnées et lointaines. Elle tente vainement de se boucher les oreilles. Mais les plaintes et les pleurs la taraudent sans relâche jusqu’au petit matin où seules les premières lueurs apaisent son âme tourmentée et chassent le démon.

A l’Est, le soleil débute prudemment son ascension vers le zénith. Elle est déjà vigilante, face à la fenêtre tournée vers l’ouest. Le fauteuil à bascule s’immobile soudain dans un dernier grincement. Son regard se fige et ses traits se creusent davantage, signes d’une extrême tension. Ses mains deviennent des serres qui se referment crochues sur les accoudoirs du fauteuil. On dirait que le temps l’a rattrapée d’un seul coup. Elle paraît si frêle et si fatiguée en cet instant précis. Il y a un point sur l’horizon, un tout petit point qui semble bien inoffensif à cette distance. Dans le ciel, les doigts de la Déesse n’ont pas encore fini de peigner les cheveux de jais de la nuit qui s’endort. C’est une bateau de pêcheur comme il en existe de nombreux le long de la côte. Sa vue porte loin. Là où tout homme ordinaire aurait besoin d’un puissant télescope, elle parvient à reconnaître les lignes du bateau, à estimer la hauteur du mât et à discerner la silhouette qui se tient dans la cabine du petit bolincheur. Sur la proue, au-dessus des bandes peintes en rouge et en blanc, elle distingue aisément les lettres et les chiffres qui indiquent son port d’attache. Elle connaît par coeur tous les bateaux de tous les ports qui bordent ces côtes. Celui-ci n’a jamais figuré sur les listes de la capitainerie de Fécamp.

Il vient toujours de la mer. Elle repense aux vieilles bigotes qui chuchotent entre elles, les dimanches à l’heure de la messe, à l’ombre de Notre Dame de la Garde, la chapelle érigée au sommet de la falaise d’Amont. Quand elle les entend échanger à voix basse les ragots où elles vouent aux flammes éternelles les femmes volages et les maris infidèles, elle sourit. Car elle sait que l’enfer n’a jamais été sous leurs pieds. Dans le véritable Enfer aucune fournaise ardente, aucun damné empalé sur une broche cruelle que tournent des démons cornus et sautillants. Non. Ce ne sont que superstitions et billevesées. Si les vieilles chouettes l’interrogeaient, elle pourrait en dire beaucoup. Mais la vie n’est pas un banal jeu de devinettes.

Son rôle, sa mission est de veiller sur ce rempart de craie battu par les vents et le ressac. Elle et d’autres sont postées le long des rivages de ce monde. Ne vous êtes-vous pas aperçus que les eaux ne cessent de grignoter les plages, progressant inéluctablement vers l’intérieur des terres? Les glaciers reculent effrayés et les banquises disparaissent par pans entiers, emportées sous les flots querelleurs. Ne croyez pas que le réchauffement climatique en est le seul responsable. Non. C’est un complot ourdi par des forces titanesques et sous-marines, une conquête secrète et planifiée. Elle et ses soeurs sont impuissantes à contrebattre les assauts incessants des légions écumantes. Mais elles se dressent chaque fois qu’un émissaire du Maître des Profondeurs émerge du Royaume englouti. Le monde des hommes ne doit sa survie et sa liberté qu’à leur adresse à déjouer ses plans machiavéliques. Cela fait longtemps qu’elles luttent et la lutte est inégale.

Elle songe qu’il est paradoxal qu’un bateau de pêche doive rentrer au port pour emplir sa cale. Qu’un pêcheur jette ses filets une fois descendu à terre par l’échelle de coupée. Elle songe qui lui faudra trouver avant lui l’objet de sa quête. Le défendre à tout prix. Le combat sera harassant. Un pressentiment singulier s’empare d’elle. N’a-t-elle pas attendu trop longtemps? Ses instincts et ses réflexes ne se sont-ils pas émoussés? Saura-t-elle danser comme il faut? Un pas de travers et elle basculera au fond du volcan. Un pas mal maîtrisé et le rempart s’écroule. Les brèches se font plus nombreuses, les sentinelles plus rares. Elle est l’une des dernières. L’une des plus sages et des plus puissantes. L’aube naissante déploie ses ailes blanches et le sombre navire est encore loin du port. Elle se lève sans hâte pour se préparer. Elle doit descendre en ville où elle déchiffrera les signes secrets qui la guideront. Elle choisit avec soin les vêtements qu’elle portera. Puis elle se penche vers le miroir pour peindre délicatement avec un très fin pinceau, les motifs rituels de son ordre millénaire. Elle ne prête aucune attention aux rides qui fanent le merveilleux ovale de son visage. Elles sont ses amies, ses alliées, la preuve qu’elle fait bien partie du Jeu. Quand tout est parfait, elle quitte la maison. Elle attèle son fidèle compagnon qui lui souffle doucement dans le cou. Il ne l’a jamais abandonnée. Soudain un détail lui revient en mémoire. Un détail noté juste avant de refermer la porte. Il y avait ce silence. Un silence plus profond, inhabituel. La réponse s’impose d’elle-même. Le lourd balancier a suspendu sa course dans le ventre de l’horloge. Le temps s’est mis à couler différemment. Cela a commencé.

***



PLAY

Penses-tu à moi comme je pense à toi ? Les falaises se rapprochent et bientôt je mettrai le pied sur la terre des hommes. Aucune tempête ne me chassera vers le large. Aucun courant contraire ne m’emportera au loin. Aucun rocher affleurant ne déchirera le fragile bois de cette coque. Non. Les étoiles ne sont cachées mais je n’ai pas eu besoin de leur aide pour conserver le bon cap. La mer obéit à mes ordres. J’ai navigué toute la nuit porté par une vague muette et docile. Ne suis-je pas la voix de mon Maître ? Les grands oiseaux blancs dans le ciel escortent ma course depuis que le terre est en vue. Ils se contentent de me surveiller, impuissants. Est-ce toi qui les as envoyés?

J’ai encore au fond de la gorge le goût âcre et iodé des profondeurs d’où je viens mais j’aime être à l’air libre. Surtout quand j’exécute le commandement de mon Maître. Ce n’est pas la première fois. Peut-être la dernière. Je l’espère. Le tissu du vêtement que j’ai revêtu est désagréable et irrite ma peau nervurée. Le tissu des hommes est grossier, encombrant et disgracieux. Tu ne t’en es jamais plainte n’est ce pas?

Sais-tu que je te vois? Les membranes protectrices de mes yeux sont inutiles quand je respire librement et quand le soleil n’est pas trop haut dans le ciel. Tu me guettes derrière le carreau de cette fenêtre, tout en haut de la falaise. Tu n’as pas changé depuis notre dernière rencontre. Tu n’as jamais changé tout au long de nos rencontres. Tu m’as senti au plus profond toi. Je viens. L’excitation me gagne. J’apprécie cette tension qui libère dans mon sang des toxines saturées par cet afflux massif d’oxygène. Peux-tu lire dans mes yeux, belle sorcière? A cette distance, nous ne pouvons nous faire beaucoup de mal. Il nous faut patienter. Attendre d’être face à face, sur cette terre que mon Maître revendique et que tu refuses de lui concéder. J’ai goûté le sang tiède de quelques unes de tes soeurs. Je me suis agenouillé près d’elles. Quand j’ai posé mon moignon d’oreille sur leur poitrail blanc, j’ai senti leur coeur hoqueter puis cesser de battre. J’ai caressé lentement leur poitrail taché de rouge, leur si doux poitrail déchiqueté. Mais aucune n’a pu rivaliser avec toi. Entends-tu mes pensées en ce moment? J’ai été retenu tout ce temps au service de mon Maître bien-aimé, sous les montagnes liquides, à Pandémonium sa capitale. Bien trop longtemps sans doute. Aujourd’hui, je viens prendre possession de l’ultime joyau de sa couronne. Tu ne m’en empêcheras pas cette fois encore. Le cours des évènements est inéluctable pour moi comme pour toi. Nous avons trop souvent dansé ensemble pour ne pas reconnaître quand la musique s’achève. Son règne avance. Il y a, chaque jour qui se lève, un peu moins de terre sous le soleil que le jour précédent. Le Maître réclame son empire et je suis son plus fidèle capitaine. Je me tiendrai à sa droite quand il lèvera son sceptre et nous nous inclinerons devant lui, car nous portons sa marque, nous qui respirerons par des ouies. Les hommes qui respirent par leurs poumons se prosterneront ou mourront sur les autels des temples que nous reconstruirons. Les hommes sont lâches et faibles. Ils ramperont devant le Maître et adorerons les anciennes divinités oubliées. Mais pas toi, n’est-ce pas? Le nouvel Ordre sera cruel. Comme moi.

Le port se rapproche lentement mais j’ai tout mon temps. T’ai-je déjà parlé de Pandémonium? La capitale du royaume englouti? Ses longues avenues estompées et ses glorieux palais édifiés au bord d’abysses plus profondes que les plus hautes montagnes de ton monde? Quand l’eau s’est refermée sur nous et que nous fûmes emportés toujours plus bas, loin de la lumière du soleil, j’ai voulu crier. Mais ma gorge et mes poumons se sont emplis de cette humeur liquide et froide, verte et salée. J’ai cru mourir et mon agonie a duré une éternité. Puis, j’ai réappris les gestes depuis longtemps oubliés, les réflexes ancestraux. Je me suis assis dans le limon fertile d’une vallée sous-marine. L’eau qui m’entourait n’était plus une gêne. Le Maître nous attendait dans les ruines du temple éventré par la colère des Dieux. Il riait. Et nous avons ri avec lui, jurant qu’un jour, nous ferions flotter nos étendards dans le vent qui souffle sur la terre comme ceux qui ondoient sous la mer. Oui, nous avons souffert mais nous n’avons jamais mendié un pardon inutile. Nous sommes devenus puissants et nous avons attendu patiemment, nos rangs grossis par les noyés des naufrages et par les maudits que nous chérissons par-dessus tout.

J’étais un simple manant sur l’Île de l’Ouest, je devins un Prince au fond des mers. M’as-tu simplement jeté un regard la première fois où nous nous sommes croisés? Tu étais cachée derrière le rideau fermé du palanquin que portaient des esclaves nubiens capturés sur les côtes africaines. Je marchais sur les pierres plates de la chaussée pour ne pas m’enfoncer dans la boue du bas-côté. Tes gardes m’ont poussé sans ménagement avec leurs longs bâtons ferrés. Je suis tombé. Tu n’as rien remarqué n’est-ce pas? Que t’importait un pauvre diable allongé de tout son long dans une ornière? J’ai appris depuis que tu voulais convaincre le Grand Roi de renoncer à ses rêves de gloire. Tu as échouée comme les autres. Pourquoi notre destin aurait-il été de n’être que les pantins obéissants de dieux lointains? Je me suis engagé dans les armées du Roi. Plus tard, dans la grande salle du trône, je portais le casque de la garde personnelle du Roi et mon visage était caché par le métal brillant. Pourtant, je me tenais à un pas de la couche où tu devisais avec d’autres qui partageaient tes convictions. La nuit suivante, la colère aveugle des dieux sourds éventrait l’Île de l’Ouest et la submergeait à jamais. La nuit où le monde devint une sphère.

J’entre dans le port enfin. Le trésor de mon Maître est là. Quelque part, ignorant son destin. Je le trouverai et le ramènerai à Pandémonium où seront célébrées ses noces avec le Maître. Il sera sien comme beaucoup avant lui. Il sera le plus beau joyau de sa couronne d’algues et de corail et il resplendira de mille feux. Alors tous les anges, enfin réunis comme le Livre noir le prescrit, commenceront de chanter, mêlant leurs voix à celles plus graves des conques marines géantes. Et leur terrible chant ébranlera les racines de ce monde. Ils chanteront pendant qu’il les aimera et ses myriades de bras les entoureront d’un amour sans cesse renouvelé. Ils chanteront sans relâche, maintenues en vie par les sortilèges et les drogues. Et le choeur des anges des profondeurs vibrera d’une telle puissance qu’il libèrera des forces plus anciennes que les dieux eux-mêmes. Car si le chant est la source du pouvoir qui a créé ce monde, il existe des sources cachées plus noires et plus redoutables encore. Quand les anges enfin se tairont, leur dessein sera achevé et toute vie les aura quittés. Pourtant ils ne dresseront longtemps, colonisés jusqu’à leur dernière cellule par le corail vivant, leur bouche encore grande ouverte sur leur dernier cri.

La cité est différente, à mes yeux plus plaisante. Je ne parle pas de l’architecture restaurée du grand casino ou de la nouvelle propreté du Perrey, cette longue digue piétonnière qui arrête la plage. Non. Je veux parler de cet inimitable puanteur que seules les créatures comme moi peuvent sentir grâce à leurs chémorécepteurs. Cette décomposition douceâtre des âmes qui flotte mollement au-dessus des habitants de la cité en longues nappes brumeuses. Elle réjouit mon coeur et flatte mes sens car elle signifie que notre labeur n’a pas été vain. Mon Maître a toujours raison. La corruption de toute chose fait son oeuvre.

Personne ne se retourne sur mon passage. Il y a tellement d’exubérance dans cette société moderne que mon apparence presque humaine me rend paradoxalement plus humain que nombre de ces êtres au sang chaud. Les petits détails incongrus de mon anatomie passent inaperçus. Dans une vitrine, qu’un faux jour transforme en miroir, je surprend mon reflet. Je vois un personnage de haute taille, vêtu d’un ample ciré jaune et chaussé de lourdes bottes ferrées. Aujourd’hui, je dois faire preuve d’une plus grande prudence car la magie et le merveilleux ont disparu. Les hommes ne croient plus aux fées et aux sorcières, aux anges et aux démons. Je conserve la capuche abaissée sur le front. Je garde prudemment mes mains palmées enfoncées dans les poches, leurs griffes acérées sont définitivement trop étrangères. J’ai un teint plutôt olivâtre et je porte une paire de lunettes au verre fumé pour cacher mes yeux sans paupière. Mon nez mutilé peut rappeler les séquelles d’une maladie rare et exotique. Néanmoins, il se dégage de ce reflet une sensation manifeste de grande force, soulignée par le vêtement qui peine à épouser le galbe de mes épaules musculeuses et le volume de ma poitrine surdimensionnée. Ne suis-je pas capable de résister aux gigantesques pressions des profondeurs?

Mes chémorécepteurs localisent bientôt la signature olfactive que je recherche. Guidé par mes sens hyper développés, je remonte une rue qui s’enfonce dans la ville. A cette heure matinale, le soleil est encore bas dans son cadran oriental. Je n’aime plus cet astre dont la lumière blesse mes yeux et la chaleur brûle ma peau. Je pourrais supporter de vivre hors de mon élément naturel mais prisonnier de l’ombre et de la nuit. Oui, je pourrais vivre loin de Pandémonium si ce qui me retenait ici était plus précieux que ce qui m’appelle là-bas. Je sursaute lorsque de lourds véhicules malodorants dévalent bruyamment la rue. Ils dégagent une puanteur fossile qui menace de masquer le délicat parfum de ma proie. Je ne peux ouvrir ma bouche car je découvrirais ma double rangée de dents effilées. Pas après pas, je m’approche du but. Des rires et des éclats de voix plus très éloignés. Le parfum s’alourdit, saturant l’atmosphère. Je me faufile dans les ombres qui se retirent peu à peu du trottoir, m’offrant un couvert relatif. Puis les façades des maisons des hommes cèdent la place à un haut mur de pierre que seules les cimes de quelques arbres dépassent. C’est derrière ce mur que naît la source du parfum. Je ne peux pas me tromper. Je n’ai plus vraiment le temps. Plus je tarde, plus je deviens étranger au décor. Et ce qui est étrange attire l’attention. Plus je tarde, plus le soleil m’accablera de ses rayons jusqu’à me plonger malgré moi dans la profonde léthargie de l’estivation.

Déjà je remarque le regard appuyé que me jettent quelques passants Le portail en fer s’est refermé, m’interdisant tout passage. Le trésor de mon Maître est à ma portée. Le mur n’est pas inexpugnable. Je le longe pour trouver le meilleur endroit afin de le franchir sans éveiller l’attention. La taille imposante d’un véhicule immobilisé le long du trottoir est une occasion rêvée. Personne en vue. J’escalade aisément la muraille en m’aidant de mes griffes qui sont plus dures que la pierre. Je saute dans une cour intérieure déserte. Ce que je suis venu chercher est dans le corps du bâtiment principal derrières les hautes fenêtres. L’enfant est là. Le dénouement approche. J’ouvre une porte vitrée et j’emprunte un escalier. Sur le premier palier, je marque un infime temps d’arrêt. Il n’est pas là.

« Que faites-vous ici monsieur , c’est interd... »

Un homme descend vers moi. En un bond, je suis sur lui et j’enfonce férocement mes griffes dans sa gorge et dans son coeur. Ses yeux se révulsent et un gargouillis s’échappe de sa gorge déchirée. Il glisse contre mur où il reste assis, la surprise crispée sur le visage. Une flaque de sang rouge s’élargit entre ses jambes écartées. Je continue de monter. Deuxième palier. Je renifle le bois de la porte, sur la droite. C’est là. Quand je fais irruption dans la pièce, mes sens ont déjà repéré ma proie. D’un bras, j’écarte violemment une femme qui veut s’interposer. Son corps paraît voler dans la salle et s’écrase contre une armoire métallique. J’entends des os craquer. Elle ne bouge plus. En face de moi, pétrifiés derrière leurs bureaux, une trentaine de visages me font face, une terreur sans nom au fond des yeux. Aucun cri. Je goûte ces divines effluves en ouvrant goulûment la bouche. Ce ne sont plus des enfants pas encore des adultes. L’ange est au dernier rang, près de la fenêtre. En un bond, je suis sur lui et une deuxième impulsion me propulse à travers la vitre dans un pluie de verre brisé. C’est alors que les cris et les hurlements se libèrent derrière moi. Trop tard.

* * *


PLAY

« Où crois-tu aller ? »

Elle est là, dressée dans la lumière de ce maudit jour. Je savais qu’elle m’attendait. Elle m’a toujours attendu.

« Annabeth, je désespérais de te rencontrer ! »
« Louise. On m’appelle Louise. Annabeth est un nom oublié qui ne signifie plus grand chose aujourd’hui! Alors, tu exécutes toujours les basses oeuvres de ton maître? »

Dans son dos, l’océan se roule sur la plage en crissant sur les galets retournés. Au frémissement que je ressens, le ressac est d’une ampleur inhabituelle. Je ne peux la contourner. Il me faudra l’affronter sur cette plage où la falaise enjambe la mer. Autour de nous, l’énergie se tord en noeuds bouillonnants, créant des ondes de force qui se diluent en rondes concentriques. Nos présences affolent le continuum local et nous avons disparu aux yeux de tous. Rupture dans le réel. Elle est puissante. Comme je le suis. Elle est là où je devais être, même si j’ai essayé de déjoué le cours des choses. Peine perdue. J’aurais aussi bien fait de lui donner rendez-vous. Je dépose mon fardeau inanimé à mes pieds.

« C’est donc lui. » fit-elle en le désignant.
« Oui, il sera le dernier ange de Pandémonium. Le joyau qui complètera la couronne du Roi. La dernière voix du choeur des profondeurs. Quand le chant s’élèvera, son motif se déploiera sans limite et les anciens Dieux se réveilleront pour changer la face du monde. »

« Crois-tu que je vais te permettre de rejoindre Atlantide pour que ton maître, dans sa folie, libère les anciennes forces du Chaos? »

« N’est-ce pas ce qui nous unit ma chère? Toi sur la terre, moi sous la mer. Tu as choisi il y a longtemps : tu as fui l‘Île de l’Ouest. Je lui suis resté fidèle. Nous avons souffert dans nos âmes et nos chairs mais nous n’avons jamais renoncé. Nous touchons au but. »

« Le destin de ce jeune homme t’est à ce point égal que tu le livres vivant à son bourreau ? »

« Bourreau, non, époux plutôt ! Les noces seront somptueuses et fastueuses. Au comble du ravissement, il attendra avec impatience l’instant où mon Maître viendra l’honorer. Après, il chantera et sa voix sera un enchantement pour ceux qui sauront écouter! »

« Je ne le permets pas ! »

La sorcière esquisse rapidement un signe devant elle, un signe de pouvoir, un signe de combat, un signe meurtrier. Elle me sourit, inclinant légèrement la tête sur le côté, comme si elle réfléchissait. Je sens soudain un poing de pierre s’enfoncer comme un piston entre mes cotes, essayant d’atteindre et de broyer mes fragiles organes internes. Je chancelle sous l’assaut. J’ai juste le temps de réorganiser ma chimie organique pour que des anneaux de chitine forment une carapace impénétrable protégeant mon abdomen. La pression se relâche. Je me redresse. Elle fait un pas en arrière, peut-être surprise, en posture défensive. Je pousse mon avantage. Je m’avance vivement. Je feinte une attaque sur la droite avant de plonger sous sa garde, mes griffes remontant vers sa gorge découverte. Le sang gicle quand elles déchirent son flanc qu’elle a préféré mettre en opposition. Elle hoquète de douleur. Je vois une autre brèche et je m’y engouffre impitoyablement. C’est vraiment trop facile. La douleur qui naît brouille alors mes perceptions. Que se passe-t-il ? Je cherche de l’air. Je m’étouffe. Je porte une main vers le cou. Quand je la retire, elle est maculée d’un sang froid et visqueux. Mon sang. Je tourne mes regards vers elle. Elle tient à la main un stylet d’argent. Un stylet qu’elle m’avait caché. Je tombe à genoux, privé de toute force. La plaie est profonde. La vie s’échappe de moi à gros bouillons. Les falaises se mettent à danser avec la mer. La mer...

« Laisse-moi regagner l’Océan ! » ma voix est brisée. Je peine à respirer. « Tu as gagné pour cette fois. Le Maître devra attendre. Laisse la mer prendre soin de mon corps ! Je t’en supplie, Annabeth.!»

L’ombre emplit le ciel qui tourne, tourne avant que les galets gris ne deviennent mon seul horizon. Je meurs. La mort d’un poisson est douloureuse. Pourtant, elle se penche vers moi, sa main se pose sur mon front. Elle se penche encore plus et j’entends, non, je crois entendre avant que les ténèbres ne m’emportent :

« Tu as toujours été celui que j’ai préféré ! »

* * *


Une clarté vacille à nouveau. Je ne suis finalement pas mort ? Je suis à l’intérieur d’une maison humaine. J’entends un grincement régulier qui provient d’une autre pièce. Je ne peux bouger. Ma vision s’éclaircit, les détails devenant de plus en plus nets. J’aperçois un bureau, quelques chaises, une table basse. Mais mon angle de vision est curieusement fixe. Le grincement cesse soudain, une ombre se découpe devant moi. Je ne peux tourner la tête mais je reconnais sa présence. C’est elle. Je suis chez elle. Un immense chagrin m’étreint quand les souvenirs me reviennent en mémoire. J’ai perdu. Elle a gagné. Pourquoi ne suis-je pas mort ?

Elle se tient devant moi. Elle me sourit. Elle tend ses mains vers moi et ses mains me soulèvent sans effort. Je suis toujours paralysé, incapable de faire le moindre mouvement. Quel sort m’a-t-elle jeté ? Qu’a-t-elle fait de moi? C’est une sorcière de l’Ouest. J’essaie désespérément de faire appel à mes pouvoirs engourdis. Je bande ma volonté farouchement, sentant qu’ils se réchauffent, se réveillent peu à peu. Il faut que j’arrive à tenter quelque chose. La sorcière quitte la pièce, longe un couloir et pénètre dans une autre salle. Dans mon maigre champ de vision, apparaît une table nue où trône un socle de bois assez large au centre duquel se dresse une aiguille de métal brillant. A côté de ce socle est posée une cloche de verre assez haute. Dans un dernier effort, j’essaie de mobiliser toutes mes ressources mais quelque chose me déchire de haut en bas comme une lame brûlante enfoncée jusqu’à la garde. Mes pouvoirs, ils ont disparu ! Ses mains se saisissent de la cloche de verre et je vois la paroi transparente descendre devant moi. La sorcière penche son visage à ma hauteur. Ses yeux pétillent d’une gaieté insondable.

Elle me place sur une grande étagère qui fait face à un immense miroir. Avec horreur, j'aperçois de nombreuses cloches de verre renfermant chacune une tête coupée, une tête de triton. Toutes ces têtes me contemplent tristement. Je manque devenir fou quand je vois la mienne au centre de toutes les autres. La sorcière m’adresse alors un léger baiser en me lançant :

« Tu seras la plus belle de mes sirènes ! Mes sirènes de Pandémonium ! »

M


  
Ce message a été lu 7626 fois

Smileys dans les messages :
 
Réponses à ce message :
3 Exercice 78 : Maedhros => Commentaire - Estellanara (Ven 8 oct 2010 à 17:15)
3 Commentaire Maedhros, exercice n°78 - Narwa Roquen (Lun 7 jun 2010 à 23:17)


Forum basé sur le Dalai Forum v1.03. Modifié et adapté par Fladnag


Page générée en 452 ms - 398 connectés dont 3 robots
2000-2024 © Cercledefaeries