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De : Narwa Roquen  Ecrire à Narwa Roquen
Date : Lundi 21 janvier 2013 à 23:53:40
LE DRAGON DES CZERNIKS (6)





J’étais montée en croupe derrière Alexeï. J’étais moins lourde que lui, et cela soulageait un peu le rein de Nadievna. Mais au sommet de chaque colline que nous franchissions, quand nous regardions en arrière, nous voyions avec horreur le long ruban des troupes du roi Thornterrien se dérouler dans la plaine, soulevant un terrible serpent de poussière qui se tordait jusqu’à l’horizon. Combien étaient-ils ? Comment le roi Ivan avait-il pu si vite rassembler autant d’hommes ? Et que se passerait-il quand ils franchiraient la frontière ? Mon peuple vivait en paix, et rien ne le préparait à une attaque soudaine. Devions-nous regagner la Svetlaquie, sachant que la mort qui nous pourchassait s’abattrait cruellement sur un peuple sans défense ? Et pour aller où ? Regagner le palais où nous serions accueillis par les partisans de Marishka, trop contents d’abréger nos jours si nous avions pu échapper à nos poursuivants ?
« Ils... sont toujours là... », soupirai-je.
- « Je connais mon père. Il crèvera son armée, mais il ne lâchera pas prise. Il nous traquera jusqu’en enfer !
- Il faut l’arrêter avant la frontière ! Mon peuple ne s’attend pas à une guerre. Je ne veux pas que des innocents meurent à cause de moi ! »
Aliocha se tourna vers moi et me caressa la joue.
« Alors nous mourrons tous les deux. Mais sache que je n’ai aucun regret. Grâce à toi, je sais qui je suis. Et te rencontrer a été la plus belle chose que...
- Hem hem », toussota Nadievna, «le moment est mal choisi pour faire des phrases. Nos ennemis nous rattrapent. Il m’est venu une idée... Cela ne sera pas sans risque, mais de toute façon...
- Nous n’avons plus rien à perdre, n’est-ce pas ? Conduis-nous, Nadievna. Peut-être que le Donateur nous aura en miséricorde. »
Au lieu de continuer vers le sud, la jument obliqua vers l’ouest. Bientôt elle quitta la route principale pour emprunter un petit chemin sur la gauche. Je sentais ses muscles tétanisés par l’effort, et si j’étais restée la jeune fille innocente que j’avais été jusqu’à mon départ du château, j’en aurais pleuré. Mais tant de choses m’étaient advenues en un peu plus d’un an que mon enfance me semblait lointaine d’un millénaire, et je savais que je devais garder mon esprit clair et ma force vive sans m’apitoyer sur personne.
La jument s’arrêta devant un bosquet noir. Noir, non, il était vert. Mais d’un vert tellement sombre et lugubre qu’on aurait dû l’appeler noir.
« Le Bois Maudit ! », s’écria Alexeï. « Il ne faut pas y pénétrer, nous n’en ressortirions pas vivants !
- Les autres non plus ! Aliocha, tu es un puissant sorcier. Tu peux peut-être combattre le maléfice. Et alors ce bois deviendrait un piège mortel pour nos ennemis. Mais... Je comprendrais que tu refuses. Ton père est parmi eux. »
Aliocha secoua la tête.
« Le roi Ivan a donné sa semence à ma mère, et c’est bien tout ce qu’il a fait pour moi. La pauvre femme s’est donné la mort pour me libérer, pour que je puisse quitter Thornia sans que rien ne me retienne. Elle a toujours condamné l’ambition démesurée, la soif de pouvoir et la cruauté sans scrupules de mon géniteur. Cet homme est peut-être mon père, mais je ne suis pas son fils. Viens, je suis prêt à affronter tous les démons de ce monde s’ils peuvent nous délivrer de cet être malfaisant.
- Vous deux, cachez-vous de l’autre côté », murmurai-je à Nadievna et à Hari en mettant pied à terre. « Et si vous connaissez des prières efficaces, c’est le moment de vous en souvenir. »
Alexeï prit ma main et nous pénétrâmes dans l’épaisseur du boqueteau. Aucun sentier n’y était tracé. Entre les arbres au tronc noirci, les ronces s’emmêlaient en un réseau serré, toile d’araignée griffante qui entravait nos pas, retenait nos manches et écorchait nos visages. Nous avancions pourtant d’un même pas, comme si une force irrésistible nous entraînait au coeur de cet horrible lieu. Il y avait la volonté de survivre, certes, mais quand j’y repense aujourd’hui... Le temps a rongé mes forces, et je ne quitte plus guère le coin du feu, où je tricote inlassablement de bonnes vestes chaudes pour mes arrière-petits enfants. Le crépitement du bois accompagne le cliquetis de mes aiguilles. J’apprivoise la douleur de mes doigts fatigués en pensant aux rires joyeux de ces enfants insouciants... Où en étais-je ? Ah oui. La volonté de survivre. Mais il y avait aussi autre chose, de bien plus fort, de bien plus sublime, de bien plus extraordinaire. Je crois que nous ressentions tous les deux que le Destin nous avait choisis pour être ses instruments. Nous étions inexorablement appelés, peut-être par le Donateur lui-même... Une impérieuse volonté surhumaine à laquelle personne n’aurait pu se soustraire...
Nous échangeâmes un regard aussi déterminé qu’inquiet. Nos pas étaient bruyants, mais alentour régnait un silence absolu. Pas un oiseau, pas un insecte, nous étions les seuls êtres vivants dans cette végétation hostile qui semblait s’être refermée sur elle-même. Je pense qu’Aliocha eut la même pensée que moi.
« C’est vers notre mort que nous marchons. Affrontons-la dignement. Au moins nos ennemis n’en tireront-ils aucune gloire. »
Sa main se fit plus ferme sur la mienne, et je lui rendis son étreinte. La vie comporte bien des mystères. Parfois, même l’être le moins téméraire peut se comporter en héros. Quand le danger est le seul choix possible, alors la peur n’a plus aucune prise. Elle bat en retraite, guettant des proies plus faciles. Je m’attendais à tout moment à ce que la mort nous prenne, et je continuais à marcher, tous mes sens en éveil, le coeur en paix et l’âme résolue. J’avais accepté le pire pour risquer le meilleur. Je n’avais même pas d’espoir. Je n’étais plus qu’action.



Nous débouchâmes dans une clairière obscure. La frondaison était si épaisse que la lumière du jour ne pouvait la pénétrer. Le sol était jonché de feuilles mortes, tellement anciennes qu’elles étaient réduites en poussière. Autour de nous se dressaient des broussailles inextricables, qui s’étaient refermées sur notre passage. En regardant bien, je reconnus des frênes, des hêtres et des chênes. Mais leur tronc avait la couleur de l’ébène, et leur feuillage était sombre comme la nuit. Un autre détail me frappa : la clairière était parfaitement ronde. Et je distinguai quatre bancs de pierre, incurvés, équidistants, et eux aussi noircis d’une étrange manière. On se serait cru dans la chapelle d’une divinité maléfique. L’air était pesant, morbide, malsain. Je me mis à frissonner. Alexeï m’entraîna au centre du cercle, et d’une voix claire, invoqua :
« Je suis Alexeï de Thornterre, fils d’Ivan. Je n’ai pas de haine et pas de colère. Le roi Ivan, mon père, veut me contraindre à utiliser mes pouvoirs de sorcier pour soumettre le monde à son ambition cruelle. J’implore l’aide du Bois Noir ! »
Je n’avais rien prémédité, mais de ma bouche s’envola une exhortation frémissante.
« Je suis Sonia Svetlakov, fille du roi Igor. Ma soeur Marishka a fait assassiner ma famille pour usurper le trône de Svetlaquie, et elle se conduit en despote injuste. Au nom de mon peuple opprimé, j’implore l’aide du Bois Noir ! »
Un vent glacé balaya nos visages, faisant perler à nos paupières des larmes de souffrance. Un cri sinistre nous pétrifia. Ce cri... Je connaissais ce timbre, je l’aurais reconnu entre mille. Eberluée, je murmurai :
« Golgotch ? »
Le silence se referma sur nous, profond comme un abîme. Puis une voix grave s’éleva dans l’obscurité.
« C’est ici qu’ils m’ont assassiné, petite fille. Ici qu’ils ont pris ma vie par traîtrise, pour me rendre malgré moi complice de leurs crimes odieux. Quelle miséricorde venez-vous chercher auprès de moi, pauvres enfants fous ? Je suis mort ! Je suis mort dans d’atroces souffrances, en maudissant cette race abjecte qui me privait de ma femelle et de l’avenir de son oeuf...
- Il s’appelle Soxtiotch. C’est un magnifique dragon bleu. Il n’a pas son pareil pour pirouetter dans le ciel, il adore nager et plonger, et c’est un chasseur très habile. »
Ma voix se perdit dans le silence, tandis que le souvenir du dragonnet dessinait un sourire sur mes lèvres exsangues.
« Comment le sais-tu ?
- J’ai... J’ai vécu avec Xetiakh pendant un an. J’ai assisté à l’éclosion. J’ai aidé à le soigner et à le nourrir, j’ai joué avec lui, je l’ai accompagné souvent quand il a commencé à voler. Xetiakh et moi nous lui avons raconté tes batailles et tes exploits. Il n’a qu’une idée en tête, c’est de voler dans ton sillage et d’égaler ta bravoure. Et... peut-être que je dis ça parce que c’est mon ami... mais je suis sûre qu’il y parviendra.
- Soxtiotch, hein ? Ca commence comme Sonia. Alors il t’a choisie comme amie... Et Xetiakh ? Comment va-t-elle ?
- Elle va bien. Son coeur n’a jamais guéri de ta perte. Mais elle est toujours brave, généreuse et loyale. Tu peux être fier de tous les deux. »
Un grand soupir fit frémir les feuillages. Puis la voix redevint sévère.
« Toi, prince de Thornterre, c’est ton père qui m’a fait assassiner ! »
Aliocha baissa la tête.
« En toute franchise, je ne le savais pas. Mais peux-tu me croire si je te dis que cela ne m’étonne même pas ? Je n’aurais pas voulu de ce père-là si j’avais pu choisir. Il a répandu le malheur autour de lui, il a conduit ma mère chérie à la mort et maintenant je suis sûr qu’il préfèrerait me tuer de sa main plutôt que de me voir lui échapper. C’est ainsi. Je comprends ta colère, elle est juste. Si prendre ma vie peut la satisfaire et sauver Sonia, j’accepte avec joie. Mais par le Donateur, il ne serait pas équitable que je meure et que mon père survive. Même dépouillé de ses pouvoirs de sorcier, il peut encore provoquer mort et souffrance. Les hommes de Thornterre n’ont pas mérité cela, et ceux de Svetlaquie non plus !
- Hum... Son Altesse est bien généreuse... Crois-tu qu’un beau discours suffira à m’attendrir ? Je n’ai que trop fait confiance aux humains ! Xetiakh venait de pondre, elle était fatiguée, et j’ai quitté les Czerniks à la recherche de gibier. De loin j’ai aperçu un troupeau de moutons dans la plaine, près de ce bois. J’aurais dû me méfier, cette terre n’a jamais été un pâturage ! Mais ma femelle avait faim, j’avais hâte de retourner près d’elle, et fou que j’étais, je me croyais invincible ! J’ai tué deux moutons, pour elle et pour moi, et c’est alors que j’ai entendu un appel au secours qui venait du bois. En ce temps-là, on l’appelait le Bois des Amoureux, car tous les amants venaient s’y jurer fidélité éternelle, et les arbres bienveillants bénissaient leur union. De larges chemins menaient à son coeur, et sur les bancs de pierre blanche, dans la lumière pure de la clairière ronde, les jeunes gens s’embrassaient éperdument pour sceller leur pacte d’amour... Hélas ! Ils étaient cinquante guerriers, recouverts d’une armure noire portant le blason à la ronce. Je voulus m’envoler, mais la magie de ton père avait refermé le toit de la clairière par d’immenses ronces inextricables, transformant ce lieu d’amour en un lugubre tombeau. Devant leurs épées dressées, j’ai soufflé le feu. J’en ai tué quarante, dont les âmes maudites brûlent encore dans les flammes de l’enfer. Mais deux d’entre eux ont transpercé mon ventre fragile. Leurs épées étaient empoisonnées. Je suis tombé, en pensant à Xetiakh qui m’attendrait en vain. J’ai souffert le martyre, terrassé de douleurs térébrantes, pendant de longues heures, incapable même de bouger une seule griffe pour écorcher mes assassins ! Ils ont contemplé mon agonie interminable en chantant et en plaisantant. Ils n’ont même pas eu la compassion de m’achever pour abréger mon calvaire ! Et moi, Golgotch le Magnifique, j’ai pleuré. Non pas sur moi... J’ai pleuré sur ma douce femelle injustement abandonnée, j’ai pleuré sur notre oeuf orphelin qui ne verrait peut-être jamais le jour... et je les ai maudits, tous, et j’ai maudit ce lieu de torture et j’ai imploré le Donateur pour que la race humaine me paye au centuple ces larmes de désespoir !
Ce n’est que lorsque j’eus enfin rendu mon dernier souffle qu’ils osèrent me trancher le cou, sans doute pour faire accroire qu’ils m’avaient vaincu en un combat loyal ! Puis ils m’ont évidé comme une vulgaire volaille, et ils ont utilisé ma dépouille profanée pour leur sinistre mascarade. Et les humains stupides qui ont assisté à cette terrible nuit dans le château des Svetlakov ont cru sans sourciller que cela était possible ! Ils ont cru que Golgotch le Magnifique, soutien indéfectible de la Svetlaquie, avait assassiné Igor, et sa femme, et son fils ! Comment aurais-je pu rejoindre les Prairies Sacrées quand on avait à ce point bafoué mon honneur, et quand des hommes que je tenais pour mes amis n’émettaient pas un seul doute quant à ma soi-disant cruauté ? Oui, mon âme était furieuse. Mais plus encore, c’était le chagrin qui me terrassait. L’honneur est une vertu capitale. Mais j’aurais donné mille fois mon honneur pour secourir ma femelle, pour assurer son bonheur et sa sécurité ! Je suis revenu dans ce bois, fantôme immatériel mais doué de pouvoirs magiques. Les arbres ont pris mon parti, et m’ont aidé à faire de ce lieu un piège mortel. J’ai vu périr ici maint jeune homme prétentieux qui se targuait de bravoure et venait chercher les trompettes de la gloire. Ils sont tous morts à genoux, implorant ma clémence et gémissant comme des nouveaux-nés en appelant leur mère ! Stupides, vils, fanfarons, voilà ce que sont les humains !
- Dis-moi les noms de ceux qui t’ont assassiné.
- Et que crois-tu faire, petite fille ? Le moindre soudard agonisant te désarmerait d’un revers de main. Ton coeur est généreux, mais tu ne sais pas te battre, et ce n’est pas dans ta nature !
- Si tu m’en laisses le temps, je le ferai.
- Tu négocies ta vie ?
- Je ne veux la vie sauve que pour elle. Mais je suis le Prince de Thornterre, et j’ai été formé à l’art de l’épée. Te venger ne serait que justice. »
L’âme du dragon soupira de plus belle.
« A quoi cela servirait-il ? Je ne reviendrai pas à la vie. Je n’étreindrai pas pour autant ma douce femelle, pas plus que je ne partagerai les chasses de mon unique fils.
- Alors voilà ce que je devrais dire à Soxtiotch, s’il m’interroge ? Ton père était Golgotch le Magnifique, mais maintenant c’est une âme perdue, qui veut bien ôter la vie de quelques manants ridicules, mais qui préfère se lamenter sur son passé plutôt que de faire triompher l’honneur et la justice ? Ce message-là, tu le porteras toi-même ! Moi je me tairai. Je n’ai pas envie de lui briser le coeur ! »
Un rire tonitruant s’éleva dans la sombre chapelle de mort.
« Sonietchka ! Digne fille du roi Igor ! Plus brave que ton père, plus miséricordieuse que ta mère, plus intelligente que ton frère, plus retorse que celle que tu crois ta soeur !
- Que veux-tu dire ?
- Ah... Encore un secret bien gardé ! Va en paix, et que plus rien ne torture ton âme innocente. Marishka n’est pas ta soeur. Ta mère, la reine Katiouchka, était la meilleure femme que la terre n’ait jamais portée. Cependant, au bout de huit ans d’un mariage heureux, aucun enfant n’était venu bénir son union avec ton père – et ce n’était pas faute d’amour. Alors, d’un commun accord, ils ont adopté une petite fille dont les parents, d’honnêtes paysans, étaient morts de la fièvre. Voilà pourquoi elle n’a pas le Don. Pola le sait, mais elle a juré de ne jamais le révéler. Diakine aussi. A force de fidélité, les humains deviennent plus bêtes que des moutons...Igor et Katiouchka ne demandaient plus rien à la vie, et voilà que, sublime bonheur, un an plus tard naissait Vlad, l’héritier mâle, la réalisation de tous leurs rêves. Cinq ans après, tu es venue, toi, Sonietchka, nourrisson aux joues roses et aux yeux émerveillés. Tes parents étaient des gens honnêtes. Ils ont continué à élever Marishka comme si elle était de leur sang. Ils l’ont payé de leur vie. Ton histoire est aussi injuste que la mienne.
- Est-ce que Marishka le sait ?
- Non. Tu peux la détester à loisir, elle n’a aucune excuse. J’en ai parlé quelquefois avec ton père, mais il rechignait à lui apprendre la vérité. Vois-tu...Ton père était un homme juste et bon ; il ne voulait pas faire de différence entre ses enfants, et il avait une générosité spontanée et pudique. Pourquoi aurait-il risqué de peiner Marishka en lui révélant ses origines ? Il avait un héritier mâle, donc prioritaire pour lui succéder, et que Marishka ait le Don ou pas ne changeait rien à l’affaire. Il a péché par trop de bonté, mais qui pourrait le lui reprocher ? L’essentiel, c’est que tu es vie, mon enfant, et même si je t’envie, je ne te ferai pas payer ta chance. Le Destin est notre maître à tous, mais au-delà de la mort je reste fidèle à la Svetlaquie, et je ne saurais lui porter tort. Mon coeur se réjouit que vous vous soyez trouvés, tous les deux. Peut-être une ère nouvelle s’apprête-t-elle à naître, où Thornterre et Svetlaquie seront unies sous la même bannière, comme aux temps anciens du roi Vassili. Très bien. Assez palabré. Le roi Ivan arrive. Il a fait assez de mal.
- Je veux savoir les noms des deux hommes qui t’ont frappé.
- Têtue, petite fille !
- Je veux le savoir aussi », insista Alexeï.
- « Bien ! Puissiez-vous être unis un jour par autre chose que le sang et la guerre... L’un des deux était ton père, Alexeï. L’autre était ton parrain, Nicolaï. Oui, celui qui te consolait quand ton père te grondait. Celui qui t’a offert ton premier poney. Celui qui t’a aidé à quitter Thornterre. »
Je vis les mâchoires d’Aliocha se crisper.
« Je fais serment au Donateur de venger la mort de Golgotch le Magnifique. Au nom de la Justice sans quoi l’honneur n’est qu’un vain mot.
- Allons, tout n’est peut-être pas perdu, s’il reste encore un homme juste sur cette terre de misère... Ecoutez-moi bien, mes enfants, voici ce que nous allons faire... »




Quand le roi Ivan arriva à la hauteur du Bois Noir, les jambes crispées sur les flancs de son cheval ensanglantés par ses éperons, il entendit un chant d’amour qui s’élevait d’entre les broussailles. Un chant d’amour à deux voix, où un homme et une femme se donnaient la réplique, comme aux temps anciens, et cela lui rappela Golgotch et le carnage qu’il avait fait subir à sa troupe, et cela le mit de fort méchante humeur. Mais quand il reconnut la voix de son fils, la rage déferla sur lui comme un raz de marée.
« Priakov et dix hommes, avec moi ! », aboya-t-il. Il voulut pousser son cheval à travers l’étroit sentier qui s’ouvrait devant lui, mais le cheval se cabra, le jetant à terre. Telle était sa colère qu’il ne prit même pas le temps de punir la bête stupide, et il s’élança, l’épée au clair, sous le couvert obscur. Ses hommes le suivirent aussitôt, plus effrayés d’essuyer son courroux que d’affronter le monstre légendaire du Bois Maudit. Dans la clairière, Aliocha et moi nous étions assis sur un des bancs, et joignant nos mains, nous chantions conformément aux instructions de Golgotch. Sans doute était-ce une ruse habile pour amener Ivan à perdre son sang-froid, mais nos regards entrelacés et nos voix accordées sans effort révélèrent à nos coeurs une évidence incontestable : nous étions faits l’un pour l’autre et l’union de nos deux âmes chassait toute faiblesse et toute hésitation. L’amour nous rendait invincibles !
« Alexeï ! », hurla le roi furieux. « Je ne te laisserai pas me trahir une seconde fois ! Viens avec moi reprendre la place qui est la tienne, ou sinon... »
Aliocha se dressa, me faisant un rempart de son corps, et dégainant son épée.
« Ou sinon quoi ? Tu vas m’assassiner, moi, ton fils unique, comme tu as assassiné Golgotch le Magnifique qui t’avait privé de tes pouvoirs en punition de tes crimes ? Comme tu as assassiné Igor, sa femme et son fils, pour mettre sur le trône de Svetlaquie une jeune fille incapable que tu as berné de tes promesses doucereuses avec l’intention de n’en faire qu’une bouchée le moment venu, pour asservir son peuple et contenter ta soif inextinguible de pouvoir ? Je ne serai pas complice de tes méfaits ! J’en appelle au Jugement du Donateur ! Battons-nous loyalement, et que la Justice triomphe !
- Priakov, désarme-moi ce fils indigne et insolent, qui insulte son père et son roi ! Il fera moins le fier quand il sera enchaîné dans les cachots de Thornia !
- Sire, il en a appelé au Jugement du Donateur... C’est un Jugement sacré...
- Lâche que tu es ! Lâches que vous êtes tous ! Bercés de fariboles, superstitieux comme de vieilles femmes ! Je le combattrai moi-même ! Et ensuite, je vous ferai tous mettre à mort ! »
Aliocha se mit en garde, et la main qui tenait son épée ne tremblait pas. Mais la voix de Golgotch, qui semblait provenir de chacun des arbres du bois, figea chacun sur place.
« Ivan ! Roi félon, être cruel et éhonté, crois-tu que ma mort restera impunie ? Je t’ai maudit ce jour-là, et je te maudis encore, mais je ne laisserai pas ton fils porter le poids d’un parricide. Tu n’es même pas digne de mourir au combat ! Alors, que le Bois Noir que tu as profané applique la sentence : à mort ! »
Sous nos yeux effarés, de longues ronces noires, toutes leurs épines dressées comme d’innombrables poignards aiguisés, s’échappèrent des buissons comme autant de serpents vigoureux et rapides. Elles s’enroulèrent autour du corps du roi, lui arrachant des cris de douleur, immobilisant ses bras et ses jambes, remontant jusqu’à son cou qu’elles enserrèrent en un étau sanglant. Je bondis vers Aliocha, le forçant à détourner la tête.
« Ne regarde pas ! Si cette vision hante tes nuits, il aura gagné encore ! »
Il se serra contre moi, et à cet instant je sus que je serais toute ma vie sa femme, sa mère et son amie. Le cri de Golgotch triomphant nous fit relâcher notre étreinte.
« Justice est faite ! Rentrez chez vous, la malédiction est levée ! »
Un vent puissant se leva, balayant les feuilles mortes à nos pieds, découvrant un herbage tendre parsemé de violettes et de boutons d’or ; les bancs étaient redevenus d’un blanc immaculé, presque scintillants sous les rayons du soleil. Quatre larges chemins s’ouvraient maintenant au milieu des arbres couverts d’un feuillage vert et bruissant, et les chants des oiseaux voletaient au dessus de nos têtes comme autant de messagers de joie.
Priakov mit un genou à terre.
« Sire, vous êtes maintenant le roi de Thornterre. Je vous en supplie, n’abandonnez pas votre peuple ! Que les fautes de votre père ne rejaillissent pas sur les Thornterriens ! Menés par vous, nous pourrions redevenir une nation pacifique et prospère ! Je vous en prie, même si le pouvoir vous est indifférent, ne laissez pas votre pays succomber à une inévitable guerre civile ! Pensez aux innocents, aux petites gens qui n’ont jamais que le choix d’acclamer le roi quel qu’il soit, pour protéger leur famille ! »
Alexeï me regarda d’un air désemparé.
« Il a raison. Tu ne peux pas te soustraire à ton devoir.
- J’ai encore une vengeance à accomplir », me murmura-t-il entre ses dents serrées.
- Et un peuple à gouverner.
- Mais Marishka ? Tu dois rentrer chez toi, toi aussi, et reprendre ce qui t’est dû. »
Mon coeur se serra un peu lorsque je répondis :
« Je rentrerai chez moi. Et tu seras à mes côtés. Mais aujourd’hui, Thornia ne peut pas attendre. Je suis là. Et je resterai avec toi. »
Aliocha se tourna vers les soldats.
« Laissez-nous. Je vous rejoindrai. »
Quand nous fûmes seuls, il me fit asseoir sur un banc et s’agenouilla devant moi.
« Sonia Svetlakov, veux-tu être ma femme ? J’aurais aimé pouvoir t’offrir une vie libre de toute contrainte, où nous n’aurions vécu qu’ au rythme de nos désirs. Je ne peux te promettre ni le bonheur ni la sécurité, et sûrement pas l’insouciance. Mais veux-tu malgré tout être auprès de moi ?
- Je te l’ai dit. Je serai avec toi, quoi qu’il arrive. Je ne pourrais pas vivre autrement. »
Alors il se produisit une merveilleuse magie : une myriade de brins de violettes s’envolèrent du sol, tressant dans l’air deux couronnes odorantes qui se déposèrent sur nos têtes. Jamais je n’avais vu Aliocha sourire avec tant de bonheur, et jamais ses yeux ne m’avaient paru aussi beaux...
« Mais enfin, embrassez-vous, stupides enfants que vous êtes ! », tonna la voix de Golgotch. « Vous aurez toute la vie pour vous contempler, mais la route est encore longue, et votre destin vous attend ! »
Que pouvions-nous faire sinon obéir ?



Le parrain d’Aliocha, Nicolaï, nous attendait sur le pont-levis.
« Aliocha, mon petit, je suis si content de te revoir ! Thornterre va enfin avoir un roi à sa mesure ! Ecoute, les cloches carillonnent de joie pour toi ! Les gens ont préparé des paniers de pétales de rose pour les jeter sur ton passage. Ils se réjouissent tous de ton retour, et ils vont t’acclamer avec un enthousiasme plein d’espoir ! »
Alexeï se contenta d’un vague signe de tête. Il traversa la ville en liesse sur le cheval de son père, et l’animal, qui n’en revenait pas qu’un cavalier pût lui laisser les rênes longues et les flancs libres, hésitait sur l’allure à adopter.
"Ne t’inquiète pas. Ton nouveau maître te traitera avec bonté. Reste au pas, monte le dos, fais-lui honneur. Il ne te sera plus jamais fait de mal. J’y veillerai.
- C’est possible ? Plus d’éperons, plus de mors sévère ? C’est possible ?
- Si elle te le dit
», intervint Nadievna. «Est-ce que j’ai l’air maltraitée ? Je les connais tous les deux, tu peux leur accorder ta confiance.
- Et... est-ce que je pourrais avoir une pomme, ce soir ?
- Tu en auras un plein panier ! Mais je ne te laisserai pas tout manger en une seule fois ! Tu ferais une colique !
»
Le cheval en frissonna de joie, et il me sembla que son oeil s’allumait enfin d’un espoir paisible. Je me promis d’aller personnellement vérifier aux écuries que mon engagement serait tenu.
Aliocha convoqua son oncle dans le petit bureau de son père, attenant à la salle du Conseil. C’était dans cette pièce que le roi Ivan avait ses entrevues privées avec les rares personnes dont il prenait l’avis – même s’il n’en tenait jamais compte. La cheminée de marbre rose flambait joyeusement, et l’épais tapis de laine qui était disposé devant invitait à s’y asseoir pour un repos chaleureux. Ce que je fis.
« J’ai rencontré l’esprit de Golgotch », commença Alexeï âprement.
- Mon cher filleul, si nous devons échanger de graves paroles, ne penses-tu pas que nous serions mieux... seuls ? »
Ce disant, il me désignait d’un regard méprisant.
« Tu peux parler devant elle. Je n’ai rien à cacher à ma future reine. »
Nicolaï éclata d’un rire hautain.
« Cette sauvageonne ! Tu vas épouser... ça ? Allons, mon petit, tu es roi, maintenant. Un souverain peut... avoir quelques bonnes amies dans le secret de ses alcôves. Mais un mariage bien plus royal t’attend, qui permettra de réunir enfin Thornterre et la Svetlaquie. Ton père y a travaillé toute sa vie, et il est temps... »
Je m’apprêtais à bondir sur mes pieds, mais Aliocha me cloua sur place d’un regard impérieux.
« Tu parles de la reine Marishka ?
- Bien sûr, qui d’autre ?
- Mais j’avais entendu dire qu’elle s’était mariée l’an passé...
- Ah, nous ne sommes pas passés loin... Mais le pauvre fiancé n’a étrangement pas survécu au banquet précédant les noces. Il paraît que c’est la soeur de Marishka, une pauvre enfant à l’esprit troublé, qui l’aurait empoisonné avant de s’enfuir. Marishka doit beaucoup à ton père, et maintenant que tu es revenu, elle n’aura pas le front de refuser ce mariage. J’attends sous peu le retour des émissaires qui sont partis négocier cet accord.
- Est-ce que je n’ai pas mon mot à dire ?
- Cher enfant, tu es encore si jeune... Tu n’es pas familier des rouages complexes de la politique, ton père a toujours voulu t’en préserver. Mais sois sans crainte : je te guiderai sans faille pour ta plus grande gloire, comme j’ai toujours assisté ton père dans ses plus sages décisions.
- Ah certes ! Assassiner Golgotch de ta main, sage décision ! Faire périr lâchement le roi Igor, la reine Katiouchka et le prince Vlad, sage décision ! En faire porter la responsabilité à la dépouille profanée d’un Dragon réputé pour sa bravoure et sa loyauté, sage décision ! As-tu encore d’autres mensonges en réserve pour moi ? Je ne suis plus un enfant qu’on endort en le berçant de contes ! Je suis roi de Thornterre ! Et j’ai juré de venger la mort de Golgotch le Magnifique ! »
Nicolaï pâlit un court instant, puis un sourire doucereux vint animer sa fine moustache.
« Noble coeur, intrépide... mais toujours aussi naïf ! Tu t’es laissé abuser par des racontars sans fondement ! Je te jure par ce que j’ai de plus sacré...
- Tais-toi ! N’ajoute pas le parjure à la liste de tes crimes ! Quand j’ai quitté Thornterre, j’ai renoncé à tous mes pouvoirs, mais le seul dont je n’ai pu me défaire est celui de reconnaître le mensonge ! Oui, tu as secondé mon père, dans ton seul intérêt, tout en me séduisant patiemment pour préserver ton avenir. Et quand tu m’as aidé à m’échapper, ce n’était pour toi qu’un investissement à long terme ! Il te faudra plus qu’un poney et plus qu’une clef, aujourd’hui, pour sauver ta misérable vie ! »
Alexeï dégaina son épée, mais Nicolaï le devança en lui jetant à la figure le premier objet qu’il put atteindre sur la grande table de chêne – un lourd presse-papier de cristal, qui frappa Aliocha à la tempe et le fit s’écrouler contre le mur derrière lui. Nicolaï brandit alors une longue dague fine et s’apprêtait à égorger mon bien-aimé quand la main crispée sur le poignard que m’avait autrefois procuré Zéphyr, mon merveilleux cheval d’école, je l’atteignis profondément au mollet, lui arrachant un cri de douleur et de surprise. Le traître se tourna vers moi, mais déjà Aliocha s’était relevé, et de toute la puissance de sa juste colère il trancha la tête maudite qui s’en alla rouler au sol, le visage encore déformé par un rictus de haine.
« Justice est faite », prononça Alexeï pour toute oraison funèbre. « Que meurent ainsi tous les misérables sans honneur et sans scrupules ! »
Il me tendit son bras.
« Viens, ma reine. Nous avons un royaume à remettre en ordre, et j’ai plus que jamais besoin de toi. Je n’oublie pas que tu as toi aussi un devoir sacré envers ton peuple, et je m’en voudrais de t’y soustraire trop longtemps. Je rêve du jour où, nos travaux accomplis, nous aurons le loisir de penser enfin à nous deux... »
Je lui souris.
« Ce jour viendra, mon roi... Mais en attendant, il faut que je passe aux écuries, j’ai fait une promesse que je dois tenir.
- Sonietchka ! Les chevaux, toujours les chevaux ! Je te parle de deux royaumes qui... »
Devant mon air dépité et impatient, il éclata de rire en ébouriffant mes cheveux.
« Mais tu as raison, les chevaux aussi sont nos fidèles sujets. Alors allons nous occuper de nos chevaux ! »



(à suivre...)
Narwa Roquen,qui n'oublie pas ses anciennes amours...


  
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Réponses à ce message :
Maedhros  Ecrire à Maedhros

2013-02-03 20:11:40 

 La bête au bois dormant!Détails
Voici donc la suite de la saga de Sonietchka. Ce sixième épisode comporte de nombreux rebondissements qui enrichissent l'histoire tout en liant plusieurs de ses éléments et participent de la compréhension d'ensemble, même de façon rétrospective. L'échappée des deux jeunes gens les mène vers un bois mystérieux où flotte un parfum de belle au bois dormant, lieu magique et circulaire. C'est une progression très symbolique, aussi déchirante et douloureuse (les épines) que de percer le voile du mystère pour contempler la vérité.

L'apparition du Dragon, habitant immateriel deus ex machina, est habile. Cela permet de renouer les fils épars de l'histoire : on comprend pourquoi les deux soeurs sont si opposées, pourquoi l'une possède le don et l'autre pas, on relie les deux royaumes et le sort du Dragon. On devine les trahisons et les secrets qui entourent les deux jeunes héros qui découvrent leur amour naissant et visiblement au long cours. Ils vont essayer d'écrire une nouvelle page de concorde entre les deux royaumes. J'ai bien aimé la façon dont l'esprit du Dragon se vengeait de son bourreau, très graphique, très visuelle. L'aspect féérique préside aussi au refleurissement de la clairière. Finalement, le dernier conspirateur est démasqué et il en perd même la tête.

La marche vers son trône est loin d'être terminée et la jeune princesse connaîtra sans doute d'autres aventures palpitantes.

Le style est toujours précis et fluide (térébrantes = chapeau!) avec une prédilection affirmée pour les dialogues qui sonnent justes et naturels. Bien joué!

M

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Estellanara  Ecrire à Estellanara

2013-04-24 15:13:29 

 Commentaire WA 115 : NarwaDétails
Purée, un résumé de l'épisode précédent n'eut pas été superflu ! En plus, il me semble avoir loupé des épisodes. Il faut que je me penche sur la question.
La transition au présent de la narratrice qui tricote m'a surprise.
"douleurs térébrantes" : connais pas ce mot, tiens...
Un peu trop sucrée pour moi, la scène des couronnes de violettes...
Personne dans la ville de Thornia ne s'étonne de l'absence du roi ? Le parrain l'accepte comme ça ? Il ne se dit pas que le prince l'a assassiné ?? Une scène intermédiaire aurait fluidifié ce passage, je trouve.
Sinon, ce chapitre raccroche plein de wagons, notamment sur le dragon, le Don...

Au final, un conte classique dans ses thèmes et sa structure, qui se lit agréablement.

Trucs et bidules :
Quelques lourdeurs de style, éparses, que je n'ai pas eu le courage de relever. *en mode tout mou*
Ah ben si, y a celle-ci : "Sous nos yeux effarés, de longues ronces noires, toutes leurs épines dressées comme d’innombrables poignards aiguisés, s’échappèrent des buissons comme autant de serpents vigoureux et rapides." : cela fait beaucoup de comme.

Est', me faut du café à moi...

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