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De : Narwa Roquen  Ecrire à Narwa Roquen
Date : Jeudi 1 septembre 2011 à 23:56:01
LA PIETA



« Travailler encore, travailler encore,
Forger l’acier rouge avec mes mains d’or... »




Je dînai sur la terrasse, tout près de l’eau. J’avais appréhendé ce moment, mais par chance l’orage de l’après-midi avait rafraîchi l’atmosphère et les autres clients de l’hôtel avaient préféré rester à l’intérieur. Le garçon était poli, le repas correct. J’avais accumulé assez de fatigue dans cette longue journée, après une mauvaise nuit dans ma couchette de seconde classe, pour m’endormir sans peine. Pourtant je décidai d’aller marcher encore un peu, cette fois sans programme et sans but, juste armée du plan de la ville au cas où je me perdrais pour rentrer. Mes pas me menèrent à l’église Sant’Agnese, dont la façade moyenâgeuse et austère me gifla comme une vérité bien assénée. Ma vie était comme ça. Je courais après des rêves, et tout ce qui restait était terne, maussade et sans intérêt. J’avais échappé au mariage programmé avec le fils du notaire, collectionné quelques aventures insipides, et je venais de me faire larguer par le remake de Largo Winch, l’aventureux Jean-Patrick. Il avait hérité d’une entreprise florissante, il était aussi à l’aise dans une ambassade qu’au milieu d’une bande de clochards, il avait tout vu, il savait tout faire, il était musicien, peintre et inventeur. Il promenait sur la vie un regard délicatement désabusé, comme si tout était désespérément trop facile pour lui, tandis que je me relevais la nuit pour recorriger mon cours du lendemain, furieuse d’avoir encore raté mon brushing et ma tarte aux pommes.
J’allais avoir trente ans et je ne voulais pas m’avouer vaincue. J’avais déçue mes parents qui auraient volontiers échangé mes deux doctorats contre une ribambelle de petits-enfants ; mon travail me faisait vivre mais ne m’enthousiasmait pas. Et j’étais seule à en crever.
Mais je n’avais besoin de personne, et j’avais pris un billet de train.
Je passai derrière l’église et m’enfonçai au hasard dans une ruelle. Cette journée interminable remontait en moi comme un relent acide.
Comment pouvait-on aimer cette ville ? Absurde, incongrue, ringarde, tout juste bonne pour un décor de cinéma ou de bande dessinée ! Ridicule ! Un amas hétéroclite de vestiges du passé, la splendeur par ci et la gloire par là... Une île ! Une île-façade, comme un jouet dans une vitrine, avec plus de pigeons que de mouettes, une île sans grand large et sans horizon... De faux airs de Byzance à la sauce italienne, des dorures et des émaux à en donner la nausée. Un piège à touristes, une carte postale dans un monde d’apparences, une belle image double et déformée par le temps, les moisissures et les algues. Un reflet ! Juste un reflet trompeur, le reflet d’une réalité fausse... Des lions, des chimères et des masques. Les lions de pierre ont des ailes inutiles, les chimères ne font peur à personne et les masques se vendent à prix d’or.
Non, je n’aurais pas dû me jeter dans ce pari stupide entre moi et moi.
Aujourd’hui, j’ajouterais qu’il faut remercier Dieu quand il n’exauce pas nos voeux. Et surtout ne jamais tenter le Diable quand il vous rend service malgré vous.



Je trouvais un banc sur une petite place et j’y posai mon corps épuisé. J’avais les jambes lourdes et une grosse envie de pleurer. Moi aussi j’étais stupide, absurde, incongrue, ringarde. Comme Venise.



Oui, j’avais enduré une heure de queue place Saint Marc pour entrer dans la basilique, et j’avais vu les lions, les dorures et les émaux, la merveilleuse lumière comme tombée du ciel, la magnificence et les touristes japonais. J’avais coché. Le Palais des Doges, le Pont des Soupirs. Perdez tout espoir, vous qui entrez ! Comme Byron, je croyais aux plaintes amoureuses. C’étaient les gémissements des condamnés qui passaient des tribunaux aux cachots et voyaient la lagune pour la dernière fois. De quoi me mettre de bonne humeur.
Non, je n’avais pas acheté les graines pour pigeons qu’on vendait aux abords de la place, comme au zoo ; dans le reste de la ville il était interdit de les nourrir. Est-ce que cela avait du sens ?
J’avais expédié le musée Correr en trois heures. Des statues, des tableaux, des monnaies, des armes, des mappemondes. Mythologie, guerre et religion. Toute l’histoire glorieuse de Venise, les Doges, les Doges, les Doges... Et cette attirance malsaine pour le sang et les larmes... La Pietà. La Vierge Marie tenant son fils ensanglanté sur ses genoux, et détournant le regard. J’avais visité Rome avec ma classe d’italien, l’année du bac. Michel-Ange avait sculpté une Vierge d’une beauté innocente, si jeune, si frêle... Elle avait l’air égarée et épuisée, certes, mais elle était belle. Ici, la souffrance, la vieillesse et la mort. Je n’avais pas besoin de ça. Heureusement, le tableau de Tura est une miniature. Mais pourquoi la douleur, encore et encore ?
Je traversai le musée archéologique en ligne droite.Je faillis en faire autant dans la Libreria Sansoviniana. Mais là, il y avait deux blondinets couchés sur le dos, pointant l’index vers le plafond, et leur mère à genoux près d’eux qui commentait et expliquait. Je levai le nez. Dans des cadres lourdement dorés et carrés, des peintures rondes. Bon. L’air absorbé, je ne perdais pas une miette des explications de la femme blonde. Elle fit déplacer ses enfants jusqu’à l’autre bout de l’immense salle pavée de carrés blancs entourés de noir. Et là, dans l’avant-dernière rangée... Paolo Veronese. Enfin de la couleur, de la vie, de la joie. Les enfants riaient. La mère avait un sourire de Madone. Je l’enviais trop pour la détester.



Devant moi passa un chat qui avait l’air d’être chez lui. Tout à coup il s’immobilisa, se tapit contre terre et bondit sur sa proie. Puis il se mit à jouer avec la souris morte, la poussant de la patte, la lançant en l’air, déçu de son manque de réaction. Il y eut un pas dans la ruelle. Le chat détala.
Un homme âgé, carré comme une armoire, s’assit près de moi. Il sortit de sa poche un paquet de tabac à rouler et me demanda en français :
« Je peux ?
- Je vous en prie.
- Oh ! Mais vous êtes française ! Quel bonheur ! »
Il avait un fort accent de l’Est, comme ma grande amie du lycée.
« Alsacien ?
- De Metz ! Enfin, pas loin. Oh, pardon... »
Il se leva et me tendit une main cérémonieuse – large, puissante, à vous broyer les os.
« Jean Remer, retraité – enfin, ils m’ont pas laissé le choix.
- Agnès Lecompte, enseignante. Enchantée. »
Il se rassit.
« Donc vous êtes en vacances ?
- Oui.
- Seule ? C’est courageux. Moi aussi je suis venu seul, mais j’avais promis à Colette que je l’emmènerais à Venise et puis... elle est partie avant... On a eu tellement d’emmerdes... Je vais ramener des photos que je mettrai sur sa tombe. Ca vous semble idiot, non ?
- Non ! C’est... touchant... romantique... honnête... Non, c’est bien. »
Il portait une veste beige jaune qui avait dû faire trois guerres et le gênait aux entournures, sur un jeans presque neuf. Quand il se rassit, je fus frappée de plein fouet par l’éclat de deux yeux aussi bleus qu’une chanson de Piaf.
Il me sourit et nous bavardâmes comme deux vieux amis. Il avait commencé à travailler à quatorze ans. Il avait touché un peu à tout, le fer, la fonte, l’acier. C’est comme s’il avait eu ça dans le sang. Son père était forgeron, comme son grand-père, et les autres avant lui.
« Je crois que j’aime jouer avec le feu », me lança-t-il avec un regard bleu acier où peut-être dansaient des flammes.
« Mais ils m’ont trouvé trop vieux. Cinquante-huit ans, tu parles ! Et puis de toute façon ils ont fermé l’aciérie électrique en mars et le train à billettes en décembre. »
Une quinte de toux interminable lui coupa la parole, le laissant hors d’haleine et les larmes aux yeux.
« Voilà. C’est vrai que j’ai toujours fumé, mais y a pas que ça. Maintenant ils sont obligés de nous faire porter des masques, mais avant... »
Il toussa encore.
« Ils ne veulent pas me reconnaître en maladie professionnelle. Eh, ça leur coûterait trop cher. Ou alors faudrait pouvoir engraisser un avocat... S’en foutent, des ouvriers. C’est de la bête de somme. Un qui tombe, un qui r’monte. Et puis ils ferment tout. Bientôt la France ne produira plus rien. Les écolos sont contents, moins de pollution, les patrons sont ravis, on délocalise. Et les gars comme moi, ils auront plus que les yeux pour chouiner. Et encore, moi, on pouvait s’acheter une petite maison en travaillant dur... Maintenant, c’est plus possible... »
Il esquissa un demi-sourire.
« On dirait du Zola, hein ?
- Non... Je sais bien que c’est vrai. Et ... vous avez des enfants ?
- Non. Colette a fait une fausse couche et après ils ont dit qu’elle pourrait pas en avoir. Mais on était bien tous les deux... »
Il se roula une autre cigarette.
« Colette c’était ma femme et je l’aimais plus que tout. Seulement... le désir, c’est pas pareil pour tout le monde, et elle... C’est frustrant, pour un homme. Je crois que j’ai jamais réussi à la faire jouir. C’était pas son truc. Alors...Je suis sûr qu’elle le savait, elle posait pas de questions, elle savait que je l’aimais, je crois que ça lui allait bien comme ça. «
Je hochai la tête.
« Oui mais bon...
- Ca vous choque ? J’aimais Colette. Quand elle me regardait, j’étais le roi du monde, j’aurais pu décrocher la lune. Un homme, tu sais – vous permettez ? -, ça aime faire. Faire, fabriquer, faire jouir, rendre heureux. Je voulais pas l’endêver avec ça. Mais j’en avais besoin. »
Je hochai la tête à nouveau.
« Y a un homme dans ta vie ? », me demanda-t-il brusquement, ce qui me fit rougir aussitôt.
« - Plus. Il m’a jetée.
- Tu as senti ça, quand il te regardait ? Que ça te donnait des ailes ? »
Je grimaçai.
« Pas vraiment. J’avais toujours peur de ne pas être à la hauteur. Il était tellement...
- Egoïste, c’est tout ! Remercie le ciel, ma petite fille, ce n’était pas le bon. Tu es belle comme un coeur, tu es intelligente, tu es gentille... Je suis sûr que tu vas pas longtemps rester sur tes oeufs ! Laisse-les venir, tu vas voir, ça va se bousculer ! »
Je me mis à rire.
« Et Venise ?
- Venise, bof », soupirai-je. « Des musées, des peintures, de la Culture majuscule qui ne me réveillera pas cette nuit.
- Hum... Demain matin j’ai un type à voir. Et si on se retrouvait à deux heures à ton hôtel? Je connais un peu Venise... »
Je frissonnai.
« Mais tu te gèles, ma poule ! Attends. »
Il se leva, posa sa veste beige jaune sur mes épaules.
« Je te raccompagne. »
Et ses yeux étaient de plus en plus bleus.



C’était mon troisième jour à Venise et je m’étirai dans mon lit comme un chat paresseux, me remémorant ma journée de la veille. En sortant de la salle de bains, j’avais aperçu sur le parquet un album de BD qu’on avait dû glisser sous ma porte. La couverture était très usée, la reliure plus que fragile, et un petit mot dépassait d’entre les pages.
Ca a été longtemps mon livre de chevet. Régale-toi !
Jean
C’était « Fable de Venise », de Hugo Pratt. Je ne connaissais pas. Cette Venise-là me plut tout de suite. Je dévorai l’histoire deux fois de suite, séduite autant par le personnage romanesque que par l’originalité du dessinateur. Il me restait du temps pour finir la matinée, et je filai à la Galleria dell’Accademia pour accomplir scrupuleusement mon devoir de touriste. Vingt-quatre salles ! Je pris le pas de course. Mythologie et religion... Je saturais. La Pietà du Titien m’horripila. Lourd... Mais je m’arrêtai malgré moi devant celle de Bellini. Le bleu intense de la robe de Marie, sa fatigue pourtant apaisée... C’était une de ses dernières oeuvres, il avait 79 ans. J’eus le sentiment qu’il voulait dire qu’il y a un temps où l’on n’a plus peur de la mort. Je m’en éloignai presque à regret, et je fus précipitée dans « La tempête » de Giorgione. Un ciel menaçant à l’arrière plan, un soldat à gauche, et une femme allaitant son enfant à droite, qui me regardait comme si c’était une évidence. Derrière les personnages, un pont, simple et dépouillé, mais un pont. Sans doute parce que j’avais envie de croire, parce que l’espoir est la première pierre de l’instinct de survie, je voulus n’y voir qu’un présage de bonheur. Et j’avais sans aucun doute raison, puisque pendant tout l’après-midi Jean m’entraîna dans les rues de Venise, d’étonnement en émerveillement...
Déjà dix heures ! Tant pis pour le petit déjeuner, j’avais rendez-vous une heure plus tard... Ma robe bleue, ma robe préférée, ma folie des soldes de juin, le décolleté large sur les épaules, le bustier près du corps, la petite ceinture ton sur ton, l’amplitude opulente de la jupe... Pour la première fois depuis dix jours, je me maquillai. J’étais légère et insouciante, je me sentais jeune et belle. Je sortis de l’hôtel en courant, sans prendre le plan. Avec Jean, je ne me perdrais pas. Sa grand-mère était vénitienne, et pendant toute son enfance il avait passé ses vacances de Noël ici... Onze heures sonnaient quand je m’assis sur le banc derrière Sant’Agnese. J’étais à l’heure. Et une merveilleuse journée s’ouvrait devant moi.
A midi, j’étais inquiète. A treize heures, hébétée. Est-ce que j’avais mal compris ? Le rendez-vous était ailleurs ? J’étais sûre qu’il m’attendait quelque part, je le savais, je le sentais. Je repris le vaporetto, comme la veille, vers les Jardins de l’Exposition. Je remontai le viale Garibaldi, je fis le tour de la statue, je saluai Giuseppe Zolli dans son habit de bronze que les vénitiens lui avaient offert pour que son fantôme cesse d’importuner les passants qui s’approchaient trop du général... Je scrutai le visage de chaque passant, des hordes asiatiques aux couples de touristes anglais en short. Puis je repassai le pont Quintavalle vers l’île Saint Pierre. Comme Corto Maltese, j’avais dit :
« Voilà San Pietro di Castello!
- Tout juste! L’ancienne cathédrale de Venise, avant Napoléon...
- Avec son campanile penché, dont les cloches ne sonnent plus, et à l’intérieur, le trône en marbre de Simon Pierre, apôtre et ancien évêque d’Antioche, siège glorieux dont le dossier est une stèle funéraire écrite en arabe, que le baron Corvo voulait déchiffrer...
- Ah je vois que tu as passé une matinée studieuse ! Il paraît qu’il y a des versets du Coran dessus... et qu’il aurait servi à cacher le Saint Graal...
- Et pourquoi pas ?
- Là où ça se complique, c’est que le Coran a été écrit 600 ans après la mort de l’apôtre... »
Je n’avais rien à répondre. Comment pouvait-il en savoir autant ?
Quand il leva le bras, entre les deux chapelles, pour me montrer le « Jean, Pierre et Paul » du Véronèse, la manche de sa veste se releva, découvrant le poignet où rougissait une longue cloque récente.
« Tu t’es brûlé ?
- C’est rien. Je veux toujours rendre service, mais plus je viens vieux et plus je me fais maladroit... »



Après le pont de bois, le pont de fer de la Calla Larga, et à sa gauche le Campo Ruga. Là ça commençait à ressembler à l’Italie, il y avait du linge aux fenêtres des maisons colorées, des femmes qui criaient d’un balcon à l’autre, des gamins avec un ballon de foot et des vieux tout secs qui jouaient aux cartes. Le nez au vent, Jean cherchait quelque chose, quand tout à coup il me poussa dans une ruelle obscure en mettant une main sur ma tête pour que je me baisse... Puis il me lâcha.
« C’est le sotoportego Zurlin, le passage le plus bas de tout Venise. Tu vois la cour, là-bas ? Rien de spécial... Mais c’est ici qu’une nuit un médecin qui passait en gondole fut appelé par une jeune fille pour soigner sa mère. Il la suivit, et put sauver la vieille femme. Mais la mère lui apprit que sa fille était morte depuis dix ans... Terrifiée ? Non ? Alors on repart ! »
C’était comme si je remontais le temps. Il était à mes côtés, et je retrouvais sans erreur l’itinéraire de la veille, alors que je l’avais suivi sans prendre aucun repère.
Dans la fondamenta della Tana, il y avait encore les filets en train de sécher ; et les femmes qui enfilaient les perlettes de verre étaient toujours là. Je pris le pont, et sans un regard sur les Tours je filai droit sur l’Arsenal. Le lion de gauche, impassible, n’avait pas changé. Les runes nordiques s’étalaient sur ses flancs, ces runes qui, m’avait appris mon guide, ne parlaient pas de la cachette qui abritait la clavicule de Salomon, mais seulement des combats de Herald III, futur roi de Norvège, et de ses soldats, dans la conquête de la Grèce.
« Le Doge Morosini, qui d’ailleurs fit exploser le Parthénon, ramena ce lion à Venise en 1687.
- Et tu me dis que tu as quitté l’école à quatorze ans ?
- Et alors ? En ce temps-là, on nous apprenait à lire ! »
Comme j’avais ouvert des yeux de Blanche Neige émerveillée, il m’avait fait un clin d’oeil :
« D’accord, ma grand-mère est née ici. Je suis venu souvent... Quand j’étais gamin, j’ai même fait le guide sauvage pour avoir un peu d’argent de poche... »
J’entendais encore le son de sa voix. Rocailleuse, comme ébréchée, c’était la voix d’un homme que la vie n’avait pas épargné et qui avait dû souvent se battre et souvent hurler. De rage, supposai-je, plus que de peur. S’il n’avait eu l’apparence d’un vieil homme, je l’aurais bien pris pour le jumeau de Corto Maltese. Et puis mon père était un homme silencieux, qui ne me parlait que pour m’adresser des reproches. Jean, c’était le lien que j’avais cherché en vain. Le passé qui vous rend plus fort au présent. Et je savais qu’il m’attendait quelque part, que j’allais forcément le retrouver si je cherchais bien...



Calle del Pestrin, la trattoria Corte Sconta était fermée. Plus de tables sur la terrasse ombragée, quelques rares passants qui regardaient la carte dans son cadre de verre en se promettant de réserver pour le lendemain. C’était comme une trahison. Nous avions tout partagé, les sardines marinées, les boulettes de crabe, le risotto aux crevettes et les spaghetti à l’encre de seiche et pointes d’asperge... J’avais failli caler sur l’espadon grillé, et à peine goûté sa friture de poisson... Je l’avais laissé seul sur le tiramisu, j’allais exploser. C’est là que j’avais soupiré qu’il avait bien de la chance d’être à la retraite, c’était les vacances tous les jours...
« C’est ce que je pensais à vingt ans. Et puis plus le temps passait, plus ça me faisait peur.
- Peur de vieillir ? Peur de mourir ?
- Vieillir... On n’a pas le choix. Mourir... non plus. J’adorais mon travail, même si c’était dur. On s’échinait, on suait et on souffrait pour un salaire de misère, mais on était entre nous, on râlait et on riait, et jamais on ne serait allé postuler à la Poste. Le feu et le métal... C’était un travail d’homme. Je crois que c’est ça. On se sentait des hommes. »
Une fois de plus j’étais restée muette. Trop jeune pour savoir. Mais sa tristesse, j’aurais donné dix ans de ma vie pour pouvoir l’effacer.


A nouveau le pont de l’Arsenal, il fallait que je respecte scrupuleusement l’itinéraire, sinon je ne l’aurais pas retrouvé. Et je revins au Campiello del Piovan, une petite place déserte avec trois arbres, des plantes vertes et trois margelles de puits, tous différents. Les fenêtres des rez de chaussée étaient hautes et garnies de barreaux. Celles de l’étage étaient en ogive ou de style byzantin. Une maison rouge, une grise, une rose, le crépi s’effritait, découvrant la brique.
« Ma grand-mère habitait là. Ecoute voir ! »
J’avais regardé alentour en tendant l’oreille, tandis qu’assis sur un des deux bancs rouges il se roulait une cigarette.
« Je n’entends rien !
- Eh oui ! Nous sommes à Venise, au mois de juillet, et cette petite place est vide et totalement silencieuse. Ca valait bien une cigarette, non ? Rien fumé depuis ce matin, moi ! »
La cloche d’une église avait tinté. 84 églises à Venise, 90 campaniles, 161 canaux, 22 millions de touristes par an. Le monde continuait de tourner au-delà de cette place, bruyant, pressé, sauvage. Je m’étais blottie contre lui, et il avait caressé mes cheveux.
« Une dernière étape ? Il va bientôt faire nuit, ç’est parfait. »



Assise sur le banc, je n’avais pas envie de partir. C’était peut-être ici qu’il m’attendait. Dans la paix et le silence. Il me guettait derrière une fenêtre, il mettait à l’épreuve ma patience, je devais mériter sa présence, je ne devais pas le décevoir...
La veille, il avait loué un bateau taxi en parlementant avec le marinier. Je n’avais rien compris ; ils avaient parlé en dialecte vénitien, et à la fin l’homme, avec un grand sourire, lui avait tapé dans la main pour sceller leur marché. Nous avions parcouru tout le Grand Canal, jusqu’au Pont de la Liberté qui relie Venise au continent, enveloppés d’un ciel bleu et rose, un vrai ciel de conte de fées. Nous étions passés sous le pont de l’Accademia, puis le Rialto, le plus beau et le plus vieux pont de pierre de la ville, et il m’avait raconté l’histoire du pacte avec le Diable. Puis le pont des Scalzi, près de la gare, et celui de la Constitution ; il m’avait montré San Simeon Piccolo, et tous les palais qui bordaient le canal en les nommant un à un ; l’incroyable Ca’ d’Oro, en g_o_t_hique flamboyant, la Ca’ Dario, le palais maudit dont tous les possesseurs avaient connu d’immenses malheurs (mort d’un proche, ruine, suicide) et Santa Maria della Salute, juste avant la Punta della Dogana. Enfin dans la nuit tombante, le bateau prit le large.
« Où allons-nous ?
- Ah... Ca, tu pourras t’en vanter longtemps. C’est un endroit interdit, le lieu le plus hanté d’Europe, et peut-être du monde ! »



Je me levai d’un bond. Je venais de comprendre. C’était là que je devais aller. Je frissonnais encore de peur en y repensant, et je ne savais pas comment je pourrais convaincre un taxi de m’y emmener. Mais j’en étais sûre. Et c’était une question de vie ou de mort. J’essuyai deux refus catégoriques et secs, et le deuxième accompagna sa dénégation d’un index pointé sur la tempe. Le suivant grimaça un sourire de prédateur en m’annonçant une somme astronomique. Je courus au distributeur le plus proche et lui remis la liasse de billets qu’il compta et recompta d’un air méfiant tandis que je trépignais d’impatience. Enfin, il démarra le moteur de son bateau.
musique
La lune était presque pleine et bientôt la silhouette lugubre du grand bâtiment se profila devant moi, flanquée de son clocher maudit, au milieu d’une végétation sauvage qui avait pris possession de ces lieux abandonnés.
« L’île de Poveglia », m’avait murmuré Jean d’une voix solennelle. « Ancien exil des pestiférés, où l’on enterrait les morts avec les vivants, poudrière sous Napoléon puis asile psychiatrique dirigé par un médecin fou qui torturait ses patients et les égorgeait en haut du clocher, avant de les précipiter dans le vide. Jusqu’au jour où il se suicida, en sautant du même endroit. On dit que 160 000 personnes y ont trouvé la mort... »
Nous avions fait le tour de cette petite île, et tandis que Jean plaisantait avec le marin, il m’avait semblé entendre des gémissements et des cris étouffés. Et puis, le campanile sonna.
« Etrange, n’est-ce pas, », ajouta mon guide avec un sourire mystérieux, « pour une île inhabitée... Surtout quand on sait que la cloche a été déposée en 1913... »
J’avais réprimé un cri, et il m’avait serré la main pour me rassurer.
« Tu ne risques rien. Nous rentrons. »
Je claquais des dents quand le bateau aborda. Je demandai au marinier de m’attendre, et je débarquai. J’appelai Jean de toutes mes forces, en titubant dans les broussailles. Dans le clair de lune je remarquai à terre une tache sombre ; je me penchai, je la touchai non sans appréhension. C’était rouge et collant.
« Jean ! »
Le clocher se mit à sonner, et je crus que j’allais mourir de peur. C’était une illusion, et ces grondements n’étaient que le bruit de la mer... Je priai Sainte Agnès, je priai Saint Giovanni, moi qui n’étais même pas baptisée. « Laissez-moi sauver cet homme, je vous en prie, je suis la seule à pouvoir le faire ! »
Avais-je rêvé ? Il me sembla entendre mon nom murmuré par une voix enrouée et hésitante. Et là, il était là, un genou à terre, essayant en vain de se relever. Je me penchai pour prendre son bras sur mes épaules, et il se redressa.
« Ca va, ça va... Tu n’aurais pas dû venir... Je peux marcher... »
J’entendis le bruit d’un moteur qui s’éloignait. Je criai. J’avais envie de pleurer.
« C’est pas grave », me dit Jean calmement, « c’est pas grave... »
Nous arrivâmes enfin à l’embarcadère. Il s’écroula. Je m’agenouillai pour découvrir le sang qui inondait son ventre.
« Il faut... dans ma sacoche... le coffret... »
J’ouvris le sac qu’il portait en bandoulière.
« Jette. La mer saura la cacher. Je t’en prie, jette-la ! »
Je sortis le petit coffre de métal, d’un métal que je ne connaissais pas. Un griffon était gravé dessus. Je me levai, je m’approchai de l’eau et je me retournai. Jean, redressé à grand peine sur un coude, me fit « oui » de la tête. Je lançai l’objet de toutes mes forces. Dans le ciel étoilé et limpide, le tonnerre gronda.
Je revins près de lui, je l’installai aussi bien que je pus sur mes genoux, pour qu’il ne soit pas seul, pour qu’il n’ait pas froid.
« C’est fini pour moi », me confia-t-il dans un sourire, « mais c’est très bien, j’ai fait ce que j’avais à faire, ne sois pas triste. »
Je ne comprenais rien et il dut le sentir, car il ajouta :
« Ce serait trop long, mais... Tu sais, ils m’avaient promis dix ans de vie si je forgeais ce coffret... C’est un alliage inédit, magique, mais la forge, c’est un travail d’homme... L’émeraude... Elle pâlissait, les inscriptions n’étaient plus visibles. Elles mènent au trésor de la reine de Saba, tu l’as lu dans le Corto Maltese. Ils en avaient besoin pour mener d’autres guerres sanguinaires et terribles... Ce n’était pas bien, je sais... Mais je leur ai demandé de l’argent... La vie, sans Colette, c’était pas la peine. Mais les p’tits gars, là-bas, qui pointent au chômage, ça pouvait leur servir. Lulu, Marco, Dédé, Mourad et tous les autres... Alors je l’ai fait. Mais après... »
Il ferma les yeux, serra les dents sous la douleur, le front couvert de sueur, frissonnant sous la lune blanche.
« Toi et ta manière de me regarder, comme si j’étais un héros... J’ai repensé à Colette. Je vous aurais déçue toutes les deux. Perdre mon âme, c’était pas grave, mais vous deux... Ils m’ont blessé, mais je leur ai repris l’émeraude, je me suis caché. Ta venue les a fait fuir. Ils redoutent la bonté comme ils détestent la lumière. Pauvre piotte, tu méritais pas ça... Mais faut pas aimer les héros, ils partent toujours trop tôt...
- Alors reste encore un peu, il y aura bien des pêcheurs, ou des touristes... ou je sais pas, quelqu’un...
- Ouais, pour sûr, pour un galapiat comme moi, vont envoyer la patrouille... Tu es belle comme le ciel, tu sais... J’ai guère besoin d’aut’chose... »
Sa tête se fit plus lourde au creux de mon bras droit, et ma main gauche posée sur son genou trembla de son dernier frisson. Ma robe bleue brillait sous la lune. Je me penchai vers son visage, longtemps, longtemps, puis je fermai les yeux.



« Vous allez pouvoir sortir », me dit le médecin dans un français à peine teinté d’accent italien. « Les carabinieri sont passés, vous aurez une amende à payer, il est interdit d’aller à Poveglia. Les gens de la Calcina vous ont apporté des habits propres... Votre robe... trop déchirée...
- L’homme... qui était avec moi, Jean Remer... Son corps... »
Le médecin haussa les sourcils.
« Vous devriez vous abstenir de... substances. C’est illicite. »
Et il tourna les talons.
Je quittai dans l’après-midi l’hôtel de la Calcina, Zattere dei Gesuati, face au canal de la Giudecca. Ses chambres toutes différentes, petites mais soignées, avec du mobilier précieux, un plancher en bois et un grand lit pour deux. L’atmosphère surchargée, baroque, étouffante, comme sur le dépliant.
Un voyage épuisant jusqu’à Hayange, et là, les yeux brûlants et le Tshirt froissé empestant la sueur, le cimetière. La tombe de Colette (1955 – 2009), avec des photos de Venise encastrées dans la stèle. Comment avait-il eu le temps de... La tombe de Jean, 1952 – 2010. Je relus la date vingt fois. 2010.
Un homme s’approcha, un vieil homme qui toussotait. Il posa un bouquet de fleurs des champs sur la tombe de Jean. Je tentai de lui sourire.
« Bonjour... Vous étiez un de ses amis, sans doute ?
- Ah, ben oui, le Jeannot et le Lulu, on se quittait pas, pour dire.
- Je... l’avais rencontré à Venise...
- Ah... ben oui... Il connaissait bien...
- Il m’a parlé de vous... C’est pas trop dur ?
- Ah... On est à la rue, comme qui dirait. Le Jeannot, il a pas mal gueulé, mais ça a changé bernique... L’aurait fallu pouvoir engraisser un baveux...
- Mais quand même, vous aviez un beau métier... Un métier d’homme...
- Ouais, ça... On s’prenait des chaurées, mais sûr... »
Il porta le doigt à une invisible casquette et s’éloigna.
Je n’étais pas la Vierge Marie. Je n’avais pas trente ans. Il leur fallait un avocat ? Deux doctorats, ça valait bien quelques équivalences. Si un mort pouvait risquer son âme pour les p’tits gars, je pouvais bien reprendre des études. Un oiseau se posa sur la stèle de Jean. C’était idiot, mais je trouvais qu’il ressemblait à une mouette.





PS: il semble que mon lien, malgré toutes mes tentatives, ne fonctionne pas. Pourtant quand on tape sur Google "Mists of Poveglia, a desolate walk to solitude calling", on y arrive. Désolée!
Narwa Roquen, home, sweet home...
Narwa Roquen,


  
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Réponses à ce message :
3 cela faisait longtemps - z653z (Mar 13 mar 2012 à 17:46)
       4 Il est vrai... - Narwa Roquen (Mer 14 mar 2012 à 14:41)
3 Nightporter. - Maedhros (Sam 3 sep 2011 à 20:47)


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