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De : Maedhros  Ecrire à Maedhros
Date : Jeudi 14 avril 2016 à 20:08:20
Une longue histoire. J'ai adapté la consigne à ma sauce. Mais ce n'est pas la première fois! (edit : j'ai apporté pas mal de corrections!)

La bande-son....

LES PORTES SCEES



Qui mieux que moi pourra lui rendre justice ? Qui d’autre que moi pourra le rétablir dans ses droits, titres et privilèges ? Moi, le vagabond, moi l’Immortel ! Il fut mon ami un court instant, le long du chemin que nous avons parcouru ensemble. J’ai eu beaucoup de noms, et bien plus encore d’épithètes. Aujourd’hui vous m’avez oublié. Pourtant, tous les jours, vous recherchez mon attribut pour soulager vos maux. Appelez-moi Hermès, mais ceci n’est pas mon histoire. C’est une histoire d’automne.

* * *


C’était il y a juste un clignement d’oeil pour moi, bien des années une fois converti dans votre comptabilité. Je marchais depuis si longtemps sur les chemins du monde que mes jambes infatigables étaient lasses et mon esprit en proie à la confusion et au doute. Le sourire s’était effacé de mes lèvres et j’étanchais ma soif au calice de l’amertume. C’est sur le bord d’une route que je l’ai rencontré. Il regagnait son foyer après avoir guerroyé au loin. C’était un héros bien qu’à son époque, cette notion fut galvaudée. Il avait livré avec honneur une guerre déshonorante. Il aurait pu perdre la raison car mon frère n’est jamais tendre avec les hommes qu’il convie à sa danse, même si ses pouvoirs, tout comme les miens, se sont affaiblis. Là réside peut-être la source de tous les désordres de votre monde. Peut-être. Mais celui dont je vous parle avait conservé sa foi.

Je revêtis, pour paraître à lui, les traits d’un proche compagnon d’armes dont l’ombre errait sur les rives du Léthé. Il m’a accueilli avec chaleur et fraternité. Après des siècles d’indifférence, ce fut comme si je me retrouvais sur la terre des légendes, cette terre blanche suspendue entre ciel et mer, la patrie des bergers et des prodiges, ma Grèce natale. Il avait la fougue d’Achille et la noblesse d’Hector, indéfectible dans ses amitiés et miséricordieux envers ses ennemis.

Je résolus d’attacher mes pas aux siens et je le conduisis, sain et sauf, à bon port. Telle est ma nature. Il vivait sur une grande île septentrionale séparée du continent par un étroit bras de mer, une terre où d’anciennes puissances dormaient sous les cercles de pierres levées. Leurs rêves engourdis flottaient parfois en larges bancs de brume et s’accumulaient au fond des combes, propices à la naissance de créatures éphémères puisque, leur nature participant des deux mondes, elles ne pouvaient survivre longtemps dans aucun.

Il s’appelait John Moorland et il avait grandi à Penzance, un petit port de pêche des Cornouailles, non loin de Land’s End, l’extrême pointe de cette terre ilienne qui s’enfonce dans le grand océan. Contrairement à ce qu’il croyait, sa naissance en ce lieu ne devait rien au hasard. Il faisait partie de ce genre d’homme qui revient sans le savoir là où il est né, pour y accomplir son dernier voyage. Car, pour tous, Dieux ou Hommes, il est toujours question de voyage. En ses jeunes années, il ne s’était pas passé un jour où il n’eut contemplé, d’une façon ou d’une autre et sans en connaître la raison, le géant de pierre qui se dressait dans la baie comme une sentinelle face à l’horizon. Cette île solitaire devait son nom à l’apparition miraculeuse à son sommet de mon frère, Apollon étincelant d’or, qui avait frappé d’une stupeur superstitieuse quelques pêcheurs ramenant leurs maigres filets à bord de leur barcasse. Ces brebis, qui suivaient un autre pasteur, avaient pris mon frère bien-aimé pour l’un des hérauts de leur nouveau dieu, l’archange Saint-Michel. Mon frère, magnanime, n’avait pas tenté de les détromper. Apollon est ainsi. Je me souviens d’une querelle qui nous avait divisés sur le sort d’une guerre des hommes propice à la légende et au mythe. Ce jour funeste avait vu le désaccord des Dieux déchirer l’Olympe. Moi, je m’étais défilé comme à mon habitude. Apollon, lui, défié par Poséidon, avait préféré ne pas répondre malgré les railleries de notre soeur. Pourquoi devait-il se battre avec un dieu pour des hommes qui ne sont que de pauvres feuilles emportées par le vent ? Ainsi est Apollon Phoibos, Apollon le pur.

John s’était engagé très jeune dans les forces armées de son pays. Il rejoignit les rangs d’une troupe de myrmidons dont l’insigne arborait une lame née de l’eau et entourée de flammes. J’ai parlé de myrmidons. John n’était pas Achille, ce héros auprès duquel marchait la fille de mon Père et dont la gloire a traversé les âges depuis les plages d’une cité ensevelie. Bien que certains des traits de l’Anglais rappelassent ceux du fils de Pélée, il ne pouvait lui être comparé. Là où John était allé, il n’y avait aucune muraille à franchir, aucune gloire à cueillir, aucune vengeance à purger. Il n’y avait que du sable et d’immenses fumées noires vomies par les torchères de l’Enfer. John Moorland revenait chez lui après une longue absence. Il ne croisa aucun Cyclope, aucun mangeur de lotus, aucune magicienne amoureuse, aucune sirène tentatrice. Aucune épouse éplorée ne l’attendait dans son petit deux-pièces.

Mon nouvel ami regardait à travers le hublot de l’avion qui glissait dans l’éther déserté par les miens. La mer miroitante avait fait place à la terre. Il gardait par devers lui les terribles souvenirs de ces dix années de plomb et d’ennui. Mais après ce long siège, les murs ennemis n’étaient pas tombés et les guerriers fatigués rentraient chez eux dans le flanc d'oiseaux de fer. Aucun poète ne chantera leurs exploits pour l’éternité. Ils seront oubliés. Il n’y a aucune dimension homérique dans les guerres du monde moderne. Pourtant John était différent. C’est ce qui m’avait intrigué et séduit.

Après l’avion, nous prîmes un train puis un bus. John habitait une petite maison qui surplombait la promenade longeant la côte, non loin des quais. Quand il poussa la porte, je restai un moment sur le seuil. Il ne remarqua pas mon trouble, s’affairant à remettre un peu de chauffage pour chasser l’humidité et la fraîcheur qui avaient pris possession des lieux durant sa longue absence. La maisonnée n’était pas inhabitée. Il y avait des formes derrière les formes et cela créait une atmosphère profonde et magique. J’entendis le chant mélodieux d’un geai s’élever dans la clairière d’une forêt enchantée. Je sentis le parfum subtil des fleurs tressées en guirlandes. J’entrevis une clarté diffuse enluminant de vieil argent de nobles demeures tournées vers l’ouest. Une puissance oubliée sommeillait en ces lieux et elle était bienveillante.

Cette présence, étrangère à toute manifestation olympienne, plongeait ses racines dans un autre substrat que le mien. Les Dieux ne s’en formalisent pas. Seuls les hommes réclament certitude et unicité, sur la terre comme au ciel, alors qu’il existe nombre de dimensions entremêlées où nous pouvons dans certaines limites coexister. Seuls les hommes sont aveugles et impuissants, comme les feuilles emportées par le vent. John était différent, chaque atome de son être le proclamait à qui savait écouter.

Nous allâmes nous attabler dans une petite taverne discrète et chaleureuse, perdue au détour d’une antique rue qui serpentait entre l’église et le port. John salua le patron, une montagne d’homme à la mine avenante qui nous servit deux pintes de cette boisson sombre et fermentée, aux relents de bruyère. Deux hommes jouaient aux fléchettes dans la salle du fond. Invisible, une chanteuse gaélique pleurait un amour perdu d’une voix claire dans l’atmosphère presque recueillie de la taverne. Les murs étaient ornés de photos de pêcheurs et de bateaux, du mont Saint-Michel et de la lande qui ceinturait la ville. Je reconnus John sur plusieurs d’entre elles.

Pendant un long moment, il resta silencieux. Je respectai son mutisme. Il but quelques gorgées de bière en contemplant le sous-bock qui protégeait la table. Nous autres, les Olympiens, nous jugeons les hommes sur leurs actes. Les stigmates de la maladie qui rongeait mon ami étaient bien visibles sur ses traits tirés. Elle le grignotait de l’intérieur. Les armes sales qu’il avait maniées s’étaient retournées contre lui et avaient corrompu ses tissus. Une souillure maligne s’était infiltrée dans tous ses os. C’était lent mais inexorable. Il en avait ressenti les premiers symptômes sur le front, au coeur du désert. Les docteurs l’avaient examiné avec leurs machines rutilantes et leur diagnostic était tombé comme un couperet. Tapie longtemps, la maladie avait atteint désormais un stade trop avancé. Aucun traitement n’était plus envisageable. Ils lui concédèrent quelques poignées de semaines, tout au plus et le renvoyèrent chez lui. C’est sur la route du retour que nous nous rencontrâmes. Il me tut la gravité de son état, avec cette nonchalance fatiguée des militaires démobilisés. Sous mes yeux, sa consistance s’effilochait, laissant deviner l’ombre qui appelait déjà de ses voeux la quiétude du monde souterrain.

J’aime les hommes. J’ai toujours aimé les hommes. Ils me le rendent bien. J’éprouvais une immense gratitude quand mon Père, le lanceur d’éclairs, m’envoyait en ambassade auprès d’eux. Je vous parle d’un temps oublié, un temps qui ne reviendra plus, où le monde se circonscrivait à une terre dont la blancheur ensoleillée était baignée d’une mer toujours bleue. Là-bas, l’été n’avait pas de fin, aussi loin que remontent mes souvenirs et la mémoire d’un Dieu est infinie.

John frissonna, comme si la fraicheur de la soirée automnale se faufilait sous sa chemise. Il porta à nouveau le verre à ses lèvres. Quand il le reposa, son regard bleu se ficha dans le mien. Malgré la maladie qui l’envahissait, une grande force y résidait encore. Une volonté inflexible. Il luttait pied à pied avec le mal, bien que le combat fut déjà perdu.

«Je me souviens, dit-il, d’une histoire que me racontait mon père le soir, avant d’éteindre la lumière de ma chambre. Une histoire de marin. Il était marin, tu sais. Il me disait qu’au bout de l’océan, quand le temps s’y prêtait, juste avant le crépuscule, naissait une ligne magique qui scintillait quelques instants. Si on avait la chance de l’apercevoir, il fallait la suivre, cap droit sur le couchant, droit sur le soleil s’enfonçant sous l’horizon. Il me disait que des sirènes aux longues chevelures filaient comme des dauphins autour de l’étrave. Il me décrivait un ciel si transparent que les étoiles brillantes semblaient à portée de main. Le bateau prenait de la vitesse ne devant rien à ses moteurs ou à ses voiles. Alors, si on a le coeur pur, à l’instant où le dernier rayon du soleil s’éteint sur l’océan, une porte enchantée apparait à la proue du bateau. Elle ouvre un passage vers un pays magique où tous les rêves se réalisent. Quand il me racontait cette histoire, mon père y mettait toute sa verve de marin. J’avais beau en connaître chaque mot, j’étais toujours suspendu à ses lèvres. Plus tard, bien plus tard, bien après qu’il m’eut quitté, j’ai compris qu’il voulait par-dessus tout que je n’oublie jamais ses paroles. Alors dis-moi, toi qui es mon ami, dis-moi sans détour pourquoi moi, dernier rejeton d’une longue lignée de marins, j’ai choisi d’aller perdre mon temps et ma vie dans les déserts les plus brûlants de cette foutue planète ?

A mon tour, je fis mine de scruter l’ambre sombre de la bière posée devant moi. Je suis Hermès Psychopompe, le conducteur des âmes en route vers leur dernière demeure, celui qui montra le chemin à Héraclès et à Eurydice. Nous sommes puissants et éternels mais nous nous inclinons devant la Décision. Même un Dieu ne peut détourner la mort de l’homme qu’il aime, quand la fatale Moira l’en frappe, dit le poète. Ni Hector ni John ne pouvaient échapper à leur destin. L’un est tombé devant les portes de sa ville, trompé par la ruse d’une déesse et terrassé par un héros vindicatif. Les heures de l’autre étaient comptées. Je me décidai à lui répondre :

«Je ne suis jamais venu ici. Je suis le fils d’un fermier américain des grandes plaines, un endroit éloigné de tout rivage. J’ai grandi dans une bourgade perdue au milieu des champs de céréales si vastes que toute une armée pourrait s’y perdre. Certains y naissent et y meurent sans jamais voir l’océan. Moi, j’ai baroudé comme toi sur tous les théâtres d’opérations de cette foutue planète. Du sang de fermier coule dans mes veines mais quand j’ai rejoint les SEAL, j’ai bu plus d’eau salée que Mark Harris... »

« Mark Harris... ? m’interrompit John.

« Ouais, l’homme de l’Atlantide, tu sais, l’homme-poisson qui nageait comme un dauphin et qui avait besoin d’eau salée pour survivre ?»

Je tirais tous ces souvenirs de l’ombre dont je m’étais approprié l’enveloppe :

« Durant la formation, j’ai dû boire plus de tasses qu’aucun autre. Je me suis accroché, transi et trempé. Je ne voulais pas aller faire retentir cette putain de cloche qui aurait sonné le glas de mes espérances. J’ai serré les dents et j’ai été qualifié. Chez les SEAL, on nous apprend que le chemin du retour est aussi important que celui de l’aller. Alors, pour répondre à ta question, je pense que tu n’as fait que suivre ton propre chemin. Pourquoi n’es-tu pas devenu marin comme tes vieux ? Peut-être n’avais-tu rien à faire sur la mer, mon pote. Ton Karma était d’être là où tu as été ! C’est comme ça pour chacun d’entre nous. Quoi qu’on fasse, on ne prend jamais de raccourci ! »

John n’a rien répondu. Il s’est contenté d’acquiescer. Après, la conversation a roulé sur des sujets plus légers. Le temps, la politique, le sport, les mille et une façons de passer le temps pour de vieux amis qui allaient bientôt se dire adieu. Aussi la nuit était-elle bien avancée quand nous nous séparâmes. J’avais d’autres chemins à explorer.

C’était en novembre, alors que je me reposais sous un arbre, au pied du mont Taygète, que j’ai senti en moi le grésillement lugubre d’une bougie soufflée par le vent noir. J’étais au milieu des oliviers de Kalamata alignés comme pour un défilé, la dernière armée héroïque du Péloponnèse. Une extrême lassitude s’empara de moi. John s’était éteint avant l’aurore.

J’ai emprunté la même apparence pour me glisser parmi les quelques intimes qui embarquèrent, au crépuscule, à bord de la navette à destination du Mont Saint-Michel. Nous n’échangeâmes aucune parole durant la courte traversée. Leur esprit m’était fermé par un sceau inconnu. L’un d’eux se tenait à l’écart. Nous accostâmes sur l’île noyée dans l’épaisse brume qui s’était répandue sur la baie et qui n’avait rien de naturel. Dieu des Magiciens, je reconnus la manifestation d’un puissant enchantement. Une tension immatérielle et sournoise irradiait du coeur de cette montagne entourée d’eau.


John attendait sur le quai, ombre parmi les ombres. Moi seul, je le vis Il me reconnut à son tour et grande fut sa surprise. La révélation de la divinité provoque la stupeur. Il s’approcha de moi avec respect, lui, l’admirable guerrier qui avait défié les héros ennemis sur leur propre sol.

« Si tu es celui auquel je pense, j’en déduis que mon ami américain foule les champs élyséens, si j’en crois mes maigres connaissances en mythologie. Quand et où est-il tombé, le sais-tu ?

- Ton ami est tombé peu après votre dernière rencontre. Sa section a été prise dans une embuscade près d’un village aux confins des zones tribales. Il n’y eut aucun survivant. Je ne crois pas que l’âme de ton ami repose en Elysée. Il combattait sur des chemins tortueux et dissimulés où la gloire et l’honneur ne comptent pas ! Non, l’âme de ton ami hante un séjour moins lumineux et empli de tourments ! Il est mort en brave cependant et j’espère qu’un olivier poussera à l’endroit où il est tombé !»

Si je suis le protecteur des voleurs, je ne mens pas quand il s’agit des principes cardinaux qui régissent ce monde. Malgré toute ma puissance, mon bonnet magique et mes souliers ailés, je n’échapperais pas à la Nécessité si elle voulait me convoquer devant elle. Ses servantes, furieuses et grimaçantes, sont diligentes et ne connaissent pas la pitié, même envers les Dieux.

L’ombre qui marchait à mon côté ne répondit pas. Ma vision échoua à pénétrer sa substance. Elle ne semblait pas appartenir au paradigme commun. Elle comportait un élément étranger qui l’en démarquait. Celui que les vivants appelaient John n’était pas un homme ordinaire. Son ombre s’attachait profondément à cette terre. Auprès de lui, mes sens surhumains percevaient des parfums de champs labourés et de châtaignes grillées, de pelouses grasses et d’olives odorantes. Toutes ces senteurs composaient une étrange symphonie qui l’éloignait définitivement du genre humain.

« Qui es-tu, lui demandais-je, comme nous avancions tels des fantômes au sein de la brume tenace.

- Je ne sais pas précisément, me répondit-il. Quand mon dernier souffle a passé mes lèvres, je suis sorti de mon corps et j’ai vu l’infirmière affolée appeler le toubib. J’avais l’impression de flotter près du plafond, comme dans ces films de fantômes. Un grand portail s’est ouvert devant moi, où une lumière blanche pulsait doucement. A l’intérieur, des silhouettes lointaines tendaient leurs bras vers moi. J’entendais leurs voix apaisantes qui m’incitaient à les rejoindre. J’ai voulu obéir à leur désir et j’ai glissé lentement vers elles. Plus j’en approchais, plus la lumière m’enveloppait. C’était chaud et doux. Et puis une lumière plus vive encore, d’or et d’argent mêlés, éclipsa brutalement la première. Je fus tiré en arrière tandis que le portail se refermait et que les voix se taisaient. Je me retrouvai seul près du corps qui avait été le mien, incapable de m’en éloigner. Je l’ai suivi jusqu’ici où il attend dans une crypte secrète. Ensuite, je suis revenu vers le port où j’ai assisté à votre arrivée. Je sens bien que des souvenirs anciens frappent aux portes de ma mémoire mais ils ne peuvent les franchir! Telle est mon histoire !

- Reconnais-tu ceux qui sont avec moi ? Demandai-je.

- Hormis toi, je les connais tous. Ce sont des parents éloignés ou des amis d’enfance. Mais toi, me diras-tu ton nom, toi qui as pris les traits d’un ami ?

- Je suis Hermès, le messager des Dieux, le protecteur des voleurs et des marchands, le gardien des routes et des carrefours, ce genre de choses... Enfin, c’était avant, quand les hommes jetaient une pierre sur la colonne du chemin pour s’attirer mes bonnes grâces. L’Olympe est désormais très loin de ce monde et ses Dieux se sont détournés des hommes infidèles. Quant à moi, hélas, je suis subjugué par les attraits des Epigées, des Hydriades et des Ouranies. Toujours aussi charmantes, ces divines créatures m’accueillent sans retenue sur la terre, sous les eaux et dans les cieux, pour mon plus grand plaisir. Elles se lamentent de ne pouvoir quitter ce monde défiguré, alors je les console de mon mieux. Bien sûr, rien n’éclipse l’éclat d’Aphrodite sortant de l’eau mais je me contente de ce qui m’est accessible. En retour, dans leurs bras tendres et aimants, j’arrive à oublier que les hommes m’ont oublié ! A ton tour de me présenter ceux qui sont venus te saluer une dernière fois !

- Celui qui marche en tête s’appelle Guilliam, c’est un cousin de la branche paternelle de ma famille. Je ne l’ai rencontré qu’à l’occasion de fêtes familiales. C’est le plus âgé de tous. Aux dernières nouvelles, il n’habitait pas très loin d’Amesbury où il est à la fois pasteur et garde-forestier. Il n’a jamais été vraiment proche de moi. Mais notre famille s’étiole rapidement. Il ne doit rester qu’une poignée de membres encore en vie et j’en compte plusieurs ici, cette nuit. Guilliam est un taciturne mais quand on le connait, il est sympa. Jeune, il jouait d’un instrument ancien, une sorte de luth, si je me souviens bien. Ses doigts semblaient danser sur les cordes et il tirait de son instrument des mélodies à faire pleurer les pierres ! Il affirmait ne pas se souvenir des paroles. Mais, lui comme nous, nous avions tous l’impression qu’elles étaient sur le bout de la langue. Ces mélodies étaient encore plus belles quand il les jouait dans la forêt. Il aimait la forêt, tout comme nous!»

Je sondai celui que John appelait Guilliam. Il appartenait à la même essence que mon ami. Son corps paraissait fatigué par les années mais il marchait d’un pas élastique et assuré, comme un coureur de fond habitué aux longues distances. Cette vigueur insoupçonnée démentait ses cheveux auxquels la brume arrachait des reflets cendrés. Il a dû sentir mon regard sur lui car il s’est retourné vers moi. Il m’a dévisagé un instant. Je lui ai souri. Un Dieu ne se révèle qu’à ceux qu’il choisit. Guilliam m’a retourné mon sourire et, en haussant les épaules, s’est remis en marche.

« Ensuite, il y a Lisbeth, encore une lointaine parente d’une branche cadette. Tu vois, c’est cette femme qui tient un panier entre ses bras. Elle est jardinière-paysagiste à Salisbury. Ses bouquets sont réputés à travers tout le pays. Elle a gagné plusieurs concours. Pour vivre, elle travaille aussi pour de riches footballeurs. Mais pour ceux qui comprennent le sens de sa démarche, elle dessine de magnifiques jardins. Quand on flâne entre les parterres multicolores et les bassins posés comme des écrins de cristal liquide, le temps passe sans qu’on s’en aperçoive. Le regard est à chaque instant capturé par une perspective supplémentaire qui l’entraîne toujours un peu plus loin. Chaque saison apporte aussi une tonalité différente et c’est toujours un spectacle enchanteur. Lisbeth possède une patience infinie. Il y a quelque temps, un de ses projets avait été complètement dévasté par une bande de hooligans. Sans se plaindre, elle s’est remise à la tâche et son oeuvre, une fois achevée, fut l’une de ses plus belles. Si tu t'arrêtes à Counterberry, visite le parc du château. C’est vraiment féérique. »

Lisbeth était une femme qui aurait pu être comparée sans rougir aux Nymphes dont j’étais éternellement entiché. Elle avait leur beauté intemporelle, bien que les années eussent creusé leurs sillons près de ses paupières. Cependant, elle suivait sans effort le rythme soutenu qu’imposait Guilliam. Sa nuque déliée se balançait avec grâce sous une chevelure ramenée en chignon. Son maintien était empreint d’une noblesse tranquille. Quand elle passait à leur hauteur, les herbes folles du bord du chemin semblaient s’incliner vers elle. Ce genre de détail n’échappe pas à l’attention d’un Dieu.

Autour de nous, l’enchantement continuait de se déployer, requérant une puissance ne cessant de m’impressionner. Le magicien qui le tissait forçait mon admiration. La brume refluait par degré au fur et à mesure que nous nous rapprochions du sommet. J’étais fasciné par le développement de cette histoire singulière dont le ressort échappait à mon entendement. J’aime la lumière intense des jours méditerranéens, la chaleur des roches blanches auxquelles s’arriment les flots bleus d’une mer dansante et toujours renouvelée. Pourtant je ne suis pas un Dieu solaire comme peut l’être Apollon, mon frère. J’aime le clair-obscur, celui qui sied aux voleurs et aux opportunistes. Peut-être est-ce ce qui me séduit chez ces êtres hors du commun et qui m’incite à demeurer dans cette contrée septentrionale.

Ces créatures qui cheminaient sur le flanc du rocher, enveloppées d’un nimbe cendré et vaporeux, écrivaient une histoire dont le sens m’échappait. Leur essence différait de celle des humains d’une façon subtile et pourtant incontestable. Elles n’étaient pas ces feuilles emportées par le vent qui ne faisaient que passer. Il y avait en elles quelque chose de supplémentaire, quelque chose de profond qui les unissait à cette terre. Je n’aurais pas été étonné si de la sève coulait dans leurs veines. Je n’avais jamais encore rencontré d’êtres semblables. Ils étaient tous de la même espèce. Tous, sauf un. La nature de celui-ci le rapprochait de moi.

Mais John poursuivait, tandis que nous gravissions le sentier qui épousait la pente allant en s’accentuant.

« A côté de Lisbeth, il y a Mervin. Il vit à Londres où il tient une petite boutique à Hatton Garden. C’est un excentrique qui aime les grandes villes. Cela le rassure. Il partage son temps entre ses précieuses pierres et la collection d’antiquités qu’il chine du côté de Portobello. S’il est ombrageux et taciturne, peu enclin au commerce avec ses semblables, ses créations au contraire illuminent la peau de celles qui les portent. Mervin est orfèvre. Ses bagues, ses camées, ses bracelets et ses colliers sont uniques en leur genre. Il en fait commerce mais chaque vente est pour lui un véritable déchirement. Mervin est né dans le Northumberland, au pied des monts Cheviot qu’il explorés durant sa jeunesse. Il a gardé un attachement minéral pour ces terres désolées. Quand l’alcool délie sa langue, il parle d’une vallée secrète et d’une ouverture à peine visible dans l’affleurement d’un dyke, non loin du mur d’Hadrien. Il stoppe toujours son récit sur le seuil de la porte cachée. Il devient silencieux et son regard devient flou comme s’il se retrouvait là-bas, dans le Nord ! »

Nous atteignîmes une sorte d’épaulement, la brume s’étalant maintenant à nos pieds. Le château nous dominait de toute sa hauteur, lourde forme fantomatique dans la nuit étoilée. Je ne perçus aucun signe d’activité humaine. Une étrange léthargie enveloppait les lieux. Le sortilège ne faiblissait pas. Il surgissait du plus profond de la Terre, diffusant des odeurs putrides qui offensaient mes narines. Dans la pâle clarté des étoiles, je devinai des silhouettes, hautes et graciles, presque transparentes, qui se pressaient de chaque côté du chemin. Leurs visages éplorés portaient les marques d’une grande souffrance. Ces apparitions étaient moins que des fantômes. Je remarquai que John ne les voyait pas, ni ceux qui étaient avec moi. Pourtant, je ne fus pas le seul à les apercevoir. Celui qui se tenait à l’écart, celui dont l’essence n’appartenait ni au genre humain ni à celui de ces créatures singulières, se trahit par un faux pas. Il prit soin, en s’engageant entre la haie qu’ils formaient, de ne pas quitter le milieu du sentier. Ce ne fut pas suffisant. Des bras évanescents se tendaient sans cesse dans sa direction mais ils se délitaient à son contact. D’autres spectres se tournèrent de mon côté. Ils posèrent une main sur la poitrine à l’endroit où leur coeur ne battait plus tandis qu’ils s’inclinaient vers moi avec la grâce aérienne des ombres suppliantes.

« Derrière Mervin, continua John, c’est Shannon. Quand nous étions jeunes, nous avons eu une courte liaison. Elle a brisé mon coeur quand elle est partie étudier la médecine de l’autre côté de l’Atlantique. C’était une superbe fille, aux longs cheveux de feu, qui aurait pu être la femme de ma vie. Elle ne fut qu’une étoile filante dans mon ciel d’été. Elle m’avait supplié de l’accompagner là-bas. Mais j’ai refusé. Elle est partie malgré tout. J’étais à l’aéroport où j’ai vu son avion décoller. Après, j’ai fait connerie sur connerie. L’armée m’a donné une seconde chance. Regarde, elle est aussi belle que dans mes souvenirs. On dirait que le temps n’a pas de prise sur elle. Elle a traversé l’océan dans l’autre sens pour moi. Elle ne m’avait pas oublié en définitive. Maintenant, il est trop tard. Guilliam m’avait donné régulièrement de ses nouvelles. Elle est devenue une chirurgienne pour enfants et elle possède un ranch où elle a des chevaux et plein de chats. Elle y vit seule, je crois. J’ai commis la plus grosse erreur de ma vie quand je n’ai pas cru ce qu’elle m’avait promis. Nous aurions formé un drôle de couple, n’est-ce pas ? Elle se serait acharnée à sauver les vies tandis que je me serais efforcé de les bousiller. Me pardonnera-t-elle jamais ?»

J’ai vu Orphée pleurer deux fois. Lorsqu’il revit Eurydice et quand il la perdit à nouveau. Les hommes ne comprennent que trop tard la matière dont est fait leur bonheur. Shannon lui avait-t-elle pardonné ? Qu’en savais-je ? Le pardon n’est pas divin. Tous les liens n’étaient pas encore rompus entre John et le monde des vivants. C’est le propre des fantômes. Leur transmutation n’étant pas achevée, la vie leur semble si encore proche que certains refusent leur sort.

Le château était une grosse bâtisse de pierres claires qui avait revêtu un camouflage de créneaux, avec deux ou trois tourelles qui se voulaient menaçantes et une poignée d’antiques canons qui tournaient leur bouche vers la baie. Toujours suivis par la petite foule de spectres à demi-effacés, nous contournâmes l’édifice élisabéthain, le gravier crissant sous nos pas, pour nous diriger vers l’ouest, droit sur le disque lunaire qui s’arrondissait au-dessus de la mer de brume. Un banc de nuages livides dérivait depuis l’endroit où la terre aurait dû être visible, telle une lèpre blanchâtre rampant entre les étoiles qui resplendissaient dans le ciel nocturne. Cette cavalcade de nuages, nouvelle manifestation de l’enchantement, était grosse d’une sourde menace.

John était de plus en plus nerveux comme nous nous rapprochions de notre but. Ces créatures si semblables aux hommes et pourtant si éloignées, me fascinaient au plus haut point. Ici se nouait un drame ancien dont les acteurs prenaient place sur cette scène suspendue entre le ciel et la terre. Je pris conscience qu’un rôle m’était échu dans cette pièce.

« Le temps est compté à présent ! reprit John en secouant la tête, comme pour en chasser des pensées inopportunes. J’ai presque fini de te présenter mes amis et mes parents. Notre famille se réduit, les enfants se font rares. Nous nous efforçons de maintenir des liens entre nous mais c’est un vestige qui s’efface. C’est une forme de malédiction. Nous sommes superstitieux et prompts à lire des présages jusqu’au fond d’une théière. Vois, ceux qui sont ici, cette nuit, sont les derniers d’une lignée. C’est ainsi que nous le ressentons sans vraiment savoir pourquoi !»

Je me trouvai devant un dilemme. Devais-je lui révéler son origine non humaine ? Même les Dieux respectent l’ordre établi et s’inclinent devant la Nécessité. Nous en avons payé le prix cruel à de nombreuses reprises. En vain Apollon, mon frère, a-t-il tenté de fléchir mon père en faveur d’Hector, le conducteur de chevaux irréprochable. Mais le destin du prince troyen avait été scellé lors d’une querelle de femmes. Je décidai de clore mes lèvres, ces créatures ne comptant pas parmi les miennes. L’impression, cependant, que j’aurais à intervenir avant que le rideau ne tombe, descendant des cintres comme un Deus ex Machina, grandit en moi.

« Vois-tu ces trois hommes de haute taille qui marchent ensemble ? C’est un père et ses deux fils. Ce sont des militaires, comme moi. Brendan, le père, a été officier transmissions dans la Royal Navy. Il était à bord du Sheffield pendant la guerre des Malouines. Edwin, son aîné, est pilote dans l’aéronavale et Gareth, son frère, est un commando-marine. Ne 'ai-je pas dit que nous étions une famille de marins ? Je suis le vilain petit canard. J’ai quitté la mare commune pour aller crapahuter dans le bac à sable ! »

Il n’en resta plus que trois et John continua :

«Celle qui te sourit, c’est Vesper. Une musicienne. Une violoniste de talent. Elle fait des piges au London Symphony et à l’Académie de Saint-Martin dans les Champs. Elle mène une vie paisible du côté de Soho, à Londres. Elle écrit aussi de la musique. Une musique, envoûtante de mystère et de poésie. Il n’y a rien de slave ou d’allemand dans son jeu et ses partitions. Si on l’écoute avec soin, elle nous transporte au seuil de contrées automnales. On ressent la fraicheur de rivières aux eaux brillantes. On flâne en rêvant entre des arbres aux fûts montant jusqu’au ciel. On entend des chants anciens et mélodieux sous des étoiles amies. On entrevoit un pays lointain et on sait qu’il fut nôtre, une sorte de paradis perdu, une terre promise. Mais, au coeur des trilles et des pizzicati, des harmoniques et des glissandos, il y a toujours un motif, sombre et menaçant, qui empêche l’exultation et qui ruine tout espoir. La porte demeure close et on se retrouve frustré avec le goût amer d’être coincé dans ce bout d’Angleterre. Vesper m’a dit qu’elle ne parvenait pas à chasser cette ombre qui pollue sa musique. Elle la retrouve toujours au détour d’une croche ou d’un silence. Si elle essaie de la retirer, toute sa musique devient bancale et vaine.»

Au fur et à mesure que John avançait dans ses explications, il brossait une fresque étrange où chaque histoire venait prendre sa place, chacune apportant sa part dans la compréhension du tout. Convergeant dans la même direction, elles possédaient une sorte d’élan primordial qui échappait à ce monde. Elles suggéraient une beauté et une élégance anciennes, qui malgré mes sens divins, m’apparaissaient floues et fuyantes, comme retranchées de ma perception sous la surface d’une eau étale. Toujours à la limite de la réalité, elles en demeuraient étrangères. Vesper, Lisbeth et Shannon étaient comme ces fleurs que le printemps épanouit sur le même arbre. Elles étaient toutes différentes mais toutes semblables.

C’est à ce moment que Guilliam s’écarta du chemin pour descendre le talus et s’enfoncer, en contrebas, au sein d’un bosquet d’arbres dont les troncs pâles luisaient faiblement. Les spectres s’arrêtèrent à l’orée. Leurs silhouettes estompées vacillaient entre les branches, donnant l’impression de ne pas oser aller plus loin. Dans le ciel où les nuages festonnaient l'horizon, la lune avait atteint son apogée. Elle enveloppait le sommet du rocher d’une lumière blafarde qui ruisselait comme de l’argent liquide. L’atmosphère aussi translucide que le verre, les étoiles brillantes comme les perles d’une rivière céleste, la brume moutonnant au-dessous comme les flots nacrés d’une mer ouatée, faisaient naître en mon âme le regret de mon ancien foyer, l’Olympe où le nectar coulait à flots. Cependant, je ne pouvais ignorer la souillure qui tachait la magnificence de cet endroit, la gangrène pernicieuse qui en rongeait la perfection. Je voyais une sève noire couler le long des troncs scarifiés. Je m’approchais du centre du vortex d’où s’échappaient les sinistres volutes du sortilège maléfique. Cette divinité infernale tissait un rêve dans lequel mes pauvres créatures évoluaient comme des poupées dansant au bout des fils d’un noir marionnettiste.

A la suite de Guilliam, nous parvînmes bientôt devant une paroi de granit. Elle dévoila à sa base une anfractuosité qui se transforma peu à peu en une étroite ouverture. Sur son fronton, le rai lunaire arrachait des reflets d’argent à une inscription dont les caractères me rappelaient ceux de ma Grèce natale. Je n’en saisis par le sens exact, mais je devinai que l’apparente élégance de ces quelques mots n’était qu’un leurre qui maquillait un sinistre avertissement : « Toi qui pénètres en ces lieux, quitte toute espérance ». Les Enfers sont toujours plus proches que ne le croient les mortels, et leurs portes s’ouvrent souvent à leurs pieds. John s’était immobilisé, ses traits révélant une anxiété grandissante. Cette nuit fantastique touchait bientôt à son terme, comme le dénouement de ce drame auquel j’étais convié.

J’aurais pu appeler mon frère aimé, Apollon, pour qu’il vienne à ma rescousse sur son char de de lumière. A travers le temps et l’espace, il m’aurait entendu. Mais je n’étais pas en danger. Je n’étais même pas un protagoniste de l’histoire, juste le témoin, dont on tolérait la présence, d'une cérémonie qui dépassait son entendement.

« Je ne suis pas pressé d’entrer dans le sanctuaire, dit John, en esquissant un pauvre sourire. Le temps s’écoule. Mon propre temps aussi. Je m’efface de la surface de ce monde alors même que je devine qu’il y a une histoire derrière l’histoire. Une histoire très ancienne, remontant loin dans le temps. Comment cela se pourrait-il ? Je connais tous ceux qui sont là. Nous partagions les mêmes centres d’intérêt. Nous avons grandi, pour la plupart, au même endroit. Il n’y a rien d’extraordinaire là-dedans. Nous formions un cercle de parents et d’amis comme il en existe tant. Suis-je un homme, ô Dieu au regard pénétrant ? Suis-je un homme comme tous les autres ? Sommes-nous des humains comme tous les autres ? Des bouffées de souvenirs disparus envahissent ma mémoire. Ils sont enfantés par cette autre histoire qui contient une ancienne vérité longtemps celée. Mes perceptions acquièrent une sensibilité supplémentaire. J’entrevois des perspectives auparavant masquées qui me conduisent vers des héritages ancestraux, des filiations oubliées. Il existait un temps où cette terre était différente. Il y avait un port ici, et une cité close de hauts murs. Qu’est-ce que cela signifie ? Peux-tu m’aider à comprendre ?

- Je ne suis d’aucune aide, mon ami ! Mon regard ne perce pas les voiles qui séparent les dimensions divines. Cependant elles peuvent partager une partie du même plan de réalité. Imagine un bâton planté dans le sol. Représente-toi la façon dont son ombre se démultiplie selon l’heure de la journée et l’angle de réflexion de la lumière qui le frappe. Chaque ombre ne peut interférer avec les autres au-delà d’une courte distance. Il en est de même avec les dimensions divines. Tel est mon savoir, mon ami. Pourtant je ne vous compte pas, toi et ceux qui sont ici, parmi les humains. Votre essence est plus subtile. Les hommes ne sont que des feuilles emportées par le vent. Court est leur séjour sur cette terre. Leurs corps deviennent poussière et leurs âmes sont promises à un autre destin. Vous êtes, quant à vous, attachés à cette terre par des liens si étroits que j’ai cru tout d’abord que vous pourriez être semblables à ces semi-divinités qui peuplaient jadis les eaux et les contrées de mes domaines. Des créatures légendaires qui, pour une raison que j’ignore, auraient survécu aux bouleversements du monde. Mais je me trompais. Je suis le Dieu des Magiciens et je discerne une malédiction qui plane en ces lieux, une malédiction ancienne qui impose un terrible décret. Tout est factice. La lune immaculée dans le ciel, les brillantes étoiles, la transparence de l’air. Tout est contrefait. Je distingue les barreaux de fer qui s’élèvent de tous côtés, enfermant cet endroit plus sûrement qu’une prison. Il y a une malfaisance à l’oeuvre, ici et maintenant, toute proche. Je ne peux l’identifier encore, mais elle ne pourra plus se dissimuler longtemps à ma sagacité. Viens, il me faut suivre les autres à l’intérieur pour ne pas éveiller sa curiosité. Ton destin ne t’appartient plus. Il y a des lois communes auxquelles nul, Dieu ou mortel, ne peut se soustraire. Pendant que nous marchons vers elle, parle-moi de cette femme qui semble m’attendre à l’entrée du sanctuaire ?

- C’est Astrid, la rebelle de la bande. Regarde, elle s’est fait des mèches bleues et des mèches roses. Astrid, c’est un arc-en-ciel branché sur le courant alternatif. Elle est chanteuse dans un groupe de la scène underground londonienne. Elle se définit comme une libertaire. Elle a participé à des opérations clandestines contre des laboratoires de recherche. Elle a grimpé au sommet des arbres pour sauver des forêts menacées par des promoteurs. Elle a été arrêtée à plusieurs reprises et elle est fichée par la police comme activiste. Elle est forcément végane et fait brûler un encens innommable dans sa chambre. Astrid, c’est une guerrière au caractère d’acier qui se fout des convenances comme de sa première couche! Mais, quand elle chante, les conversations s’interrompent d’un coup, les verres restent suspendus en l’air et les regards se braquent, magnétisés, vers elle. Elle pourrait remporter haut la main la finale de Pop Idol ou celle de Britain’s Got Talent. Astrid est une sirène de la Tamise qui ensorcèle les créatures de la nuit. Elle a refusé plusieurs contrats car elle se fout de la notoriété comme de l’argent, du moment qu’elle en a assez pour s’acheter son thé et de quoi faire ses scones à la crème ! »

- Vite, John, parle-moi du dernier personnage, celui qui marche à l’écart des autres ! »

John posa sur moi un regard étonné : « Qui donc ? Il n’y a personne d’autre ! »

Il pressa le pas. Quand nous passâmes à sa hauteur, Astrid me prit le bras tandis que John franchissait seul le seuil du sanctuaire.

« Vous êtes américain ? Vous étiez un ami de John ? » me demanda Astrid.

Une nouvelle fois, je fis appel à l’ombre qui me véhiculait.

« Oui, je suis américain, de Scottsbluff, une petite bourgade du Nébraska. J’ai connu John en Afghanistan où ma section avait été détachée auprès de son régiment. Nous avons entendu les mêmes balles siffler au-dessus de nos têtes. Cela forge des liens ! Oui, je crois qu’on peut dire que nous étions amis !

- Comment était John ? Là-bas, je veux dire ? Astrid avait une voix chaude et musicale. Il ne parlait pas beaucoup quand il était en permission. Il disait que, lorsqu’il posait son baluchon au pied de son lit, il laissait à l’intérieur tout ce qui faisait sa vie au front.

- John là-bas était John ici! » Répondis-je.

Je ne mentais pas en disant ça. C’était ainsi que le voyait son ami américain auquel je soutirais ces résidus mémoriels.

« John avait une conception anachronique de la guerre, une sorte d’attitude assez chevaleresque, so british, qui nous faisait sourire. Mais il était courageux et loyal et n’a jamais laissé un camarade derrière lui, sur le terrain.

- Je n’étais pas d’accord avec lui, avoua Astrid. Avec cette guerre, je veux dire. Je lui en ai voulu d’aller servir les intérêts américains, surtout en Irak. Je n’ai jamais pu le convaincre.

- John était un militaire et il servait son pays. Il n’a pas choisi cette guerre. Il avait ses démons mais il les gardait sur son épaule. Il faisait le job pour lequel il était payé, efficacement, sans jamais renier ses valeurs. Dans certaines vallées, même nos plus farouches ennemis le respectaient. John était un mec bien, si c’est ce que vous voulez m’entendre dire ! »

Astrid me dévisagea, cherchant démêler le vrai du faux, un exploit que les Dieux eux-mêmes ont échoué à accomplir. Elle dut se contenter de mes propos et m’entraîna à l’intérieur de la grotte où la cérémonie n’allait pas tarder à débuter.

Le sanctuaire n’était pas très vaste. Il ressemblait plutôt à une chambre funéraire tapissée de sable, aux parois brutes et dénudées. Quelques torches jetaient une lumière vacillante. Au centre de la salle, un cercueil de bois pâle reposait sur des tréteaux. John s’était placé non loin. Il ne me regardait plus. Ses amis avaient revêtu une longue tunique immaculée. Celle-ci s’ornait, sur la poitrine, d’un motif cousu de fils d’or et d’argent représentant un arbre singulier. Un double tronc supportait des branches entremêlées qui formaient une sorte de disque.

Astrid saisit la dernière tunique posée sur le tabouret, près de l’entrée. Il n’y en avait plus pour moi. Une fois vêtue comme les autres, elle s’approcha de Lisbeth. Je l’imitai en veillant à rester en retrait.

Le mystérieux personnage vint à mon côté. Il était grand, presque aussi grand que Guilliam, mais peut-être plus massif. Il me salua et je crus déceler sous cette marque de respect une ironie discrète. Je contemplai son visage impassible. Ses traits révélaient une volonté inébranlable et une grande intelligence. S’il n’était pas exempt d’une certaine forme de noblesse, il ne parvenait toutefois pas à dissimuler l’avidité du pouvoir et la convoitise malveillante qui en gâtaient définitivement toute pureté. S’il n’était pas d’essence divine, ce personnage n’en était guère éloigné. Il pouvait être un esprit élémentaire, une créature inférieure modelée par un Dieu et dotée de pouvoirs délégués. Je perçus en lui une chute et une flétrissure. Il n’appartenait pas à ce monde.

Il me lança un regard amusé :

« Ainsi, un véritable Dieu s’invite à ma petite cérémonie rurale, sous la forme d’un simple humain alors qu’aucun des autres invités ne l’est ! Tu l’as compris, n’est-ce pas ? Eux, non! Tel est mon art mais je ne t’apprends rien en ce domaine, si j’en crois ta réputation!

- Qui es-tu donc ? Tu n’es pas humain et tu n’appartiens pas à la race de ces créatures

- Mon nom a souvent varié au cours des âges. Mais si tu veux le connaître, alors appelle-moi Sauron ! Tu n’as aucune prise sur moi, comme je n’en ai aucune sur toi. A propos, j’ai apprécié ta leçon de physique avec le bout de bois planté dans le sol ! Elle était criante de vérité !

- Pourquoi es-tu là ? Ce n’est pas ton affection pour ces créatures qui t’a poussé à venir ?

- L’affection pour ces créatures ? Ses lèvres s’entrouvrirent comme une blessure vicieuse. Mon affection pour ces créatures ? Je n’ai aucune compassion pour elles. Leurs ancêtres ont contrarié mes plans et ceux de mon seigneur et maître à plusieurs reprises. Aussi je leur voue une haine éternelle. Si je suis là, c’est pour m’assurer que mon sceau est toujours à sa place. »

Je me préparai à répondre quand Guilliam alla se poster devant le cercueil. Il leva les bras et récita une courte prière. Je ne suis pas familier des rites chrétiens, pas plus que du Dieu auquel ils s’adressent. Mais il y a toujours une forme de similitude dans les différentes façons de révérer le divin. Ainsi, il y eut des chants, des bougies allumées, des danses dans des cercles consacrés, des symboles dessinés dans l’air et des prosternations. Cela dura peu de temps en définitive. A la fin, chacun s’approcha du cercueil.

Guilliam, le premier, posa sur le bois une simple feuille de frêne aux liserés argentés. Lisbeth plaça une rose trémière aux pétales pétrifiés. Mervin déposa une escarboucle qui rougeoyait dans la clarté des flammes. Astrid plaça un simple coquillage ramassé sur la plage. Quand le père et ses deux fils s’écartèrent, ils laissèrent une courte dague, un bouclier orné du même arbre à double tronc et un carquois vide. Chacune de ces armes aurait pu tenir au creux d’une seule main. Vesper s’avança à son tour et posa une frêle flûte traversière. Shannon fut la dernière à s’incliner au-dessus du cercueil. Une larme scintillante glissant le long de sa joue, elle plaça un anneau de vermeil qu’elle détacha d’un collier d’argent.

« Cette scène n’est-elle pas pathétique ? me demanda Sauron, avec un sourire tordu. Voici ce que sont devenus ceux qui n’ont pas voulu quitté ces terres. Leurs Dieux dédaigneux les ont abandonnés à leur sort et à ma volonté. J’ai conçu pour eux la plus vile des destinées. J’ai tissé les voiles du mensonge et tracé des labyrinthes où ils se perdent sans espoir d’en réchapper. Ils se croient humains alors qu’ils errent en ce monde en ayant oublié ce qu’ils furent. J’ai érigé sur cette île, qui fut autrefois un port, un phare qui les attire comme la lampe attire les papillons de nuit. Ces derniers rejetons d’une engeance maudite viennent à moi de leur plein gré, à la fin de leur courte existence, sur ce rocher qui scelle leur destin. C’est mon plus grand triomphe. Que m’importe de les frapper alors qu’ils sont sans défense et à ma merci ? Cela serait une bien courte vengeance ! Non, je veux qu’ils souffrent. Je veux les voir ramper et se débattre, coincés dans ce monde étriqué. Ravalées leur morgue et leur superbe, ils vivent et meurent comme de simples humains. Telle est ma vengeance et j’en tire une jouissance sans cesse renouvelée. S’il existe un enfer pour ces Elfes maudits, il ne s’étend pas sur les rives du Léthé. Il est ici, dans les entrailles de ce rocher où mes sortilèges asservissent leurs âmes jusqu’à la fin des temps. Je ne leur concède que le désespoir, ce breuvage amer qui est pour moi un doux nectar que je distille jour après jour ! Tu vas assister au prologue de cette comédie. Le corps de cet Elfe servira de nourriture à mes chiens tandis qu'un cercueil vide descendra au fond du trou qui l’attend dans le cimetière des hommes. Quand aux autres, demain ils auront oublié ! »

Je frémis en écoutant les paroles de ce sorcier dont la haine avilissait les traits. Sauron dessina un étrange signe avec ses mains. L’espace se densifia rapidement dans la grotte. Les Elfes, ainsi que ce démon avait appelé ces créatures, se figèrent dans cet air solidifié, comme des insectes pris dans l’ambre ruisselante. Sur la voûte, au-dessus de nous, les concrétions de pierre s’animèrent soudain pour donner naissance à des formes luisantes et chitineuses.

J’étais Hermès et cette vengeance impitoyable heurta ma conception du Beau. Les formes abjectes, aux longues antennes et aux pattes annelées, s’approchaient de John qui se débattait faiblement, comme une mouche engluée dans une toile d’araignée. Je fis alors ce que les Dieux sont censés faire. Je pris ma décision.

Mes sandales ailées me conférant la vitesse du vif-argent, je ne pouvais être retenu par aucun enchantement. Avant que Sauron n’ait pu esquisser la moindre parade, j’étais à côté de John. Je l’entourai de mon bras protecteur tandis que mon chapeau enchanté nous soustrayait à la vue de ce démon et de ses créatures infernales. Je suis le Dieu des Artifices et des Voleurs. Sauron ne faisait que balbutier mon art, tout grand sorcier fût-il. Quand, derrière moi, retentirent ses imprécations de rage et d’impuissance, je savourai ma victoire et encore plus sa défaite. Dans mes bras, John respirait difficilement, toujours prisonnier du sortilège qui emprisonnait le rocher. Je filais d’une traite vers le port où je déposai John entre les bancs de la première embarcation que je trouvai. Je récitai une courte prière et je quittai le port à bord d’une barque munie d’une voile carrée, identique à celle qu’utilisaient les pêcheurs grecs quand ils me révéraient encore. Je ne laissai aucune trace qui aurait pu trahir ma fuite. Ne suis-je pas le maître des dissimulations ? Sauron n’aurait pas sa proie aisément. Ce n’était qu’une goutte d’eau dans l’océan mais cette goutte d’eau pouvait ruiner la perfection de sa vengeance.

En silence, au coeur de l’épais brouillard qui persistait sur la baie, la barque sortit du port et prit la direction du grand large, là où les eaux sont libres. Je tenais le gouvernail en surveillant la tension et l’orientation de la voile. L’ombre de John devenait plus ténue. Elle regardait vers l’est, où se dressait la sentinelle de pierre, comme si elle était enchaînée à elle par des liens invisibles. Malgré la distance, le sortilège se cramponnait à lui. Il me fallait faire vite, l’aurore s’était lancée à nos trousses, ses doigts délicats irisant la ligne des terres qui s’arrondissait derrière nous.

J’en appelai à Eole et à Poséidon pour qu’ils favorisent mon entreprise. Une brise plus forte se leva alors et gonfla la voile avec vigueur. Nous prîmes de la vitesse. Quelques grands oiseaux marins nous suivirent quelques temps. La brise devint risée. Les vagues grossissaient à vue d’oeil mais la barque ne tanguait pourtant pas. Elle suivait une route sûre entre les collines liquides qui moutonnaient de part et d’autre. Je remarquai l’aileron brillant d’un dauphin jaillissant devant l’étrave, éclaireur dépêché par son maître pour nous servir de guide. Quand je jetai un regard en arrière, la clarté de l’aurore disparaissait derrière les crêtes écumeuses. Je la distançai. Les éléments se souvenaient encore de l’invocation des Dieux.

John s’affaiblissait, incapable du moindre mouvement. Il contemplait l’océan vide où il recherchait en vain une éclaircie entre les masses d’eau mouvantes. Le jour reculait tandis que nous rattrapions la nuit. Nous remontions le temps. Le fantôme de John devenait ombre, accomplissant la malédiction de Sauron. Il me fallait rompre le sortilège démoniaque.

Mais du sud vint un ouragan, creusant les étendues liquides sur son passage. Il souleva la barque, frêle esquif entre ses doigts épais comme des rouleaux d'écume, et nous emporta sur son épaule de géant, au milieu de vents soufflant en tempête. Les éclairs ouvrirent le ciel d’où se précipitèrent des trombes d’eau qui fouettèrent mon visage. Le tonnerre roula de tous les horizons, résonnant comme mille boucliers frappés en cadence. La coque de noix sous nos pieds frémissait de toutes parts. Son mât s’inclinait dangereusement sous la contrainte de la voile dont la toile menaçait de se déchirer à chaque instant. Nous filions à une vitesse vertigineuse en rebondissant sur la crête des vagues, plus rapides que le plus rapide des oiseaux des tempêtes, plus rapides que la flèche décochée par Héraclès, presque aussi rapide que l’égide lancée par mon père tout-puissant.

Bientôt nous nous pénétrâmes un parage où noires étaient les nuées et insondables les abysses. Nous étions au coeur de la nuit, près de la ligne immatérielle où les eaux se partagent à égale distance de toute terre. Nous naviguions désormais au sein de profondes ténèbres où notre route avait disparu. Les vents, mués en bourrasques désordonnées, faisaient claquer la voile tandis que de gigantesques vagues déferlaient, jetant par-dessus le plat-bord des paquets d’eau glacée. Une bouffée de découragement s’insinua en moi, même si je n’étais pas en danger. Un Dieu ne saurait être le jouet des éléments. J’aurais pu facilement m’échapper mais j’aurais dû abandonner John à son triste destin. Je l’aurais condamné à une éternité d’esclavage sous le joug implacable de Sauron.

Alors que je me trouvais ainsi en très mauvaise posture, une lumière aveuglante fulgura entre les nuages au-dessus de nos têtes. Un rai majestueux tomba droit sur le sommet du mât où, dans un orbe flamboyant, se percha une chouette d’or qui abaissa sur moi ses yeux ronds et sages. Ainsi apparut ma soeur, Athéna, à l’instant le plus critique, quand tout semblait perdu. Elle m’offrit la volonté pour persévérer et la sagesse pour rétablir une situation désespérée. Son geste fut altruiste car elle n’appréciait pas, en général, ma compagnie, moi qui suis resté pourtant assez neutre sous les murs de Troie. N'était-elle pas la déesse au regard perçant capable de démêler l’écheveau des possibles? Elle avait accouru quand j’avais besoin d’aide. Qui d’autre qu’Athéna pouvait me porter assistance en ces heures périlleuses? La chouette d’or voleta en cercle autour du mât, ignorant les vents tourbillonnants, puis s’en éloigna, tournant ses disques d’ambre vers moi. Ils clignèrent une seule fois. Je m’empressai de suivre l’oiseau d’or en repoussant le gouvernail et en amurant la voile.

La nuit était encore plus tendre quand les nuages s’écartèrent enfin dans le ciel. Nous sortîmes du front de l’ouragan qui formait derrière nous une formidable muraille s’élevant très haut, grondante et traversée d’éclairs. J’entendis un long cri étranglé, empli de frustration et de rage, qui se brisa en mille échos avant de s’éteindre. Sauron n’aurait pas sa proie. Sa dernière tentative pour me contraindre à renoncer avait échoué. En cet instant de liesse, je me souvins du malheureux prince troyen qui tomba seul, abandonné des dieux, devant les portes Scées. Cette fois-ci, moi, Hermès, je les avais ouvertes en grand et j’avais soustrait le héros à la vindicte de son ennemi. J’adressai un remerciement à ma soeur mais la chouette d’or nous avait quittés.

Sur une mer libre et étale, qui réfléchissait comme un miroir parfait les étoiles accrochées au ciel, la barque paraissait voler à travers la voie lactée, baignant dans la douce clarté des astres distants. Où que portaient nos regards, il n’y avait plus d’horizon. C’était un moment magique qui ramena quelque consistance au quasi-reflet qu’était devenu le fantôme qui m’accompagnait.

« Regarde, souffla John en tendant le bras, penché au-dessus du plat-bord, regarde.... ! »

Je vis alors naître à une grande profondeur un feu d’argent qui monta vers la surface. L’eau était si transparente que j’eus l’impression qu’il s’agissait en fait du reflet d’une étoile filante qui fusait dans le ciel. C’était troublant. Le vortex émergea à quelques brasses de la proue de notre petite barque. Des filaments luminescents hérissèrent sa circonférence, se tendant et se contractant rapidement. Enfin, l’un d’eux s’étira vers le large, gagnant au fur et à mesure en intensité lumineuse.

« C’est comme dans le conte de mon père, cria John. La ligne magique... il nous faut la suivre... ! »

Perplexe, je regardai la voile. Elle pendait mollement à la vergue. Il n’y avait aucun vent. Pourtant le bateau se mit à glisser sans effort le long du rail de lumière spectrale. John riait aux éclats.

« Tu vois, je comprends pourquoi mon père tenait tant à cette histoire ! Pas de vent... pas de vent...Allons jusqu’à la porte ! Trouvons la porte !»

Filant bon train, nous remontions toujours le temps, entraînés par la ligne évanescente. Des créatures marines, aux longues chevelures retenues par des peignes de nacre, nous tinrent compagnie, dévoilant parfois leurs formes fluides et douces qui me rappelèrent celles des Néréides. La nuit devint crépuscule quand, devant nous, les derniers rayons du soleil couchant ourlèrent la ligne d’horizon. Peu à peu, la vitesse de la barque décrut. Une lune immense s’était levée et elle resplendissait de façon symétrique dans le ciel sur la mer. Au point de jonction de ces deux astres jumeaux, aussi réels l’un que l’autre, à l’extrémité du rail d’argent, les contours scintillants d’une porte monumentale se dessinèrent lentement.

Je me tournai vers John :

« Il est temps pour moi de prendre congé, mon ami. Je t’ai conduit là où tu le désirais. Ne suis-je pas Hermès Psychopompe, le conducteur des âmes? De toute manière, je ne pourrais pas aller beaucoup plus loin. Rappelle-toi le bâton planté dans le sol. Ici se termine mes territoires. Là-bas commencent les tiens. D’autres puissances gouvernent le pays qui s’étend au-delà de cette porte. Il est temps de terminer ton voyage, mon ami !

- Comment pourrais-je jamais te remercier, toi qui fus mon guide au coeur des heures les plus cruelles et les plus incertaines ? demanda John.

- Ne me remercie pas, telle est ma nature. Si tu m’aimes un peu, alors jette un caillou sur le bord du chemin, en souvenir de moi. Aie aussi une pensée de temps en temps pour les dieux étrangers qui s’éclipsent lentement.

- Je te le promets, dit gravement John.

- Vois, la porte s’ouvre et le bateau s’ébranle vers elle. Je te laisse, mon ami. Puisses-tu trouver les vertes prairies qui consoleront ton âme. Pars à présent ! »

Je regardai la barque avancer vers le portail ouvert. Une brume scintillante miroitait dans l’encadrement, masquant ce qui se trouvait au-delà. John me salua une dernière fois avant que la barque ne disparaisse complètement, les battants de la porte se refermant derrière elle. L’océan recouvrit bientôt son aspect naturel, toute magie l’ayant désormais déserté.

Je souris quand je vis, du haut des cieux qui s’assombrissaient déjà, fondre vers moi un bolide flamboyant comme le soleil. Mon frère ne m’avait pas oublié.

* * *


Quant à vous, pauvres mortels ignorants, méditez les vers du poète :

Vois les larmes des dieux, les larmes de toutes les déesses
Devant la beauté qui disparaît, devant la perfection qui meurt (*)

M

(*) Schiller


  
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3 WA 148 Maedhros : commentaire - Estellanara (Mer 8 fev 2017 à 14:37)
       4 Merci pour ta lecture! - Maedhros (Mer 8 fev 2017 à 17:47)


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