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De : Maedhros  Ecrire à Maedhros
Date : Dimanche 20 mars 2011 à 17:59:22
DEPÔT LEGAL



Au fond du couloir jaune délavé, malgré la porte fermée, je peux déjà entendre leurs voix. Si je n’étais pas aussi fatigué, j’aurais déjà rebroussé chemin pour revenir plus tard, quand le silence aurait repris ses droits. Les voix me sont familières. Elles appartiennent à deux inspecteurs rattachés au 33ème commissariat des Quisqueya Heights, un des quartiers secteurs les plus congestionnés de New-York, au nord de Manhattan. Je reconnais celle, basse et traînante de Tony et celle de Jay, au débit plus rapide. J’ai fini par m’habituer à eux. Par retenir les battements de mon coeur quand ils viennent troubler ma quiétude. Ils charrient avec eux des relents invisibles d’atmosphères glauques et troublantes, des traînes de sensations cotonneuses et moites qui me donnent parfois la chair de poule lorsque de la lune est pleine. Comme celle qui s’accroche cette nuit aux buildings.

Quand je pénètre dans la vaste salle éclairée aux néons, je comprends la raison de leur présence à cette heure tardive. Elle est allongée immobile sur la paillasse d’examen, recouverte partiellement d’un drap bleu. Nonchalamment appuyé contre un bureau, MacBride griffonne à la diable le formulaire de prise en charge. Il n’a pas pris le temps de retirer ses gants de latex tachés. Après l’avoir paraphé, il le tend à Tony qui le fourre aussitôt dans l’une des poches de son imperméable.

« Bonsoir mec ! m’accueille Tony avec un large sourire. Tu as une nouvelle pensionnaire ce soir. Elle reste tout le week-end. Une jolie poupée Barbie des beaux quartiers. Elle a fait une mauvaise rencontre près de la rivière ! »

A ses côtés, son coéquipier reste pensif, examinant avec attention l’entaille qui déchire la gorge du cadavre. Il ne dit rien. Jay est un chasseur silencieux. Cela transpire de tous ses pores. Ce n’est pas tant la mise à mort qui l’excite non ! C’est la poursuite en tant que telle qui le captive. Il aime flairer les traces évanescentes, déjouer les fausses pistes pour suivre sa proie et voir les choses de son point de vue.

Il y a du sang indien dans ses veines. Je l’ai reconnu dès notre première rencontre dans le parc. Cela se lit sur les traits anguleux de son visage. Sur l’arête cassée de son nez. Sur la courbe relevée de ses lèvres. Cela se devine à son regard et dans la noirceur aile de corbeau de ses cheveux raides et mi-longs.

Oui, Jay est un pisteur surdoué mais Jay végète dans un commissariat de seconde zone. Pourtant il aurait pu aisément prétendre à rejoindre des rangs plus prestigieux qui l’auraient propulsé en première division. Il aurait foulé alors des terrains de chasse bien plus vastes où vivent d’autres gibiers, les vieux carnassiers solitaires, les plus redoutables prédateurs humains. Il aurait pu entrer sans peine à Quantico. Il y aurait inscrit en lettres de feu son nom dans le Hall of Fame. Oui, il aurait pu faire tout ça. Mais le destin s’est montré particulièrement cruel et en a décidé tout autrement.

C’était une banale fin de journée automnale, grise et froide. Le vent balayait les allées désertées de Central Park. Ses tourbillons capricieux avaient amoncelé les feuilles rouges et fauves près d’un petit bosquet, non loin du tablier d’un vieux pont de pierre moussu. Ce linceul végétal, formé de larmes de sang agglutinées, avait miséricordieusement recouvert une frêle Belle au bois dormant qui serrait encore sa poupée de chiffon sur sa poitrine souillée.

Jay a pâli et vacillé quand le sergent a relevé un coin du drap jeté sur le petit corps supplicié. Il a manqué soudain d’air comme s’il étouffait sous l’étreinte impitoyable de mains invisibles qui lui écrasaient la gorge. Il ne s’entendit pas crier ni se débattre comme un fou. Sa raison préféra oblitérer le triste spectacle qui s’imprima malgré tout sur ses rétines. Un ressort se brisa net dans sa poitrine tandis qu’une obscurité glacée enténébrait son coeur.

A partir de ce jour, il fit une croix sur ses ambitions et ses rêves. Il jura, le visage levé vers un ciel fermé, de poursuivre sans relâche le monstre qui avait fait ça. La froide détermination de Jay devint jour après jour obsessionnelle. Mais il poursuivit une ombre insaisissable qui lui échappait sans cesse et qui semait avec application dans son sillage de tragiques cailloux blancs. D’autres cadavres soigneusement mis en scène.

Il s’obstina malgré les conseils de ses amis, les mises en garde de ses supérieurs et les avertissements des autorités fédérales. A bout de forces et d’amour, sa femme le fuit également, lasse de vivre dans une maison désormais peuplée de fantômes. Oui, Jay faillit devenir fou. Pourtant, alors qu’il n’avait qu’à faire un dernier pas pour entrer dans le miroir, il lâcha prise. Il renonça du jour au lendemain et s’engagea sur le difficile chemin de la rédemption. Quand il surmonta sa dépression, il reçut comme affectation un commissariat anonyme où ses talents furent d’abord ignorés. On décida ensuite de lui associer un nouvel équipier. Tony. Celui-ci avait du sang italien et n’hésitait pas à employer des méthodes expéditives pour arriver à ses fins. Ensemble, ils formèrent rapidement une paire d’enquêteurs perspicaces et complémentaires. Le taux d’affaires élucidées grimpa en flèche dans les statistiques du commissariat. Pourtant ni l’un ni l’autre ne furent promus. Leurs dossiers étaient trop encombrants.

Jay vit seul dans un meublé anonyme. De sa fenêtre il aperçoit le pont de Brooklyn qui enjambe l’East River. C’est l’ironie du sort car aucun pont ne franchira jamais le gouffre béant qui sépare Jay d’une vie normale. Chaque soir après son service, il s’efforce de trouver au fond d’un verre d’alcool une raison valable de rentrer chez lui, la force d’éteindre la lumière et l’espoir de dormir d’un sommeil sans rêve. En fait Jay est déjà mort. Il ne lui reste qu’à s’en souvenir. Comment le sais-je ? Parce que je suis le marchand de sable.

« Eh mec ! Tu rêves encore ? La voix de Tony me ramène à la réalité. T’as de la chance mon pote. Aucune responsabilité. Un chèque qui tombe à la fin du mois. Un boulot peinard et des locataires pas dérangeants ! La belle vie quoi ! »

Oui. C’est sans doute vrai. Ce boulot était juste ce qu’il me fallait. J’ai mis du temps pour le comprendre et pour le trouver. Beaucoup de temps. J’imagine que c’était nécessaire. Une sorte de parcours initiatique incontournable. Je secoue la tête en signe de dénégation. C’est ce qu’ils attendent de moi. Je me dirige vers mon casier où pend une blouse blanche impeccablement repassée, encore protégée par le film plastique. Je déchire l’enveloppe et enfile la blouse.

« Angus et ses admirables blouses ! glousse moqueur, Tony. Faudra que tu me files l’adresse de ton chinois. Y a pas à dire, c’est du travail soigné. Regarde-moi ça. Col amidonné en plus. Une finition qui court pas les rues ! »

J’écarte d’un bras timide la grosse patte de Tony qui s’est abattue sur mon cou pour tâter le col de coton. Tony fait une fixation sur mes blouses. Comment leur expliquer? Je n’aime pas l’odeur du coton défraîchi. Je n’aime pas le tissu avachi. Je n’aime pas les faux plis. Alors tous les lundis soir quand j’arrive au Bellevue, je pends soigneusement dans mon placard sept blouses blanches tout droit sorties du pressing. Et chaque matin, je ramène la blouse usagée chez moi pour la laver immédiatement. Ensuite seulement je la donne au pressing. Je suis d’une méticulosité rare que certains n’hésitent pas à qualifier de maniaquerie.

Je ne me pose pas la question en ces termes. Vraiment pas.

Jay ne participe pas au petit jeu de Tony. Il demeure silencieux, se contentant de m’observer de son regard d’aigle. Il ne m’a jamais montré cependant la moindre animosité. Il m’étudie, j’en suis sûr mais que peut-il espérer ? Je ne suis rien. Un simple veilleur de nuit, embauché au minimum syndical, à l’existence aussi lisse qu’un galet sur la plage.

Il m’étudie depuis la première fois où j’ai franchi le seuil du Bellevue. Il semble percevoir confusément que quelque chose nous relie. Un fil ténu et brumeux qui s’étire vers le passé. Plus le temps passe et plus le fil se tend, prêt à se rompre. C’est comme un vieux lambeau de rêve persistant. Comme une chimère qui ne veut pas s’évanouir au matin. Je soutiens son regard sans difficulté. Qu’ai-je à cacher ? Qu’ai-je à craindre ? Rien. Alors nous restons ainsi face à face. Comme deux joueurs d’échecs qui fixent du regard les cases du plateau pour mieux y déchiffrer l’âme de l’adversaire. Je ne lui donnerai pas l’occasion de franchir le pont.

« Cela fait la quatrième victime en deux mois. Que des jeunes femmes. Toutes issues des belles avenues entourant le parc. Toujours aucun indice ? demande MacBride en baillant..

Tony écarte les bras en signe d’impuissance :

« Le FBI n’est pas bavard. Quand il fait appel à nous, c’est pour les corvées. Ils l’ont amenée là parce qu’ils n’ont pas pu faire autrement. Lundi matin, le corps sera transporté dans un de leurs laboratoires high tech. Et puis c’est pas notre secteur! C’est Jay qui a voulu venir comme d’hab ! On a juste parlé à des potes qui ont été appelés sur les lieux du crime. Pas de doute. On a affaire au même tueur. Même mode opératoire et même signature! Ce n’est pas l’oeuvre d’un imitateur. C’est bien Mickey, le tueur des Manoirs ! »

La presse l’avait ainsi surnommé en référence aux belles et anciennes demeures qui bordent les avenues huppées de l’Upper West Side. Mickey pour MK (Mansion’s Killer).

MacBride se tourne alors vers Jay :

« Alors qu’est-ce que tu cherches Jay ? A l’évidence, ce n’est pas ton Ecrivain! »

Jay ne répond pas immédiatement. Il passe lentement sa langue sur sa lèvre inférieure. Moi, je m’assieds tranquillement à mon bureau où j’écoute leur conversation tout en feuilletant un magazine. Jay pose un instant son regard sur moi mais ne s’attarde pas. Il n’y a rien à lire dans mes yeux. Depuis longtemps.

« Je cherche un détail que personne n’aurait remarqué. Un indice qui le rattacherait au passé ! Je sais que je le reconnaîtrais si je le voyais ! Je me souviens du moindre détail de chaque scène de crime. Chaque scarification faciale rituelle, chaque lacération abdominale, chaque texte épinglé sur les poitrines. J’ai conservé les clichés. Je les ai punaisés sur le mur qui fait face à mon lit. Je m’endors en les regardant et quand je me réveille, c’est ce que je vois en premier ! »

Tony hausse les épaules, l’air désabusé :

« Tu connais mon avis. Je pense que le gars après lequel tu cours est six pieds sous terre à l’heure où je te parle. Cela arrive. Tu l’as poursuivi pendant six ans et cela fait six ans que tu me traînes avec toi à travers tout Manhattan chaque fois qu’on signale ce genre de meurtre. En tout, cela fera bientôt neuf ans qu’il ne donne plus signe de vie. Il s’est fait buter je te dis. Ou alors, il est parti ailleurs... »

« Non. Rétorque Jay. La presse en aurait forcément parlé. J’ai conservé un ami au FBI. Oh, il ne se mouillera jamais pour moi mais les infos qu’il me donne ne lui coûtent rien. Aucun signalement ne leur a été communiqué par les bureaux régionaux. »

MacBride intervient alors :

« Et s’il s’était rangé des voitures, comme le tueur du Zodiaque ? » Le Zodiaque avait sévi en Californie entre 1966 et 1978 avant de mettre mystérieusement un terme à ses agissements. Il s’était évanoui dans la nature et plus personne n’avait plus entendu parler de lui .

Jay balaie l’argument d’un revers de main nerveux :

« Il n’est pas parti. Il est toujours ici parmi nous. A Manhattan. Et sur ce qui me reste d’âme, je suis convaincu qu’il n’en a pas fini. Que son oeuvre n’est pas achevée...

« Quelle oeuvre ? demande MacBride.

« Je ne sais pas. Nul n’a réussi à déchiffrer ce qu’il laissait derrière lui. Contrairement au Zodiaque, il ne jouait pas avec nous. Il ne nous transmettait aucune information susceptible de nous mettre sur la piste de son prochain forfait. Pas d’énigme tarabiscotée. Aucune mention relative à des textes sacrés. Pas de mysticisme apocalyptique. Pas de calculs mathématiques pour génie autiste non plus. Juste des mises en scène sur lesquelles tout le monde s’est cassé les dents. Même les fringants cadors de Quantico bardés de leurs certitudes et de leurs techniques abstraites. Nada, comme on dit dans les Quisqueya Heights. On était juste bons à compter les cadavres. C’est pourquoi je pense qu’il suivait un chemin. Il n’a pas été jusqu’au bout de ce chemin. Le dernier meurtre mis à son actif ne comportait aucun élément susceptible de laisser penser le contraire. C’était presque un aveu d’impuissance où il exprimait selon moi une certaine frustration. Peut-être même un aveu d’échec. Bien sûr, je ne peux l’expliquer rationnellement mais c’est ce que je ressens intimement. Sa quête morbide n’était pas achevée. Il n’avait pas fini. Il n’a pas fini. Il n’a pas fini... »

Jay murmure ces derniers mots en baissant la tête. Tony se détourne, mal à l’aise devant la détresse de son coéquipier. MacBride est également gêné. Décontenancé, il consulte l’horloge murale du regard et son visage s’éclaire de soulagement :

« Messieurs, ce n’est pas que votre compagnie m’ennuie mais le temps passe. Il est presque neuf heures. Il faut que je rentre chez moi et le tunnel risque d’être encombré. Et puis, il faut bien qu’Angus justifie sa paie non ? »

En entendant mon nom, Jay me fixe à nouveau droit dans les yeux. Il a enquêté sur moi. C’est clair. Il n’a évidemment rien trouvé. Il n’y avait rien à chercher. Le passé dort. Moi, je n’aspire qu’à une chose. Etre enfin seul. Tout est en place. Je suis si proche du but à présent. Oui, c’est ça, bonne nuit, MacBride, bon week-end inspecteurs. Et laissez-moi tranquille maintenant.

La porte se referme et les pas s’éloignent dans le couloir. Je me retrouve enfin seul. Je n’ai pas peur des revenants. Les corps qui reposent autour de moi ne sont pas mes ennemis.

Jay a tort. J’ai longtemps cru que la voie que j’avais choisie pouvait me conduire là où je voulais me rendre. Au début, j’éprouvais une forme d’accomplissement qui me confortait dans mes certitudes. Le rituel me donnait l’illusion de maîtriser les choses et les êtres. J’étais en mesure de les plier à mon désir. J’aimais ce que je faisais. J’aimais ce que je devenais. Je me nourrissais avidement de ces instants d’éternité où je me sentais Dieu. Je modelais la réalité à mon image.

Jay a raison. Je n’ai jamais cherché à jouer à cache-cache avec la police. Ni à semer des énigmes sophistiquées pour leur laisser entrevoir une chance de m’attraper à la fin. Mon histoire ne sera pas oscarisée. Elle ne ferait pas le scénario d’un thriller à la mode. Jay n’a rien d’une Clarice et je ne suis pas Buffalo Bill. Hannibal me fait sourire. C’est un esthète cérébral qui n’a rien compris. Je suivais ma voie et c’était tout ce qui m’importait. Ils m’avaient baptisé l’Ecrivain à cause des pages arrachées de romans célèbres que je punaisais sur mes essais.

Les seuls livres que j’ai vraiment ouverts dans ma vie sont ceux que j’ai laissés derrière moi. Des livres aux pages froissées et déchirées. Des livres qui garnirent peu à peu les rayons de ma bibliothèque idéale. L’histoire se prolongeait et ma collection s’étoffa. J’écrivais page après page avec une telle facilité ! Une narration fluide et sanglante. Mon imagination fleurissait sans entrave dans les caves que je squattais près de la rivière ou près des quais. La proximité de l’eau était indispensable. Mon style s’affirma peu à peu. Je frissonnais de plaisir quand je parvenais à combler ce besoin d’écrire. Egoïstement, j’écrivais pour moi. Pas pour les autres. Et chaque chapitre me faisait progresser.

Je m’enivrai de cette sensation sans pareille de créer de mes mains une autre réalité. Je n’avais bien sûr ni stylo ni papier mais mes instruments et mes vélins offraient une palette bien plus large de possibilités. Bien entendu mon public demeurait confidentiel. Tous les artistes ne sont-ils pas méconnus de leurs contemporains? Il y avait quelques initiés. Une poignée de flics et autres agents spéciaux avec Jay au premier rang. Mais ils tâtonnaient en essayant vainement de comprendre ma démarche. Comment des larves aveugles et sourdes, enterrées dans l’obscurité, pourraient-elles concevoir la sublime symphonie de couleurs qu’un soleil de printemps éveille aux premières lueurs de l’aube au-dessus de l’étang? Je n’écrivais pas pour eux. S’ils voulaient comprendre, ils devaient accepter. Ils n’ont pas voulu. Pas même Jay, mon étudiant le plus prometteur. Il n’a perçu que l’écume des choses, leur apparence fallacieuse alors qu’il fallait oser transgresser la frontière !

J’ai écrit à dix-neuf reprises. Dix-neuf chapitres d’une même épopée flamboyante. Dix-neuf chapitres dont chacun constituait une étape où je racontais un moment fort et privilégié. Avec son personnage central. Ma mère. Ma soeur. Mon oncle. Mes petites amies. L’amant de ma mère. Les cousins. Et tous les autres héros de ma saga familiale. Contrairement à ce qu’ils ont raconté, je n’étais pas un enfant abandonné. J’ai fini par retrouver ma famille. Tous ses membres. Les uns après les autres.

J’ai écrit dix-neuf chapitres qui ont jalonné mon chemin. Celui du Christ n’en compta au mieux qu’une quinzaine. Ce qui nous sépare lui et moi, c’est qu’à la fin la crucifixion lui ouvrit la route du ciel. Moi, parvenu à ma dix-neuvième station, je m’aperçus que j’étais au milieu de nulle part. Comme au bout d’une ligne de métro inachevée.

A mon grand désespoir, je ne parvenais pas à en comprendre la raison. Je commençai à raturer certaines parties qui ne servaient à rien ou qui tournaient en rond. A l’inverse, j’avais beau souligner des passages qui semblaient intéressants, ils se révélaient à la fin tout aussi décevants. Les huit chapitres supplémentaires ont maintenu l’illusion que le suivant pourrait être meilleur. Alors j’ai continué mais une impression dérangeante naquit en moi. Une forme insidieuse de découragement. Une sensation d’impuissance amère. Je me suis rendu compte que je me trouvais dans une impasse fermée par un mur infranchissable. Un grand mur de briques rouges.

Ces symptômes s’apparentaient à l’angoisse de la page blanche qui étreint les écrivains en panne de verve. Cette maudite page vide devant laquelle je pouvais rester de longues minutes. Des jours. Des mois entiers sans trouver une once d’inspiration. Impossible de faire émerger quelque chose d’inédit. Je me suis aperçu avec effroi que je frôlais le plagiat ou la répétition. Une voix s’éleva dans ma tête et elle croassait : Copycat! Copycat! Cette foutue page vierge me narguait et plus je m’entêtais, plus elle persistait. Le dernier chapitre fut une douloureuse épreuve qui me vida complètement. Jay a vu juste. Il est vraiment doué. C’est le hasard qui mit un terme à mon calvaire.

Il était tard, la nuit tirait vers sa fin. C’était l’heure magique où New-York retient son souffle. Comme dans ce conte où un sortilège fige le château et ses habitants au coeur d’un temps suspendu. Je marchais sur des trottoirs déserts où la neige effaçait mes empreintes sur le sol. Je marchais vite, il faisait froid.

J’allais traverser une ruelle encombrée de poubelles quand là, dans la pénombre à quelques mètres, une forme recroquevillée attira mon attention. Un clochard. Le vieux bonhomme était assis entre deux conteneurs métalliques sur une litière de cartons, emmitouflé dans des couvertures. Une faible clarté baignait la scène, estompant les couleurs et les détails. Son visage par contre ressortait comme une pâle tache sur un écrin obscur. Ses yeux étaient clos. Il semblait dormir. Intrigué, je me suis approché de lui. Quelque chose de sensuel me poussa à le faire. Je m’aperçus vite qu’il ne respirait plus. Son visage était buriné, creusé par l’alcool et sa misérable vie. Sans réfléchir, j’ai passé un doigt tremblant sur sa peau mais le contact était ténu, voilé, distant. Alors j’ai retiré mon gant et j’ai recommencé. Sous la pression digitale, chaque grain de son épiderme sembla s’éveiller pour raconter son histoire comme une fleur sous la caresse de l’aube. J’éprouvai la solitude et le froid. Non pas le froid extérieur mais le froid du vide à l’intérieur. J’étais terrassé par le renoncement qui use comme le torrent use le rocher. Je ne désirais plus lutter, je voulais juste lâcher prise et me glisser dans un sommeil libérateur. A quoi bon m’accrocher à cette vie d’oubli et de déchéance ? Je frissonnai, emporté par cette extraordinaire sensation d’empathie. Pourquoi n’avais-je pas ressenti ça plus tôt ?

Cette expérience fut une illumination. Elle s’imposa à moi comme une évidence. Jay avait eu raison et tort à la fois. J’étais aveuglé par mon rituel . Le mur de briques se révéla être un écran de fumée. La voie se poursuivait au-delà. Si je voulais la suivre, je compris qu’il me faudrait considérer d’autres perspectives. Tout simplement changer de point de vue. Je m’évertuais à continuer d’écrire alors qu’il me fallait commencer à lire

J’ai vite constaté que je ne pouvais établir cette intime liaison avec mes propres créations. J’ai donc guetté les mourants dans les banlieues sordides et dans les ghettos où s’entassaient les sans-abris. J’ai patienté un nombre incalculable d’heures pour être au bon moment au bon endroit. J’ai pris des risques inconsidérés pour transporter les corps dans la malle arrière de la voiture. Bien sûr le jeu en valait la chandelle mais il y avait trop d’inconvénients, trop d’aléas. Or il y avait plusieurs endroits dans cette ville où les cadavres ne détonaient pas. D’abord les cimetières mais je ne me voyais pas manier la pelle dans un lieu public. En outre, à force d’échecs, j’étais arrivé à la conclusion que le décès devait être suffisamment récent. Cette condition écartait également les officines de pompes funèbres qui sans cela auraient constitué une bonne alternative. Il me restait une troisième famille qui remplissait tous les critères. Les morgues, légales ou hospitalières. Quelques semaines plus tard, l’hôpital Bellevue offrait un poste peu rémunéré de gardien de nuit dans son service médico-légal. Bien entendu, j’obtins le job. Je me fichais de l’argent et je présentais bien. Je fis donc une forte impression à la directrice des ressources humaines. Mon dossier lui parut parfait. Mon entretien eut lieu à dix heures du matin. J’étais embauché avant midi.

Ce soir, une princesse repose là sous mes yeux. J’ai retiré le drap. Elle est belle dans sa nudité figée. Les blessures sont taries. Elle ne souffre plus. Il paraît que dans l’Antiquité, les passeurs utilisaient des barques magiques pour rallier les contrées où résidaient les âmes des défunts. Certains exigeaient un prix pour le passage, un prix que devait payer l’âme au péril de son salut. Moi, je n’ai pas besoin de barque car les corps qui sont allongés dans le noir tout autour de moi n’ont plus d’âme. Ces corps sont comme des maisons vides et paisibles. Des maisons qui ont conservé tous leurs meubles mais dont les occupants sont partis. Ils ont pourtant laissé bien plus d’eux que tout ce qu’ils pouvaient représenter de leur vivant. Le corps transcende l’esprit. J’ai appris cela. J’ai appris à écouter le corps quand l’esprit l’a quitté. A lire ce qui apparaît subtilement à la surface de la peau durant ce bref moment qui prélude à la décomposition des chairs. C’est un si bref instant qu’il faut que je concentre toute mon attention pour en capturer la quintessence.

Je guette l’avancée de la rigidité et des lividités cadavériques. C’est une course contre la montre car tout doit être achevé avant l’apparition des abominables taches vertes abdominales qui naissent près des fosses iliaques. Si je ne romps pas le lien qui m’unit au trépassé avant cette limite, mon propre esprit pourrait ne pas revenir de ce voyage en chair inconnue, prisonnier des sucs organiques qui amollissent les tissus. J’ai tant voyagé depuis près de neuf ans. J’ai tant appris en lisant ces corps sans vie que j’ai quelques fois l’impression d’être habité par des milliers de souvenirs étrangers qui étirent ma propre enveloppe charnelle démesurément. C’est tellement enivrant de percer ces parois frémissantes où le sang circulait librement peu de temps auparavant. Si enivrant que je n’ai pas pris garde à maintenir une distance suffisante. Le besoin est devenu impérieux. Je suis comme un drogué qui attend impatiemment sa dose. Il m’en faut toujours plus. A chaque tentative, j’ai repoussé seconde après seconde le moment fatidique d’interrompre le contact. Ma peau bleuissait sous l’effet de la possession tardive tandis que le froid et la léthargie m’envahissaient peu à peu. La séparation devient douloureuse comme un arrachement. Comme une blessure mal cicatrisée qui se déchire sous des forces contraires. Je suis arrivé au bout du rouleau. Cette nuit sera la dernière. Ma princesse est un heureux présage, le signe qu’elle fait partie du rituel. Je sens que je touche au but.

Après avoir verrouillé toutes les portes, je me dévêts complètement et je grimpe sur la table métallique. C’est froid. Je prends dans mes bras ma princesse blafarde que j’embrasse tendrement. Ses yeux blancs me dévisagent sans ciller et elle se raidit tout contre moi. Je sens bientôt les picotements familiers qui annoncent l’imminence du contact, cette sensation d’aspiration qui me met en transe et m’emporte ailleurs. De mes poignets coule une humeur rouge. C’est indolore. Je suis tellement fatigué qu’il fallait bien que cela se termine. Cette nuit.

Laissez-moi reposer en paix.


M
RIP


  
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