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De : Maedhros  Ecrire à Maedhros
Date : Mardi 3 fevrier 2015 à 19:28:42
L'INSOUTENABLE LEGERETE D'ELECTRE



La bande-son

J'ai lu quelque part que votre conception de l'univers était sans doute faussée par votre limite intellectuelle à appréhender sa véritable nature. Une controverse est née à propos de savoir si l'information qui tombe dans un trou noir est définitivement perdue. Dans cette ère d'information continue, un bit d'information qui s'évapore au-delà de l'horizon d'une étoile effondrée sur elle-même apparaît, somme toute, assez dérisoire. Et pourtant, cette simple hypothèse a divisé les rangs des meilleurs physiciens. Bien sûr, leurs joutes se sont déroulées à fleurets mouchetés et leurs assauts ont rivalisé d'affable courtoisie. Evidemment, aucun de ces éminents chercheurs ne s'est rué sur un partisan de l'autre camp, ivre de fureur, une hache entre les mains, prêt à en découdre et à faire gicler le sang.

Naturellement, je n'interviens jamais dans leurs discussions enflammées. Je n'apprends rien d'eux mais je me targue d'aligner dans les dîners mondains quelques phrases bien senties sur le sujet, qui donnent l'illusion du savoir. Cela suffit amplement. Qu'importe de connaître de quoi est fait l'horizon d'un trou noir ou la signification du rayonnement d'Hawking. Le principal, dans ce genre d'occasion, c'est d'être spirituel et de choisir avec la précision d'un missile intercontinental, la créature avec laquelle on a décidé de finir la nuit. La patine scientifique que je m'évertue à entretenir me confère un net avantage sur les stars du petit écran et la valetaille politique avec qui je partage les canapés du buffet. A partir de minuit, la chasse est ouverte et c'est chacun pour soi.

J'ai lu les meilleurs livres de vulgarisation écrits par les meilleurs physiciens du moment. Cela m'aide à ne pas aborder des savoirs qu'ils ne soupçonnent pas. Je ne peux être anachronique. Ainsi, pour les fameux trous noirs, j'avais ingurgité une somme assez incroyable de notions prédigérées. J'avais en tête les images les plus saisissantes et ma phrase d'accroche pour minette près du bar était bien rodée :

"Un trou noir n'a pas de cheveu. Ah ah ah... ce n'est pas comme vous, chère amie ! Vous avez une extraordinaire chevelure et ce blond vénitien est des plus ravissants! Mais ce vieux Wheeler... Quoi, Wheeler ? John Wheeler, l'un des plus brillants physiciens du siècle dernier! Il était sourcilleux sur l'épilation des astres occlus. Saviez-vous, ma chère, que c'est ce bon vieux Johnny qui les a rebaptisés "trous noirs"! Quoi, vous aussi, vous êtes sensible à cet aspect des choses? Oh, vous m'en voyez charmé, très chère! Si j'osais, je vous dirais bien la véritable expression que cet honorable scientifique a utilisée mais je crains que cela... Quoi, si vous insistez, je ne peux rien refuser à une ravissante personne telle que vous! En réalité, il a dit que les trous noirs n'avaient pas de poils! Quel polisson! Oh, vous rougissez, Mademoiselle!"

Emballez, c'est pesé! C'est la raison pour laquelle j'ai toujours un faible pour la physique des objets célestes. Et croyez-moi, celles qui partent à mon bras vers deux heures du matin, possèdent vraiment des corps d’étoiles, des corps sublimes. Quand je les suis du regard, j’entends la musique des sphères ! Le sexe, c'est vraiment magique, pour un être comme moi. Une fusion sans cesse renouvelée. Le sexe, c'est la chose la plus extraordinaire qui m'ait été donné de découvrir et dont je ne me lasse pas.

Attention, je suis certainement un parasite superficiel et vénal, intéressé par l'argent et les femmes faciles. Mais, même pour moi, il faut un certain talent pour se maintenir sur la vague. Il faut surfer parmi les requins et ne jamais perdre de vue la côte. Les temps sont cyniques. Tout s'accélère de nos jours. On dirait que vous manquez de temps. Il faut aller vite en tout domaine. De plus en plus vite. Le temps et la vitesse, des notions si liées dans votre univers ! Si dissociées dans le mien !

Je vais vous raconter mon histoire. Elle n'est pas longue. D'ailleurs, il vaut mieux parce que le temps est compté. Quelle cruelle ironie ! Ce n'est pas juste une image, c'est la plus aride des réalités. Bientôt, je ne serai plus. Pas plus que vous ! De tous les horizons, de tous les temps, il vient, vous savez! Il vient pour moi. J'ai esquivé le rendez-vous le plus longtemps possible mais tout a une fin. Vous comme moi.

En fait, les événements vont se produire de façon inéluctable. J'ai suspendu la course du temps afin de m'accorder une brève parenthèse et vous donner l’illusion d’une narration. Nous sommes sur le fil, là où il n'y a ni avant ni après ; où le présent se rétrécit le long d'un filament qui ne possède qu'une unique dimension. En lisant ces lignes, votre existence est suspendue dans une sorte de paradoxe temporel, une répétition d'intervalles de plus en plus courts qui ralentit le flux du temps et retarde l'instant où tout va se dénouer. Rappelez-vous du paradoxe de Zénon, c'est une assez bonne illustration. La flèche parcourt toujours la moitié de la distance qui la sépare de la cible. Comme il y a une infinité de moitiés, l'écoulement du temps est de plus en plus lent et il s'étire comme un élastique. Plus le but se rapproche, plus le temps se fige. En réalité, c'est un peu plus compliqué que ça mais sachez que, vous comme moi, nous sommes actuellement hors de l'emprise directe du sablier. Il faudra vous contenter de ces explications fragmentaires pour le moment. Je suis la voix dans votre tête et l'univers qui vous entoure n'est plus qu'un reflet distant et imperceptible.

A ce stade, vous devez certainement penser que je suis schizophrène !

Pourtant, ce n'est pas ce que m'avait répondu doucement le psychiatre que j'avais consulté, il y a quelques années. Il m'avait écouté attentivement, les mains jointes en flèche sous son menton. A la fin de la visite, il m'avait gentiment conseillé de revenir le voir chaque semaine. Mon cas n'était pas si grave, m'avait-il assuré, mais il nécessitait néanmoins une assez longue prise en charge thérapeutique. J'avais acquiescé poliment bien entendu. Je lui avais payé sans broncher ses honoraires extravagants et j'avais consciencieusement noté le rendez-vous suivant. Avant de sortir de son cabinet, je lui avais longuement serré la main comme si nous étions déjà devenus d'excellents amis.

Mais, à peine revenu sur le trottoir, j'avais filé acheter un billet de train. Le premier en partance vers l'autre bout du pays. La destination n'avait pas eu d'importance. Dans ce genre de circonstance, mieux vaut ne pas réfléchir, ni vouloir suivre un plan préparé à l'avance. Il déchiffre toujours mon mouvement suivant, quel que soit le soin que je porte à mes stratégies d'évitement. J'avais payé en liquide au guichet de la gare. Pas de carte bancaire. Il surveille tout. Les flux de données n'ont aucun secret pour nous, juste des électrons qui coulent comme une rivière. Il était sur mes talons et ce psy était de toute évidence appointé par lui. Vous comprenez? Il aurait su exactement l'endroit et l'heure.

Je suis plutôt en bonne forme. La gente féminine n'est pas insensible à mes attraits. Mes lunettes rondes cerclées d'or me donnent un côté professoral et rassurant qui endort leur vigilance. Pas de ventre, je vais régulièrement à la salle de musculation. J'entretiens mon corps. Je pourrais le faire sans effort mais j'éprouve une vraie satisfaction à respecter vos standards. Mes cheveux garnissent plutôt agréablement mon crâne et une barbe de trois jours rehausse le velours de mes yeux.

Au total, j'ai mis au point un exemplaire assez réussi du genre « prédateur urbain ». J'ai un secret. Je suis un nomade, un inconnu dans la ville, quelque chose d’étranger sous mon apparence de mouton dans le troupeau. Les attaches ne sont pas faites pour moi. Ni femme ni enfants. Je ne rêve pas de la maison en banlieue où j'irai planter je ne sais quelles racines ou tubercules. Je ne rêve pas d'un statut social en particulier, ni d'une ascension étourdissante vers le sommet des buildings d'affaires qui surpassent les nuages. Je n'attends rien de la sorte. Mes désirs sont plus immédiats. Je suis moins fourmi que cigale. Mes revenus actuels sont fluctuants mais mon banquier me sourit quand j'ouvre sa page sur l'ordinateur. J'ai des papiers d'identité sur lesquels ma photo est toujours très ressemblante. Disons que je suis une sorte de squatter élégant et discret. Un squatter qui n'appartient pas à votre monde.

Je suis une ombre qui traverse la lumière en n'y laissant aucune trace. Cette image me plaît car elle est plus juste que beaucoup d'autres. Quand je voyage, je descends dans des hôtels cinq étoiles. J'adore leur décoration passe-partout malgré les efforts des designers qui s’évertuent à faire croire que l'art peut s'acheter au mètre ! Je demande toujours les étages supérieurs, une chambre avec vue panoramique. Et je paie cash.

Cependant, tous mes avions atterrissent un jour ou l'autre à Roissy. La Terre est ronde, même pour moi. Il y a quelque chose qui m'attire par ici. Paris ou Marseille. Toulouse ou Bordeaux. Nice ou Lyon. Des endroits que je hante volontiers. Ils possèdent des centres de gravité qui courbent l'espace et gauchissent mes trajectoires. Ils me ramènent tôt ou tard vers la France. Il me faut alors redoubler de prudence. Je ne suis jamais aussi près de lui que lorsque je suis en France. A Paris, j'élis domicile, au gré de ma fantaisie, dans l'un ou l'autre des hôtels particuliers qui se mirent dans la Seine. Leurs véritables propriétaires sont loin de se douter que je profite de leur absence pour faire mon nid, comme un coucou, dans leurs somptueux appartements. J'aime la lumière qui joue sur les ors et les marbres. J'aime cette atmosphère si caractéristique qui embaume subtilement l'encaustique et le vieux cuir. J'aime la qualité du silence qui enveloppe les objets hors de prix. J'aime les effluves de l'Histoire qui suintent, invisibles, des murs immaculés.

Je ne suis jamais seul quand j’attends dans une obscurité qui tient plus de la nuit américaine. Quand je dis cela, je ne parle pas des femmes endormies à mes côtés. J'évite le sommeil pour ne pas rêver. Les rêves sont dangereux. Ils forment des labyrinthes et, généralement, on se perd dans les labyrinthes. Pour moi, cela serait bien pire encore.

A ce stade de l'histoire, je dois vous parler de mon origine. Je viens d’un univers aux lois stupéfiantes. Les temps n’y ont jamais commencé. Là-bas, j’étais une virtualité, une somme de probabilités, une vibration délimitant un état qui n'est ni la vie, ni la mort, peut-être les deux à la fois. Je suis né lors d’un effondrement catastrophique de la fonction d’onde qui définissait, au moment de l’observation, l’ensemble de mes caractéristiques potentielles. Après l’émergence, j’étais un évadé quantique échoué par hasard dans votre dimension. Je suis le produit accidentel d’une expérience inédite, menée loin sous la surface de la terre, au fond d'un tunnel circulaire de 27 kilomètres qui s'étend entre la France et la Suisse. Je suis apparu le 21 septembre 2008, au cours d'un incident qui provoqua une fuite d’hélium. Si cette fuite n'entraîna qu'un long retard dans la mise en service de accélérateur de particules, la libération intempestive et inattendue de particules inconnues passa complètement inaperçue. Une pleine poignée de fermions affectés d'un moment angulaire intrinsèque atypique, au-delà des valeurs admissibles. Ma création. Au bout de la translation, j’ai envahi accidentellement le cortex reptilien d’un technicien qui constatait les dégâts à proximité du lieu de l’incident.

Je me suis progressivement acclimaté à votre dimension, si étrangère à la mienne, patientant dans la moiteur des lobes temporaux. J'ai apprivoisé d'abord le temps, cette notion d'écoulement qui était une nouveauté pour moi ! Ensuite, j'ai pris le contrôle du corps que j'avais investi. J'ai dompté sans difficulté les fulgurances électriques hybrides définissant ce que vous appelez la conscience. Ce fut facile, comme passer une éponge sur un tableau noir.

J'ai réécrit des lignes de codes à la volée, laissant ensuite les nouvelles protéines que j'avais créées coloniser le protéome. J'ai essaimé en reprogrammant les neurones, me propageant le long des fibres nerveuses. Mon hôte involontaire s'effaça sans s'en rendre compte. Avant mon intrusion, son doigt s’avançait vers le clavier de son terminal. L’instant d’après, je finissais son geste. Le temps n'est qu'une variable que je peux modifier à volonté.

Quand je sortis à l'air libre, je sentis la douce sensation des particules lumineuses qui traversaient mon nouveau corps. Je n’eus aucun mal à dialoguer avec vos machines électroniques et vos réseaux de données, puisque j’évolue à des vitesses nettement supérieures. J’ai pris d’autres identités. Les os me communiquent l’essentiel de mon carburant. Ils contiennent des atomes de potassium 40 radioactif, par millions de milliards, héritage du brasier atomique originel. Leurs désintégrations, plusieurs milliers de fois par seconde, nourrissent mes besoins et me permettent de résister à la décohérence qui provoquerait ma disparition instantanée de votre univers.

Mais je ne suis pas seul. Il y en a un autre être quantique, fait à mon image.

Connaissez-vous la notion d’intrication ? C’est une propriété de l’infiniment petit, comme la discontinuité, la dualité de la lumière ou l’indéterminisme. L'intrication correspond au principe de non-localité. J'avais croisé Einstein sur le quai de la gare de Berne, dans la première moitié du siècle dernier. Il devisait avec deux Allemands, je crois. J'étais tout près d'eux mais ils ne me virent pas. Ce genre de chose n'est pas très difficile pour moi. J’avais souri quand il leur avait parlé des variables cachées. A ses yeux, elles étaient censées expliquer le curieux phénomène ! Des variables cachées, autant dire une intervention divine ! Einstein s’était contenté d’une approche purement intellectuelle. Au bord du précipice quantique, cet extraordinaire esprit avait soudain eu peur du vide. Il n’y avait rien à quoi il pouvait se raccrocher. Juste nous, qui l’attendions tout en bas. Mais il ne nous a pas rejoints! J'ai le sentiment qu'il confondait l'infiniment petit et l'enfer et qu'il chercha en vain son Créateur dans les dimensions supérieures.

Bien des années après, je me suis arrangé pour faire partie de l’équipe d’Alain Aspect qui démontra que deux photons intriqués réagissaient de la même façon, quelle que soit la distance qui les séparait, répliquant le même mouvement au même instant. Plus tard, d’autres chercheurs démontrèrent, en améliorant la même expérience, que le temps lui-même n’existait pas pour les deux photons intriqués.

C'est une relation semblable qui nous unit, lui et moi. Je le connais bien. Nous sommes nés à la même seconde et il me ressemble tant que je pourrais sans douter l'aimer, bien plus qu’un frère aime son frère ; bien plus qu’un jumeau monozygote a besoin de sa copie génétique. Il est mon double intriqué, ce que vous appelleriez une bizarrerie de la nature. Il possède tous mes attributs. La matière qui forme les humains n’est qu’une vulgaire pâte à modeler entre nos mains. Nous la réarrangeons à notre guise. Nous obéissons à une interaction fondamentale qui vous est encore inconnue, une interaction qui s'affranchit du temps et de l'espace, qui nous attire irrémédiablement l'un vers l'autre. La cinquième interaction fondamentale. Enfin, nous devrions...

Car, en ce qui me concerne, j’essaie par tous les moyens de me libérer de cette emprise. De rompre ce lien invisible qui nous ramène inexorablement l’un vers l’autre. Mais lui, obstiné et immuable, il me poursuit. Il me traque sans cesse, braquant ses détecteurs sur les infimes traces qui signalent mon passage. Je revendique une permanence qu'il me refuse. Je réclame une indépendance qu'il me dénie. Je veux croire qu'il existe un asile où je serais hors de son atteinte. Mais je n'en trouve aucun. J'ai l'impression que cet univers est trop étriqué. De toutes mes forces, je me dérobe. Je connais son visage. Je connais son regard. Je n’ai aucun mérite. Je n'ai qu'à regarder dans un miroir.

D’abord, j’ai essayé de fuir en remontant la flèche du temps.

J’ai combattu sous les murailles de Jérusalem avec mes compagnons de croisade massés autour de moi, les flèches volant en tous sens au-dessus de nos têtes. J’étais aux côtés de Godefroy quand il entra dans la ville assiégée. J’ai vécu ensuite des jours paisibles dans le Royaume latin du Levant. Plus tard, quand les armées de Saladin s'avancèrent à leur tour, je me tins sur la brèche, non loin du mont des Oliviers, près du seigneur Balian, luttant pour repousser les assauts des incroyants. C’est là, de l’autre côté de l’empilement humain, que je croisai son regard. Il avait mon visage, peut-être un peu plus cuivré. Son cri se perdit dans le tumulte. Il se jeta furieusement dans la mêlée, son cimeterre décimant ceux qui se trouvaient sur son chemin, amis ou ennemis. Pas à pas, il se rapprocha de moi, rameutant à sa suite les troupes de Saladin qui commençaient à reculer. Quand il franchit une limite invisible, je sentis un frémissement quantique dans les liaisons de ma structure interne. La manifestation de la cinquième interaction fondamentale. Heureusement, une sorte de tornade très localisée souleva brusquement le sable de la plaine et noya les combattants dans ses furieuses volutes. Une obscurité hurlante enveloppa la muraille écroulée alors même que le soleil était encore haut sur l’horizon.

Soustrait à sa vue, je m'enfuis, mettant le plus de temps et d'espace entre nous. Je ressentis une douleur fulgurante. Une infime partie de mon être venait de m'être violemment arrachée. La douleur cuisante fut accompagnée d’un sentiment de perte inconsolable.

J’ai vécu de nombreuses existences. La mort ne signifie rien pour moi. C’est le miracle permanent de la grâce quantique. J'ai consommé de nombreuses vies avant de comprendre que la fuite n’était pas la solution. J’eus cette révélation loin dans le passé, selon vos critères d’écoulement temporel. La plénitude de la Renaissance touchait à son terme alors que le XVIème siècle s’éveillait à peine. Une époque particulièrement chère à mon coeur. Je séjournais en Italie, à Rome, où je fréquentais le palais apostolique. J’avais pris l'apparence d'un soldat, celle d'un mercenaire sans attache. Le Pape de Fer s’entourait volontiers d’une garde du même métal quand il conduisait ses campagnes militaires destinées à raffermir ses possessions.

J’étais un capitaine de fortune, à la tête d’une petite troupe d’aventuriers venus des quatre coins de l’Europe, attirés par l’appât du gain et la frénésie des sens. Les guerres d’Italie offraient un terrain de jeux absolument unique permettant d’explorer les méandres, sombres ou lumineux, de cette âme humaine qui me fascinait tant. La mort, sous toutes ses formes, y côtoyait le génie qui se libérait peu à peu de la gangue obscure du Moyen-âge. L’honneur et la loyauté étaient des valeurs négociables. Les alliances étaient versatiles. N’avais-je pas servi, quelques années auparavant, sous les ordres des cousins d’Alviano recrutés par la Sérénissime pour barrer la route à l’armée française, fer de lance de la Ligue de Cambrai mise en place par mon futur employeur, le pape Jules II? J’étais présent sur la colline d’Agnadel où la cavalerie française, Bayard à sa tête, balaya les bataillons et les espoirs vénitiens.

Quand la défaite devint imminente, je rompis unilatéralement mon allégeance à Venise, dont le sort était désormais scellé. Je me faufilai, avec mes compagnons, à travers les lignes ennemies. Nous nous fîmes passer pour des mercenaires Suisses, qui se battaient dans les deux camps. Au petit matin suivant, peu après le réveil, je vis le roi de France en grande discussion avec plusieurs seigneurs de sa suite. Louis XII était flanqué d’un ingénieur militaire dont l’apparence me frappa, quand il tourna la tête vers le maître artilleur de l’armée royale.

Je gravai son visage dans ma mémoire. Un nez aquilin surmontait une bouche qui disparaissait presque sous une longue barbe aux volutes soigneusement peignées. Il avait un front haut, encadré par de longs cheveux. Sous des sourcils fournis, ses yeux étaient étonnamment mobiles et attentifs. Tout, chez cet homme plus très jeune, respirait une intelligence et une sagesse hors du commun. Hors de son temps. C’était la première fois que je le rencontrais. Ce n'était pas la dernière.

Car je le revis, à peine deux ans plus tard. Il terminait une commande du Pape de Fer, ornant la voûte de la chapelle Sixtine. Je faisais partie de l’escorte qui accompagnait le Pontife dans une tournée d’inspection. Jules II s’impatientait. Les fresques promises prenaient plus de temps que prévu. La chapelle, encore encombrée d'objets hétéroclites, résonnait d'éclats de voix et de bruits d'outils mordant la pierre tendre. Quand je levai la tête, je ne vis d'abord pas grand chose ! Une bonne partie du plafond était cachée derrière une sorte de plate-forme en bois qui s'appuyait sur les murs latéraux. L’ingéniosité de ce merveilleux artiste était stupéfiante. Il avait conçu cet appareillage astucieux afin de pouvoir peindre debout, à la bonne distance du plafond.

Dès que le Pape pénétra dans la pénombre fraîche de la chapelle, Léonard, qui s'entretenait avec ses aides, s'avança et fit un profond salut. Il présenta d'abord au Saint Père ses esquisses et ses plans. Ensuite, à l’aide d’une longue baguette tendue vers la voûte, il lui désigna les emplacements où il avait prévu de placer les motifs bibliques. Pendant que le Pape et Léonard devisaient sur le calendrier des travaux et les modalités de rétribution, je déroulai la grande feuille de papier où était représentée, en réduction, la fresque sur laquelle l'artiste travaillait. C'était un dessin sans prétention, réalisé à l'encre et au lavis, qui utilisait pourtant des techniques de coordonnées spatiales très élaborées pour l'époque. La composition s'ordonnait autour d'un mouvement assez dynamique unissant l'homme à son créateur.

Celui-ci avait la paume de la main droite tournée vers le bas. Son visage bienveillant et lumineux adoucissait son geste qui ressemblait fort à un avertissement. La créature semblait au contraire implorer son créateur de ne pas l'abandonner, de ne pas la repousser hors de la lumière. Ses mains aux doigts tendus quémandaient comme celles d'un enfant qu'on arrachait aux bras de sa mère ! Une grande force se dégageait de ce dessin, malgré l'absence de couleurs et la sécheresse du trait.

Pourtant j'eus la sensation fulgurante que je pouvais aider Léonard à exprimer encore mieux son talent. Habilement, au départ du Pape, je restai en arrière et j'en profitai pour échanger quelques phrases anodines avec l'artiste. Quand je le saluai pour prendre congé, le bout de mon doigt effleura sa main. Cela suffit. Léonard resta rêveur, immobile comme une statue, me regardant m'éloigner. Puis il secoua la tête et, sortant de sa torpeur, appela ses aides qui accoururent aussitôt. Le Maître avait changé d'avis.

Des générations d'érudits se penchèrent sur la signification de cette fresque, sur le symbolisme de ce quasi-contact divin, sur cette étincelle divine qui instilla le souffle de la vie, la création de l'Homme par son Dieu. Je vais vous dire, moi, ce qu'il faut en penser, puisque j’en suis l’instigateur. Il n'y a ni Homme ni Dieu, ne cherchez pas. Celui que vous appelez Adam, c'est moi. Celui que vous appelez Dieu, n'est autre que mon infatigable poursuivant. Ce n'est pas une étincelle divine qui jaillit entre nos doigts. C'est la première manifestation d'une longue réaction en chaîne qui s'étendra à tout votre univers. Il ne s’agit pas de la création du monde, non, vous n’y êtes pas du tout. Cela annonce au contraire sa destruction, son annihilation au coeur d'une tempête quantique qui déchirera la cohérence de chaque atome, libérant les électrons et fissurant les noyaux sous une pression exponentielle qui tendra vers l'infini avant que tout s'effondre jusqu'au néant et au silence.

Léonard de Vinci m’a permis, involontairement, de regarder la vérité en face. Quoi que je fasse, quoi que je tente, j'ai compris que nos courses convergeraient inéluctablement l’une vers d’autre. Il n’y a aucune distance ni aucun temps qui pourraient différer ce rendez-vous quantique. Dès lors, je pris le parti de considérer cela comme seuls les Anglais sont capables de le faire. Il n’y a pas de danger quand on joue. Alors, j’affectai une nonchalance distanciée et un flegme détaché. Je décidai de jouer avec lui, fixant des règles qu'il ne respectait pas, bien évidemment. Personnellement, je ne me suis autorisé aucune entorse au règlement, quitte à accélérer la fin des temps. Enfin, la fin de vos temps. Les seules techniques auxquelles j'eus recours, je les empruntai aux plus grands stratèges et aux plus fins joueurs d’échecs. A plusieurs reprises, je démasquai mon double intriqué au tout dernier moment, quand il était si près de moi que je sentais déjà les picotements familiers électriser mon épiderme.

Il a pourtant tenté de varier les approches, se cachant sous des déguisements élaborés ou derrière des masques sophistiqués. Mais il ne réussissait pas à déroger aux propriétés de l’intrication dont la ressemblance était sans doute la plus exigeante. A chaque fois, un détail finissait par le trahir, m'offrant une étroite fenêtre de fuite. J’ai ainsi remporté de nombreuses victoires. Mais vous connaissez le proverbe : qu’importent les victoires passées si on perd la dernière. Et celle-là, je viens de la perdre, juste là, à l’instant.

Je nous maintiens toujours en équilibre sur le fil du temps mais ne vous faites aucune illusion, la fin n'est plus une potentialité. Elle est survenue. Je retarde simplement le moment où vous entendrez les trompettes de l'Apocalypse, pour employer une image qui vous est familière. Il ne reste plus beaucoup de bulles quantiques qui emprisonnent d’infimes portions de la réalité dans lesquelles vous flottez comme des flocons enfermés dans une boule à neige. Malgré toute ma puissance, j’arrive au bout de mes artifices. Laissez-vous guider par ma voix. Je vais vous décrire la fin de l'histoire. Quand j'en aurai terminé, fermez juste les yeux et laissez-vous aller, cela ne fera pas mal. Vous sentirez à peine le souffle de votre dernier soupir.

Je suis là, près du bar, un endroit stratégique pour me gaver de petits fours et siffler d’une traite les coupes que me tend le barman compréhensif. J'ai fait mon petit numéro bien rôdé mais ce soir, le gibier est rare et encore plus rares sont les gazelles qui s’approchent du point d’eau. Les conversations sont ennuyeuses à mourir. A travers la large baie ouverte, la Tour Eiffel scintille de mille feux. Je sors sur la vaste terrasse et marche jusqu’à la rambarde la plus éloignée. Là, des citronniers nains délivrent des parfums soutenus et les voix deviennent presque imperceptibles. Dans le ciel immobile, une lune ronde m'observe sans rien dire. Je porte la coupe à la bouche et le breuvage pétille sur ma langue . Bientôt, l’heure sera passée. Je ne tiendrai aucune femme entre mes bras. Il n’y aura pas de sexe cette nuit. Je m'adosse au garde-corps, rassemblant tant bien que mal les forces qui me permettront de quitter la réception. Je rentrerai seul sur le quai de Seine où j'ai pris mes quartiers.

C'est alors qu’une ombre se découpe dans l'encadrement de la baie. Elle fait un pas sur la terrasse, entrant dans le halo lumineux tissé par les spots d'ambiance cachés dans les massifs végétaux. C 'est une femme et elle correspond à tous mes critères : longues jambes, taille resserrée, poitrine avantageuse. Je ne parviens pas à définir la couleur de ses cheveux. Peut-être blonds, certainement clairs. Elle possède un visage anguleux comme celui des mannequins que j'affectionne : des pommettes hautes, une bouche aux lèvres délicatement ourlées et des yeux effilés. Je ne l'ai jamais vue auparavant. Elle est terriblement attirante. J'affecte un détachement olympien, à l'affût, tel ces grands crocodiles qui attendent patiemment, tapis sous la surface de la mare, à un mètre de la berge.

Elle hésite, se retourne, comme si quelqu’un la rappelait depuis l’intérieur du penthouse. Renoncera-t-elle si près du but? Elle semble soupeser les possibilités, suspendue dans son mouvement. Elle prend la pose, comme sur le podium d'un défilé de mode. Je détaille le sari ajouré qui épouse la fluidité de ses courbes en jouant vertigineusement avec les limites de la décence. Je devine la naissance de la poitrine où le profond sillon ombreux est une tendre tentation. Elle sera à moi cette nuit, j'en fais le serment. J'en tremble presque tandis qu'une houle s’élève dans ma poitrine, annonciatrice du désir. Elle se décide et, sans hésiter, vient s’accouder tout près de moi. Un parfum suave m''enveloppe. Tonalités poudrées et capiteuses. C'est un envoûtement sensuel auquel je m'abandonne malgré l'énergie qui s'amasse progressivement autour de nous. Elle plonge son regard magnétique dans le mien et je suis happé par une force irrésistible. Subjugué, incapable de recouvrer mon libre-arbitre, j'attends fébrilement le baiser que me promettent ses lèvres à l'ourlet parfait. Elle me murmure, dans un souffle tiède et parfumé :

« Je m'appelle Electre ».

Electre ?

Alors les voiles des apparences s'écartent dans la tempête qui fait rage. Derrière le masque de chair qui se recompose subtilement, je le reconnais enfin. Il exulte de l'autre côté du miroir. Dorénavant, plus rien ne pourra arrêter l'enchaînement des événements qui vont décomposer la trame du réel. Finalement, je ne peux pas me plaindre. A l'instar de tous les autres hommes, j'ai ressenti le coup de foudre. Comme je vous l'ai souvent répété, c'est toujours une histoire d'électrons !



M


  
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Réponses à ce message :
3 Commentaire Maedhros, exercice n° 137 - Narwa Roquen (Mer 4 mar 2015 à 23:37)
       4 Faites entrer l'accusé! - Maedhros (Sam 7 mar 2015 à 13:15)
3 WA 137 Maedhros : commentaire - Estellanara (Mar 24 fev 2015 à 10:37)
       4 Merci pour ta lecture - Maedhros (Mer 25 fev 2015 à 19:04)


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