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De : Narwa Roquen  Ecrire à Narwa Roquen
Date : Mardi 13 mars 2018 à 21:59:58
Quelqu'un qui m'attend


Pourquoi se battre jusqu'au bout
Si c'est pour personne...

Michel Berger




Page blanche. Je réfléchis à ce que je vais dire avant de lancer Emilie. Elle ne s'appelle pas vraiment Emilie, c'est moi qui ai baptisé ainsi mon logiciel d'enregistrement vocal. La vraie Emilie a une bien plus jolie voix, mais c'est compliqué. Ça ne me stresse pas d'habitude, quand je rédige mes vingt lignes sur le crash d'une navette ou sur deux mammouths échappés du zoo. Mais là je suis libre de mon sujet et ça me panique. Et puis il est dix-neuf heures.
"Il était sept heures, par une très chaude soirée, dans les collines de Seeonee..." Depuis toujours c'est mon livre préféré, même si mes soeurs ainées se moquaient de ce qu'elles appelaient de la "littérature antique". Tabaqui le chacal m'a confié l'édito "parce que De Chambord a la grippe, Bennouna est en congé et la femme de Wilson est en train d'accoucher. Alors vous me pondez n'importe quoi sur n'importe quoi, genre billet d'humeur, d'ici demain matin huit heures. " Il faut que je parte en chasse si je ne veux pas perdre ma place.
Que s'est-il passé cette semaine ? L'atterrissage forcé de trois vaisseaux extragalactiques – je ne me souviens même pas du nom de leur planète – et cinq mille humanoïdes concentrés dans un camp de fortune (sous bulle, bien sûr), en attendant que Mister One décide de leur sort. Une panne de réseau à Montgolfier, parce que des rats ont bouffé les fils... Une naissance de sextuplés à Dourgne. L'augmentation de la taxe sur le temps libre. La naissance du dixième ptéryx au zoo de Pamélan. Et l'épidémie de grippe en Europe.
La grippe. On en meurt toujours, mais peu. Ça doit être terrible de mourir de maladie. Peut-être qu'avec la fièvre on ne se rend pas bien compte. Ou alors on se sent décliner d'heure en heure, personne ne vient plus vous voir, les médecins ne vous parlent plus, on n'a même plus la force de crier...
Mourir noyé ce doit être pire. On lutte, on lutte, mais il n'y a que de l'eau froide partout, on s'enfonce, on se débat, on étouffe... Et le feu, arf ! Ça doit faire mal... Ou alors quand on est dans une guerre, caché derrière un rocher, que les lasers s'abattent partout et qu'on se dit le prochain est pour moi... Et ces gens enfermés qui ont quitté leur planète en train d'exploser, qui ont tout perdu, et qui ne savent pas ce qui les attend... Il doit falloir une force phénoménale pour survivre à tout ça. Essayer d'oublier, manger quand même, dormir quand même, consoler les enfants qui ont peur alors qu'on sait très bien qu'ils ont tout à fait raison...
"Emilie ? Enregistrement.
- Commande vocale prête après le bip. Biip.
- Survivre. Il faut une bonne dose de chance et un mental d'acier. Survivre en se cachant, en se terrant, en mettant de côté ambition et prestance, justice et droit, et même même honneur et dignité. Merde, c'est nul. Emilie, stop, efface "merde c'est nul".
- Voulez-vous vraiment effacer...
- Efface, bordel, tu m'aides pas, là, c'est déjà assez dur...
Et sur l'écran s'impriment "bordel tu m'aides pas...". Inspirer, expirer.
"Emilie, stop ; efface après "dignité".
- Voulez-vous vraiment effacer...
- Oui. Envoie un bip pour reprendre.
- Biip.
- Qui dira la peur dans la nuit opaque, qui pétrifie et paralyse – ne pas dormir, ne pas dormir... Qui dira la soif qui brûle et consume, obsession envahissante et plénière, se faire tuer, passe, mais boire ! Stop, pause. "
Une bière, bonne idée. Arrgghh, le frigo est vide. Mais je ne peux pas continuer comme ça. Il y a le JN ouvert au coin de la rue, dans dix minutes je suis là. Je le tiens, ce papier, j'en suis sûr. Il faudrait que pour une fois je sorte des chiens écrasés. Je vais avoir quarante ans et je vivote de mes piges sans aucune perspective. J'aime écrire, mais si j'avais du talent ça se saurait. Mes chers collègues n'en ont guère plus que moi, en toute objectivité, mais ils sont là depuis plus longtemps, c'est bien leur seul mérite. Non, Wilson est plus jeune que moi et il n'est arrivé qu'il y a deux ans, mais lui il est Fils De. Ça aide. Parfois je me dis que je devrais faire autre chose, mais quoi ? Epouser une riche héritière... Je n'ai pas la fibre du prince qu'on sort. J'aime trop ma liberté. Les femmes, c'est compliqué dès que le jour se lève.


J'ai oublié ma montre. Mais bon, pour aller jusqu'au coin de la rue je n'ai pas besoin de connexion. J'ai enfilé en passant ma veste légère, et le petit vent frais de cette fin novembre me fait frissonner dans la nuit – quelle nuit ? L'éclairage du centre-ville est presque aveuglant ! Je suis à dix mètres du magasin quand un éclair blanc vient surenchérir à l'éclat des réverbères. Un attentat ? Sans bruit ? Une nouvelle arme ? Dans le doute je me plaque contre le mur et je suis pris dans un vertige épouvantable, je ferme les yeux, je porte la main à ma tête, je vais tomber...

Froid. Mouillé. Je suis couché à terre, et il pleut. Non, c'est de la neige, de gros flocons mouillés sur fond de nuit noire. Les réverbères sont éteints ? Il ne neigeait pas il y a cinq minutes, et là il y en a une couche épaisse... Je ne reconnais plus rien. Plus de ville, quelques buissons devant moi, recouverts de neige, derrière lesquels je me tapis quand j'entends des explosions accompagnées de lueurs fauves. Au-delà, je ne vois pas grand-chose, il doit y avoir une butte juste au-dessus de moi. C'est quoi cette histoire ? Une invasion d'extra-galactiques, bouleversement climatique, bombes, black-out... Mais ces buissons, ils sortent d'où ? Je suis accroupi dans une boue neigeuse glacée, un vent polaire me mord le visage, je ne sens plus mes pieds... Je n'ai pas ma montre, impossible d'avoir des infos ni de me géolocaliser. Je tends l'oreille : il y a des gens qui crient, des chevaux qui hennissent, une rivière qui coule, des gémissements, des appels à l'aide... C'est un cauchemar, voilà ce que c'est ! Mais un cauchemar qui ne s'arrête pas quand on l'évoque.
"C'est Eblé ! Il a fait sauter les ponts !
- Et nous, comment on passe ?
- On passe pas. On va crever ici !
- Les Russes arrivent ! On est foutus !"
Je grelotte. J'ai froid, j'ai peur, je ne comprends rien, ce n'est pas possible, ça ne peut pas être vrai. J'ai envie de vomir, j'ai soif, mes mains me brûlent, je n'ose pas bouger mais si je reste immobile je vais mourir congelé. Ces hommes qui crient... Des Russes ? Des chevaux ? C'était dans le passé, ça. Je suis sur le tournage d'un film ? Alors je me lève et ils vont m'aider, et je vais rentrer chez moi et... Et si... nom de Dieu, je suis tombé dans une faille spatiotemporelle, je vais crever ici, juste au moment où j'allais peut-être sortir la tête du seau... Il ne faut pas qu'ils me trouvent. La faille va peut-être s'inverser, si je ne suis pas mort avant.
Des lueurs vacillantes montent de derrière la butte. Ils ont dû allumer des feux. C'est idiot, les Russes vont les repérer. Mais si j'avais un briquet sur moi, je crois que je mettrais le feu à n'importe quoi pour avoir un peu de chaleur. Il faut que je trouve un moyen pour me réchauffer. Mais sans ma montre, pas de lampe. Plus jamais, plus jamais je ne sortirai sans ma montre. Je tâtonne, à quatre pattes. Des formes sombres sur la neige. Des morts. Des hommes. Un cheval, dont l'encolure laisse échapper encore un épais liquide gluant que le froid coagule au fur et à mesure. Envie de vomir. Non, non, pas de bruit, ravale. J'ai froid ! Ces morts... Celui-là a une veste étriquée pleine de boutons sur le devant. Mais... il porte par-dessus une capote de lourd drap de laine. Non sans mal, parce qu'il est tout raide et que je ne sens plus mes doigts, j'arrive à l'en dépouiller. Le tissu pue le sang et la charogne, mais je m'en recouvre avec une volupté délicieusement joyeuse. Ça me rappelle ma mère, quand elle enfilait sa veste de renard blanc, qui l'enveloppait comme un nuage. Elle fermait les yeux, image touchante de béatitude, et elle regardait mon père en disant : "Ah, que j'aime cette veste... Si tu savais..."et lui, qui s'était saigné aux quatre veines pour lui offrir cette seule et unique fourrure, la dévorait des yeux avec reconnaissance. Ils s'aimaient, ces deux-là. Je n'avais jamais compris ce bonheur qu'ils échangeaient pour une peau d'animal mort, mais cette nuit j'ai l'impression qu'ils sont avec moi et qu'ils me disent : "Profite, fils. La vie est si courte !"
Je tire la capote jusque sur ma tête... Quelle horreur ! Mes cheveux sont devenus un casque de glace ! Je n'ai jamais voyagé, et même en hiver, je n'ai jamais connu le froid : appartement chauffé, robocar au garage chauffé, bureau chauffé... Comme tout le monde, j'ai dit : "Ah, ce petit froid sec, c'est bien agréable, après toute cette pluie..."
Je n'arrive pas à distinguer le visage du gars, j'aurais voulu lui dire merci. Sa veste porte des épaulettes. Un soldat ? Des soldats ? Merde, je suis tombé en plein dans une guerre, entre des Français et des Russes. A côté d'une rivière, en hiver. En Russie ? Qui est allé se battre en Russie, avec des chevaux ? J'ai toujours été nul en histoire. Détail insignifiant, je vais crever ici sans même pouvoir me défendre. De toute façon, je n'ai jamais manié une arme de ma vie. Ou peut-être les Russes feront des prisonniers, peut-être que je finirai dans une geôle humide et pleine de rats, ou aux travaux forcés dans un quelconque goulag, mais au moins je serai vivant, et je n'attirerai pas l'attention, et je ne désobéirai jamais et je... J'ai froid, j'ai soif. Ce cheval, peut-être qu'il lui reste un peu de sang tiède, si j'appuie de toutes mes forces sur la blessure...
Un clairon sonne.
"Soldats du 126°, nous allons tous mourir. Mais notre sacrifice permet à la Grande Armée de continuer les conquêtes de l'Empire. Hauts les coeurs, mourez avec joie ! Vive l'Empereur, vive la France !"
Un choeur d'hommes lui répond.
"Vive l'Empereur ! Vive la France !"
Une salve de mitraillette. Si, si, j'en suis sûr, ça n'a rien à voir avec les pistolets à un coup de l'époque. Parce que l'empereur, c'est forcément Napoléon, et donc la retraite de Russie. Et il n'y avait pas de mitraillettes ! Je suis aux aguets, mon coeur va sortir de ma poitrine, qu'est-ce qui se passe encore, le froid et les Russes ça n'était pas suffisant... J'entends des pas précipités qui se rapprochent de moi. C'est la fin, c'est sûr. Bon, mes parents sont morts, je suis fils unique, je ne vais manquer à personne. Est-ce qu' Emilie pensera à moi de temps en temps ? Elle se dira que je suis parti quelque part, jamais là comme d'habitude, et elle m'oubliera...
Une lampe torche se braque sur moi.
"Ah, vous voilà ! J'avais bien vu que vous aviez été pris dans le champ. Allez, donnez-moi la main, on rentre. J'ai fait ce que j'avais à faire. Votre main, bordel ! C'est pas le moment de traîner ici ! "
Le même éclair blanc que dans ma rue. Mais cette fois, quand j'ouvre les yeux, je suis revenu dans ma ville, et un homme près de moi me demande :"Ça va ? Vous n'avez pas eu trop froid ? Je suis désolé de vous avoir embarqué là-dedans. Normalement j'arrive à voyager seul..."
Je le regarde d'un air probablement stupide, et certainement éberlué.
"Vous... Excusez-moi... Rien compris... Que ... s'est-il passé ?"
Il me prend par le bras, m'emmène à la cafeteria de JN, me commande d'office un chocolat chaud. Ma capote, dans une atmosphère à 22°, dégage des effluves épouvantables. Je l'enlève et la roule en boule à mes pieds. Mais je vais la garder, ça j'en suis sûr.
"Là, ça va mieux ? Ecoutez, je suis désolé, mon vieux, je vous ai pris dans le champ de glissement. C'est la première fois que ça m'arrive...
- Vous ... voulez dire que vous... glissez souvent ?
- J'avais un truc à faire sur la bataille de la Bérézina. Mais là c'est fait, donc je n'irai plus. Peut-être ailleurs, qui sait, plus tard...
- La ... mitraillette, c'était vous ?"
L'homme a l'air très contrarié par ma question. Il regarde autour de lui, la salle est vide.
"C'était plus sûr qu'un fusil d'époque.
- Mais... vous avez modifié l'Histoire ?
- Bien sûr que non", affirme-t-il avec un haussement d'épaules. "De toute façon le colonel Dumoulin serait mort quelques heures plus tard dans l'attaque russe.
- Vous êtes bien renseigné ! Mais alors, qu'est-ce que ça change ?
- Rien. Et tout. En fait... je suis un lointain descendant du colonel Dumoulin. Et c'est avec lui qu'a commencé la malédiction.
- La malédiction ?
- Depuis qu'il est mort en héros à la Bérézina, tous les fils aînés de sa descendance sont entrés dans l'armée et sont morts en héros avant quarante ans. Quand mon père est mort, j'avais douze ans. Ça m'a révolté. J'ai juré sur sa tombe que je mettrais fin à cet héritage stupide. Au grand désespoir de ma mère, je ne me suis pas engagé. Mon frère cadet l'a fait à ma place... et il est mort l'an dernier, sur Almira II. Et maintenant mon fils parle de suivre sa trace, endoctriné par ma mère qui lui a insufflé un fort mépris de moi... Il fallait que je sauve mon fils, vous comprenez ? J'ai beaucoup travaillé sur les failles spatiotemporelles, jusqu'à réussir à construire un glisseur. La Bérézina, j'y suis allé six fois, en reconnaissance, pour être sûr de mon coup.
- Mais... pourquoi l'avoir tué à la mitraillette ?
- Ce n'était pas une mitraillette. C'était un désintégrateur. Ce soir, le 29 novembre 1812, sur la rive de la Bérézina, il ne reste plus aucune trace de mon aïeul.
- Et alors ?
- Son corps ne sera pas retrouvé. Il sera déclaré disparu. Ça ne changera rien pour les générations suivantes. Jusqu'à maintenant. Parce que hier je suis allé voler le journal du colonel et j'en ai écrit les dernières pages, puis je l'ai ramené et je l'offrirai à mon fils dans quelques jours, pour son anniversaire.
- Vous avez appris à écrire à la main ?
- Je m'entraîne sans relâche depuis six mois. Dans les archives familiales nous avons deux lettres du colonel à sa femme, qui ne sont pas en très bon état mais encore lisibles. J'ai appris à imiter son écriture et je vous jure, pour avoir de sa propre plume continué son journal, qu'on ne voit pas de différence.
- Et qu'est-ce que vous lui avez fait dire ?
- En date du 29 novembre, il écrit qu'il décide de déserter pour recommencer une autre vie en Russie, parce qu'il n'a pas envie de mourir et que la France, s'il y revenait, lui demanderait des comptes. C'est un homme usé par une vie de soldat, qui renonce à son nom, à la gloire et aux honneurs, et qui choisit de vivre, pauvrement peut-être, mais rester vivant lui semble la priorité absolue. C'est crédible.
- Mais c'est un mensonge ! Et un déshonneur...
- Je me fous de l'Histoire, de la gloire familiale et autres miroirs aux alouettes. Je veux sauver la vie de mon fils en lui montrant que notre succession de héros repose sur un malentendu. "
Je hoche la tête, je finis mon chocolat.
"Il faut que je file. Je compte sur votre discrétion. Ma femme s'inquiète toujours si je ne suis pas là quand elle va se coucher. Oubliez tout ça, bonne nuit."
Je reste là à regarder le fond de mon bol. Voilà un homme rudement déterminé. Ça ferait un très joli papier, mais je ne trahirai pas son secret.
Des cris dans la rue me tirent de mes réflexions. Je sors.
"Le pauvre homme, le pauvre homme... Appelez les secours !
- Je ne comprends pas, mon robocar a été révisé hier... Le détecteur de piéton n'a pas fonctionné, je lisais un livre, j'ai repris les commandes quand j'ai senti le choc, c'est affreux !"
La femme qui vient de parler se tord les mains de désespoir. L'ambulance arrive. Un médecin se penche sur mon compagnon de voyage dont le crâne a heurté violemment le trottoir dans sa chute.
"C'est fini. Rien à faire. Rentrez chez vous."
Mon chocolat ne sera pas resté longtemps dans mon estomac. Je rentre chez moi en haletant, incapable de reprendre mon souffle, tirant après moi une capote militaire d'un autre siècle dont les taches de sang et de boue se recouvrent de la poussière de la rue. Mon petit neveu, quand il est triste, va marcher dans le jardin, le pouce dans la bouche et le doudou traînant derrière lui. Je me sens aussi démuni qu'un enfant de trois ans.


Il est deux heures du matin. J'ai un édito à écrire, et même plus envie de boire la bière que je n'ai pas achetée. Je me doucherai plus tard. Je me fais un double café, où je verse une bonne rasade de whisky. Au moins, ça me réchauffe.
"Reprise de l'enregistrement ?" demande Emilie quand je rallume l'ordi.
- Ta gueule. Passage en mode manuel."
Je ne suis pas sûr de pouvoir parler. J'ai besoin de poser ma pensée entre chaque mot, de suspendre quand je veux la frappe des touches pour laisser à mes idées le temps de s'arrondir. Si je savais écrire, je noircirais d'encre de grandes feuilles blanches. J'apprendrai. Je me le promets. J'ai besoin de revenir à des simplicités immuables.
" Un jour peut-être, vous pourriez être confronté à la nécessité de survivre. La vie nous réserve bien des surprises, et bien fou serait celui qui jurerait de réaliser ses projets. Survivre. Un hasard dangereux, une catastrophe naturelle, une rencontre fortuite avec des individus criminels, et vous voilà tapi dans l'ombre à grelotter de peur et de froid. Oui, vous allez d'abord essayer de comprendre comment vous avez pu en arriver là. Et rapidement vous allez vous dire que la compréhension n'est pas aussi prioritaire que de rester en vie. Et c'est là, exactement là que vous allez basculer du côté animal de votre être, retrouvant l'instinct de survie que vos premiers ancêtres ont légué dans vos gènes, du temps où l'environnement était hostile de jour comme de nuit et où la quête de nourriture et d'abri était la seule préoccupation de chacun. La survivance est un no man's land, une zone de non-droit. Vous n'avez plus de nom, plus de statut social, et le crédit que vous arboriez hier fièrement sur votre montre ne vous est d'aucun secours. Vous êtes dépouillé de tout ce qui faisait votre quotidien. Vous n'êtes plus qu'un amas de chair et de sang qui ne veut pas souffrir, qui ne veut pas mourir. Vos ambitions se changent en désir de transparence, votre bagout en mâchoires serrées pour que personne n'entende vos dents claquer. Votre estime de vous-même a quitté le navire. Vous êtes prêt à toutes les compromissions, à toutes les veuleries, pourvu que vous puissiez voir encore une fois le soleil se lever, même seul, même miséreux, même entouré de gens à qui vous n'avez rien à dire – et qui vous considèreront comme un rebut inutile et méprisable. Mais vivre encore un peu, même mal... Ce n'est plus une question d'espoir. Vous n'avez plus assez d'humanité pour en formuler un seul.
Vous ne dormirez plus, et quand malgré tout vous vous assoupirez un instant, vous vous réveillerez dans un sursaut de terreur, presque étonné d'être encore en vie. Vous vous traînerez à quatre pattes, vous mangerez dans les poubelles, vous dépouillerez de plus pauvres que vous sans aucun état d'âme. Peut-être même irez-vous jusqu'à tuer. Vous perdrez votre voix à force de verrouiller vos cris et vos gémissements, et seule la mort vous autorisera à pousser un dernier râle de bête à l'agonie.
Sans doute avez-vous entendu dire qu'il faut une force phénoménale et un mental d'acier pour survivre. Ceux-là ne savent pas de quoi ils parlent. Il faut simplement une bonne dose de chance pour que les secours arrivent à temps. Et puis... La peur est térébrante, épuisante, étouffante. Alors peut-être, oui, il faut une pensée pour quelqu'un qui vous attend pour ne pas se jeter dans la gueule du loup, juste pour cesser d'avoir peur. Parce que la peur est parfois plus redoutable que la mort. Mais si quelqu'un vous attend, pour elle, pour lui, vous supporterez la peur pour ne pas décevoir son attente. Et si la mort vous emporte malgré tout, ce sera avec son prénom sur les lèvres."
Les yeux me brûlent. Me voilà secoué de sanglots comme un gamin qui a perdu sa mère. Je n'ai pas pleuré autant à son enterrement. Je pleure sur ma peur, ma misère, ma solitude. Mais si je pleure, les lecteurs seront émus. C'est un peu court, mais c'est bien, ça me plaît.
"Enregistrer.
- Voulez-vous vraiment enregistrer ce texte ?
- Oui. Envoyer.
- Voulez-vous vraiment envoyer ce texte ?
- Oui.
- Biip."
J'éteins l'ordi. Gonflante, Emilie. Je me suis retenu de le lui dire, il aurait fallu que j'efface après. Je me traîne jusqu'à la salle de bains, je n'ai pas envie d'aller me coucher, qui sait quels rêves viendraient m'assaillir. Je me fais couler un bain, dans lequel je somnole un peu. Le réveil qui hurle dans ma chambre me fait sursauter. Déjà sept heures ? Il était sept heures, par une froide journée d'automne, dans la ville où je suis né... Nul ! Je me prépare du café, il doit me rester des biscuits quelque part, et peut-être un morceau de fromage... Il faut que j'attende huit heures.
"Allô, Emilie... Je... C'est à dire que... J'avais pensé... Mais... Ah... C'est formidable ! Je te fais tous mes voeux de bonheur, alors. Non, rien, j'appelais comme ça..."
Toutes les Emilie sont gonflantes.
Je m'habille, je sors. Sinon je vais tourner en rond et me remettre à pleurer. Je ne suis pas pressé de retourner au journal pour entendre les critiques de Tabaqui le chacal.
Elle vient vers moi dans le matin brumeux que tente de déchirer un soleil timide, bien ridicule à côté du feu artificiel des réverbères. Elle ne porte pas sa capuche et ses cheveux blonds se répandent en longues boucles soyeuses sur le rouge de son anorak. Elle regarde le ciel, si loin entre les tours, elle regarde les arbres, elle leur sourit. Un chat errant s'échappe d'un porche et traverse le trottoir devant elle. Elle s'arrête pour le laisser passer. Je vais droit sur elle, je me plante là et je lui dis :
"Mademoiselle, voulez-vous m'épouser ? "
Elle rit. Elle rit ! Puis d'un air malicieux elle fait mine de regarder sa montre et me répond :
" Ça tombe bien, je suis en avance aujourd'hui. "
Je lui prends la main, et je l'entraîne. Je cours, elle court, nous courons...
Narwa Roquen, beaucoup moins en retard que d'habitude!


  
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3 WA n°160 narwa : commentaire - Estellanara (Ven 13 avr 2018 à 17:02)


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