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De : Narwa Roquen  Ecrire à Narwa Roquen
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Date : Vendredi 1 juin 2012 à 00:38:21
LA GUERRE DU TREFLE




Un petit soleil mutin s’était glissé en catimini à travers les rayères de la Tour des Archives. Il s’amusa d’abord à chauffer le nez d’Emile, l’énorme chat centenaire qui s’entraînait à battre son record de longueur de sieste, roulé en boule sur le rapport 56AQ22 concernant l’élevage intensif des ratons laveurs à Brest, pour suppléer au manque de lavandières depuis que l’équipe de lanceurs de choux-fleurs avait gagné le Championnat et donc recruté dix joueurs supplémentaires. Emile éternua, et la queue battante de frustration vexée, sauta sur l’Armoire qui oscilla trois fois sous le choc en maugréant « L’a encore grossi, ce chat ! Fait bien ses trente livres, le cochon ! » L’Armoire ne manquait pas de vocabulaire, mais avait toujours un petit problème avec les sujets, ce qui était assez habituel chez les objets. Le Basilic, pendant ce temps, se tortillait d’aise sous la brume délicieuse que lui délivrait le Pulvérisateur, manié avec expertise par Maître Hadrien – avec un H.
« Oh c’est bon, c’est bon...
- Tu aimes ça, hein ?
- Oh oui... Encore...
- Allons, mes enfants », sourit l’Archiviste, « du calme, du calme... »
La plupart de ses prédécesseurs avaient sombré dans une profonde dépression. Certains étaient devenus fous, d’autres s’étaient suicidés. Mais Maître Hadrien (avec un H) avait trouvé le remède à la solitude imposée par sa charge. Il avait appris à parler aux objets, aux plantes et au chat. Encore qu’Emile ne fût pas son meilleur élève. Il se contentait généralement de monosyllabes impératifs accompagnés d’insultes triviales, dont « tête de noeud » et « va te faire voir » étaient les plus édulcorées. Le vieil homme s’assit dans le grand Fauteuil. Il avait nourri le chat et arrosé les plantes, le vin était au frais dans la gargoulette pour accompagner l’omelette aux champignons qu’il se préparerait pour le repas de midi. Il méritait bien une petite pause. Certes, il avait encore 426 dossiers à archiver, mais rien ne pressait...
Des pas précipités dans l’escalier en colimaçon l’auraient peut-être fait bondir si son grand âge le lui avait permis. Au lieu de ça, il soupira. Des ennuis en perspective.
Une espèce de garçonne aux cheveux roux frisés dégoulinant de ce qui se voulait un chignon strict, portant un uniforme explosant de poussière dans les rayons ironiques du soleil de onze heures, exhala le souffle court d’une voix juvénile :
« Maître Adrien ? C’est vous ? Magnez-vous, on se casse ! »
L’Archiviste fronça le sourcil.
« Bonjour, mademoiselle. Je suis ébaubi de votre présence, qui ne m’a point été annoncée. Je suis Maître Hadrien – avec un H. »
La donzelle se laissa choir sur une chaise et respira à fond trois fois.
« OK, mec. Hadrien. Moi c’est Gabrielle. Guide-Protecteur du RRGP, 3° section. Régiment Royal des...
- C’est bien, c’est bien, je ne suis pas ignare ! Quel est l’objet de votre visite inopinée ?
- Faut que j’vous emmène à Poitiers. Enfin, à Liniers. Le Roi vous réclame, avec les plans de votre truc à acide. Et fissa ! »
L’Archiviste se fit la réflexion que les jeunes de maintenant ne s’exprimaient guère mieux que les armoires.
« Et pourquoi n’ai-je pas reçu de merle ?
- Trop dangereux. Ghilberte est sur le pied de guerre, elle a quitté son château et elle a des Intercepteurs partout, montés sur des falcons...
- Vous avez un ordre de mission ?
- Ah... ben ouaip... »
Elle tira un parchemin froissé de sous son justaucorps et le lui tendit. C’était signé de Sa Majesté le Roi Yann en personne, c’était bourré de fautes d’orthographe, et il n’y avait même pas de formule de politesse. Les rois n’étaient plus ce qu’ils étaient.
« Quand vous parlez de « truc à acide », je suppose que vous mentionnez mon DTT, c'est-à-dire mon Déliquéfacteur Turbide Téléportable ?
- Ben... Y a quoi dans la lettre ?
- Truc à acide », maugréa L’Archiviste.
- « Ben voilà ! On va pas y passer la nuit ! »
Hadrien jeta un regard circulaire et désolé sur sa chère quiétude archiviale.
« Hem... Une omelette aux champignons, avant de partir, ça vous dirait ? Avec un petit rosé bien frais... cadeau personnel du roi Pancrace, et provenant de ses vignes d’Agde... »
Gabrielle pianota impatiemment sur la grande table en bois. L’Archiviste soupira de nouveau et se leva à contrecoeur. Il alla chercher sa sacoche au fond de l’Armoire, et par une incantation digitale y fit entrer, sous forme réduite, son pyjama, sa brosse à dents, le Basilic, le Pulvérisateur, trois rouleaux de parchemin, les champignons, une fiole d’huile d’olive, une demi-douzaine d’oeufs, une miche de pain, deux saucissons, un Laguiole... et le chat, qui en cours de réduction lui décocha un « connard de mes deux » dont le son s’amenuisa jusqu’à se perdre dans le silence.
« Votre balai est en bas ?
- Hem... Mon véhicule aéroporteur est en panne. Un problème de direction. Mais je peux le réparer en deux ou trois jours...
- Purée, ça va râler grave sous la couronne ! OK, je vous emmène. Vous monterez en croupe.
- En croupe... de quoi ?
- Un cheval, mec. Un bon vieux canasson dans la plus pure tradition de l’armée, moche, inconfortable, résistant et placide. »
Devant l’air dépité du vieil homme, elle ajouta :
« Désolée, mais y a que les généraux qui volent en hippogriffe. La troupe, on joue encore à tape-cul.
- Vezin le Coquet - Liniers, il y en a au moins pour deux jours... » gémit Hadrien.
- Si on se fait pas choper par des espions, des bandits ou des rebelles, ouaip !
- Et... »
Hadrien fronça le sourcil en toisant la toute jeune fille qui semblait à peine sortie de l’enfance.
« ... vous pensez être de taille à assurer ma sécurité ? »
Elle le foudroya du regard.
« Ouaip, je pense. D’abord parce qu’on a fait courir le bruit qu’en ce moment vous êtes à Dieppe, et que deux fausses escortes sont parties ce matin, avec chacune un faux Hadrien au milieu. Et puis parce que j’ai remporté le trophée « Meilleur Espoir de l’Année ». Et puis zut, mon lieutenant a les oreillons et mon sergent s’est cassé la jambe ! Vous n’avez pas le choix !
- Très bien, très bien...
- Dites, z’auriez pas une tenue moins voyante ? Votre grande robe blanche... d’accord, c’est assorti à vos cheveux... Mais même un canard borgne vous reconnaîtrait !
- Hem hem... vous avez raison, le blanc c’est salissant... »


Arthur le cheval ne broncha pas quand Gabrielle, le visage et les cheveux maculés de suie et l’uniforme sale recouvert de sa cape noire, lui imposa un deuxième cavalier derrière elle. L’homme ne pesait pas bien lourd et comme lui aussi était dissimulé sous un grand manteau sombre à capuchon, il devait faire partie de la mission.
« Allez, mon garçon, direction Poitiers, pas d’étape avant la nuit, montre-moi que tu es le meilleur ! »
Le cheval soupira pour le principe, mais il était ravi. La seule chose qu’il détestait dans son métier, c’était de sortir en groupe à la queue leu leu, où on devait soit s’essouffler à suivre un jeune prétentieux, soit piétiner sur place derrière un vieux poussif. De plus Gabrielle n’était pas la pire des cavalières. Légère, habile, la main tranquille, la caresse fréquente et le brossage expert... Il en avait connu de plus pénibles. Il s’ébroua pour se dégager les naseaux et s’élança joyeusement dans un petit galop régulier, économe et endurant.


Juste à la tombée du jour, Gabrielle fit halte au sommet d’une colline où deux gros rochers encadraient un bouquet d’arbres ; de là, elle pourrait surveiller les alentours.
« Surveiller quoi, en pleine nuit ?
- Banane ! », fut la réponse. « La nuit il y a la lune, et elle est pleine, ce soir. Sinon j’aurais choisi autre chose. Pas de feu. Je brosse Arthur, on grignote et vous dormez.
- Et vous ?
- Je suis un Guide-Protecteur, Maître Hadrien. Le jour je guide et la nuit je protège. J’ai signé. J’aurais pu choisir d’être comptable, mais ça ne m’a pas tentée. »
Hadrien massa lentement ses jambes engourdies et tenta d’étirer son dos vermoulu qui émit un chapelet de craquements sinistres, comme un squelette poussiéreux malmené par un courant d’air. Il se demanda pendant combien de semaines il souffrirait chaque matin au réveil après cette épuisante chevauchée. Arthur, impassible, broutait de bon coeur tandis que Gabrielle l’étrillait vigoureusement en fredonnant.
« Sont les filles de La Rochelle
Qu’ont armé un bâtiment
Elles ont la cuisse légère
Et la fesse à l’avenant

Ah la feuille s’envole s’envole... »

Le vieil homme toussota.
« Hem... Est-ce que c’est bien convenable ? »
Gabrielle éclata de rire.
« Arthur adore ça. Ca le détend.
- Oui, je le constate... », murmura l’Archiviste entre la surprise et l’envie. Il n’avait pas vu de cheval depuis longtemps, certes, et il avait beau fouiller dans sa mémoire... C’était toujours aussi long que ça ?
Par une association d’idées sotte et grenue – animal, mâle, effort, sieste – il pensa soudain au chat qui devait se morfondre au fond du sac depuis de longues heures. Aussitôt il le fit sortir en lui rendant sa taille normale. Emile se sauva d’un bond dans le fourré voisin pour assouvir un besoin naturel, puis il fit le tour du quartier où rien d’intéressant (donc de comestible) ne retint son attention. Quand il revint, Gabrielle mordait à belles dents dans un pâté de viande qui le fit saliver de désir. Il fit le dos rond, se frotta contre sa jambe en ronronnant de sa plus belle voix, puis sauta sur ses genoux. La jeune fille lui donna un morceau qu’il engouffra avec extase, tout en dansant de ses quatre pattes joyeuses et griffues. D’une main habile, elle le coucha sur le dos pour lui gratter le ventre, et le chat, conquis, s’abandonna avec délectation.
« Chat petit chat, chat tu m’égratignes
Petit polisson
Tu m’égratignes les...
- M’enfin ! Je vous concède que vous êtes jeune et jolie... Mais de grâce, ayez pitié d’un vieillard ! Ces choses-là ne sont plus de mon âge !
- Et alors, ça n’empêche pas de rêver ! Vous savez, toujours sur les routes, c’est pas souvent que... Mais OK, je ne voudrais pas vous empêcher de dormir. D’autant qu’on repart à l’aube ! »


Et à l’aube, ils repartirent. Et chaque fois qu’il s’était réveillé, dans la nuit, comme tout bon vieillard discrètement insomniaque surtout quand il n’est pas dans son lit moelleux sous sa couette en plume d’oie, chaque fois elle était debout au clair de lune, faisant des exercices d’assouplissement, du stretching, des lancers de jambe, des moulinets de bras, des torsions de buste... Et le pire, le pire de tout... c’est qu’au matin il se sentait épuisé, bouffi, lourd, empâté, et qu’elle avait la mine fraîche d’une rose du jour...
Ils venaient de quitter le couvert d’un bois où elle avait trouvé un joli ruisseau pour abreuver Arthur, faire un brin de toilette et remplir les gourdes, quand ils aperçurent une tache noire dans le ciel qui fondait vers eux à la vitesse du vent.
« Merde ! Des Intercepteurs ! Ca va être chaud ! Impossible de reculer, ils nous ont vus... »
L’Archiviste se laissa glisser à terre dans une sorte de pirouette maladroite et prit les rênes d’Arthur.
« Enveloppez-vous dans votre cape, mademoiselle la Protectrice. Défaites votre chignon, laissez vos cheveux voler au vent, asseyez-vous en amazone, prenez un air de pucelle effrayée et laissez-moi faire. Quelquefois une bonne vieille ruse... »
La voix du vieillard lui sembla peut-être un peu moins chevrotante, un peu plus assurée, mais à peine le remarqua-t-elle. Il remonta le capuchon sur sa tête et attendit de pied ferme. Dans un nuage de poussière quatre énormes oiseaux, de la taille de trois chevaux, se posèrent en cercle autour d’eux. Leurs plumes étaient d’un noir de jais, leurs yeux rouges semblaient jeter des flammes et leur bec allongé était tranchant comme une épée. Chaque falcon était monté par deux soldats portant le blason écarlate orné d’un aigle noir – des hommes de Ghilberte !
« Halte-là, la jeunesse ! Où allez-vous ?
- Nous fuyons, Messire Capitaine ! Nous fuyons l’Océanie et ses bourgeois cruels ! Nous allons chercher refuge dans votre royaume, Messire Capitaine, pour que je puisse enfin épouser ma bien-aimée. Son père, riche et puissant, m’a refusé sa main parce que je suis pauvre ! Mais je suis vaillant, Messire Capitaine, je sais travailler de mes mains, et je la rendrai heureuse, je vous le promets ! »
La voix était vibrante, chaleureuse et étonnamment juvénile. Gabrielle ne voyait que le dos de l’Archiviste, qui lui sembla bizarrement plus droit, plus large – il avait dû se redresser... L’homme qui avait sauté à terre n’était sûrement pas un gradé, elle savait les reconnaître même habillés en civil, et tous les gradés se ressemblent, dans toutes les armées du monde. La flatterie était habile, mais tout de même ! La fable aurait pu marcher avec un jeune homme, mais un vieillard... et pourtant le soldat sourit.
« Bien, bien ! Hé, c’est un joli brin de fille que tu as trouvé là, mon gaillard ! Notre patrie sera fière de t’accueillir, et tu nous feras de beaux enfants ! »
De deux choses l’une : ou bien le type était myope comme une taupe, ou bien... elle ne savait pas. Mais le danger était immense, et elle n’eut pas de mal à prendre un air terrifié.
« Ah si j’osais, Messire Capitaine ! Si vous pouviez me faire un laissez-passer, pour la frontière... En ces temps troublés...
- Et pourquoi pas ? Viens ! »
Hadrien laissa les rênes pendre au sol et sans se retourner suivit l’homme jusqu’à sa monture. Celui-ci griffonna un billet et le lui tendit. Hadrien lui tournait toujours le dos, et ils étaient trop loin pour qu’elle entende leurs paroles ; mais le soldat souriait, s’esclaffait, s’exclamait. Elle se demanda si le vieil homme n’en faisait pas trop. Enfin, après une dernière bourrade amicale, l’Intercepteur enfourcha sa bête sauvage et Hadrien lui fit de grands signes joyeux en regardant la troupe s’éloigner. Puis il revint vers elle, le capuchon toujours rabattu sur sa tête, les yeux rivés au sol, en sifflotant une mélodie qui la pétrifia de stupeur : à n’en pas douter, c’était « La p’tite Huguette » !
Ce n’est qu’arrivé à sa hauteur qu’il se redressa, et son couvre-chef glissa sur ses épaules.
« Eh bien, nous avons eu de la chance ! »
Gabrielle écarquilla les yeux et faillit s’étouffer de surprise.
« Mais vous... Mais vous... C’est de la magie ! »
Devant elle se tenait un sémillant jeune homme, hilare et malicieux, aux longs cheveux blonds délicatement bouclés et aux yeux d’un bleu profond comme la mer. Il avait la prestance d’un prince et des muscles vigoureux saillaient sous son pourpoint.
« Oh, si peu... A force de lire et de relire les archives, vous savez ce que c’est, on apprend quelques tours...Mais hélas, tout ceci n’est qu’éphémère, et d’ici une heure ou deux je serai redevenu moi-même... à mon grand regret ! »


Le reste du voyage se déroula sans encombre, mais Gabrielle manifestait à l’Archiviste un respect mêlé de crainte qui n’était pas dans son habitude. Aussi, pour détendre l’atmosphère, engagea-t-il la conversation.
« Et au fait, cette guerre, c’est pour quoi ?
- Vous n’êtes pas au courant ?
- Que nenni ! Je n’ai pas quitté ma tour depuis ... cinq ans ? Dix ans ? Je ne m’en souviens même plus, et les merles se font de plus en plus rares...
- Vous savez quand même que l’Hexagone est scindé en trois royaumes ?
- Trois ? Vraiment ? J’aurais dit quatre... L’Héliade au sud, je sais, le roi Pancrace d’Agde est un de mes amis. Voyons... de La Rochelle à Chambéry, si je ne m’abuse, en remontant un peu au centre sur les Monts Arvernes.
- Exact. Nous occupons l’ouest. Au nord, Dunkerque, puis en descendant Compiègne, Montargis, Montluçon... et bien sûr Bujaleuf, sur le plateau de Millevaches. Telle est l’Océanie, où règne le Roi Yann, qui a quitté Poitiers l’an dernier parce qu’il la trouvait trop bruyante. Il s’est établi au château de Liniers, dans la forêt de Moulière. Et à l’est ?
- A l’est... Heu... L’Estva... L’Estfa...
- Houlà ! Ca fait un paquet d’années que l’Estphalie a changé de nom ! Maintenant, c’est le Terrefort. Son roi ?
- La reine Ghilberte.
- Bien ! Et son château se trouve à ...
- Aucune idée !
- Un nom prédestiné : Tonnerre !
- Ca ne s’invente pas... Cette Ghilberte a toujours été une chipie... Et donc ?
- Donc l’an dernier le roi Pancrace s’est retrouvé fauché – mauvaises récoltes, les roues du carrosse à changer, la toiture à refaire, vous voyez le genre. Malin comme toujours, il a proposé au roi Yann de lui vendre ses deux hectares de trèfle à Bujaleuf – juste à la frontière.
- Un champ de trèfle ? Ca ne vaut rien !
- Ouaip. Sauf que l’Archiviste de Pancrace...
- Olive ! Je le connais bien ! Vous avez de ses nouvelles ?
- ... a trouvé un procédé pour transformer le trèfle commun en trèfle à quatre feuilles. Pancrace a bien bourré le mou à notre roi, et la chance par ci, et la chance par là, et les vendre au détail à tous les pauvres gens crédules... Pancrace n’est pas la moitié d’un imbécile. Il savait très bien que le roi Yann est complètement toqué de gris-gris, amulettes et autres porte-bonheur. Alors pensez, un champ entier de trèfles à quatre feuilles ! Surtout que Pancrace, fine mouche, lui a fait remarquer que d’acheter le champ lui coûterait moins cher qu’une guerre pour le conquérir.
- Et donc Yann, trop content de l’aubaine, a payé.
- A raqué rubis sur l’ongle, persuadé d’avoir fait l’affaire du siècle. Mais voilà que l’horrible reine Ghilberte – que la peste l’étouffe et qu’elle aille en enfer avant moi ! – a appris la nouvelle par les nombreux espions qu’elle a en permanence sur notre territoire. Elle a piqué une grosse colère (« Pourquoi lui et pas moi ? », « C’est un complot sexiste ! », « L’honneur de Terrefort ne saurait souffrir pareil affront ! », etc... Et donc elle a fait fabriquer une vieille archive bidon attestant que Pancrace avait volé ce champ à son arrière arrière arrière grand-père, en exigeant sa restitution immédiate.
- ... que Yann a refusée avec indignation, comme il se doit.
- Exact. D’où la déclaration de guerre.
- Pour un champ de trèfle ! Ils sont aussi insensés l’un que l’autre !
- Ouaip mais bon, c’est de la politique. Ca va faire travailler les forgerons et les éleveurs de chevaux, renforcer l’unité nationale...
- Et les morts ? Les pillages, les saccages, les mutilations, les viols...
- Vous êtes antimilitariste ? Anarchiste ? Religieux ?
- Ne me dites pas que vous aimez la guerre !
- Ben... Je suis soldat, hein, c’est mon taf. Et puis tant qu’on n’en meurt pas, c’est plutôt marrant, la gloire, tout ça... On peut aussi avoir des promotions rapides, donc de l’oseille... Pas eu la chance de faire des études, moi, faut que j’me débrouille !
- Mon petit », sentença l’Archiviste d’une voix frémissante, « la guerre est une connerie, qui obère les forces vives d’une nation, et les chefs de guerre des criminels, qui envoient délibérément à la mort la belle jeunesse de deux pays, alors qu’ils restent bien à l’abri sur les lignes arrière.
- Seriez pas un peu subversif quand même, dites ?
- Subversif... Voilà un adjectif qui m’agrée... et peut-être même qui me sied... Subversif... Intéressant... Il va falloir que j’y réfléchisse... Vous n’auriez pas envie d’une omelette aux champignons ? Emile adore ça... En outre, il me semble remarquer qu’Arthur s’essouffle, il a sûrement besoin d’une petite pause...
- Vous êtes un gros malin, vous. Mais moi aussi, j’en ai plein les bottes. A table ! »



La campagne poitevine se prélassait autour d’eux dans la douceur de l’après-midi, entre brandes et marais, égayée par la mélodie tranquille des chants d’oiseaux.
« Planquez-vous, les fauvettes ! », cria joyeusement Gabrielle. « Gare au busard !
- Oh ! Un engoulevent ! », s’exclama Hadrien en désignant un point dans le ciel.
- C’est un circaète », le corrigea son guide. « L’aile est plus large, plus droite.
- Vraiment ? Et ça, ce n’est pas une fauvette ?
- Non, c’est une locustelle. C’est vrai qu’elles se ressemblent, mais la fauvette a le bout de la queue droit et non pas arrondi.
- Bigre ! Et... reconnaissez-vous cette plante ?
- Ca, mon bon monsieur, c’est de la bruyère à balai, entourée d’ajoncs et de genêts... On est dans la brande, quoi.
- Et ces grandes touffes bleutées ?
- C’est de la molinie. On en fait des paniers. Eh, sauf vot’respect, j’suis née ici, m’sieu. Ai passé toute ma p...auvre enfance à vadrouiller sur ces terres. Alors pour la leçon de botanique, vous repasserez. »
Le vieil homme resta silencieux un moment, et Gabrielle pensa qu’elle l’avait vexé.
« Voyez-vous, Gabrielle, ce que j’apprécie chez vous, outre votre beauté et votre compétence... c’est votre conversation. Quel que soit le sujet, vous vous révélez savante et vous avez l’esprit clair.
- Bon, euh... », s’empêtra le Guide en rougissant un peu, « je crois qu’on arrive...
- Mon vieux corps s’en réjouit, mais je regretterai votre compagnie. Ce fut un moment inoubliable...
- Ben... Euh... Ouaip... Donc maintenant nous allons traverser la forêt de Moulière, jusqu’au château. L’entrée du parc est remarquable par ses deux colonnes de marbre blanc, que le roi Yann fit ériger quand il élut domicile ici. Leur escape est décorée d’une sculpture de coquille Saint-Jacques, qui est, comme chacun sait, le mets préféré du roi. On raconte...
- Ne me dites pas que dans votre courte vie vous avez eu le temps aussi d’être guide touristique !
- Ben si... », déclara Gabrielle en riant. « Et tresseuse de paniers, rabatteuse de sangliers, braconneuse, serveuse dans un estaminet, palefrenier, cueilleuse de pommes...
- Mais vous avez quel âge, à la fin ?
- Dix-sept.
- Nom d’une queue de comète ! A votre âge, je savais à peine comment je m’appelais... Et il m’arrive encore de l’oublier... »


Maître Hadrien se frotta les mains. La chance était avec lui. Yann était parti la veille pour le front, et le Grand Chancelier qui était chargé de l’accueillir et de le mettre au travail était tellement rigide qu’il en devenait d’autant plus facile à manipuler. Il était seul dans un immense laboratoire, plein de cuves, de chaudrons et d’alambics. Deux soldats gardaient l’unique porte, qu’il avait lui-même fermée à clef de l’intérieur. Bien sûr il ne souhaitait pas être dérangé et voulait préserver le Secret Défense. Mais c’était aussi une manière d’affirmer qu’il n’était pas leur prisonnier. Mesurette insignifiante, certes, mais il avait vécu toute sa vie dans les Symboles et avait constaté à mainte reprise que c’était bon pour le moral. Tandis qu’Emile poursuivait sa reconnaissance des lieux beaucoup trop aseptisés à son goût – pas la moindre trace d’odeur de souris ! -, l’Archiviste se remonta les manches. Ah on l’avait tiré sans ménagement de sa paisible demeure ! Ah on avait lancé une guerre aussi absurde qu’inutile ! Ah on l’avait traité comme le dernier des pions sur l’échiquier !
Il réfréna le rire satisfait qui lui montait à la gorge. Chaque chose en son temps.


Le Grand Chancelier convoqua son médecin personnel dès le départ de l’Archiviste. Son ulcère à l’estomac s’était réveillé, il était couvert d’eczéma, et une migraine épouvantable ne le lâchait pas. Acculé, torturé, épuisé, il avait fini par céder à toutes les exigences de l’hurluberlu qui était censé leur faire gagner la guerre. C’était la volonté du Roi ! Il eût été suicidaire de s’y opposer ! Et c’est ainsi que Maître Hadrien – avec un H – s’envola dans le matin clair à dos d’hippogriffe, mené par un obscur soldat femelle insolente et décoiffée. Mais enfin il était parti, et le Grand Chancelier en aurait presque sangloté de soulagement.


Le vent sifflait à leurs oreilles et leurs coeurs à tous deux battaient la chamade. L’hippogriffe pour sa part sifflotait gaiement en jouant avec l’alizé et le noroît.
« C’est sympa, non ?
- C’est génial ! », hurla Gabrielle. « Mais comment vous avez fait ?
- Je l’ai demandé, c’est tout.
- Mais vous saviez que je n’avais jamais monté d’hippogriffe ?
- Je m’en suis douté, mais je leur ai certifié le contraire. Je pensais bien que ça vous ferait plaisir...
- Mes collègues étaient verts de jalousie ! Mais surtout... c’était le rêve de ma vie !
- Bien, bien... J’étais sûr que vous sauriez vous débrouiller. Ah, au fait, il vous faudra atterrir avec délicatesse, car je transporte des solutions instables qui explosent au moindre choc.
- Et vous me dites ça maintenant ?
- J’ai confiance en vous, Gabrielle. Je vous propose d’en faire autant.
- Ouaip mais bon bordel de bordel de... Mon gars », ajouta-t-elle à l’intention de l’hippogriffe en lui grattant le dos, « va falloir que tu nous poses en douceur, alors comme je sais pas le faire, je te rends les rênes. Que dirais-tu d’une petite chanson ?
« Non non Sébastien je l’sens bien
Ce n’est pas ton p’tit doigt qui m’chatouille
Je sens ton nombril contre l’mien
Et la chaleur de tes grosses... »
L’hippogriffe, qui par chance s’appelait Sébastien, lança un cri terrible qui tenait autant du rugissement que de l’éclat de rire. Et ce faisant il amorça une descente en piqué, ailes rabattues, vers le camp militaire situé à l’entrée ouest de Bujaleuf. Hadrien se cramponna à la taille de Gabrielle et ferma les yeux. La jeune fille caressait compulsivement le dos de la bête, en répétant « Sois sympa, nous laisse pas tomber... On a dit en douceur, mon gars, en douceur... »
A quelques aunes du sol, l’hippogriffe releva la tête et se cabra en déployant ses ailes. Le freinage fut immédiat et sa trajectoire devint horizontale. Enfin, quand les premières tentes furent à portée d’un jet de pierre, il se mit en vol stationnaire et descendit lentement à la verticale jusqu’à ce que ses sabots prennent un contact moelleux avec le sol. Gabrielle s’effondra sur le cou emplumé.
« Tu es formidable, mon garçon, formidable, exceptionnel, merveilleux !
- Graaa ! », répondit Sébastien, ce qui signifie, en langue d’hippogriffe :
« Merci, je le savais, mais ça fait toujours plaisir de l’entendre ! »
La langue des hippogriffes est d’une concision remarquable.



« Il faut que vous actionniez vous-même le mécanisme, Votre Majesté. Vous comprenez, ce sont des molécules nobles et elles ne peuvent obéir qu’à un pouvoir noblissime. Il faut aussi que vous soyez entouré par tous vos généraux et tous vos officiers, tous, sans exception, pour libérer un maximum d’ondes comminatoires.
- Certes », grommela le roi Yann, « mais mes officiers doivent garder leurs positions et...
- Cela ne sera pas utile, Votre Splendide Majesté, puisque vous n’aurez pas à combattre. L’armée ennemie sera instantanément détruite par les vapeurs du DTT.
- Et ... il n’y aura pas de fuite, au moins ? Je ne voudrais pas faire une crise d’asthme. J’ai déjà le nez qui coule et les yeux qui brûlent à cause des pollens...
- Que nenni, Votre Très Gracieuse... Et d’ailleurs cette composition a la propriété, lorsqu’on l’inhale à une dose extrêmement diluée, de guérir l’asthme de manière définitive. Je vous promets que vous ne serez plus jamais tracassé avec ça ! En revanche, quand la petite boule de feu que vous aurez lancée ira s’écraser sur les lignes ennemies, vous aurez gagné la guerre !
- Ah... Bon... Bien...
- Encore une précision, Votre Sublimissime Majesté : il est indispensable que le déclenchement soit précédé par des roulements de tambour. Vous devrez disposer cinquante-trois tambours, âgés de moins de quinze ans, à distance de trois cent soixante dix-sept pas, en arc de cercle, et ils joueront pendant le temps qu’il faut pour compter jusqu’à cent quatre-vingt dix-neuf. Je m’occuperai de cette partie, si vous le souhaitez.
- Tu te moques, vieillard ! Prends garde à ne point défier la colère du Roi ! », hurla le général Ethan, qui n’était pas réputé pour sa patience.
- « Aïe aïe aïe, qu’ouis-je là, Votre Très Délicate Majesté ? Ce soudard mal léché voudrait-il prendre ma place ? Que sait-il, ce fieffé malotru, des ondes hertziennes et de leur effet conditionneur sur les vibrations de désintégration ? A moins qu’il ne souhaite en secret la défaite de l’Océanie, ce traître ingrat ? Avoue ! Combien as-tu reçu pour ta forfaiture ? »
L’Archiviste esquiva juste à temps l’épée du général qui aurait dû le couper en deux.
« Paix ! », grinça le roi Yann, un peu agacé. « Je ne mets pas en doute ta loyauté, Ethan. Mais l’Archiviste sait ce qu’il fait. Qu’il en soit ainsi. »



« Ah, Gabrielle ! C’est gentil à vous d’être venue, mon petit.
- Ben, d’après l’adjudant, c’était un ordre...
- Oui, oh, peu de chose...Je souhaite seulement que vous m’escortiez pendant une heure ou deux.
- OK, on va où ?
- Oh, rien ne presse. Il faut que la nuit soit bien noire. Que diriez-vous d’un petit verre avant de partir ? Allez, à votre santé ! »
A la deuxième gorgée, Gabrielle se figea et porta les mains à son cou en roulant des yeux exorbités.
« Tout va bien, jeune fille. J’ai besoin de vous, mais connaissant votre tempérament... je devais m’assurer de votre collaboration ... muette... Vous venez d’absorber une drogue totalement inoffensive mais qui pendant quelques heures... en fait tant que je ne vous aurai pas administré l’antidote... vous rendra parfaitement silencieuse et... un peu moins... rebelle. »
Il tira un paquet de dessous son lit.
« Enfilez cette robe, votre cape par-dessus et rejoignez-moi devant la tente. Et... comment vous dites, déjà ? Ah oui... fissa ! »
Gabrielle bouillonnait de rage, mais son corps ne pouvait pas s’empêcher d’obéir. Elle avait beau ouvrir la bouche et souffler très fort, aucun son ne franchissait ses lèvres. Elle s’habilla.
La tenant par la main, il lui fit traverser les rues désertes de Bujaleuf d’ouest en est, échappant avec un art consommé aux deux patrouilles qu’ils aperçurent. Puis il se dirigea d’un pas ferme vers le camp ennemi.
« Qui va là ? », demanda la sentinelle.
- Oh, bonsoir ! Je m’appelle Adrien, j’ai un laissez-passer.
- A cette heure-ci ? Mon lieutenant ! »
Le gradé parcourut le parchemin marqué du sceau de Ghilberte.
« Adrien... jeune homme blond... sa fiancée rousse... Ca a l’air en règle. Et où vas-tu, comme ça ?
- J’ai un présent pour la Reine Ghilberte dans ce sac.
- Sa Majesté se repose, manant.
- Mais demain il sera trop tard. C’est bien demain, la guerre ? J’ai volé des secrets pour elle, pour la remercier de son aide. Ca ne peut pas attendre ! »
Le soldat et le lieutenant échangèrent un regard contrarié. Encore des embêtements, pour la dernière nuit qu’ils pouvaient passer tranquilles...
« On va te mener, mon gars. Mais si tu réveilles la Reine pour rien, ta fiancée sera veuve avant d’avoir été femme !
- Très bien ! Moi, je suis sûr que Sa Majesté acceptera mon hommage avec plaisir... »


« Et donc, votre Merveilleuse Majesté, j’ai pu voler une fiole de ce précieux produit à un obscur chimiste d’Océanie, ainsi qu’un détonateur. Je l’ai vu s’exercer, c’est sidérant ! Tous les humains sont détruits à trois cents aunes à la ronde, mais seulement les humains : il n’est pas question d’abîmer le trèfle, et je connais votre amour pour les animaux, signe d’une grande âme... Bien sûr, la manette ne saurait être abaissée par la vile main d’un serviteur... Cette gloire vous revient, votre Mirifique Majesté ! Ah, un détail... Tous vos généraux et officiers doivent se tenir près de vous. Si, regardez, c’est écrit sur le mode d’emploi – c’est à cause des radiations biocatalytiques, enfin c’est ce que dit le gars, mais en même temps c’est logique, le pouvoir attire le pouvoir... Autre chose... Le Roi Yann a prévu de donner l’assaut après une salve de tambour qui durera le temps d’un sablier... Bien sûr, je vous ai amené une réplique fidèle, il ne faudrait pas rater le départ ! Au dernier grain écoulé, feu ! Et vous aurez gagné la guerre !
- Hum hum », toussota la Reine Ghilberte, les yeux méfiants quoique encore engourdis de sommeil. Ses longs cheveux noirs défaits étaient en bataille, et elle avait à la hâte recouvert sa chemise de nuit à fleurs d’un grand châle noir brodé d’or. N’était-ce les broderies, on aurait pu la prendre pour une quelconque femelle sur le retour tirée du lit par un importun... « Et à quoi dois-je la chance d’une pareille aubaine ?
- Ah, votre Si Délicieuse Majesté ! », trémola Adrien en se jetant à genoux, « vos soldats nous ont réconfortés, protégés, accueillis... Terrefort est une grande Nation, et dès demain nous reprendrons la route pour y établir notre foyer, ma fiancée et moi, en glorifiant votre nom jusqu’à notre dernier souffle, ô ma Reine !
- Ta fiancée ? On dirait qu’elle est simple d’esprit ...
- Elle a quelques mouvements d’yeux bizarres quand elle est fatiguée... et elle est muette... Mais nous nous aimons...
- Adrien, si grâce à toi je remporte la victoire, viens me voir à Tonnerre. La Reine Ghilberte fera ta fortune, car elle sait toujours récompenser ses loyaux sujets.
- Je n’en demande pas tant, ô ma Reine de Grâce et de Beauté ! Vous servir est un honneur qui porte en lui-même sa récompense ! Je vous jure sur ma vie que vous n’aurez pas l’occasion de vous plaindre de moi ! Depuis la nuit des temps aucune étoile, aucune galaxie n’a pu égaler l’éclat de votre règne, et je...
- Lieutenant, raccompagnez ce bavard. Il me reste quatre heures à dormir avant l’aube, et je ne veux pas les gâcher. »


Une seconde de silence. Le dernier coup de tambour laissait encore dans l’air une trace de bruit, et Maître Hadrien – avec un H - , les yeux rivés sur son petit sablier, avait toujours les bras écartés. Il avait donné le rythme tout du long, puis dans un geste ample signifié la fin de la salve, tel le chef d’orchestre glorieux d’une symphonie pour tambours et tambours. Ah le silence ! Il est toujours éternel même quand il ne dure qu’une seconde, mais cela, seuls les sages le connaissent, qui peuvent méditer paisiblement au coeur des foules les plus bruyantes. Au même instant, semblables, symétriques et jumeaux, deux éclairs embrasèrent le matin frais de Bujaleuf, au bord du champ de trèfle convoité par les deux tiers de l’Hexagone, accompagnés par une immense explosion – deux, en fait, confondues en une par leur simultanéité.
Hadrien tira Gabrielle par le bras et la fit asseoir près de lui derrière une murette. Les deux armées sidérées voyaient une fumée noirâtre s’élever au dessus de leur poste de commandement. Les hommes se regardaient, interloqués. Ils n’avaient plus d’officiers pour leur donner des ordres. Et puis il y eut la Voix.
« Braves soldats d’Océanie et de Terrefort, la guerre du trèfle n’aura pas lieu. Le roi Yann, la reine Ghilberte, tous les généraux et tous les officiers qui voulaient votre mort pour quelques touffes de trèfle auront l’éternité pour décider qui avait tort ou raison. Libérés de vos chefs sanguinaires, soldats de Terrefort et d’Océanie, pourquoi iriez-vous mener un combat stupide quand vous pouvez rentrer chez vous ? Vous voulez rapporter des trèfles à quatre feuilles dans vos familles ? Servez-vous, ce champ vous appartient, il y en aura pour tout le monde ! Vous êtes semblables, des deux côtés de la frontière, vous transpirez de la même sueur et vous saignez du même sang !
Rentrez chez vous, cultivez votre terre et regardez grandir vos enfants. Et la prochaine fois qu’un imbécile couronné vous proposera de mourir pour son propre intérêt, ricanez-lui au nez et répondez : « Non merci ! Moi, je reste chez moi ! Votre guerre, faites-la donc vous-même ! »
Une immense clameur monta au même moment des deux camps opposés. Les hommes de l’est comme les hommes de l’ouest laissèrent sur place épées et boucliers, et sans un regard pour les deux cratères calcinés où brillaient sans doute encore quelques restes brûlants de bijoux et de couronnes, ils se précipitèrent joyeusement vers le champ de trèfle. En se rencontrant, ils se saluèrent, se sourirent, échangèrent bourrades et plaisanteries, et s’invitèrent mutuellement pour la fête du cochon et la fin des vendanges.
Deux heures plus tard, Bujaleuf était désert, la petite centaine d’autochtones ayant décidé de fêter en famille la fin de leurs ennuis autour d’un verre de fine.


C’est alors que Maître Hadrien tendit à Gabrielle un petit gobelet d’étain qu’elle vida d’un trait. Et aussitôt elle laissa exploser une colère qui rivalisait presque avec la violence du DTT, en tout cas pour le niveau sonore.
« Salaud ! Vous avez trahi ! Vous avez tué Yann !
- Et Ghilberte.
- Vous m’avez bernée, droguée, rendue complice de vos... de votre...
- ... acte de justice. Qui sont les morts ? Des assassins. Qui sont les vivants ? Des pauvres gens. Et vous m’en voulez pour ça, Gabrielle ? »
Il exécuta une double pirouette, et reprit l’aspect d’Adrien. Emile se frottait contre le tissu de sa magnifique robe bleue en ronronnant. Dehors les oiseaux gazouillaient comme tous les jours, le soleil brillait sans se poser de questions et il flottait dans l’air des parfums de lilas, de glycine et de trèfle coupé.
« Je me disais... Vu qu’actuellement nous sommes tous deux sans emploi... Que penseriez-vous d’un petit séjour au bord de la mer ? Pancrace m’a invité cent fois à Agde, je ne voudrais pas qu’à la longue il doute de mon amitié... Et j’en ai parlé à Sébastien, hier après-midi, il sera ravi de nous accompagner, il adore la baignade... De toute façon, lui aussi, il est au chômage... »
Bien sûr Gabrielle était très en colère mais le roi était mort. Et ses supérieurs aussi. Et il n’y avait plus de guerre. Et le regard brillant d’Adrien, et ses épaules carrées, et un petit quelque chose qui ne saurait mentir au fond de son ventre... Survivre, c’est s’adapter.



« Sont parties aux Amériques
Un matin, la voile au vent
Ont choisi pour capitaine
Une fille de quinze ans...
- Dix-sept ! », corrigea Adrien en riant, tandis que Sébastien, ravi, enchaînait loopings et vrilles. Et ils reprirent tous deux à l’unisson :
«Ah la feuille s’envole s’envole
Ah la feuille s’envole au vent ! »



Narwa Roquen, sans H


  
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Réponses à ce message :
3 H inspiré! - Maedhros (Dim 10 jun 2012 à 18:53)
       4 Per un punto, Martin perse la cappa... - Narwa Roquen (Mar 12 jun 2012 à 20:48)


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