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De : Narwa Roquen  Ecrire à Narwa Roquen
Date : Mardi 24 janvier 2012 à 23:13:44
AUX AMES DE LA BUTTE




Le cadavre est à terre mais l’idée est debout
Victor Hugo



Suis-je née d’un soupir, d’un regret, d’une larme, ou d’un cri de colère étouffé de chagrin ? Au début, je ne fus rien qu’un fragment d’idée, à peine plus qu’un sentiment, qui flottait dans le ciel de Paris au dessus des barricades. C’était le 23 mai 1871. Les Versaillais bombardaient la ville, les insurgés y mettaient le feu. De part et d’autre, on mourait. Mais du côté des braves gens, on mourait de bon coeur, aux cris de « Vive le Peuple ! Vive la Commune ! » On mourait sous le drapeau rouge, pour un rêve libertaire et revanchard qui ne devait durer que soixante quatre jours.
On avait souffert du froid et de la faim et les Prussiens avaient gagné. Ou plutôt Thiers s’était rendu, se déculottant devant l’ennemi jusqu’à faire défiler ses troupes dans Paname la blonde. Il restait des veuves, des orphelins et des estropiés, il restait un peuple humilié, endetté, étranglé par les propriétaires et les politiques bourgeois. Mais dans les rues chantaient les sirènes idéalistes, qui n’en étaient pas moins sincères : Jules Vallès, dans « Le cri du Peuple », Eugène Vermersch et « Le Père Duchène », et puis « La Marseillaise », « L’Affranchi », « Le Vengeur », « La Sociale »...
Quand l’armée voulut lui reprendre les canons de Montmartre et de Belleville, ses canons, payés par souscription, le peuple de Paris se souvint qu’il possédait des armes. Et quitte à mourir, il se mit à rêver. Un espoir aussi grand que le ciel, pour une fin aussi rouge que l’enfer, et toujours le sang des pauvres versé sur le pavé comme sur le champ de bataille. Ce furent mes premiers mots : « sang d’ouvrier ». Une incarnation fragile et loin d’être aboutie, même si elle s’ancrait dans une réalité poignante. Un accord de Fa dièse septième s’était échappé d’un refrain populaire. Il me rejoignit. Ce n’était qu’un début, mais le combat continuait.
Et les sangs se mêlèrent, ceux des chefs, Delescluze et Millière, suivis par Rossel et Ferré. Ceux des innocents, femmes enceintes, vieillards et enfants de cinq ans. Dédé l’ébéniste du Faubourg Saint Antoine, Augustin le cordonnier de la place Blanche, Ernestine, de la rue des Abbesses, qui avait vidé sa cave pour porter à boire aux soldats de Lecomte – et ils étaient tous passés du côté des fédérés ! Et Germain, le boulanger de Belleville, à qui la Commune avait permis de ne plus travailler la nuit. Et Victor le couvreur, qui passait son temps à invoquer la Vierge comme on appelle sa mère. Sa mère, il ne l’avait pas connue, il avait grandi à l’orphelinat. Avec sa femme Marinette, ils s’étaient réjouis de pouvoir envoyer Vincent à l’école, et aussi la petite Suzanne, puisque désormais c’était gratuit, et même pour les filles... Ils en avaient rêvé, de cette vie meilleure, malgré les menaces de Thiers, de Mac Mahon et de Galiffet. Alors, mourir pour ça, ce n’était jamais que devancer l’appel...


Ils étaient morts. Trente mille. Elle était belle, la Ville des Lumières et des Plaisirs. On pleurait ou on serrait les dents, de l’Alhambra au moulin de la Galette. Plus de concert, plus de gambille, les gigolettes portaient un fichu noir et les muscadins des beaux quartiers étaient rentrés chez eux. Bienheureux les innocents, le royaume des Cieux leur est toujours ouvert. Mais toutes ces âmes perdues dans un ciel lourd de poudre, toutes ces âmes coupables d’avoir espéré la dignité, la justice, la liberté, toutes ces âmes dont le Bon Dieu n’avait pas voulu... Je n’étais qu’un espoir de chanson, mais une âme désolée, ça ne prend guère de place... Ah j’eus sûrement la plus belle escorte qui fut jamais faite à une oeuvre si ténue ! Et chacun m’apporta un nouveau mot : marlou, larme, copain, Montmartre, mais aussi bandit, tyran, guerre... Car elles avaient encore des choses à dire, mes petites âmes orphelines, et tandis que je prenais force de leurs souvenirs, elles se donnaient la main et ne se résignaient pas.
Petit à petit, les mots formèrent des phrases, et les phrases prirent du sens. Mon accord solitaire partit en chasse et me ramena une douce mélodie, simplette et nostalgique, que je fis mienne aussitôt tandis qu’il se rengorgeait en trônant au milieu de ces gentilles petites notes, fier comme un paon dans une basse-cour.


Il nous fallait trouver un auteur qui me couchât sur le papier, un compositeur qui mît en place les arrangements, un chanteur qui me fît enfin passer la rampe pour retourner là d’où je venais, au coeur du peuple. Et tandis que je serais reprise à l’unisson par tous ces braves gens, mes pensionnaires éthérées trouveraient enfin la joie d’une reconnaissance. Nous en avons hanté, des cabarets enfumés, des bouibouis infâmes, des guinguettes au bord de l’eau et autres rendez-vous nocturnes des artistes de tout poil. En vain, car tous ces hommes plus ou moins musiciens ou poètes restaient sourds à mes appels. Botrel le barde breton était royaliste. Aristide Bruant, nous le suivîmes du « Chat noir » au « Mirliton », qu’il acheta, pendant des soirs et des soirs, sans réussir à capter son attention. Nous voletâmes de Mayol à Fréhel, de Dona, l’hirondelle des Faubourgs, à Georgel qui ne chantait plus sous les ponts de Paris. Nous assiégeâmes le Moulin Rouge, le Petit Casino, le Grand Concert Parisien, les Ambassadeurs, l’Eldorado, la Cigale, Bobino, l’Olympia... Plus de quarante ans à rôder, à tourner, à attendre... Puis il y eut la Grande Guerre, et la fantaisie laissa la place aux chansons patriotiques, vils instruments de propagande conçus pour enivrer la jeunesse de France afin qu’elle accepte en souriant un lamentable destin de chair à canon. Ah que nous l’avons détesté, alors, ce Brunswick ! Ce fils du peuple renégat, plus rouge que rouge, libertaire, pacifiste, antimilitariste et anticlérical, qui reniant l’anarchie et la justice se rangeait au parti des bouchers et raillait sans vergogne les pauvres bougres de nos colonies qui venaient en toute innocence mourir à nos côtés dans une guerre qui n’était pas la leur ! Lui ! Lui qui avait écrit, quelques années auparavant, « Gloire au 17° » !
« ... Salut, salut à vous
A votre geste magnifique
Vous auriez, en tirant sur nous
Assassiné la République »
Le 17° n’avait pas fait feu sur les vignerons de Béziers en colère, et grâce à Montehus, la France entière avait chanté leurs louanges. Lui, le révolutionnaire cocardier, acteur, auteur, chanteur, aîné de 22 enfants, fils d’un ancien Communard... Nous avions cru en lui, sottement. Quand il reçut la Croix de Guerre en 1918, je le maudis.




Un soir de 1919 nous le croisâmes, dans une ruelle sombre, bien après minuit. Il titubait. Il était encore plus maigre qu’à l’accoutumée, et ses yeux fiévreux semblaient démesurés dans l’empilement osseux de son visage. Les temps étaient durs pour lui, il était au creux de la vague. C’était un exalté au grand coeur, qui donnait plus qu’il ne gagnait. Mais il voulait tellement plaire, réussir, être aimé... Ambitieux mais influençable, il ne savait pas toujours choisir ses amis, et s’obstinait à leur rester fidèle même quand cela lui portait tort. Ah, s’il n’avait pas commis ces couplets guerriers, j’eusse pu l’aimer d’amour...
Qu’est-ce qui me prit, ce soir-là, de le suivre jusque chez lui ? Quelle pitié, quelle folie, quelle espérance insensée ? Mais il avait été conçu pendant la Semaine Sanglante, et qui aurait pu jurer qu’une âme rouge ne s’était pas réincarnée en lui ? Un faux pas, il avait peut-être seulement trébuché sur sa foi parce qu’un pauvre hère qui se disait son ami lui avait payé une bouteille avant de rejoindre le front... Il avait oublié « l’Internationale » et « Du pain ou du plomb » pour écrire les vers immondes de « Lettre d’un socialo » et de « La voix des mourants ».
Il se coucha le cerveau embrumé et le corps lourd, en marmonnant « faut qu’j’écrive, faut qu’ça vende... » Alors, mes âmes rameutées bien serrées autour de moi, je profitai de son sommeil sans rêve pour m’insinuer dans son esprit. J’étais complète. Je n’étais qu’un poème avec un air facile, mais mes rimes étaient justes et ma métrique parfaite. Pourtant, quand j’entrai en communion avec les pensées du dormeur, j’hésitai un instant. Il vivait au jour le jour, et la Commune, c’était le passé, le passé de son père et pas le sien. Et puis la révolte a toujours mauvaise presse, surtout quand elle a été vaincue. Je fouillai dans ses sentiments, dans ses colères et ses indignations ; à ma grande surprise, je trouvai du remords pour ses chants de propagande, et mon espoir d’avoir enfin trouvé mon chantre se transforma en certitude. Je redoublai de douceur pour ne pas l’éveiller trop tôt. Dans un coin de sa mémoire, je trouvai sa douleur lors du massacre de Bapaume, pendant la bataille de la Somme. Bapaume, c’était une butte. J’en vibrai d’excitation. Il ne fallait pas parler de la Commune ? Très bien. Je n’en parlerais pas. Mais la langue française comporte des artifices dont la litote n’est pas le moindre... Très vite, portée par la ferveur de mes âmes pensionnaires, je modifiai mes phrases, je déguisai mes mots. Et je me trouvai encore plus forte, et encore plus belle...
Montehus s’agita dans son lit et finit par se réveiller.
En grommelant, il vacilla jusqu’à la table, alluma la lampe et de son écriture puissante et passionnée il traça noir sur blanc les mots que j’avais assemblés.
« Sur c’te butte-là y avait pas de gigolette... »
Je crus exploser de joie. J’existais ! Pour le moins mon texte désormais avait une existence concrète, réelle, tangible !
Hélas ! Au matin, mon auteur relut son délire nocturne et glissa la feuille dans un tiroir avec un haussement d’épaules. Il nous fallait repartir au combat.



Georges Krier, je ne l’aimais pas. Je n’avais rien contre sa musique, même s’il n’était pas digne de fredonner du Mozart. L’homme, en revanche, était plus préoccupé de ses deniers que de l’amour de l’art. Montehus le connaissait ; ils avaient déjà travaillé ensemble. Voilà qu’un soir il le dénicha attablé pour dîner dans une brasserie chic, entouré de bourgeois opulents et de femmes frivoles. Comme un chien mendie un croûton de pain, il s’adressa à lui humblement :
« Georges, je suis dans la mouise. Tu n’aurais pas une chanson pour moi ?
- Ah non, mon cher, l’édition me prend tout mon temps... »
La rage me prit. Une chanson en colère, ça peut soulever des montagnes ! Je ne sais pas comment je réussis à faire ressurgir le souvenir d’une feuille de papier glissée dans un tiroir.
« Et si je t’amène un texte ?
- Ecoute, Gaston, nous dînons... Mais bon, si tu veux, j’y jetterai un oeil... »


Montehus lançe ses grandes jambes de faucheux à travers la ville. Il grimpe chez lui, fouille dans le tiroir, trouve un texte écrit de sa main qu’il ne reconnaît qu’à peine. Il s’assied, se relit avec attention. Ca parle des morts de la guerre, c’est évident. Mais quelque chose dans le ton, quelque chose entre les lignes évoque un passé plus lointain, dont le récit a bercé son enfance. Il lit et relit, en tremblant, et une larme perle à sa paupière. Il ne sait plus où et comment il a écrit ce texte, mais il est bouleversé. Il enfonce le papier dans sa poche, et dans la nuit, il repart.
« Mais enfin, Gaston, tu sais quelle heure... »
Montehus a l’oeil halluciné, il est effrayant de passion et d’urgence.
« J’ai aussi un bout de mélodie dans ma tête. La la la la... »
Krier se met au piano. Les accords s’enchaînent. J’ai le coeur qui bat, et je sens trembler autour de moi mes compagnes d’infortune. Nous sommes si près du but...
« Non. Là, sur « sang d’ouvrier », tu as mis un Fa dièse. Il faut un Fa dièse septième.
- Oh écoute, tu ne connais rien à ... »
Mais la fatigue rend Krier docile. Il s’exécute.
« Merde, tu as raison, mon vieux, c’est beaucoup mieux. Allez, on essaie ? »
Et Montehus chante.



« Sur c’te butte-là y avait pas de gigolette,
Pas de marlou ni de beau muscadin.
C’était très loin du moulin d’la Galette
Et de Paname qu’est le roi des patelins.

C’qu’elle en a vu du beau sang cette terre,
Sang d’ouvrier et sang de paysan
Car les voyous qui sont cause des guerres
Ne meurent jamais, on n’tue qu’les innocents...

La Butte Rouge, c’est son nom... »


J’ai gagné.
Je suis devenue un succès phénoménal, intemporel. J’ai été reprise par toutes sortes de chanteurs, j’ai été immortalisée sur toutes sortes de supports, et presque cent ans après ma création, on me chante encore. Ca ne m’a pas rendue vaniteuse. Je suis surtout contente pour mes petites âmes, parce qu’elles continuent à palpiter et à vibrer, parce qu’elles ont trouvé un sens à leur éternité.
Le monde a-t-il vraiment changé ? En France, on ne parle plus de guerre, on dit « sécurisation d’un territoire ». Les Poilus de la Grande, une guerre à moins de dix morts par an, ils auraient signé tout de suite ! Mais c’est encore trop, c’est toujours trop. Alors que pourtant, il suffirait de refuser de la faire... Je rêve d’un jour où les gens comprendront qu’avant d’être Français, Allemands ou Afghans, ils sont tout simplement des hommes. Et que bien au-dessus de l’Etat, de la Patrie, et même de la République, il y a l’Humanité.
Narwa Roquen,monsieur le président, je vous fais une lettre...


  
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Réponses à ce message :
3 accords - z653z (Sam 12 mai 2012 à 23:11)
       4 Réalité - Narwa Roquen (Dim 13 mai 2012 à 15:05)
3 Une chanson populaire. - Maedhros (Mar 31 jan 2012 à 20:54)
       4 Contestation permanente! - Narwa Roquen (Mer 1 fev 2012 à 15:08)
              5 Emporté par la foule... - Maedhros (Mer 1 fev 2012 à 17:49)


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