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 WA, exercice n°121 Voir la page du message 
De : Narwa Roquen  Ecrire à Narwa Roquen
Date : Jeudi 30 mai 2013 à 23:06:56
Il pleut... J'espère que la construction de votre arche avance... Alors, pour apaiser le coeur, quoi de plus doux que la musique? Vous allez construire un texte comme une sonate, en trois mouvements: le premier, vif, qui vous servira à exposer le thème; le deuxième, en adagio, au présent, fixant un évènement fort; le troisième, vif, avec une course-poursuite, jusqu'à l'apothéose finale... Et comme une consigne, de même que le bonheur, ne vient jamais seule, votre héroïne sera une serial-killeuse ( si vous me pardonnez ce néologisme qui a l'avantage de la clarté du sens)... Oui je sais, il n'y en a pas beaucoup. Mais raison de plus...
Vous avez la liberté du genre, rien ne vous oblige à rester dans le réel! Mais attention dans tous les cas à la concordance des temps, à la ponctuation, à la cohérence. Je radote? A mon vieil âge de sorcière, j'ai le droit!
Vous avez quatre semaines, jusqu'au jeudi 27 juin ( ou plus, si comme moi vous êtes éternellement en retard!). L'essentiel, c'est que vous preniez plaisir à écrire et que vous donniez le meilleur de vous-mêmes... quitte à vous relire... Eh oui, ça se fait...
Narwa Roquen, à la ramasse...


  
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Réponses à ce message :
Maedhros  Ecrire à Maedhros

2013-06-23 20:10:49 

  WA - Participation exercice n°121 (Edit)Détails
Un texte en quatre mouvements... désolé, j'ai ajouté un kyrie! Je le reconnais, c'est une juxtaposition assez barbare mais qui m'a semblé naturelle dans cette histoire!

(EDIT : j'ai reformaté l'histoire - il y a maintenant bien 3 mouvements et j'ai remanié l'épilogue...)

-----------

CHRYSALIDE


La bande-son idéale pour un lever de rideau

1. MOSCOU

L’orchestre marque un temps d’arrêt imperceptible, comme s’il retenait sa respiration. Cela ne dure qu'une fraction de seconde mais une éternité entière ne serait pas suffisante à en décrire l'intensité. La pianiste virtuose se tient au seuil du passage le plus exaltant du concerto mais également le plus périlleux. Ses mains s’immobilisent au-dessus du clavier, ses doigts frémissent sous la tension. Sa robe de concert est dessinée par un grand couturier milanais et le satin cramoisi se reflète dans l'encre noire et laquée qui habille le bois. Anna est semblable à une fontaine de flammes rouges jaillissant d'un bouquet de lys.

Derrière son pupitre, le maestro tient en respect l’orchestre à la pointe de sa baguette. Il coule un bref regard sur sa soliste dont le visage est caché sous de somptueuses boucles fauves. C’est l’instant de vérité. Anna plaque le premier accord de la cadence. Un tressaillement, presque une onde de jouissance, parcourt le vaste auditorium. Ici, à Moscou, elle n'est pas très loin de la résidence d'été qu'aimait tant le compositeur disparu. A présent, son fantôme hante le grand parc où il ne peut reposer. Anna fait vivre sa musique qui a si bien exprimé les tumultes de l’âme slave. Comme lui, elle possède un tempérament de feu et insuffle cette énergie dans chacune des notes chromatiques.

Les bois et les cordes reculent sous l'assaut des accords complexes, réduits à murmurer de discrètes lignes ornementales. Les mains d'Anna volent au-dessus des touches noires et blanches, douées d'une vie propre qui enjambe l'entendement et la technique. Son corps se creuse ou se tend, marquant les temps, forts ou faibles, de la cadence. Anna parait habitée par un souffle divin. Ce concerto est une discussion avec les âmes, disait un chroniqueur, une conversation avec le sublime. Ô combien il a raison. La pianiste multiplie les prouesses artistiques, ses mains se chevauchant furieusement, libèrent des arpèges ensorceleurs et des croches telluriques. Sous ses doigts naît une musique passionnée, envoûtée et grandiose. Le maestro est aussi immobile qu’une statue sous le déferlement des notes virevoltantes qui s’échappent aussi vite que les premiers photons à la naissance de l’univers. La Gorgone figeait les proies qu'elle convoitait d’un seul de ses regards chtoniens. Anna subjugue son auditoire par le torrent de vie bouillonnante qui surgit de cette partition jouée à la perfection et qui s'adresse directement à l'âme par-dessus les voiles et les rets de la raison.

Anna garde les yeux clos, comme pour mieux discerner l'étroit chemin qui la mènera sur l’autre rive. Elle n’appartient pas à ce monde. Elle suspend un instant une main au-dessus du clavier et c’est une torture délicieuse qu’elle inflige à ses fidèles. Le vaste auditorium est transformé en une cathédrale solaire où le païen s'unit au sacré en une irrépressible évocation sensuelle. Elle en est la grande prêtresse ou mieux, le feu qui brûle sur l'autel. Les arpèges s'envolent en grappes serrées, chaque note se détachant des autres, étourdissant de grâce les mélomanes transis. Puis une clarinette s'élève délicatement, mariant ses sonorités fluides aux accents tanniques du piano, comme pour l'apprivoiser ou le charmer d'une mélodie suave et gracile. Le piano piaffe d'impatience et se rebelle par à-coups, mais peu à peu s'apaise quand le hautbois joint sa voix basse et liquide à celle de la clarinette. Les cordes s'éveillent alors, tissant un écrin de longues nappes glissantes comme autant de vagues rafraîchissantes qui rappellent le thème principal. Anna ouvre le chemin et tous autres instruments la suivent aveuglément. Le maestro est un conducteur impuissant qui fait juste illusion. Son corps longiligne et ses bras de sémaphore en font une marionnette un peu pathétique dont Anna tire les fils. Elle le sait. Lui aussi. Nul autre à part eux. C'est leur secret. Il l'aime éperdument bien sûr.

Elle caresse le clavier de ses doigts infatigables et agiles. Pour ceux qui savent vraiment voir la musique, il y a un paysage russe qui flotte désormais au-dessus de l'orchestre. Un paysage changeant, aussi poétique que sauvage, où dominent les couleurs chaudes d'un été finissant, lorsque le soleil se couche au-delà des bouleaux bleus. Il y a une silhouette solitaire appuyée contre un tronc pâle, reconnaissable à ses yeux pénétrants et à sa bouche sensuelle. C'est l'habitant d'un songe d'une nuit d'été. Anna lui sourit sans que ses lèvres ne bougent. Il lui répond en faisant un signe amical de la main pendant que la musique, sa musique, s'éteint doucement, estompant lentement le paysage. Alors retentit le tonnerre d'applaudissements tandis que la lumière artificielle dissipe l'obscurité complice.

Elle se lève pour saluer et sa main rejoint celle que lui tend le maestro. Elle ferme les yeux et esquisse une brève révérence. Elle goûte cette enivrante sensation qu'elle partage avec les stars du rock qui communient avec leur public à la fin des concerts dans des arènes surdimensionnées. Ce soir, elle ne distingue que des tenues sobres et bourgeoises, smokings et robes de gala, strass et chaussures vernies. Les applaudissements n'en finissent pas. Son interprétation fut magnifique, extatique, bouleversante. Elle le sait. C'était son chant du cygne, d'une certaine façon. Elle fera l'amour cette nuit. Elle rejoindra son amant quand la ville dormira. Il l'attendra, repoussant fébrilement le sommeil et la fatigue, sans être tout à fait certain qu'elle tiendra sa promesse.

***


Rachmaninov est un fantôme frissonnant sur le carreau noir de la fenêtre. Les derniers accords du deuxième concerto se sont éteints et minuit a déjà sonné au clocher de l'église orthodoxe toute proche. Je n'ai pas sommeil en cette nuit sans lune qui ensevelit Moscou. C'est l'heure où le mal se réveille en moi, où la douleur rôde, où mon âme réclame cet élan vertigineux que l'on appelle le romantisme russe, cette aspiration à l'exaltation.

J'ai la tête lourde d'une torpeur nourrie au cadavre exsangue d'une bouteille de vodka. Les enceintes de la chaîne hifi installée à ma demande par la direction du palace sont muettes. Les notes enchanteresses se sont évanouies dans le silence. Je voudrais que la musique renaisse, qu'elle emplisse à nouveau la solitude où je m'égare. Réécouter le tutoiement du piano à l'éveil du deuxième mouvement et les délicates arabesques de la clarinette qui suscitent l'espoir comme les premières lueurs de l'aube promettent un jour nouveau. J'attends la femme qui règne sur mon coeur et mon corps. Anna.

La vodka est une maîtresse capricieuse. Je voulais me donner des forces mais elle me laisse impuissant et amer. C'est ce qui résume le mieux ce que je suis devenu. Dans le grand miroir, je vois un homme avachi sur le canapé. Je vois une drôle de lumière briller au-dessus de sa tête. Laissez le piano jouer, bon sang! Que les marteaux frappent les cordes en accords tenus. Je voudrais entendre l'adagio sostenuto encore une fois! Joue pour moi Anna, une toute dernière fois. Me délivreras-tu du sortilège qui empoisonne mon sang et fait tourner ma tête? J'ai bien peur que non! N'es-tu pas celle qui m'a ensorcelé?

Je suis un magicien de pacotille qui a imprudemment prononcé une formule de charlatan, une de ces formules que récitent les enfants à Halloween ou ceux qui se réunissent dans des catacombes pour y trouver le frisson à bon compte. Un coup de baguette magique et puis... Abracadabra. Qui connaît la vraie signification de cette formule enfantine? Elle signifie à la fois le salut et la destruction de toute chose! J'ai prononcé quelques syllabes piquées dans un vieux bouquin dont les pages froissées étaient couvertes de runes à demi-effacées. Je l'ai évoquée. Alors elle m'a trouvé et moi, je me suis perdu.

***


Ce livre appartenait à un vieil homme qui descendait l'échelle de coupée d'un cargo mangé par la rouille. Un de ces rafiots aux lignes anachroniques qui courent la fortune de mer poursuivis par la malédiction de Poséidon. Comme il mettait un pied sur les pierres mal ajustées, le matelot a failli perdre l'équilibre et du sac qu'il portait à l'épaule est tombé un objet. Le gredin n'a pas eu l'air de s'en rendre compte tandis que je l'observais du haut du belvédère. Mû par la force du destin, je suis descendu sur le quai où j'ai vu un petit livre à la couverture de vieux cuir mâché. Le marin s'était déjà enfoncé dans une ruelle obscure de la ville basse. J'ai couru au hasard et, par malheur, je l'ai vu disparaître sous l'enseigne d'un bar qui vantait le déhanché d'une sirène à la poitrine avantageuse.

Un immense barman borgne essuyait les verres derrière le zinc tandis que le juke-box gueulait à tue-tête une chanson à la mode. Juchée sur un étroit podium, se trémoussait sans entrain une playmate des années 80 autour d'une barre chromée. Je reluquai ses seins qui bougeaient à peine mais quelque chose de vitreux dans les yeux de la fille me fit baisser les miens.

J'ai jeté un regard circulaire. Il y avait des putes et des flics de la capitainerie, des strip-teaseuses et des poivrots, des paumés et des marins, tous noyés dans la lumière rose et bleue des néons. Pas le style d'endroit où je traîne d'ordinaire, où un chef d'orchestre se commet d'habitude.

Le vieil homme était accoudé au bar. Quand je lui ai tendu le livre, il n'a manifesté aucune joie. J'ai même cru deviner une once de dépit. J'ai posé le livre sur le zinc. Ce vieux loup de mer me rappelait quelqu'un, mais qui? Il possédait les traits indiscutablement slaves. Son visage buriné avait dû essuyer toutes les tempêtes de toutes les mers. Il était vêtu d'un pantalon de grosse toile, d'un pull au col roulé et d'un de ces cabans où se multiplient les boutons. Sous d'épais sourcils grisonnants, il avait des yeux d'un bleu extraordinaire. La banquise s'étendait derrière ses prunelles. Il a laissé le bouquin sur le comptoir. Pour tenter de briser la glace, je lui ai payé une tournée. Il a accepté. Il a pris son sac. J'ai repris le livre.

Nous sommes allés nous asseoir au fond de la salle non loin d’une jeunette qui s'enthousiasmait sur un rythme post-disco. Elle souriait dans ma direction. Avait-elle flairé en moi le bourgeois qui cherchait à s'encanailler? Visait-elle un gros billet glissé sous la ficelle de son string? Difficile à dire car toute mon attention fut requise dès l'instant où le marin débuta son histoire.

2 L'HISTOIRE DU VIEUX MARIN

Il s'appelait Sergueï. Il ne me donna jamais son patronyme. ll sirotait lentement le breuvage ambré qui tournait autour des glaçons. Né à Königsberg, il avait pris la mer à quatorze ans sur la petite goélette de son oncle pour pêcher la morue au large du Groenland. Après, il avait servi sur plusieurs bateaux de pêche et il était parti de plus en plus loin. Il avait sillonné les routes maritimes des deux hémisphères. Il avait traficoté avec des marchands d'armes au large des côtes africaines et écumé les parages de la mer de Chine en compagnie de pirates malais. Il avait loué ses services à bord de pétroliers géants et de super porte-conteneurs si imposants qu'ils traçaient leur route en narguant les éléments.

La bouteille se vidait à mesure que l'histoire avançait. Mes idées s'embrumaient et j'étais à la remorque de ce conteur qui décrivait des paysages que quelqu'un comme moi ne connaîtrait jamais! Il y avait bien sûr l'exagération qui sied aux marins, cette dimension onirique qui confond les sens de l'homme quand il est loin de la terre. Mais il y avait aussi un je-ne-sais-quoi d'authenticité qui ébranlait ma raison, qui faisait vaciller mon cartésianisme et qui ridiculisait mon scepticisme.

Je m'émerveillais devant le ballet des grands dauphins filant à toute vitesse au ras de l'étrave tandis que le soleil jouait sur leur peau lisse et brillante. Je frissonnais quand les tempêtes dressaient leurs murailles autour du frêle esquif. Je frémissais quand les avalanches sombres et bleutées dévalaient les pentes gigantesques aux crêtes couronnées d'écume éternelle pour venir balayer le pont. Je tremblais pour les petites silhouettes qui s'agrippaient au bastingage pour ne pas être emportées par dessus bord. Dans cet univers en perpétuel mouvement, je compris soudain l'étrangeté de mon monde plat où rien ne bouge vraiment.

La bouteille était presque vide.

En cet instant, la musique s'était réduite à un filet de rumeur à l'arrière-plan. La salle enfumée avait quasiment disparu et la mer s'étendait autour de moi à perte de vue. Sergueï reposa doucement le verre, continuant à le tripoter du bout des doigts. Il semblait hésiter, en proie à quelque dilemme intérieur. Puis, il se pencha pour chuchoter :

"Il y a longtemps, j'ai survécu au naufrage d'un baleinier canadien dans la mer de Bering. La saison avait été pénible mais les cales étaient bien remplies. Le capitaine avait tourné le dos aux Aléoutiennes et mis le cap sur l'Alaska. Nous rentrions au port.

Au lever du premier jour du retour, le soleil était réapparu sur un horizon dégagé. Le capitaine sifflotait sur la passerelle et j'ai vu un albatros survoler les mâts. Mais au crépuscule, la situation changea. Un ouragan éleva son front buté juste devant nous, trop vaste pour être contourné, trop dangereux pour être affronté."

Serguei s'interrompit. Ses mains s'étaient mises à trembler à cette évocation. Il versa les dernières gouttes de whisky dans son verre qu'il vida d'un trait. Cela parut lui faire du bien. Il esquissa un maigre sourire puis il continua son récit :

"Alors le capitaine traça une nouvelle route, plein sud. Une route de fuite pour essayer de maintenir le monstre à bonne distance. La nuit fut une longue attente. Si les étoiles clignotaient au midi, un gouffre noir montait du septentrion en s'allongeant vers nous. Le baleinier était récent et jusqu'à l'aube, il répondit vaillamment aux sollicitations de son capitaine. Mais l'ouragan gagnait du terrain. Au petit matin, la houle se leva, contrariant notre course. Le monstre fut sur nous au crépuscule. Si grande était sa faim qu'il nous cueillit comme on cueille une pomme sur la branche. Pendant de longues minutes, le bateau parut voler au-dessus des vagues déchaînées. Le capitaine se cramponnait à la barre et nous ne pouvions rien faire, réfugiés dans le petit carré et ballottés en tous sens.

Lorsque la fureur de l'ouragan atteignit son paroxysme, il y eut une seconde d'un silence abyssal. Une seconde, pas plus. Puis j'entendis un craquement de fin du monde et nous fûmes projetés les uns contre les autres dans une totale obscurité. L'eau s'engouffra en trombes glacées et lécha bientôt le plafond du carré. J'eus de la chance. Enfin, c'est ce que je crus. In extremis, je réussis à m'extirper du piège mortel et, hébété, je me retrouvai à l'air libre.

Le baleinier agonisait. Son pont était fracassé et la passerelle avait tout bonnement disparu. On aurait dit que Poséidon lui-même, remonté du fond de l'océan, s'acharnait sur le bateau et l'enfonçait sous les eaux. L'ouragan rugissait en rafales sifflantes et des vagues hautes comme des montagnes menaçaient de tous côtés. J'eus à peine le temps de sauter dans un petit canot avant qu'elles ne s'abattent sur le pont. Le baleinier fut englouti et je me retrouvai seul dans les ténèbres. J'ai commencé à prier pour le salut de mon âme."

Serguei fit une nouvelle pause. Il semblait revivre son histoire. Alors je commandai une nouvelle tournée. De la vodka cette fois. C'est la jeune danseuse qui nous servit. Elle m'adressa son plus beau sourire et se pencha plus que nécessaire pour déposer la bouteille. Je me perdis à l'orée d'une vallée émouvante qui s'ouvrait sous l'échancrure de son mini bustier. Elle vit mon trouble parce que sa main frôla la mienne, électrisant ma peau. J'écoutais un marin et j'étais ferré par une sirène dévergondée! La vodka était finlandaise. Une Koskenkorva. Je remplis les petits verres et, quand Serguei s'empara du sien, il me souffla :

"Tu sais, vodka veut dire petite eau! Toute mon existence est faite d'eau. Je suis sûr que si je m'ouvrais les veines sous tes yeux, de l'eau s'en échapperait! L'eau noire de ma vie!"

Mon seuil de tolérance à l'alcool était dépassé depuis belle lurette! J'étais à la fois désespérément gai et joyeusement triste, comme le sont les slaves. Pourtant, je n'étais pas ivre et c'était assez étonnant. Généralement, après trois ou quatre verres, je commence à parler à tort et à travers et mes gestes n'obéissent plus à ma volonté. Pourtant, ce soir-là, je ne perdis pas un seul mot de l'histoire du marin.

***


"Pendant sept longs jours, j'ai dérivé sur l'océan. Je ne vis aucun bateau, aucune terre, rien. Le ciel était vide et la mer silencieuse. Ou c'était l'inverse. Au matin du huitième jour, la boussole sembla se détraquer. Son aiguille tournait follement autour du cadran. J'aperçus un nuage aplati au-dessus de l'horizon. Il y avait une terre là-bas et un courant inespéré entraîna bientôt le canot dans sa direction. C'était moins qu'un îlot qui se maintenait avec peine au-dessus des flots. Quelques buissons, quelques rochers et une petite plage de sable noir sur laquelle j'échouai. Je tirai le canot hors de l'eau et j'entrepris de faire le tour de l'îlot. Il mesurait une centaine de pas de long et encore moins de large. Aucun point plus haut que ma propre taille.

C'était une étendue de buissons de résineux et d'épineux et de bouquets d'arbustes aux feuilles plates et dentelées. Le sol était jonché de débris de corail pulvérulent. J'ai vu quelques vestiges de nids abandonnés mais aucune trace de vie. J'allais revenir au canot quand un éclat de lumière attira mon regard. Le coeur battant, je me précipitai. Il y avait un petit coffre à moitié enterré dans le sable. La serrure de métal accrochait le soleil. Quand je l'ouvris, il était là!"

Il tendit son index vers le livre posé devant moi.

"C'était écrit dans une langue inconnue. Des sortes de runes comme celles des anciens peuples nordiques. Elles étaient en partie effacées mais des pleins et des déliés se dégageait un charme singulier qui m'ensorcela. Le temps s'écoula sans que je ne m'en aperçoive. Dans ma tête naquit une petite musique entêtante, comme une ritournelle oubliée qui revient soudain en mémoire et dont ne peut plus se débarrasser. J'étais à genoux mais je ne pouvais plus faire un geste. Je devais faire quelque chose mais j'étais incapable de deviner quoi. Peu à peu la musique se superposa subtilement aux lignes runiques et certaines commencèrent à danser devant mes yeux. Une étrange alchimie unit le verbe et la musique. Ma gorge devint douloureuse et, malgré moi, des mots rugueux se formèrent dans ma bouche. A haute voix, j'ai prononcé une phrase, peut-être deux, allez savoir! Je ne comprenais même pas ce que je disais. A la fin, quand je me tus, la musique cessa dans ma tête et je tombai en arrière!

Un froid s'insinua en moi. Je me mis à trembler de tous mes membres. Un doigt glacé s'enfonça dans mon dos, me forçant à me retourner. Devant la plage, une barque attendait. Un personnage sombre se tenait debout et me regardait fixement. Je n'arrivais pas à distinguer ses traits. J'avais beau me concentrer, mes regards glissaient sur lui. Tout ce que je peux dire, c'est qu'il était d'une très haute stature et qu'il était vêtu d'un ample vêtement gris et sans forme qui lui donnait des airs de fantôme. Comme un automate, je marchai vers lui et je me suis assis sur la banquette avant tournée vers le large. J'ai détourné les yeux quand je suis passé près de lui. L'embarcation n'avait pas de rame et pourtant elle se mit à glisser sur l'eau, sans tanguer ni rouler.

Un brouillard s'éleva devant nous et la barque s'y enfonça. La sensation de froid s'accentua. Un froid de catacombe. Je me suis rappelé une prière que me récitait chaque soir ma petite maman. Je plaçai mon âme entre les mains de la Vierge Marie alors que mes peurs superstitieuses tourmentaient ma raison.

Le brouillard se dispersa enfin. A quelques encablures se dressait une île majestueuse, faite de hautes falaises qui s'échancraient en hémicycle. Elle paraissait à la fois étonnamment humaine et suprêmement étrangère à notre monde. Ses lignes étaient pures et austères. Un mur de pierres imposantes fermait le côté ouvert où un escalier menait vers l'intérieur, flanqué de deux piliers massifs surmontés par des lions couchés. De grands et sombres cyprès se serraient juste derrière, leurs têtes effilées dépassant le sommet de l'île. Je distinguai aussi des ouvertures carrées dans le rocher, certaines agrémentées de péristyles, comme le fronton d'un temple grec. Sur le côté, une autre ouverture à la voûte arrondie, jouant avec des anfractuosités naturelles de la roche, donnait naissance à un sinistre crâne qui se réfléchissait sur une mer noire et étale. Indéniablement, l'île avait été façonnée par d'autres mains que celles de la Nature. Un sentiment de calme d'outre-tombe planait sur la mer. Aucun cri lancé par une mouette rieuse. Le ciel était vide. Seuls de lourds nuages aux volutes bleu profond s'amassaient sur l'horizon. La barque fila sur son erre vers l’étroit débarcadère. Derrière moi, le nocher ne dit pas un mot. Bientôt, le rocher me domina de toute sa hauteur et la proue heurta doucement la première marche de l'escalier. Mon destin était scellé. Je ne bougeai pas, une sourde inquiétude pesant sur mon coeur. Je sentis une main froide se poser sur mon épaule. C'est à ce moment que mes nerfs ont lâché. Je perdis connaissance.

Quand je me suis réveillé, j'étais étendu sur la plage de l'îlot désertique et des hommes étaient penchés sur moi. Dans l'infirmerie de la frégate qui m'avait secouru, j'ai déliré de longues heures en criant des mots sans queue ni tête. Le docteur du bord mit cela sur le compte de la fièvre et de l'inanition. C'était vraisemblable et j'ai prié pour qu'il dise vrai. Ce n'était finalement que les divagations d'un naufragé à bout de forces. Mais quand on m'apporta ce qui restait de mes affaires, j'ai senti une poigne de glace se refermer sur moi. Le petit livre était là, sur ma chemise pliée et repassée. Tout me revint en mémoire. Tout était écrit d'avance. L'ouragan. Le naufrage. L'îlot. Je revis un trône éclatant au bas duquel j'étais prostré. Je me souvins d'une créature belle au-delà de toute imagination. J'étais un pauvre jouet entre ses mains, l'instrument de sa volonté. Elle avait imprimé au fer rouge sur mon coeur une mission impérieuse et m'avait renvoyé dans ce monde. Depuis, j’ai voyagé autour du globe encore et encore, pour délivrer mon message à son destinataire. Je l'ai enfin trouvé ce soir.

***


Le livre a glissé du sac où je l'avais pourtant soigneusement rangé. Vous l'avez ramassé. J'ai accompli ma mission. Je savais que je serais libre le jour où le livre choisirait un autre maître. Je l'ai conservé plus précieusement que la prunelle de mes yeux. Une mort horrible m'était promise si je l'égarais ou tentais de m'en débarrasser. Un sort plus terrible que celui réservé aux damnés du dernier cercle. Elle a prononcé ce sortilège en caressant ma poitrine de ses doigts froids et humides et j'ai senti les crocs du monstre fouailler ma chair. Vous êtes à elle. Je suis si fatigué. Ce fut long et douloureux. Je suis bien plus vieux qu'il n'y paraît. J'ai vu deux siècles s'achever. Mon âme aspire au repos.

Demain matin, j'irai au bout de la jetée et j'attendrai le crépuscule. Quand le chemin vert irisera les vagues jusqu'à l'horizon, alors la barque apparaîtra. Le nocher me fera signe. Sans crainte cette fois-ci, je monterai à son bord. Une alcôve m'attend sur l'île, creusée dans les catacombes sous la falaise. Une alcôve parmi bien d'autres. Je m'agenouillerai une dernière fois aux pieds de ma maîtresse et elle posera ses lèvres glacées sur mon front. Mes yeux se fermeront et je m'endormirai à jamais. Vous ai-je dit que nul ne vit sur l'île, à part la Reine? Ce livre est à vous, pour le meilleur et pour le pire!"

Le vieil homme se tut. J'hésitai entre sourire de ce conte à dormir debout et écouter une petite voix apeurée. L'alcool qui saturait mon sang rendait cette scène surréaliste. La danseuse faisait ses acrobaties autour de la barre chromée. Le juke-box braillait ses ritournelles synthétiques. Les autres clients surnageaient dans un océan de fumée rose et bleue. Le barman derrière son comptoir paraissait être à des kilomètres. J'avais trop bu. Je me levai en titubant et je fis pleuvoir sur la table une pluie de billets verts, largement de quoi acheter le bar et tout ce qu'il contenait. Je tirai vers la sortie, sentant le regard du matelot fiché entre mes omoplates. J'entendis sa voix gouailleuse avant d'atteindre la porte :

" Vous n'avez rien oublié? Ne vous inquiétez pas, il ne vous oubliera pas!"

Dans la ruelle, la nuit était froide. Je m'éloignai à grands pas. Les façades des maisons défilaient mais la rue n'en finissait pas. Je marchai plus vite sans plus de réussite. Au bout d'un long moment, comme par magie, je me retrouvai devant le bar dont les néons clignotaient ironiquement. L'alcool me jouait un drôle de tour. Je m'obstinai. Malgré moi, je me mis à courir. C'était aussi réel qu’un cauchemar. A bout de souffle, je m'arrêtai pour reprendre ma respiration. J'étais sous une sirène au déhanché provocateur. Une lune toute ronde s'esclaffait au-dessus des toits où les ardoises luisaient comme les écailles de quelque créature marine fantastique. J'avais l'impression de me débattre comme un saumon au bout de la ligne du pêcheur. J'eus beau faire, une force surnaturelle me ramenait toujours à mon point de départ. De guerre lasse, je pénétrai à nouveau dans le bar. La playmate des années 80 rejouait neuf semaines et demie mais elle n'avait pas le quart du talent de Kim Basinger. Le marin n'avait pas bougé. Son verre était vide à côté du livre qu'il poussa vers moi.

"Prenez-le ou vous serez condamné à tourner en rond jusqu'à la nuit des temps! Ne résistez pas. Rien ne peut lui résister. Ni Dieu ni Diable. Elle était là bien avant eux, vous savez! Elle vous aime alors soyez heureux... "

Il marqua un temps d'arrêt puis acheva sa phrase :

"... pour le meilleur et pour le pire!"

Il dit ses derniers mots sans trop y croire, aurais-je parié! Furieux sans raison, je ramassai ce foutu bouquin et le fourrai dans une poche.

3. L'ILE DES MORTS


La bande-son idéale pour le baisser de rideau...

Quand je ressortis, la nuit avait repris son apparence habituelle et je retrouvai sans difficulté le chemin de mon hôtel. Les jours suivants, je fus cloué au lit, malade comme un chien. Je perdis l'appétit et je ne voulus recevoir la visite de personne. J'étais affreux à voir. Mon état inquiéta mes proches qui alertèrent un médecin de mes amis. Après m’avoir ausculté, celui-ci me demanda tout de go si je me droguais. Je l'ai rassuré sur ce point. Je n'avais jamais touché à la drogue, si on admet que le vin et l'alcool, blanc ou ambré, n'en sont pas!

Pourtant, je faisais peine à voir. J'étais devenu une sorte de junkie à la recherche de son fix. Le livre attendait son heure dans le tiroir. Quand je touchai le fond du désespoir, quand je ne pus tomber plus bas dans la déchéance, alors il s'imposa à moi et me conduisit à lui. Fébrilement, je l'ai ouvert et comme le vieux marin l'avait décrit, les runes se mirent à danser sous mes yeux pendant qu'une étrange mélopée emplissait mes oreilles. J'articulai une terrible incantation dans une langue si blasphématoire qu'elle meurtrit ma bouche jusqu'au sang. Lorsque je me tus, je m'écroulai sur le lit et m'enfonçai dans un sommeil miséricordieux.
Le lendemain, Anna entrait dans ma vie et rien ne fut plus jamais comme avant.

Anna. Le marin n'avait pas menti. Elle était tout ce que j'avais désiré sans jamais y croire. Son corps et le parfum de sa peau m'affolaient. Elle était l'essence même de toutes les femmes, l'essence de la Femme, première et éternelle. Quand ses mains se posèrent sur le clavier du piano, j'entendis les anges sangloter en haut du ciel! Anna, ma malédiction et ma jouissance. Anna. C'est ainsi qu'elle se présenta à moi. Anna. Un prénom qui se lit dans les deux sens. Sans début et sans fin. J'aurais dû m'en douter. Anna. Un prénom qui éveillait en moi des échos familiers. Quel russe peut ignorer le destin tragique du comte Vronski même si, à la fin, ce n'est pas lui qui se précipite sous le train? Je crois que j'ai toujours su ce qui m'attendait. Cela m'est indifférent, pourvu qu'elle m'aime encore une fois.

Le jour, hors de ses bras, je volai désormais de succès en triomphe dans toutes les salles du monde. On loua en moi le chef d'orchestre génial qui insufflait une énergie nouvelle dans des interprétations convenues. Les plus célèbres philharmoniques s'arrachèrent mes services à prix d'or et la plus prestigieuse maison d'enregistrement a numérisé mes plus belles directions. Mozart. Brahms. Listz. Schubert. Wagner. Beethoven. Bach. Mahler. Sous ma conduite, leurs oeuvres légendaires resplendirent d'un éclat insoupçonné. Mais mon préféré demeura Rachmaninov parce qu'il est de mon sang. Ne sommes-nous pas tous les enfants chéris de notre Mère Russie?

La nuit, dans ses bras, j'oublie mon humanité. Elle vient quand bon lui semble et les portes s'ouvrent toutes seules sur son passage. Elle ne fait aucun bruit quand elle s'avance vers le lit, orgueilleuse et nue, telle une déesse guerrière qui jamais ne jette les armes aux pieds de son vainqueur. Quand elle me murmure à l'oreille des mots doux comme une neige de printemps, des étoiles filantes traversent le ciel. Des pluies lumineuses qui sidèrent les astronomes et défient leurs prédictions. Elle boit ma vie, goutte après goutte mais je n'en ai cure.

Ce soir, cette nuit, je l'attends. J'ai allumé les cierges et éteint toute autre lumière. J'ai orienté le lit vers l'ouest et, après avoir tiré les rideaux, j'ai ouvert en grand les portes-fenêtres. Dehors, les lumières de Moscou tissent une toile brillante et colorée et l'air embaume ce parfum si particulier de l'automne russe. Viendra-t-elle? Je crois que je ne pourrais supporter son absence plus longtemps. J'ai besoin d'elle.

La porte s'ouvre. Anna se tient là.

***


Je m'éveille quand une pâle clarté poudroie le ciel au-delà des grandes baies vitrées. L'aube n'est plus très loin. Anna est assise sur les draps et me couve du regard. Quand elle s'aperçoit que mes yeux sont ouverts, elle se penche vers moi et m'embrasse doucement. Ses doigts effleurent mon torse et descendent lentement. Le baiser se fait insistant, plus profond. Je ne sais plus vraiment si c'est un rêve ou bien la réalité. Le désir monte en moi, impérieux et délicieux. Mais Anna me repousse d'une main. Ses yeux, dans la lumière voilée, sont des disques d'ambre lumineux où dansent des reflets fauves. Une expression étrange est peinte sur son visage, comme un maquillage sophistiqué estompe les traits pour en révéler d'autres. C'est Anna et ce n'est plus tout à fait elle. Il y a une magie puissante à l’oeuvre. Aucun bruit ne rompt le silence qui s'est installé. Aucune porte ne claque dans le couloir, aucune conversation ténue dans les chambres voisines, aucune rumeur ne monte de l'avenue qui passe juste sous les fenêtres. Pourtant à cette heure-ci, je devrais entendre les grondements de la circulation ou les clameurs stridentes des sirènes de police. Je ne rêve pas mais ce n'est pas non plus la réalité.

Sous mes yeux, Anna se transforme subtilement en une créature plus majestueuse, plus hiératique, plus énigmatique. Ses magnifiques cheveux se muent en longs serpents aux écailles pourpres. Anna est suprêmement belle mais sa beauté est inhumaine, divine. Le vieux matelot avait raison, pour le meilleur et pour le pire. J'ai donné tout ce qu'elle attendait de moi. Je lis dans l’ambre que l'heure est venue.

Les griffes bleues et effilées de sa main dessinent sur ma poitrine une figure ancienne qui m'arrache des larmes de douleur mêlées à une vague de plaisir extatique. Des sillons pourpres et parallèles naissent sur ma chair nue et blafarde, le sang affleurant sous ma peau sans jaillir. Un sanglot s'étrangle dans ma gorge. Je voudrais tant qu'elle continue même si je dois en mourir!

Mais Anna se lève et se dirige vers la terrasse qui domine la ville. Mes membres obéissant à une volonté qui n'est pas la mienne, je la suis servilement. Dehors, Moscou a disparu sous une mer de brume duveteuse. Une barque s'approche de nous. Je la reconnais. Elle correspond à la description du vieux marin. Le nocher est à son poste, immobile et vêtu de ténèbres. Anna prend place à l'avant. Je veux la suivre mais le nocher tend son bras et m'empêche de la rejoindre. Je m'assieds à l'arrière, dans l’ombre du Passeur. L'embarcation fend la brume et s'éloigne de la terrasse. Je contemple le monde que je quitte. C'était écrit depuis longtemps. Je soupire. M'aimera-t-elle une toute dernière fois? Comme si elle avait surpris ma pensée, Anna se retourne et plonge ses yeux dans les miens. Il y a une promesse dans son regard. Une promesse au-delà de ma compréhension. Une promesse terrible et infinie.

La barge lunaire glisse sans bruit dans la nuit figée. Les étoiles dans le ciel ne clignotent plus. Elles semblent peintes sur une toile de feutre. Le voyage dure un instant ou une éternité. Je ne peux le dire. Mais l'Île apparaît enfin sur l'horizon tandis que la brume se disperse, cédant la place à des flots noirs et épais comme de l'encre de Chine. Je ne suis pas étonné. Le vieux marin a ancré en moi cette vision bien avant que je la découvre pour la première fois. Les falaises taillées en cirque, les cyprès, les colonnes, l'escalier et les lions. Je reconnais chaque détail.

***


Bientôt, la barque s'immobilise contre la courte jetée, au pied de l'escalier. Anna me précède et je ne peux que mettre mes pas dans les siens. Un large portail s'ouvre derrière les cyprès, encadré de colonnes supportant un fronton qui me rappelle la Khazneh, à Petra. La pierre est douce et claire, presque dorée. Quand nous passons sous la voûte, une pénombre fraîche nous enveloppe. Anna avance sans hésiter et emprunte un couloir ténébreux qui suit une pente descendante. Le sol est dallé sous mes pieds nus.

Après un parcours dans l’obscurité, une lumière diaphane grandit devant moi. Je débouche dans une vaste caverne circulaire, taillée à même la roche. Le plafond me domine d'une hauteur vertigineuse, percé en son centre d'un puits circulaire. De cette ouverture tombe une lumière cendrée où flamboie de mille feux un trône digne d'un dieu. Des degrés taillés dans le marbre le plus blanc descendent jusqu'au sol où sont jetées de somptueuses fourrures. J'avance vers le siège monumental en me frayant un passage entre des formes basses et indistinctes qui absorbent la pâle clarté. Elles ressemblent à ces concrétions naturelles que l'on rencontre dans les grottes, des stalagmites blanchâtres aux drapés fantastiques. Il y en a des centaines éparpillées dans cet extraordinaire endroit. Des torches enflammées sont passées dans des anneaux de fer scellés à même le roc qui épousent la circonférence de la prodigieuse caverne. Des massifs géométriques de cristaux sont autant de bouquets minéraux qui décomposent en arcs-en-ciel éphémères la moindre lumière qu'ils capturent.

Une créature merveilleuse et indiciblement étrangère est désormais assise sur le trône d'or. Elle regarde un insecte insignifiant qui s'est jeté à genoux devant elle. Moi. Elle est bien plus imposante que la plus grande des cariatides et ses yeux sont des lacs d'ambre parcourus de formes sombres et sinueuses. Je discerne encore Anna parce que son amour est toujours vivace en mon coeur mais elle disparaît peu à peu dans la majesté surhumaine de cette déesse écrasante et lointaine. Je suis nu et démuni. Je sens les chaînes invisibles qui entravent mes bras et mes jambes. Je sens l'anneau de fer qui enserre ma gorge. Mais je suis heureux puisqu’elle ne m'a pas chassé loin d'elle. C'est tout ce que je désire. Qu'elle me garde près d'elle. Je serai ce qu'elle voudra que je sois.

Le visage d'Anna se dilue dans les traits altiers et anguleux de la Reine qui m'observe pensivement. Dans l'ambre de ses yeux, il me semble que... oui! C'est moi qui émerge de ces miroirs de bronze poli. Je vois nos étreintes et nos caresses, nos rires et nos soupirs. Toute ma vie avec Anna défile dans les yeux de la Reine et peu à peu, je me sens drainé vers ces lacs mordorés. Je n'éprouve aucune crainte car Anna m'y attend. C'est la promesse que m'a faite la créature. Une promesse enivrante. Rejoindre Anna pour l'éternité. Vivre dans le reflet changeant de l'ambre magique. Je n'oppose nulle résistance. Pourquoi le ferais-je? Je me souviens des mots du vieux marin. Rien ne résiste à la Reine.

En fait, c'est ce que je désire le plus. Anna me tend les bras dans la lumière dorée qui nous entoure de son aura vibrante. Je l'enlace en riant et elle m'embrasse longuement. Nous nous allongeons dans un champ de tournesols qui tournent leurs coeurs vers les soleils jumeaux accrochés au sommet du ciel. Avant que je ne détourne les yeux pour échapper à la brûlure de l'ambre en fusion, j'aperçois une ultime et fugitive image. Celle que contemple la Reine du haut de son trône. Il y a de nombreuses formes agenouillées. Beaucoup trop pour que je puisse toutes les détailler. Mais je reconnais là les lignes dures d'un casque grec et là celles, plus arrondies, d'un conquistador espagnol. Plus loin, n'est-ce pas le casque surmonté de cornes d'un fier viking qui est encore visible dans cette stalagmite de quartz? Et là, ne se pourrait-il pas que cela soit le tricorne d'albâtre d'un capitaine de trois-mâts? Il y en a tant et tant, unis par la même dévorante passion. Tous mes frères sont là, tous ceux qui l'ont aimée avant moi. Enfin, mon dernier regard se pose sur une petite silhouette à genoux, plus récente et familière, une enveloppe qui fut la mienne, momifiée et translucide... la chrysalide abandonnée par son papillon.

M

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Narwa Roquen  Ecrire à Narwa Roquen

2013-07-02 22:51:51 

 WA, exercice n°121, participationDétails
Do





Quelque chose de beau doit nous emporter
Quelque chose de fort doit nous faire vibrer...
Michel Berger






Tu es une. Tu es une et multitude. Tu es libre et vagabonde, et nul ne te retient. Tu chantes et tu ruisselles, tu coules et tu t’éthérises, tu t’assombris, tu grondes, tu exploses, et tu retournes avec passion te fondre en toi-même, pour ruisseler et chanter encore...Tu clapotes, tu gazouilles, tu t’élances, tu éclabousses et tu ris, mais tu uses toujours. Tu polis, tu façonnes, tu sculptes, ta patience est sans limite et tu refais le monde selon ton désir. Goutte à goutte ou vague après vague, tu te retrouves toujours et tu ne te perds jamais.



Nous habitions au bord du lac. Je crois que j’ai su nager avant de parler, et même avant de marcher. Tu as toujours été ma plus grande amie, ma joie, mon réconfort, ma complice. Tu m’as abreuvée, tu m’as nourrie, tu m’as portée, tu as joué avec moi, tu m’as lancé des défis, tu m’as rendue forte et courageuse, réfléchie et avisée, tu as satisfait tous mes désirs. T‘en souviens-tu ? La première fois, c’était la fouine qui avait élu domicile au grenier, et qui gâchait nos nuits par ses cavalcades effrénées. Le voisin nous a prêté une cage et j’ai guetté pendant des heures jusqu’à ce que le piège se referme sur elle. Mes parents n’étaient pas là. J’avais quoi, dix ans ? Je ne garde pas de trace, je ne collectionne pas de trophées. Le passé m’importe peu. Seul compte l’instant présent, pourvu qu’il soit bon, pourvu qu’il soit fort.
Je suis allée au bord du lac et j’ai plongé la cage. Que c’était drôle ! La bête se débattait, se cognait au grillage ; quand je la soulevais un peu elle faisait des gerbes d’écume, c’était beau ! Et puis elle s’est endormie, sa petite gueule ouverte pour mieux te respirer, et elle avait l’air heureuse comme la Belle au Bois Dormant. Je ne l’ai raconté à personne, j’ai gardé ce bonheur pour moi. Je n’ai jamais aussi bien dormi que cette nuit-là.
Alors j’ai recommencé, avec tout ce que je pouvais attraper : mulots, écureuils, chats, chiens... Et plus la proie était grosse, plus le spectacle était fascinant, et plus le plaisir était intense.
Mais rapidement, ça ne m’a pas suffi. Tu m’as appris à en vouloir toujours plus.
Et au bonheur que j’escomptais s’ajoutait un frisson supplémentaire : ne pas se faire prendre, pour pouvoir recommencer encore et encore ! Il y avait une fille dans ma classe qui venait à l’école sur un très joli vélo rose. Sa mère passait des heures à tresser ses longs cheveux blonds, elle avait toujours la plus belle robe, le cartable le plus chic. Je ne l’enviais pas du tout. Je préférais courir en jeans et baskets, et les cheveux courts sèchent vite même en hiver. Mais c’était une petite fille modèle, tout droit sortie d’un conte de fées, et je me disais que son corps flottant sur le lac, avec la belle robe tout autour et les chaussures vernies, ça serait une image magnifique... Et puis elle était plutôt frêle, elle parlait plus qu’elle ne courait. J’étais sûre d’avoir le dessus.
La route traversait le bois, et je connaissais tous les raccourcis. Avant qu’elle ne passe, j’eus le temps de nouer une corde autour d’un arbre et de la disposer en travers du chemin; de ma cachette, je la tendis au dernier moment. Et patatras, voilà ma jolie Leslie en larmes, le genou écorché... Et moi qui sors comme par miracle pour lui porter secours ! Elle ne pouvait pas rentrer comme ça, la plaie allait s’infecter. Le lac était tout près, j’avais un mouchoir propre, je l’aiderais à bien se nettoyer. Mais il ne fallait pas laisser son joli vélo tout seul, on ne savait jamais. Je pouvais le porter, si elle voulait...
« Oh merci, merci... Tu es vraiment trop gentille, Dominique !
- On m’appelle Do.
- Ah ? »
Personne ne m’appelle Do. Sauf toi. Les humains ont besoin de noms à rallonge, de périphrases, d’explications. Toi et moi, nous allons à l’essentiel. L’instantané. La liberté. Le plaisir.
C’était trop facile ! Assise sur un rocher, face à la rive, elle me laissait nettoyer sa blessure avec de petits cris d’oiseau. Il me fut facile de la faire basculer, puis de sauter dans le lac pour lui maintenir la tête sous l’onde claire. Ah, ses petites mains qui me chatouillaient ! Ah, ses grands yeux bleus écarquillés comme si elle avait vu le Père Noël ! Et toutes ces petites bulles de champagne, qui sortaient de son nez et de sa bouche, une vraie fête ! Et je riais, je riais, je riais, je n’avais jamais rien connu de si bon, de si drôle, je crois même que j’ai pleuré de rire tellement c’était amusant, tellement c’était fort ! Et mon rêve s’est réalisé : elle a flotté sur le lac, sa jolie robe rose déployée tout autour d’elle, ses petits souliers vernis pointant vers le ciel, et de longues algues vertes se mêlant à ses cheveux blonds, comme autant de rubans délicats...
Jouer la tristesse m’a été difficile. Je n’ai pu empêcher quelques fous-rires, que j’ai su heureusement transformer en crises de sanglots convulsifs. Les nerfs, les nerfs... Tout le monde était bouleversé, comme après un gros orage ou une inondation. C’était prodigieux d’être à la fois dedans et dehors, la cause et le témoin. Epuisant, aussi. Heureusement, je dormais bien.





Me revoilà au bord du lac. Assise sur la grève, je te laisse venir tendrement me lécher les pieds, mes pieds si fatigués par tant de chemin parcouru... Je ronronne doucement dans la satisfaction du bonheur accompli. Tant d’années... Tant de plaisir... J’ai tué dans l’Atlantique, le Pacifique, l’océan Indien. L’Adriatique, la Méditerranée, le Golfe Persique. La mer de Corail, la mer de Tasman, la mer des Célèbes, la mer d’Andaman, la Baltique, la Caspienne... La mer d’Oman, le golfe du Bengale, la mer de Béring, et même la mer de Kara. J’ai tué sous les Tropiques, j’ai tué dans le Grand Nord. Le lac Baïkal, le Léman, l’Erié, le Michigan, le Grand Lac de l’Ours... Le lac de Côme, Saimaa, Constance, Garde, Latcha, Lokka, Alqueva, Neuchâtel, Prespa, Storavan, Trasimène, Derg, Koronia... J’arrive à m’en souvenir si je regarde sur une mappemonde, mais sinon je perds le compte. Les collections, c’est pas mon truc. Et le passé n’est plus.
J’ai une tendresse toute particulière pour les lacs, même si la furie des océans est plus majestueuse. Quand tu te fais lac, tu es mon amie d’enfance, et je retrouve mon innocence légère et mon enthousiasme novateur. Oui, j’ai beaucoup voyagé, pour te retrouver partout, et ça n’a pas été facile. Les fonctionnaires ne partent pas en vacances quand ils veulent, et les trajets sont hors de prix ! Même après avoir hérité de mes parents, je n’ai pas pu faire mieux que cinq ou six escapades par an. J’ai été une bonne fille. Ils n’ont jamais rien su. Quand ils ont commencé à avoir des doutes, je les ai noyés dans le lac. Ils aimaient aller pêcher dans la vieille barque. Je les ai rejoints à la nage. L’apnée, je sais faire. Longtemps. J’ai commencé jeune. Ils n’ont pas souffert. Je ne peux pas dire que j’y ai pris du plaisir. Ils ont toujours été bons avec moi, et je ne voulais pas leur causer du souci. Ils vieillissaient, ils n’avaient que moi, et j’étais souvent au bout du monde. J’ai eu pitié d’eux.
« J’espère que ta vie te rend heureuse », m’avait dit mon père, « et que tu n’as pas quitté le droit chemin.
- J’aimerais tant que tu rencontres un homme qui t’aime », avait ajouté ma mère avec son air habituellement désolé.
Est-ce que je devais leur dire ? Il disait qu’il m’aimait, et je pense qu’il était sincère. Il voulait la grande maison avec moi, les voyages avec moi, les enfants avec moi. Mais il n’aurait jamais pu comprendre. Il était médecin, il voulait sans cesse soigner, guérir, prolonger la vie... Je l’aimais bien, mais je n’avais pas besoin de lui. Et il me collait, sans le vouloir il m’entravait, je devais mentir sans cesse, à la fin c’était trop fatigant. Il ne s’est même pas débattu. Ce n’était vraiment pas drôle. Juste une perte de temps. Dans le Léman, je crois. Ou dans le Garde ? Mes souvenirs s’emmêlent, mais ça m’est bien égal. Une chose dont je suis sûre, c’est que ce n’était pas dans un fleuve. Les fleuves, non. Pourquoi pas dans une baignoire, alors ? Il me faut de l’espace, de l’horizon. Au minimum un lac. Je ne me souviens pas tout, mais je sais que chaque fois, c’était bien. Des hommes, des femmes, des enfants, des vieillards. Mais le plus drôle, sans conteste, c’est les femmes. C’est moins fort, ça essaie de crier même en profondeur, ça se débat plus longtemps, et ça ne ferme jamais les yeux.
Un à la fois, c’est lassant, tout de même. Il y a bien eu ce couple de tourtereaux, sur la lagune de Venise... Mais même deux, ce n’est pas assez. Je rêve de multitude, de cataclysme, de spectaculaire... Je rêve de te rendre ta liberté, de te voir enfin recouvrir le monde, de te redonner la toute-puissance originelle que les hommes ont voulu te voler. Il n’y aurait plus que toi et le ciel, deux infinis se reflétant l’un dans l’autre. Le ciel est le seul écrin qui convienne à ta beauté. La planète bleue serait enfin complètement bleue. Tu n’as pas besoin des humains, je n’ai besoin des humains. La planète n’en a pas besoin. Ils ne cherchent qu’à la détruire, ou pire encore, à la souiller. Je rêve d’un monde propre, limpide, d’un monde qui coule et qui frémit au souffle du vent, d’un monde liquide et apaisé, sans discours mensongers et sans vaines promesses. Le monde originel, réduit aux deux seuls éléments créateurs : toi, et le ciel. Alors plus rien ne te menacera. Alors l’éternité pourra suivre son cours dans la paix absolue. Parce que cela est bien.


J’ai trouvé. J’aurais aimé le faire ici, mais mon lac natal est trop petit, à peine une grande flaque. Alors que les Dix ! La Grande Dixence, le plus grand barrage d’Europe ! Départ pour la Suisse, réservation dans un hôtel au bord du lac. Le site est prodigieux, vertigineux, édifiant. La montagne à pic autour de cette étendue liquide tout en longueur sur plus de cinq kilomètres... C’est fait pour prendre son élan, pour galoper à tout jamais vers l’infini... Ici, le ciel est tout proche. L’air est pur, frais, vivant. On se croirait aux origines du monde. Tant de beauté vous donne des envies d’absolu. Les humains sont rares, et c’est tant mieux, parce qu’en plus, ils sont Suisses. Je n’aime pas la Suisse. Ordre et délation, tout est pesé, mesuré, conforme. Je vais mettre mon grain de sel dans ton avatar trop doux. Car tu n’as pas de frontière. Quelque soit le nom du sol que tu recouvres, tu restes toi. Alors demain... Demain, ce rendez-vous immuable que nous propose le Temps... Mais demain, tu es le but et la fin et je suis le début et la fin. Demain, je suis l’éternité finale et le dernier commencement...



Tout est prêt. Je souris encore de mon audace et de ma détermination. Je n’avais jamais volé auparavant. Mais les explosifs dont j’avais besoin ne se trouvent pas dans les magasins de farces et attrapes ! C’est fou tout ce qu’on peut apprendre avec une bonne motivation. Je n’avais jamais vu une alarme de près, et pourtant en quelques jours j’ai maîtrisé cette technique absurde, inventée par des besogneux timides pour protéger le bien de plus riches qu’eux – et souvent oisifs... Mon intelligence m’étonne moi-même. Avec de tels moyens, j’aurais pu changer le monde. Rien ne sera gâché. C’est exactement ce que je vais faire.
Ca me plaît bien que ça se passe en Suisse. Ce pays si normal. Neutre. Ni acide ni basique. Ni masculin ni féminin. Une sorte de Terre du Milieu, donc propice à de grands évènements.



Je plonge. L’eau est froide, très froide, à m’en couper le souffle, mais j’ai à ma ceinture de quoi me réchauffer. Tu me caresses de tes mains fluides, tu es avec moi, je n’ai rien à craindre. Le voilà donc, ce vilain barrage qui te garde prisonnière. Comme il est laid ! C’est fête, aujourd’hui, je t’offre un feu d’artifice, en remerciement de tout le bonheur que tu m’as procuré. Viens, mon aimée, viens, viens danser avec moi, montre-leur la Splendeur, montre-leur la Puissance ! Oooooh... Que c’est beau ! J’en frissonne et j’en pleure et je me démultiplie dans chacune de tes gouttelettes libres, dans ce torrent de soleil qui s’élance tel une horde de cavaliers intrépides à la conquête de nouveaux territoires. J’emporte avec moi des tonnes de béton qui semblent légères comme des plumes. Hardi ! Départ à 2300 mètres d’altitude, la gravité est mon amie, la planète est d’accord ! Je dévale les pentes en hurlant de joie. Sous mes pas, les sapins craquent comme des cure-dents, les rochers partent en vacances et jouent à saute-mouton dans mes explosions d’écume. Je recrute au passage quelques ruisselets et cascatelles, et je grandis, je grandis ! Voilà que même le ciel veut jouer avec moi ! Il libère mes trombes célestes dans des roulements de tambour dignes des plus grandes batailles de l’Histoire. Et je m’unis à moi-même pour grandir et grandir encore ! Un village ? Plus de village ! J’emporte tout, toits, cheminées, granges, tracteurs, veaux, vaches, cochons, couvées... Je tourbillonne et je ris, insectes humains qui vouliez me contraindre, retenir mon flux en croyant le dompter, m’asservir comme un mouton pour me voler mon énergie divine ! Vous vouliez me prendre ma lumière pour éclairer vos trous à rats, me spolier de ma force pour faire tourner des machines – fabriquer, produire, posséder... Personne ne me possède !
Une ville, une ville ! Je redouble d’excitation. Maisons de pierre, vous n’êtes que fétus de paille ! Pylônes, ponts, monuments, autocars, limousines, je prends tout ! Ah, vous fuyez devant moi, créatures grotesques et viles ! Courez, courez, grimpez aux arbres, montez sur les toits... Je rentre par la porte, je ressors par les fenêtres, je grimpe aux escaliers, je soulève les ascenseurs, je balaie les maisons de la cave au grenier, c’est trop sale, tout ça, un grand coup de fraîcheur pour le renouveau du monde ! Courez, courez, hurlez, gémissez, vous augmentez encore mon plaisir ! Et mon bon plaisir, c’est de vous reprendre tout ce que je vous ai donné. Allons, de quoi sauriez-vous vous plaindre ? Ne suis-je pas la Source de Vie ? Buvez, buvez, qui me boit aujourd’hui n’aura plus jamais soif !
Un train ! Magnifique ! Je frappe au carreau, toc toc, bonjour monsieur le conducteur, elle se traîne vraiment votre locomotive, une machine à laver vient de vous doubler... Si je vous accélérais un peu ? Ne faites pas cette tête, il n’y a pas le feu ! Oui, le ciel est plein d’éclairs, mais je vous promets qu’ils ne vous feront pas de mal... Vous avez déjà vu une vache courir plus vite qu’un train ? Et même sur le dos ! Grâce à moi, le monde a changé : maintenant c’est vous qui regardez passer les vaches ! Allez, un petit sourire...



Je galope, je galope. Je suis ivre de puissance et de liberté. Enfin les choses redeviennent comme elles auraient toujours dû être : moi, et le ciel.



Je suis une. Je suis une et multitude. Je suis libre et vagabonde, et nul ne me retient. Je chante et je ruisselle, je coule et je m’éthérise, je m’assombris, je gronde, j’explose, et je retourne avec passion me fondre en moi-même, pour ruisseler et chanter encore... Je clapote, je gazouille, je m’élance, j’éclabousse et je ris, mais j’use toujours. Je polis, je façonne, je sculpte, ma patience est sans limite et je refais le monde selon mon désir. Goutte à goutte ou vague après vague, je me retrouve toujours et je ne me perds jamais. Je suis l’éternité bleue, celle par qui tout commence et tout finit. Et cela me plaît.
Narwa Roquen, en retard mais toujours là

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Maedhros  Ecrire à Maedhros

2013-07-03 18:35:15 

 Je m'en irai dormir dans le paradis bleu.Détails
Il y a tant de vagues et de fumée qu'on arrive plus à distinguer
Le blanc du noir et l'énergie du désespoir...


Je crois bien que tu as déjà eu recours à la discographie de Michel Berger dans une WA antérieure. Tu ne m'en voudras pas d'avoir également fait un petit emprunt à une chanson testament de cet artiste pour chroniquer ce récit!

Je pense qu'il y a des remugles freudiens dans cette quête inassouvie de Do vers l'élément liquide, jusqu'à son diminutif qui correspond à ce qu'elle est, à un double titre, à mon avis. D'une part, elle s'est faite Do comme elle est faite d'eau. Il y a là-dedans la résurgence d'un état originel où elle flottait dans l'eau de la matrice. D'autre part, do est une note de musique particulièrement originale car ne commence-t-elle pas la portée comme elle la finit? En plus, c'est la note de musique qui fait référence à Dieu (Domine, selon Saint Jean Baptiste). Et Dieu n'a-t-il provoque le Déluge biblique?

Le récit est tenu, avec cette progression obsessionnelle de cette enfant qui va repousser au fur et à mesure les limites de son "art", depuis la petite bestiole jusqu'aux êtres humains. La scène du lac qui scelle définitivement l'orientation pathologique de Do est très bien décrite, avec des détails très graphiques.

La consigne est parfaitement respectée. On a affaire à une véritable tueuse en série, mais d'un genre tout à fait particulier. Au contraire de ses congénères, elle ne collectionne rien ni n'a vraiment de rituel (si on excepte le fait qu'elle noie invariablement ses victimes bien sûr). Mais c'est plutôt le lieu qui déclenche en elle le passage à l'acte, et ça c'est une trouvaille originale. Bien vu aussi ces cartes postales des plus belles étendues d'eau du monde!

La fin en apothéose qui libère l'eau du barrage permet au récit de prendre une dimension plus vaste, avec un rythme qui s'accélère comme le mascaret qui fond sur la vallée. Do se confond et se perd dans le tsunami qui va démultiplier sa puissance submersive (barbarisme). De tueuse en série, elle paraît prendre le statut de tueur de destruction massive! En plus, cela nous vaut des images vraiment spectaculaires (la course du train et de la machine à laver, grand moment!). Ton style se lâche, débridé, violent, haletant, assez différent de tes autres histoires. Il y a une sorte de jubilation qui ruisselle (c'est le cas de le dire) de toutes ces lignes. On croirait voir mille chevaux d'écume qui déboulent du torrent en crue.

Le dernier paragraphe fait écho au premier, sauf qu'il passe de la deuxième à la première personne du singulier et boucle bien la boucle. Ne dit-on pas que le corps humain est constitué à 80% d'eau?

Superbe histoire d'eau!

M

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Narwa Roquen  Ecrire à Narwa Roquen

2013-07-09 14:26:54 

 Commentaire Maedhros, exercice n°121Détails
Comm Maedhros, ex n°121


Ayant consciencieusement épluché mon Wikipédia, souligné les fautes de temps et les répétitions, je ronronnais paisiblement sur mon commentaire, quand tout à coup patatras ! je me suis pris un « édit » en pleine poire. Et me voilà repartie, à la ligne n°1 du I, pour la comparer à la ligne n° 1 du II, et ce jusqu’à la fin de la onzième page...
Qui a dit que commenter Maedhros était toujours une aventure ? Euh, je crois que c’était moi... Je ne croyais pas si bien dire...
J’ai trouvé que l’histoire avait un parfum d’Orson Welles ( l’histoire immortelle), même si c’est Rakmaninov qui y est intensément présent, du concerto en Do mineur jusqu’à l’île aux morts.
C’est un texte envoûtant, mariage de deux entités mystérieuses et attachantes, la musique et la mer, sur fond de romantisme slave. Ton héros (comme les autres précédentes victimes) se soumet joyeusement au maléfice meurtrier, acceptant même la mort dans l’espoir de posséder encore cette déesse toute puissante... Oedipe, voici tes frères !
Tout commence par un concert donné par une pianiste virtuose, splendide et attirante, et de ta description se dégage une sensualité torride. « Les accents tanniques », jouant avec « toniques » pour suggérer l’ébriété de l’auditoire, les « croches telluriques », la « voix basse et liquide », les grappes d’arpèges, le piano qui piaffe... Déluge de sensations, royaume du ressenti, ton texte vibre comme la salle emplie de spectateurs charmés.
Ton récit de la tempête m’a rappelé celui de Victor Hugo dans « L’homme qui rit » : épique !
L’histoire se déroule, inéluctable. Le lecteur a été prévenu, mais il se laisse emporter quand même dans cette légende intemporelle commandée par une divinité redoutable, implacable et pourtant adorée par ses victimes...
Tu as bien fait de reconstruire ton texte. La 2° version est bien meilleure, tant au niveau du découpage que des quelques modifications que tu y as apportées.
« Une promesse terrible et infinie » : joli. La description du trône avec ces étranges stalagmites dont la nature sera dévoilée plus loin est un ajout positif, qui renforce encore la majesté mystérieuse de la funeste déesse. La nouvelle fin est également bien supérieure ; l’histoire d’un individu rejoint l’Histoire, et la dimension divine s’en trouve accrue. Et le lecteur encore plus abasourdi !


Bricoles :
- La pianiste multiplie les prouesses artistiques, ses mains se chevauchant furieusement, libèrent des arpèges... : j’aurais dit « et ses mains... libèrent... », en enlevant la virgule après « chevauchant »
- Tous autres instruments la suivent : tous les
- L’habitant d’un songe d’une nuit d’été : du songe
- A partir de « j’ai jeté un regard circulaire... », tu mélanges allègrement passé composé et passé simple : il va falloir choisir ! Pour ma part, je choisirais le passé simple.
- La banquise s’étendait derrière ses prunelles : pourquoi « derrière » ? Dans la 1° version c’était « dans »
- Un froid s’insinua en moi. Intense, horrible, étrange... Ce que tu veux, mais un adjectif serait le bienvenu
- Je lis dans l’ambre que l’heure est venue. Dans la 2° version tu as oublié (dans l’ambre) de ses yeux


Que voilà une histoire redoutable, qui mêle culture, romantisme, et horreur ! Sur le thème du Destin inéluctable, tu nous livres une variation où tu as décliné tes thèmes préférés, la musique, l’architecture, la sensualité, le mystère, la mort... bref, du pur Maedhros ! Et aucun Faërien ne songerait à s’en plaindre !
Narwa Roquen, qui accoste enfin!

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Estellanara  Ecrire à Estellanara

2013-08-23 11:42:14 

 Commentaire WA 121 : MaedhrosDétails
De retour de vacances, je rattaque ! Deux textes en cours d'écriture, les thèmes 55 et 119, et me revoici à vous lire !

"sous le déferlement des notes virevoltantes qui s’échappent aussi vite que les premiers photons à la naissance de l’univers." rho punaise, ça c'est de la métaphore !
Ta description de la musique est magnifique, très synesthésique !
Jolie, la façon dont tu suggères comme le chef d'orchestre est pris par l'histoire du marin. Vraiment bien écrite cette scène ! Ca t'inspire la mer.
"Tu sais, vodka veut dire petite eau! Toute mon existence est faite d'eau. Je suis sûr que si je m'ouvrais les veines sous tes
yeux, de l'eau s'en échapperait! L'eau noire de ma vie!" : excellent, ce dialogue
Je me demande comment le marin a survécu sept jours en mer ? y a des rations de survie et de l'eau sur le canot ?
Il a une façon ultra stylée de s'exprimer, d'ailleurs, pour un vieux marin, non ?
Un peu bizarre la fin de l'histoire du marin, avec l'évocation de la femme. Pourquoi ne pas l'avoir montrée ? Ah oui, je comprends, tu gardais cette description pour la trame principale.
Bel emploi du champ lexical de la mer !
Hou, coool, une incantation blasphématoire ! *dit la fan de Lovecraft et du Necronomicon*
Ah ben ouais tiens, c'est un palindrome, Anna.
Le texte s'écoule tout naturellement vers sa fin, inéluctable avec cette belle déesse mi vampire mi gorgone.

Au final, un récit à l'ambiance aquatique et mythologique, porté par la musique très habilement décrite.

Trucs et bidules : dans la scène du bar et du vieux marin, l'alternance de passé composé et de passé simple me gène un peu.

Est', hop hop hop !

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Estellanara  Ecrire à Estellanara

2013-08-23 16:22:56 

 Commentaire WA 121 : NarwaDétails
Quel titre énigmatique !
Oooh un texte sur l'eau après celui sur la mer de Maedhros ! Décidément, les grands esprits se rencontrent !
Ark, la scène où ton héroïne noie la fouine jette, comme qui dirait, un seau d'eau glacée sur le récit...
"sa petite gueule ouverte pour mieux te respirer" jolie, cette phrase d'ailleurs.
Brrr, elle ne va pas tuer cette enfant ? Si ? J'en tremble par avance. Le paragraphe sur la préméditation du meurtre, le mobile, est
bien vu. Vraiment effrayante, cette gamine !
Intéressante tournure d'esprit que d'enterrer le passé et de tuer en quelques sortes pour bien dormir. Manquerait peut-être un paragraphe pour expliquer comment sa folie lui est venue ou si elle est née avec mais on s'en passe.
Agl, quelle horreur, elle a tué ses parents aussi.
Ca y est, j'ai compris le titre ! (enfin, je crois) D'eau.
L'escalade vers le meurtre de multitudes est bien amenée. Jolie cette phrase : "Je rêve d’un monde propre, limpide...".
Rho purée, elle va détruire un barage ? Quelle bonne idée (enfin si on veut) !
Hautement jubilatoire, le paragraphe sur l'explosion et le raz de marée !
"Un village ? Plus de village !" : jouissif; y a pas d'autre mot. L'humour dans le passage sur le train dénote peut-être un peu.
La mort / fusion de ton héroïne avec l'onde a quelque chose de poétique et le retour du paragraphe du début vient boucler un cycle (de l'eau ?).

Au final, un récit diaboliquement efficace, cruel juste ce qu'il faut. Tu défriches de nouveaux territoires et ça te réussit !

Est', horrifiée mais ravie.

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